Quand Ankara s`invite dans les mosquées turques d`Allemagne

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Quand Ankara s`invite dans les mosquées turques d`Allemagne
jeudi 8 septembre 2016 LE FIGARO
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CHAMPS LIBRES
ENQUÊTE
Des manifestants brandissent des
drapeaux turcs lors d’un
rassemblement pro-Erdogan
le 31 juillet à Cologne, en Allemagne.
OLIVER BERG/EPA/MAXPPP
Quand Ankara s’invite dans les
mosquées turques d’Allemagne
Nicolas Barotte
[email protected]
A
L
Correspondant à Berlin
e prêche vient d’Ankara. Ce vendredilà, une semaine après la tentative de
putsch contre le président Recep
Tayyip Erdogan, les Turcs d’Allemagne
et les Allemands d’origine turque
écoutent, encore sidérés par les événements, la leçon de patriotisme faite par
leur imam. Comme d’habitude, le texte a été diffusé
par le Ditib, « l’Organisation islamiste turque pour la
religion » (ou Diyanet İşleri Türk İslam Birliği), dans
les quelque 900 mosquées qu’il gère dans le pays.
C’est-à-dire une grande partie d’entre elles. « Dans
notre religion, l’amour de la patrie fait partie de la
foi », préviennent les imams. Principale organisation
musulmane en Allemagne, le Ditib est un organe extérieur de la Diyanet, la direction des affaires religieuses, placée sous l’autorité directe d’Ankara.
« Le 15 juillet, notre peuple a connu une nuit d’épreuves. Nous avons été les témoins d’une attaque menée par
des ennemis de l’intérieur et de l’extérieur contre l’indépendance de notre peuple et contre la démocratie de notre pays », poursuivent-ils. Ces « traîtres » qui agissent « depuis quarante ans » ne sont pas nommés. Mais
l’allusion aux partisans de Fethullah Gülen est limpide. Même si leur courant religieux flirte avec des pratiques sectaires et prône un islam orthodoxe, il n’est
pas question, ici, de parler théologie. Recep Tayyip
Erdogan a désigné les gülenistes comme responsables
de la tentative de déstabilisation. Dans le sermon des
imams, le président n’est pas nommé. Mais au nom du
« peuple turc », les fidèles doivent serrer les rangs et
manifester leur « loyauté envers l’État de droit ».
Dans les jours qui ont suivi, un message a été placardé sur la porte d’une mosquée du Ditib à Hagen,
en Rhénanie-du-Nord-Westphalie : « Les traîtres
n’ont pas le droit de prier ici. » À Gelsenkirchen-Hassel, dans le bassin de la Ruhr, un imam s’est réjoui sur
les réseaux sociaux qu’une association fréquentée par
les gülenistes eut été prise pour cible par des militants
pro-Erdogan : « Dieu vous récompensera », a-t-il
écrit. Ercan Karakoyun, qui reçoit depuis quelques
semaines des dizaines de mails de menaces et d’insultes, raconte d’autres histoires similaires. Il est le
président de la Fondation pour le dialogue et l’éducation, qui représente le mouvement güleniste en Allemagne. « Il y a quelques jours, une pancarte a été accrochée à Brakel pour exclure les membres de notre
groupe. Nous avons aussi eu des témoignages d’appels
à dénoncer les gülenistes. Et des imams ont réuni leur
communauté pour faire des listes ! En Allemagne, ces
pratiques de dénonciation rappellent le IIIe Reich ou la
RDA. Nous ne voulons plus voir ça », accuse-t-il.
« Moi-même je ne me rends plus dans ma mosquée par
crainte d’une provocation. »
À Cologne, au siège du Ditib, la direction religieuse
a tenté d’éteindre la polémique et d’appeler à « la
mesure ». « En tant que communauté, nous ne refusons
personne qui veut prier dans nos mosquées », a déclaré
l’organisation fin juillet. « Nos mosquées ne sont pas
un lieu de provocation ou d’agitation. » Mais elle ajou-
L’affaire a déclenché
la polémique outre-Rhin,
alors que Berlin s’inquiète
de l’épuration qui a suivi
le putsch manqué
en Turquie. Les imams
du Ditib, l’organisation
islamiste turque pour
la religion, qui dépend
d’Ankara, prêchent
le nationalisme dans
les mosquées allemandes.
Les fidèles y sont appelés
à manifester leur loyauté
envers « l’État de droit ».
tait aussi : « En cas de besoin, les directions des mosquées peuvent restreindre les activités voire l’accès au
lieu de prière. » Le Ditib, accusé de jouer un double
jeu, religieux et politique, et de servir les intérêts du
pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, garde désormais
le silence, refuse de répondre aux interviews et renvoie aux communiqués qu’il a publiés.
Le Ditib n’a jamais été indépendant
Depuis quelques semaines, l’Allemagne feint de découvrir le problème. Mais le lien entre le Ditib, fondé
en 1984, et le pouvoir turc n’a jamais été dissimulé. Il
a longtemps convenu aussi bien à Ankara qu’à Berlin. Côté turc, c’est évident : depuis la révolution
d’Atatürk, la religion est sous le contrôle de l’État.
Côté allemand, l’argent d’Ankara permettait enfin
d’organiser le culte musulman à moindres frais et
d’encadrer une communauté que les autorités
n’avaient pas cherché à intégrer. Elle représente
aujourd’hui environ 3 millions de personnes.
Le Ditib n’a jamais été indépendant. « Il est impossible d’y prendre une décision qui n’ait pas l’aval du
gouvernement », explique Susanne Schröter, directrice du centre de recherche sur l’islam de Francfort :
la direction de l’institution doit être approuvée par la
Dyanet. L’administration turque garde intégralement la main sur la parole religieuse. « Les imams
sont formés en Turquie par la Diyanet et sont envoyés
en Allemagne pour un temps limité », poursuit Susanne Schröter. Comme le seraient des ambassadeurs.
« Généralement, ils ne parlent pas allemand et n’en ont
de toute façon pas besoin : c’est le sens de la patrie qui
doit être cultivé », précise-t-elle.
« Quand l’État islamiste turc était modéré, ce lien
n’a pas été considéré comme un problème », raconte
Susanne Schröter. Mais l’accession au pouvoir de
l’AKP, le parti islamo-conservateur de Recep Tayyip
Erdogan, a changé la donne : la Diyanet et le Ditib deviennent plus conservateurs, plus nationalistes, plus
actifs politiquement. Riche financièrement, l’institution participe aux manifestations de soutien au président, comme celle organisée à Cologne fin juillet. Acteur social, l’institution fait entendre sa voix bien audelà des mosquées. « Le Ditib est maintenant le portevoix d’Erdogan », résume Susanne Schröter.
L’influence d’un islam politique radical et du nationalisme turc sur la société allemande commence à
inquiéter. Le député vert Cem Özdemir a brisé le tabou cet été en accusant le Ditib d’entretenir une forme d’extrémisme qu’il a comparé à Pegida, un mouvement d’extrême droite qui « doit être maintenu en
marge de la société », a-t-il assuré.
Les liens tissés entre l’Allemagne et l’organisation
commencent à se dénouer. Cette semaine, la Rhénanie-du-Nord-Westphalie a mis un terme à un programme de déradicalisation coordonné par l’association. En cause : un dessin diffusé par la Diyanet.
Les imams sont formés en Turquie
par la Diyanet et sont envoyés
en Allemagne pour un temps limité.
Généralement, ils ne parlent pas allemand
SUSANNE SCHRÖTER, DIRECTRICE DU CENTRE DE RECHERCHE SUR L’ISLAM DE FRANCFORT
»
Sur cette image destinée aux enfants, un père faisait
l’éloge auprès de son enfant des combattants turcs
tombés « en martyrs ». « Qui refuserait d’aller au paradis ? », demandait le père. Les autorités ont exigé
que le Ditib prenne ses distances avec l’image, sans
obtenir satisfaction à leurs yeux. Si le Ditib a assuré
qu’il « n’utilisait pas » en Allemagne ce dessin « polémique » et que la violence « ne devait pas être glorifiée », l’organisation a jugé que le concept de martyr
« n’était pas problématique en soi » mais pouvait être
« détourné » par des extrémistes.
La polémique sur l’influence de l’organisation touche maintenant les écoles. En Allemagne, la spiritualité a sa place dans la scolarité. Il revient à chaque Land,
suivant son histoire et sa volonté, d’organiser des
classes de religion. L’islam, logiquement, revendique
aussi une place. Mais en tant que principale organisation musulmane en Allemagne, le Ditib est un interlocuteur incontournable. « Si nous ouvrons nos écoles au
Ditib pour des cours de religion, soyons sûrs que l’idéologie d’Erdogan se répandra dans notre pays », a mis en
garde le Vert Özdemir. La discussion est engagée aussi
dans le camp d’Angela Merkel. « Sur le long terme, un
partenariat avec l’État allemand pour des cours de religion n’est possible que pour une organisation qui serait
indépendante d’un État étranger. Le Ditib devrait se
réorganiser », a déclaré le vice-président de la CDU,
Armin Laschet. Le Ditib s’est offusqué de ces interrogations. « Une telle stigmatisation diffamatoire provient d’ordinaire de groupes antidémocratiques, de
l’extrême droite, a écrit le Ditib dans un communiqué.
Nous rejetons de la manière la plus ferme les allégations
sur un contrôle depuis l’étranger, sur un danger que représenterait notre communauté religieuse. »
Des cours de religion supervisés
Face à la pression, les autorités régionales ont commencé à réagir. Quelques Länder, comme la Rhénanie-Palatinat, ont annoncé qu’ils suspendaient leurs
discussions en cours avec l’organisation turque. « Ce
n’est pas une rupture, confie, un peu gênée, Malu
Dreyer, la ministre présidente SPD du Land. Nous
étudions l’évolution de la situation en Turquie pour savoir si le Ditib est indépendant de toute influence politique. Cela peut prendre quelques mois. » En Hesse, à
l’inverse, le gouvernement a décidé de maintenir son
partenariat. Les cours de religion sont supervisés par
le ministère de l’Éducation régional et les professeurs
ne sont pas membres du Ditib, explique-t-on. « Il n’a
jamais été question de laisser entrer les imams dans les
écoles », assure aussi Malu Dreyer. Mais l’habilitation
des enseignants doit bien être délivrée par l’institution turque. « Dans les cours de religion qu’il prône, la
violence n’est pas mise en question, la place des femmes
n’est pas abordée », prévient Abdel-Hakim Ourghi,
professeur de théologie islamique et auteur d’un rapport sur l’enseignement de l’islam en Hesse.
Un mot résume le débat qui vient de surgir sur
l’intégration des Turcs en Allemagne : la loyauté.
« Nous attendons des personnes d’origine turque qui
vivent depuis longtemps en Allemagne qu’ils développent une grande loyauté envers notre pays », a déclaré
la chancelière Angela Merkel. Entre Erdogan et elle,
ils devront choisir. ■
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