La tradition utopique illustrée à l`aide de l`Utopie de Thomas More et
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La tradition utopique illustrée à l`aide de l`Utopie de Thomas More et
La tradition utopique illustrée à l’aide de l’Utopie de Thomas More et de L’an 2240 de Louis-Sébastien Mercier Etudiante : Karen Adriaenssens Directeur de travail : prof. dr. Jean Mainil Année universitaire : 2010-2011 Mémoire proposé dans le but d’obtenir le degré de « Master in de historische taal- en letterkunde » Je dédie mon mémoire à mon père qui m’a encouragée à commencer ces études mais qui ne peut plus partager ma joie aujourd’hui de pouvoir vous présenter ce mémoire. « Le plus important n'est pas ce que l'on donne aux autres mais ce que l'on éveille et permet en eux. » (Jacques Salomé, Bonjour Tendresse) Préface Rêver d'une société idéale caractérise la pensée de l'homme. Nous retrouvons quelques témoignages sous différentes formes dans la bible (Apocalypse1 de Jean), mais aussi dans l'Antiquité, le Moyen Age la Renaissance et ainsi de suite... Quoique tant d’autres rêves de l’homme ne soient que décrits ou formulés dans des récits, des livres, des traités… le rêve de la société parfaite inspire plusieurs générations d’écrivains et se traduit dans une tradition littéraire. Même aujourd’hui, ce rêve utopique intrigue l’écrivain, bien que ce rêve utopique soit adapté aux normes modernes. Citons le Voyage au pays des Articoles (1927) d’André Maurois, This perfect day (1970) de Levin, Les Jeux de l’esprit (1971) de Pierre Boulle… Opter pour la matière de l’utopie comme base de ce mémoire, était pour moi un choix logique. En troisième année, comme préparation à ce mémoire, j’ai amplement étudié l’influence humaniste dans l’Utopie de Thomas More. La matière de l’Utopie m’a beaucoup interpellée et il était certain que je voulais continuer sur cette piste. En examinant l’Utopie de More, j’étais confrontée avec d’autres utopies. Ce qui m’a fascinée, c’est qu’une seule œuvre, l’Utopie de Thomas More, ait provoqué une telle révolution dans le champ littéraire. L’exemple de More est suivi par de nombreux utopistes, durant un laps de temps spectaculaire. En plus, je suis intriguée par une œuvre ayant généré une telle évolution, dès le XVIe siècle, jusqu’aujourd’hui. J’ai voulu examiner cette (r)évolution littéraire utopique de plus près. Ce mémoire est le résultat pratique et le couronnement des études « (historische) taalen letterkunde » à l’université de l’Etat de Gand. La réalisation de ce mémoire était possible grâce à l’aide de quelques personnes que je veux remercier spécialement. En ce qui concerne la réalisation de ce mémoire en particulier, j’adresse des remerciements à deux personnes. En premier lieu, je remercie mon directeur de travail prof. dr. Jean Mainil pour la délimitation du sujet, l’observation du mémoire, les renseignements et les encouragements. En second lieu, je remercie Patricia Paternoster, mon ancien professeur, qui a relu attentivement ce mémoire au niveau linguistique. 1 Le monde corrompu disparaît pour un monde meilleur. Dans ma vie personnelle, quelques personnes en particulier ont joué un rôle important pendant ces études. D’abord je remercie ma mère, Veerle Timmerman et ma grand-mère, Martha Verleyen. A côté de leur intérêt marqué pour mes études et de leur appui inconditionnel, elles sont pour moi des exemples de zèle et d’un courage à toute épreuve. De plus, je remercie Freya Van Durme et Marilien Bultinck, collègues taal- en letterkunde. Pendant les quatre années à l’université de Gand, nous nous sommes encouragées et appuyées ; il est sûr que chagrin partagé est la moitié de la douleur. Je remercie toutes ces personnes pour leurs soucis et leur soutien. Finalement, mes pensées reconnaissantes vont à mon père, Marc Adriaenssens. Même s’il n’a pas atteint les dernières années de mes études, il m’a appris à relever les défis que la vie offre. C’est avec cette philosophie en tête que j’ai écrit ce mémoire. Table des matières Introduction ................................................................................................................................ 1 Chapitre 1. L’utopie comme genre littéraire ? ...................................................................... 4 1. 2. L’évolution du mot « utopie » ............................................................................................ 4 1.1 L’origine et la signification du mot « utopie » ............................................................ 4 1.2 L’évolution du mot « utopie » : témoignages des dictionnaires .................................. 4 De l’Utopie au genre utopique ........................................................................................... 9 2.1 L’utopie comme classique et comme nom propre ....................................................... 9 2.2 L’utopie comme théorie littéraire ? ........................................................................... 10 2.3 La constitution d’une « série utopique » ................................................................... 11 3. Une évolution romanesque ............................................................................................... 14 4. Qu’est-ce qu’une utopie? ................................................................................................. 18 4.1 A la recherche d’une définition moderne .................................................................. 18 4.2 Les caractéristiques générales ................................................................................... 20 Chapitre 2. L’Utopie de Thomas More................................................................................. 23 1. 2. Thomas More ................................................................................................................... 23 1.1 Biographie ................................................................................................................. 23 1.2 L’Angleterre de More ................................................................................................ 24 L’Utopie ........................................................................................................................... 26 2.1 Résumé de l’Utopie ................................................................................................... 26 2.2 Sources....................................................................................................................... 29 2.3 L’émergence de l’Utopie ........................................................................................... 31 3. Conclusion sur l’Utopie de Thomas More ....................................................................... 32 4. Campanella & Bacon ....................................................................................................... 34 4.1 Città del Sole de Tommaso Campanella (1602) ........................................................ 34 4.2 New Atlantis de Francis Bacon (1621) ...................................................................... 36 4.3 Conclusion sur les trois utopies au tournant du siècle (XVIe - XVIIe siècle) ............ 38 Chapitre 3. Un exemple de l’utopie française : L’an 2240 : rêve s'il en fut jamais de Louis-Sébastien Mercier ........................................................................................................ 40 1. Le XVIIIe siècle ................................................................................................................ 40 2. Louis-Sébastien Mercier .................................................................................................. 41 3. 2.1 Biographie ................................................................................................................. 41 2.2 Contexte français ....................................................................................................... 42 L’an 2240 : rêve s'il en fut jamais .................................................................................... 43 3.1 Contexte français ....................................................................................................... 43 3.2 L’émergence .............................................................................................................. 45 3.3 L’uchronie ................................................................................................................. 45 Chapitre 4. Une analyse de L’an 2240 : rêve s'il en fut jamais de Louis-Sébastien Mercier. ................................................................................................................................... 48 1. L’île versus Paris .............................................................................................................. 48 2. Neuf caractéristiques générales de l’utopie ...................................................................... 51 3. Les caractéristiques romanesques .................................................................................... 57 Conclusion ................................................................................................................................ 63 Bibliographie ............................................................................................................................... I Introduction « Les utopies ne sont souvent que des vérités prématurées »2, présume Lamartine avec enthousiasme, tandis que Victor Hugo considère que « Le poète en des jours impies/ Vient préparer des jours meilleurs./ Il est l’homme des utopies;/ Les pieds ici, les yeux ailleurs »3. Fénelon, Cyrano de Bergerac, Gabriel de Foigny, Denis de Veiras, De Fontenelle, Tyssot de Patot, Tiphaine de la Roche, Morelly et Mercier ne sont que quelques noms d’écrivains français qui écrivent entre le XVIIe et le XVIIIe siècle leur utopie. A l’instar de More, Bacon et Campanella, ces utopistes créent selon les nécessités de leur temps une société idéale en mettant l’accent sur un aspect de la société qu’ils veulent améliorer. Inspiré par des sources classiques comme l’œuvre du philosophe Platon et la Bibliothèque historique de l’historien Diodore de Sicile, More introduit une révolution considérable dans la littérature du XVIe siècle. Dans son Utopie, il construit la cité idéale qui se situe loin de sa patrie, l’Angleterre, qui rencontre à ce moment-là des problèmes économiques, politiques et sociaux. Dans l’Utopie, More traduit la volonté d’agir sur l’histoire et d’en rectifier le cours. De plus, le récit exprime la confiance en un progrès où l’homme et ses capacités occupent une place prépondérante. L’Utopie de More est le point de départ du développement d’une longue tradition où l’idée d’une société idéale sera fondamentale. Dans cette tradition, il se développe différentes variations sur l’intrigue même comme sur les caractéristiques fondamentales de l’utopie. Ainsi, vers la fin du XVIIIe siècle, l’utopie se caractérise par une perspective tournée vers l’avenir. Ceci résulte en 1770 dans la création de la première uchronie. Les études de l’utopie constituent une matière très vaste. Pour cette raison, nous nous imposons quelques limites. D’abord, nous limitons l’étude à la description de l’utopie narrative qui se caractérise par une affabulation invariante, un scenario stéréotypé, des personnages réduits à des rôles fonctionnels et une prolifération du descriptif.4 En outre, ce mémoire met l’accent sur la description de l’utopie entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Nous 2 Raymond Trousson, D’utopie et d’Utopistes, Paris, Editions L’Harmattan, 1998, p. 9-10 Jean-Michel Racault, L’utopie narrative en France et en Angleterre (1675 – 1761), Oxford, The Voltaire Foundation, 1991 4 Ibid. 3 1 n’analysons pas les précurseurs de l’Utopie et de l’utopie en général, ni les utopies qui suivent L’an 2240. De plus, quoique l’utopie connaisse une tradition répandue dans tout le continent, nous nous limitons le plus possible au territoire français en ce qui concerne l’explication de certaines théories et le choix d’exemples. Nous faisons remarquer que ces théories ne sont que des explications possibles pour des problématiques abordées et qu’elles ne sont pas les seules explications qui éclaircissent les phénomènes. Deux questions sont au centre de ce mémoire. Premièrement, nous examinons comment une seule œuvre, l’Utopie de Thomas More, peut avoir établi les bases d’une tradition littéraire riche et ample. En d’autres termes, comment une tradition littéraire a-t-elle pu se développer à partir de l’Utopie ? Nous nous concentrons en particulier sur les évolutions du champ littéraire ; l’importance culturelle de l’utopie ne constitue pas notre propos. Deuxièmement, cette tradition qui se répand à partir de l’Angleterre vers le continent, marque ces pays de son empreinte. Nous formulons une réponse à la question de savoir comment l’utopie française, plus précisément L’an 2240 de Louis-Sébastien Mercier, s’insère dans cette tradition utopique. Sur quels points l’Utopie de More et L’an 2240 se ressemblent-ils ? Sur quels points L’an 2240 va-t-il rejeter l’utopie mère et innover ? Dans le but de répondre à ces questions, nous pouvons appliquer l’approche synchronique ou diachronique. A l’aide de l’approche diachronique, nous pouvons survoler l’histoire de la tradition utopique et successivement éclairer les représentants les plus illustres. Cette approche permet une analyse profonde de la tradition utopique et met en évidence les évolutions. Néanmoins, une telle analyse réduit toute l’évolution de l’utopie à quelques moments privilégiés sans rendre compte des préparations qui précèdent les soi-disant chefsd’œuvre. L’étude synchronique d’autre part, considère aussi bien les chefs-d’œuvre que les œuvres préparatoires. Or, cette approche ne saisit pas l’évolution de la tradition et des mutations que cette tradition subit. Il est important dans l’étude de l’utopie d’avoir en tête qu’une utopie est l’expression d’un courant d’idées et qu’elle véhicule des problèmes de tous les temps. Il est donc difficile d’isoler une période. Opter pour la perspective diachronique serait donc le choix le plus logique de sorte que nous puissions saisir la continuité et les mutations de la tradition.5 Or, dans ce mémoire nous optons pour un compromis afin de pouvoir nous servir des avantages des deux approches. D’abord, nous survolons l’évolution 5 Raymond Trousson, Histoire des littératures modernes : l'utopie, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1991, p.35 2 de la tradition utopique de manière diachronique pour ensuite étudier l’Utopie et L’an 2240 de manière synchronique. Ces œuvres nous servent d’exemples dans l’étude de la tradition utopique. Ce mémoire est divisé en quatre parties. Nous commençons par le chapitre « L’utopie comme genre littéraire ? » dans lequel nous étudions l’émergence d’un genre utopique possible. A partir de cette problématique nous allons à la recherche de la définition du « genre utopique ». Ensuite, dans le deuxième chapitre « L’Utopie de Thomas More », nous examinons l’Utopie de More de plus près. Cette utopie, considérée incontestablement comme le texte fondateur du genre, mérite une étude approfondie. Nous référons à plusieurs reprises à cette œuvre. Le troisième chapitre « L’exemple de l’utopie française ; L’an 2240 : rêve s'il en fut jamais de Louis-Sébastien Mercier » analyse une utopie française qui change définitivement le champ utopique. Le dernier chapitre, « Une analyse de L’an 2240 : rêve s'il en fut jamais de Louis-Sébastien Mercier », propose une analyse de l’utopie de Mercier. Nous nous servons pour ce faire des critères élaborés dans le premier chapitre et nous comparons à plusieurs reprises l’utopie de Mercier avec celle de More pour essayer de mieux comprendre l’influence profonde de L’Utopie de More, mais aussi l’étonnant dynamisme de l’utopie qui, à chaque siècle, se réinvente. 3 Chapitre 1. L’utopie comme genre littéraire ? L’Utopie de More produit une forte impression partout en Europe. Dès le début du XVIe siècle, le mot « utopie » et son concept littéraire sont captés dans la littérature. Durant les siècles suivants, le mot et le concept seront interprétés d’une autre façon. Ainsi, certains utopistes s’écartent du concept utopique tel qu’il était envisagé par More. Nous pouvons nous poser la question de savoir comment le genre se réalise. De plus, comment définir la tradition de l’utopie et existe-t-il une définition claire pour le mot « utopie »? 1. L’évolution du mot « utopie » 1.1 L’origine et la signification du mot « utopie » En décembre, la maison d’édition Dirk Martens van Aalst édite l’Utopie de Thomas More sous le titre Libellus vere aureus nec minus salutaris quam festivus de optimo reipublicae statu deque nova Insula Utopia. Le nom propre de l’île « Utopia » qui apparaît dans le titre, est bien choisi. « Utopia » est un néologisme dérivé du grec. Il se décompose en « ou », ce qui signifie « non » et « topos », ce qui signifie « lieu ». La forme « ou-topia » signifie donc « pays de nulle part ». « Outopia » (prononcée [jutopja] en anglais) est homophone de la prononciation anglaise du mot « eu-topia », ce qui signifie « pays de bonheur ». L’homophonie habile permet d’accentuer le caractère idéal de cette société et met en contraste l’irréalité et l’exigence du bonheur et de la justice en Angleterre.6 1.2 L’évolution du mot « utopie » : témoignages des dictionnaires Après l’édition en 1516, le mot « utopie » et le nom propre Utopie perdent vite les références à More ou à son livre. Le mot « utopie » et ses dérivés émergent dans d’autres contextes lors de la première moitié du XVIe siècle, treize ans après la parution de l’Utopie en France. Une première occurrence se présente dans l’adjectif « Utopique » dans le titre « les 6 Gunter Narr Verlag, « De l’utopie à l’uchronie : formes, significations, fonctions » ; actes du colloque d’Erlangen, 16-18 octobre 1986, Tübingen, Gulde-Druck GmbH, 1988, p.20 4 lettres Utopiques » dans l’œuvre Champ Fleury de l’imprimeur royal Geoffroy Tory. Ensuite, Rabelais emploie le mot « Utopie » dans Pantagruel en 1532. Nous rencontrons « Utopie » dans le contexte suivant : « Peu de tems après, Pantagruel ouyt nouvelles que son pere Gargantua avoit esté translaté au pays des Phées […] ensemple que, le bruy de sa translation entendu, les Dipsodes estoyent yssus de leurs limites, avoyent gasté un grand pays de Utopie […] ». Dans ce contexte, « Utopia » ne renvoie plus à la société idéale de More, mais plutôt à un pays fictif. Dans ce même contexte, Rabelais réfère en 1546 dans son Tiers livre à l’« Utopie » et aux « Utopiens et Utopienes ». En 1550, le Blond traduit l’Utopie latine en français. Dans la traduction, La description de l’Isle d’Utopie ou est compris le miroir des républiques du monde traduit de latin en français avec les défenses accoutumées, il mentionne la « langue Utopienne » et le « peuple Utopien »; il y ajoute dans le Dixain du translateur les « champs Utopiens »7. Au XVIIe siècle, plus précisément en 1611, le substantif « utopie » est incorporé au dictionnaire A Dictionarie of the French and English Tongues de Randle Cotgrave. Il définit « utopie » comme « An imaginarie place, or countrey ». A peine cent ans après la parution de l’Utopie de Thomas More, le concept « utopie » a reçu une valeur métaphorique: il désigne un pays fictif, imaginaire et ne réfère plus à une société idéale. Il ne reste qu’une allusion vague au titre de l’ouvrage de More.8 Or, paradoxalement, il se développe une riche production d’utopies au XVIIe siècle, comme l’Histoire comique des États et empires de la Lune (1648) de Cyrano de Bergerac, La Terre Australe connue (1676) de Gabriel de Foigny, l’Histoire des Sévarambes (1677-79) de Denis Veiras, les Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) de Fontenelle… Le genre utopique se développe donc mais comme nous venons de le décrire, le terme « utopie » s’estompe et disparaît de l’usage de sorte que l’Utopie de More soit désignée comme un traité politique. Par conséquent, les œuvres de Foigny, Veiras, De Fontenelle et de Bergerac ne sont pas non plus désignées comme « utopie ». Ce genre littéraire reçoit dès maintenant la dénomination de « voyage imaginaire » ou de « république imaginaire ». Dans le premier cas, le voyage vers l’utopie est mis en lumière. La dénomination « république imaginaire » sert à mettre sous l’attention la description de la cité. Pour résumer, il y a un nouveau genre littéraire qui surgit, mais il est appelé « traité politique », « voyage 7 Thomas More, La description de l’isle d’Utopie, London, Mouton Éditeur, French Renaissance Classics, 1970, p.vii-xv 8 Gunter Narr Verlag, « De l’utopie à l’uchronie : formes, significations, fonctions » ; actes du colloque d’Erlangen, 16-18 octobre 1986, Tübingen, Gulde-Druck GmbH, 1988, p.21 5 imaginaire » ou « république imaginaire ». Le terme « utopie » n’est pas sur le devant de la scène. Au XVIIIe siècle, le mot « utopie » réapparaît. Ainsi, il paraît de nouvelles traductions de l’Utopie, comme celle par exemple de Nicolas Gueudeville9. Il tente de vulgariser un lexique lié à l’Utopie, comme « utopien », « s’utopier », « utopianiser »… mais sans grand succès. Les récits utopiques gagnent en importance et le terme « utopie » apparaît dans plusieurs dictionnaires. En 1752, le dictionnaire Trevoux incorpore le mot « utopie » comme « région qui n’a point de lieu, pays imaginaire ». Cette définition, qui conserve la métaphore pseudo-géographique, s’oppose à la définition de l’Académie française : « Titre d'un ouvrage. On le dit quelquefois figurément Du plan d'un Gouvernement imaginaire, à l'exemple de la République de Platon. L'Utopie de Thomas Morus10 ». Il est remarquable que cette définition réintroduise le lien entre « utopie » et More. En plus, le lecteur peut lire en filigrane une prise de conscience que l’ « utopie » se caractérise comme un « genre ». Dans la cinquième édition du dictionnaire de l’Académie française en 1798, la définition est encore plus précisée : « Utopie se dit en général d'Un plan de Gouvernement imaginaire, où tout est parfaitement réglé pour le bonheur commun, comme dans le Pays fabuleux d'Utopie décrit dans un livre de Thomas Morus qui porte ce titre. Chaque rêveur imagine son Utopie11 ». L’approche littéraire du mot ressort clairement de cette définition. Il faut toutefois aussi noter le caractère politique voire institutionnel du mot « utopie » qui produit une dévalorisation du terme au XIXe siècle. Au XIXe siècle, l’Académie française décrit « utopie » comme « […] Ce qui n'est en aucun lieu, nulle part; et se dit en général d'Un plan de gouvernement imaginaire, où tout est parfaitement réglé pour le bonheur de chacun, comme au pays fabuleux d'Utopie, décrit par Thomas Morus, dans un livre qui porte ce titre. Chaque rêveur imagine son utopie. De vaines utopies12 ». Dans cette période, l’accent est mis sur le caractère fictif, irréel, idéal, irréalisable et chimérique. A cause de la connotation péjorative que le mot « utopie » a reçue au court du XVIIIe siècle, il est important de se rendre compte que ce terme peut être utilisé dans des contextes positifs et négatifs en fonction de l’idéologie de l’auteur. Dès 1830, apparaissent deux néologismes dans le contexte utopiste. Quoique les nouvelles notions soient encore assez floues, les adeptes de l’utopisme sont désormais classés comme socialistes ou communistes. Ces termes sont surtout utilisés pour dénommer ceux qui 9 L’Utopie de Thomas Morus, chancelier d’Angleterre, idée ingénieuse pour remédier au malheur des hommes : & pour leur procurer une félicité complette, éd. Pierre van der Aa, Leyde, 1715 10 Académie française, Dictionnaire de L'Académie française, éd Bernard Brunet, Paris, 1762, p.899 Académie française, Dictionnaire de L'Académie française, éds J.J. Smits & Ce, Paris, 1798, p.710 12 Académie française, Dictionnaire de L'Académie française, éd. Libraires éditeurs, Paris, 1835, p.904 11 6 critiquent la société bourgeoisie et qui exigent des reformes. Dans le contexte de la révolution française de 184813, le mot « utopie » devient même ouvertement une insulte. Là où au XVIIIe siècle, « utopie » réfère à un genre littéraire, ce mot prend maintenant une nouvelle signification : celle de la théorie sociale qui accompagne la montée des socialistes. Le mot « utopie » subit donc une fluctuation de signification selon les différentes idéologies qu’elle doit servir. 14 En concluant, More écrit en 1516 son livre Libellus vere aureus nec minus salutaris quam festivus de optimo reipublicae statu deque nova Insula Utopia dontle contenu et les idées ont eu un tel impact que les écrivains s’en servent les siècles suivants. En vérifiant les dictionnaires nous constatons que le nom propre « Utopie », d’abord nom d’une île inexistante et d’une société idéale, perd au XVIIe siècle tout lien avec More et son œuvre. Les œuvres utopiques se multiplient mais il n’est pas question d’un « genre utopique ». Au XVIIIe siècle par contre, le lien avec More est restauré et les dictionnaires font allusion au champ littéraire. Au XIXe siècle, les idéologies naissantes, comme le communisme s’emparent du terme « utopie » et de ses dérivés. Cette évolution nous permet d’esquisser une idée de la perception qu’avaient les écrivains et les intellectuels du mot « utopie » dans leur temps. Le tableau du terme « utopie » esquissé ci-dessus nous révèle une longue tradition du terme qui est à la fin du XIXe siècle loin de son sens original, tel qu’était instauré par More. Or, la définition est très fluctuante et très large. Nous reconnaissons dans l’évolution du mot « utopie » une tendance vers la signification comme « genre » d’une part et comme « idéologie » d’autre part. Cette double signification empêche de bien discerner la définition exacte du mot telle que nous pouvons le comprendre aujourd’hui. Raymond Ruyer, cité par Raymond Trousson, l’explique dans son livre L’utopie et les utopies de la manière suivante. 13 L'immobilisme de Louis-Philippe et de Guizot et la crise économique qui sévit depuis 1846 amènent l'opposition à réclamer une réforme électorale et parlementaire. L’opposition commence des manifestations qui aboutissent dans une fusillade qui éclate au boulevard des Capucines et soulève Paris. Finalement, LouisPhilippe abdique. Les républicains forment un gouvernement provisoire où entrent les modérés du National (Lamartine, François Arago, Alexandre Auguste Ledru-Rollin, Etienne Garnier-Pagès…) et les socialistes de la Réforme (Louis Blanc, Albert). L'exemple de Paris est suivi par d'autres pays. Le gouvernement provisoire proclame le 25 février la deuxième république. (voir: http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/r%C3%A9volution_fran%C3%A7aise_de_1848/140734) 14 Raymond Trousson, Histoire des littératures modernes : l'utopie, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1991, p.36-40 7 Il faut faire la distinction entre le « mode utopique » et le « genre utopique ». Par le « mode utopique » Raymond Ruyer entend la caractéristique fondamentalement humaine de l’esprit qui cherche à imaginer, modifier le réel par l’hypothèse. Ces spéculations peuvent avoir lieu sur différents terrains comme l’histoire, la politique et la sociologie, la philosophie... Le mode utopique sert donc à élargir la réalité par l’invention de ce qu’elle pourrait être. Il s’ensuit que le mode utopique est une interprétation large de l’utopie. Le mode utopique se rattache surtout à la positivité de l’utopie et peut donc être lié à l’interprétation « positive » du mot utopie, notamment « eu-topos ». Dans la catégorie du « mode utopique » nous retrouvons le « genre utopique ». Le « genre » se définit quand « une réflexion sur les possibles latéraux aboutira dans une forme littéraire à la création d’un monde spécifique, complet, structuré et représenté donc en plein fonctionnement »15. Le genre utopie présente donc une correction théorique de la réalité. En d’autres termes, le genre littéraire est donc plus axé sur l’irréalité et la fiction du genre et peut être mise en relation avec l’étymologie « ou-topos » du mot « utopie ». 16 Ruyer résume la distinction entre « mode » et « genre » utopique dans le schéma17 suivant : Etymologie eu-topos Sémantisme Conception de l’utopie Types Types d’utopies d’approches disciplinaires idéalité mode utopies- philosophie, (modèle) (attitude mentale) programmes sociologie, histoire ou-topos Irréalité (fiction) genre (forme littéraire) utopies narratives étude littéraire De cette manière, nous pouvons clairement faire la distinction entre l’utopie comme sujet d’une étude littéraire et comme sujet d’une étude sociologique, historique… Il va de soi que dans notre propos nous commentons l’évolution de l’utopie dans le cadre d’une étude littéraire. 15 Raymond Trousson, Histoire des littératures modernes : l'utopie, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1991, p.44 16 Ibid.p.40 17 Jean-Michel Racault, L’utopie narrative en France et en Angleterre (1675 – 1761), Oxford, The voltaire Foundation, 1991, p.18 8 2. De l’Utopie au genre utopique 2.1 L’utopie comme classique et comme nom propre Comme nous venons de le mentionner, l’idée d’« utopie » comme dénomination d’un genre littéraire ne fait que tardivement, au XVIIIe siècle, son apparition dans l’histoire littéraire. « Utopie » réfère à ce moment-là à un terme unificateur qui vise à regrouper un ensemble de productions très diverses comme par exemple un programme de législation ou un roman géographique qui sont rattachés à une même attitude mentale. Pour les lecteurs du XVIIe et du XVIIIe siècle le mot « utopie » reste donc principalement lié au titre de l’œuvre et à son île éponyme. Pendant le XVIIe et le XVIIIe siècle, l’Utopie de More est entre autres diffusée par des traductions françaises nouvelles et par des rééditions qui paraissent régulièrement. En 1550, la traduction de Jean le Blond paraît, puis en 1643 celle de Samuel Sorbière, qui à son tour est supplantée par la traduction de Gueudeville (1715). Cette édition connaît maintes rééditions, plus précisément en 1717, 1730 et 1740. En 1789 paraît la traduction de M. T. Rousseau, qui a l’intention de réactualiser l’Utopie de More. Ces traductions et ces rééditions donnent à l’Utopie le statut d’un classique. En outre, il paraît diverses œuvres qui, dans leur titre, réfèrent d’une manière ou d’une autre à l’Utopie. Citons par exemple Six days adventure, or the new Utopia (1671) de Edward Howard, The free state of Noland (1696) ou Relation du voyage de l’isle Eutopie (1711) de François Lefèvre. Or, pour passer du nom propre « Utopie » vers la cristallisation d’un genre « utopique », il faut d’abord noter l’étape d’ « utopie » comme nom propre. Ce n’est qu’en 1710 qu’« utopie » apparaît pour la première fois comme nom propre ; Leibniz l’utilise dans ses Essais de théodicée dans la citation suivante. Nous remarquons que dans la citation, « utopie » peut être mieux qualifiée de prototype, plutôt que de genre. Il est vrai qu’on peut s’imaginer des mondes possibles sans péché et sans malheur et on en pourrait faire comme des romans, des utopies, des Sévarambes, mais ces mêmes mondes seraient d’ailleurs inférieurs en bien aux nôtres.18 Les évolutions les plus précoces du nom propre vers le nom commun sont enregistrées en Angleterre: elles datent de 1610. Nous trouvons cette évolution dans l’Oxford English Dictionary. Le nom commun porte le sens de « contrée imaginaire ». En outre, au XVIIe 18 Gottfried Leibniz, Essais de théodicée, sur la Bonté de Dieu, la Liberté de l’Homme et l’Origine du Mal, Amsterdam, 1734, p.78 9 siècle il apparaît un néologisme qui incorpore ce nouveau nom commun. Il s’agit plus précisément de « utopographer », ce qui signifie « auteur d’une utopie ». 19 2.2 L’utopie comme théorie littéraire ? Nous avons constaté que les écrivains et le public s’intéressent à l’Utopie dans la mesure où l’œuvre de More devient un classique et le mot « utopie » s’insère dans le langage quotidien. Or, cette constatation nous renseigne peu en ce qui concerne le devenir du genre de l’utopie. Nous regardons de plus près les convictions des théoriciens littéraires du XVIIe et du XVIIIe siècle quant à l’utopie narrative, de sorte que nous comprenions mieux comment l’Utopie de More a jeté la base d’une tradition utopique. Les théoriciens littéraires du XVIIe et du XVIIIe siècle ne savent pas bien comment traiter ce que nous considérons aujourd’hui comme la « littérature utopique narrative ». Prenons comme exemple la tentative de classification de la littérature de Lenglet-Dufresnoy dans son De l’usage des romans. Ainsi donc, Lenglet-Dufresnoy classifie l’utopie sous son quatorzième et dernier chapitre. Ce chapitre intitulé « Romans divers qui ne se rapportent à aucune des classes précédentes », est un pêle-mêle de romans n’appartenant à aucune autre catégorie : il s’agit d’utopies, de robinsonnades et de voyages imaginaires comme Robin Crusoe, Gulliver, l’Histoire des Sévarambes et les Aventures de Jacques Massé. Dans ce chapitre, il introduit une catégorie « Romans politiques » qui inclut entre autres l’Utopie, le Télémaque, le Sethos de Terrasson et les Voyages de Cyrus de Ramsay. Selon Benrekassa, cité par Jean-Michel Racault, la classification est hésitante et ne repose pas sur aucune typologie bien assurée. En outre, la classification se définit de façon négative, par exclusion des catégories précédentes et non par le caractère utopique présent ou non des textes. Le théoricien F. A. Paradis de Moncrif lance en 1741 une offensive contre le genre romanesque dans ses Réflexions sur quelques ouvrages faussement appelés ouvrages d’imagination. Nous nous situons dans la période de la proscription des romans. Le roman est critiqué à cause de « son extravagance des aventures, l’invraisemblance des sentiments, la faiblesse de la composition et du style et surtout l’immoralité. Le roman est corrupteur parce qu’il peint flatteusement les passions et l’amour ; en attendrissant le cœur, le roman amollit la 19 Jean-Michel Racault, L’utopie narrative en France et en Angleterre (1675 – 1761), Oxford, The Voltaire Foundation, 1991, p. 155-158 10 volonté »20. Suite à la proscription, Moncrif s’en prend aux romans qui sont fondés sur le merveilleux et le surnaturel, aux contes de fées et aux voyages imaginaires. Or, l’analyse de Moncrif est intéressante pour notre propos puisqu’il attribue aux romans deux caractéristiques fondamentales de la littérature utopique : celle du renversement des valeurs établies du monde et celle de l’expérimentation de l’imaginaire. Malgré la mention de ces caractéristiques utopiques et d’une littérature caractérisée par l’imaginaire, nous ne retrouvons aucune allusion au fait que Moncrif distingue une sorte de genre utopique. Qui plus est, ce « genre utopique » est repris dans la catégorie vague de « littérature d’imagination » dans laquelle se trouvent également des voyages imaginaires non utopiques, des robinsonnades et des récits merveilleux. 21 2.3 La constitution d’une « série utopique » Nous ne retrouvons nulle part l’émergence du roman utopique ou du genre utopique, ni dans les dictionnaires, ni dans la conscience des écrivains, ni dans les théories des théoriciens littéraires. Néanmoins, selon Benrekassa, cité par Jean-Michel Rachault, les écrivains construisent durant le XVIIe et le XVIIIe siècle inconsciemment mais progressivement une « série utopique ». La série se compose de « grands textes » auxquels réfèrent souvent les auteurs utopiques. Ainsi, les écrivains montrent qu’ils s’inscrivent dans la continuité d’une tradition. More par exemple faisait déjà référence à la République de Platon ; cette même œuvre restera jusqu’à la fin du XVIIIe siècle le paradigme du chimérique et en même temps de l’admirable pour les utopistes. Un autre exemple qui témoigne de la volonté de s’inscrire dans cette tradition est l’Histoire des Sévarambes. L’introduction de ce récit réfère à Platon, à More et à Bacon et commence ainsi : Ceux qui ont lu la république de Platon, l’Eutopie de Thomas Morus, ou la nouvelle Atlantis du chancelier Bacon, qui ne sont que des imaginations ingénieuses de ces auteurs, croiront, peut-être, que les relations des pays nouvellement découverts, où l’on trouve quelque chose de merveilleux, sont de ce genre.22 L’Histoire des Sévarambes elle-même sera ajoutée à la liste des textes-paradigmes. 20 Jan Herman, L’épreuve du lecteur dans le roman d'Ancien Régime, actes du VIIIe colloque de la Société d'analyse de la topique romanesque Louvain-Anvers 19-21 mai 1994, Louvain, Editions Peeters, 1995, p.175 21 Jean-Michel Racault, L’utopie narrative en France et en Angleterre (1675 – 1761), Oxford, The voltaire Foundation, 1991, p. 159-161 22 Denis de Veiras, L’histoire des Sévarambes, peuples qui habitent une partie du troisième continent communément appelé la Terre australe, Amsterdam, 1737, p.xi 11 Cette série utopique demeure une entité quasiment stable jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Or, sur ce point également, les écrivains nous ne donnent pas de réponse univoque à la question de savoir quelles œuvres font partie de la série utopique. Ainsi, la préface de Desfontaine à la traduction des Voyages de Gulliver mentionne « La République, l’Utopie, l’Histoire véritable de Lucien, la Nouvelle Atlantide, les Sévarambes, Jacques Sadeur, Jacques Massé, les Voyages dans la lune de Cyrano ». Wallace par contre considère « La République, L’Utopie, l’Oceana de Harrington » comme la série utopique ; Restif de La Bretonne pense à « Platon, More et l’abbé de Saint-Pierre23 ». La République et l’Utopie reviennent dans toutes les énumérations et sont déjà dans cette période les grands classiques dans la tradition utopique.24 Pour conclure, aux XVIIe et XVIIIe siècles, nous ne pouvons pas parler d’un genre utopique puisqu’il n’existe pas de critères spécifiques pour établir une définition précise de ce genre. Néanmoins, il émerge une « série utopique » grâce à une conscience de continuité et une tradition de textes. Malgré une existence du genre utopique largement inconsciente auprès des écrivains et des lecteurs du XVIIe et du XIIIe siècle, Jean-Michel Racault a établi un tableau25 de la production du genre utopique pendant cette période. Ce tableau prouve que le genre utopique est une valeur sûre pendant le XVIIe et le XIIIe siècle, quelle que soit la définition que nous donnons au terme « utopie ». Jean-Michel Racault souligne que ce tableau se base sur des bibliographies modernes à cause de la problématique esquissée ci-dessus. Et encore, même aujourd’hui une définition exacte, unitaire du genre utopique n’est pas disponible (cf. utopie mode – utopie genre). Jean-Michel Racault distingue trois bibliographies26. 23 Il composa un Projet de paix perpétuelle (1713) où il propose la création d'une confédération des États européens. (http://www.larousse.fr/encyclopedie/litterature/Saint-Pierre/176755) 24 Jean-Michel Racault, L’utopie narrative en France et en Angleterre (1675 – 1761), Oxford, The Voltaire Foundation, 1991,159-162 25 Ibid.p.168 26 Les bibliographies sont établies selon des principes différents. Les « bibliographies diverses » sont un collationnement de diverses bibliographies de l’utopie, moins les textes non narratifs. La définition du concept « utopie » est très large dans cette bibliographie; la deuxième et la troisième bibliographie incorporent surtout des textes de forme narrative. Dans ce tableau, nous attachons de l’attention au canon de la production utopique. 12 Bibliographies diverses France 16751685 16861695 Bibliographie de Trousson Angleterre Total France Définition restrictive Angleterre Total France Angleterre Total 4 7 11 2 2 4 2 1 3 5 7 12 1 0 1 1 1 2 5 4 9 3 1 4 4 1 5 8 7 15 3 1 4 3 0 3 7 11 18 3 0 3 1 1 2 17 13 30 9 2 11 5 4 9 9 4 13 2 1 3 3 1 2 21 10 31 8 0 8 1 2 5 12 9 21 6 1 7 5 2 7 88 72 160 37 8 45 25 13 38 16961705 17061715 17161725 17261735 17361745 17461755 17561765 total 13 3. Une évolution romanesque Le développement de l’Utopie vers l’utopie, du livre au « genre » va de pair avec une transformation au niveau des caractéristiques romanesques. Cette transformation nous confirme l’idée d’un genre utopique qui se dessine au cours des siècles. Aux premiers débuts de la production des utopies, il n’est pas question d’une production de chefs-d’œuvre selon L’avenir du passé de Cioranescu. Ainsi, Cioranescu note que les utopies de l’Antiquité telles que la République et les Lois sont « dépourvues d’intrigue, d’action et de personnages »27. Or, nous constatons que l’Utopie de More ne dépasse pas ce niveau. Quoique la cité soit décrite avec plus de précision, l’évocation d’Utopie se limite aux descriptions de Hythlodée, le narrateur omniscient. Il résume son séjour chez les Utopiens : son apport à l’Utopie n’est que purement descriptif. Dans la Città del Sole de Campanella par contre, la technique est déjà plus raffinée : la description de la cité s’établit à l’aide de quelques brèves et toujours rares questions. Ainsi, l’Hospitalier questionne le Génois qui esquisse un tableau des institutions et du mode de vie des Solariens. Cette sorte de « réalisme élémentaire »28 reste encore longtemps une convention pour les utopies. Pensons par exemple au Voyage en Icarie d’Etienne Cabet qui présente également le niveau élémentaire de réalité, tel que nous l’apercevons chez More : Allons, Dinaros… expliquez à milord les merveilles qui sont une énigme pou lui ; exposez-lui les principes de notre organisation sociale et politique. Néanmoins, dans New Atlantis de Bacon, écrit dans la même période, se distingue un effort romanesque novateur surtout perceptible dans la présentation. Le naufrage ou le voyage d’exploration qui introduisaient habituellement l’utopie sont plus élaborés. L’auteur y ajoute des scènes dans lesquelles le navire est jeté hors de sa route et où l’équipage souffre de disette avant l’arrivée inespérée à Bensalem… Or, cet effort tendant vers l’attitude romanesque est annulé dès que commence la description utopique. Les habitants procèdent de façon systématique pour expliquer le fonctionnement de la ville aux visiteurs. Raymond Trousson constate donc que 27 28 Raymond Trousson, D’Utopie et d’Utopistes, Paris, Editions L’Harmattan, 1998, p.28 Ibid.p.29 14 les premières utopies se caractérisent par l’absence quasi complète des éléments propres au roman : intrigue, action, personnage, psychologie… Il n’y a ni épisodes, ni rebondissements, pas de point culminant ni de dénouement. La vision est « plate », l’exposé purement théorique.29 A cause de cette monotonie et du manque de profondeur de l’histoire, il se développe un schéma qui sera dominant pour deux, même trois siècles. Ce schéma se compose du « départ de l’aventureux, l’inévitable naufrage (parfois volontiers multiplié, comme chez Foigny30), la découverte providentielle de l’île utopique, la visite extasiée et le retour au pays » 31. Cette structure qui est déjà inventée par Iambule dans Les îles du Soleil, à la fin de l’Antiquité, entre en vogue et se répète à satiété. En effet, ce schéma devient si traditionnel, même si éculé que certains utopistes le traitent en quelques pages dans le but de passer le plus vite possible à la description pure de leur utopie. C’est le cas dans le Royaume d’Antangil, qui est souvent considéré comme la première utopie française. Selon Raymond Trousson, le manque d’éléments romanesques est dû au fait que ces utopies sont des « utopies-programmes » : elles veulent en premier lieu convaincre et faire propagande, de sorte que elles renoncent à tout effort d’affabulation. A partir du XVIIe siècle, l’utopie s’engage dans un tout autre chemin. Le schéma éculé est mis de côté et remplacé par la structure du récit de voyage imaginaire sur laquelle l’utopie se fonde dès maintenant. D’abord, il va de soi que, dans ce stade, l’utopie est truffée d’éléments romanesques, et ceci même en abondance. Ainsi, l’auteur de l’utopie se soucie de la précision et de la crédibilité propres au genre romanesque. Dans cette perspective, l’utopie tente de se rapprocher de l’authenticité des récits de voyages réels. Les écrivains ajoutent les renseignements savants et ils situent leurs cités idéales sur le globe avec exactitude. Foigny par exemple écrit que « la terre des Australiens commence au 340° méridien, vers 520° d’élévation australe, et elle avance du côté de la ligne en 40 méridiens, jusques au 40° degré »32. Cette localisation précise est loin des vagues indications de l’Utopie de More. Au moment où Hythlodée dévoile la localisation, quelqu’un tousse de sorte que la localisation reste un secret. De plus, les utopistes attachent plus d’importance à la présentation du héros. Le lecteur peut suivre l’enfance du héros, son adolescence, sa carrière intellectuelle, ses voyages 29 Raymond Trousson, D’Utopie et d’Utopistes, Paris, Editions L’Harmattan, 1998, p.29 La Terre Australe connue 31 Raymond Trousson, D’Utopie et d’Utopistes, Paris, Editions L’Harmattan, 1998, p.29 32 Ibid.p.30 30 15 et ses combats… Tous ces éléments sont développés dans l’intrigue que la prolifération d’épisodes, les digressions et les péripéties rendent souvent confuse. Ici, nous référons de nouveau à La Terre Australe connue, où le lecteur suit Sadeur, le protagoniste. Pourtant, il faut noter que malgré l’insertion d’un héros plus élaboré et d’éléments plus romanesques et précis, la plus grande part de l’histoire reste descriptive. Le voyageur n’entre en scène que pour demander des informations supplémentaires sur l’île utopique. Raymond Trousson le formule ainsi : les utopistes « s’attachent à faire passer la sécheresse de la description en l’enrobant de romanesque, avant et après »33. Le romanesque, ou la narration, acquiert donc un statut plus important dans l’utopie du XVIIe siècle, mais l’utopie reste un genre essentiellement descriptif puisqu’elle ambitionne de « projeter, dans le langage, une présence parfaite et totale à l’esprit »34. Il est donc logique que l’intrigue et l’action soient bâclées. La description évacue la narration dans la mesure où l’utopie accorde beaucoup plus d’attention à la première, aux dépens de la seconde. Gérard Genette, cité par Raymond Trousson, a formulé dans son livre Figures II une théorie sur la relation narration-description. Selon la théorie de Genette, la grande part de description dans l’utopie se justifie, vu que la description est tout naturellement ancilla narrationis, esclave toujours nécessaire, mais toujours soumise, jamais émancipée. Il existe des genres narratifs, comme l’épopée, le conte, la nouvelle, le roman, où la description peut occuper une très grande place, voire matériellement la plus grande, sans cesser d’être, comme par vocation, un simple auxiliaire du récit. Il n’existe pas, en revanche des genres descriptifs, et l’on imagine mal, en dehors du domaine didactique, une œuvre où le récit se comporterait en auxiliaire de la description.35 En somme, les aventures du héros ne servent qu’à le conduire en utopie puisque le but du voyage est de pouvoir décrire la société exceptionnelle que le héros y rencontre. En favorisant la description, l’utopie tolère à peine le romanesque, qui est ressenti comme une digression. Le lieu utopique est celui de « la suspension de l’action, de la disparition de tout rebondissement, de toute péripétie »36. Il en va de même de la dimension temporelle qui est, comme l’action, suspendue. Par l’élimination de la dimension « temps », le lecteur est guidé dans un autre monde nonhistorique mais parallèle à celui qu’il connaît. Dans le monde utopique « rien ne change ou 33 Raymond Trousson, D’Utopie et d’Utopistes, Paris, Editions L’Harmattan, 1998, p.30 Louis Martin, Utopiques: Jeux d’espaces, Paris, Editions Minuit, 1973, p.75 35 Raymond Trousson, D’Utopie et d’Utopistes, Paris, Editions L’Harmattan, 1998, p.31 36 Ibid.p.32 34 16 devient, tout est, définitivement, dans un monde où la dynamique temporelle a fait place à l’éternité heureuse »37. En utopie, la temporalité n’est pas du même ordre que la nôtre. Le visiteur n’est pas conscient de l’écoulement du temps ; ce n’est qu’en partant de l’utopie, qu’il se rend compte du temps qui s’est écoulé pendant sa visite. Dès son départ d’utopie, l’action et le temps reprennent tels que le visiteur les connaissait dans le monde réel. En contradiction avec le sens des réalités et l’œil pour le détail qui se manifestent dans l’utopie, Raymond Trousson parle d’un appauvrissement de la réalité. Cet appauvrissement de la réalité se manifeste justement dans le fait que l’utopie veut décrire en détail cette réalité au lieu de la suggérer vaguement. En effet, l’utopiste simplifie la réalité de la société utopique en la schématisant et en ne conservant que quelques bribes considérées comme les plus importantes. En compensation de cet appauvrissement, l’utopiste ajoute maladroitement des pseudo-anecdotes. Souvent, ni le lecteur, ni le héros ne sont intéressés par ces anecdotes. En plus, elles ont un but démonstratif : l’utopiste veut démontrer une certaine thèse. Les anecdotes n’ajoutent donc rien de constructif à la réalité utopique. En rassemblant toutes les informations, nous comprenons l’interprétation de Wolfgang Kayser de l’utopie au XVIIe siècle. Il soutient que l’utopie n’est ni un « Geschehnisroman »38, ni un « Figurenroman »39 mais un « Raumroman ». En utilisant la terminologie « Raumroman », Wolfgang Kayser met l’accent sur l’environnement, l’espace qui est en fait le protagoniste dans l’utopie. Le principe structural de ce type de roman est l’addition. Plus particulièrement, l’utopie se base sur l’enchaînement de différents éléments et non sur l’enchaînement d’événements progressifs qui mènent vers une catastrophe, suivie d’un dénouement. En d’autres termes, l’utopie n’aboutit pas à une fin nécessaire comme le montre bien L’An 2440 de Mercier. Ainsi, Mercier ajoute de nouveaux chapitres dans ses éditions ultérieures. L’utopie moderne, comme Le Meilleur des mondes (1932) de Huxley, remédie en grande mesure aux faiblesses en ce qui concerne les caractéristiques romanesques. Quoiqu’ elle les réalise de mieux en mieux, nous ne pouvons pas (seulement) y voir une sorte de « perfectionnement spontané » ou le résultat de l’évolution d’un genre romanesque. Au début du XXe siècle, l’utopie telle que nous la connaissons au XVIIe siècle s’éteint peu à peu. Loin de présenter un monde parfait et idéal, l’utopie met dès maintenant en question cette 37 Raymond Trousson, D’Utopie et d’Utopistes, Paris, Editions L’Harmattan, 1998, p.32 « Geschehnis » ou référant à un événement qui se développe 39 « Figuren » ou référant à un ou plusieurs personnages qui jouent un rôle important dans le roman 38 17 perfection. L’anti-utopie naît. Cette nouvelle variante inverse les valeurs utopiques traditionnelles mais se base quand même sur les mêmes thèmes que l’utopie. L’anti-utopie met en question « l’idéal du bonheur collectif et standardisé, où l’individualité est dissoute, où l’identité se substitue à la diversité, où la stabilité est obtenue au détriment de la création, de tout excentrisme »40. Le changement de l’utopie vers l’anti-utopie se traduit également au niveau des caractéristiques romanesques. Ainsi, le héros devient un personnage élaboré avec une fonction et un rôle et il n’est plus en admiration aveugle devant la société soi-disant parfaite. De plus, le récit est doté d’une intrigue et évolue vers un point culminant. Les premiers exemples de ce nouveau genre apparaissent déjà au milieu du XVIIIe siècle. Prenons comme exemple Cleveland (1731) de l’abbé Prévost et l’Histoire des Galligènes (1765) de Tiphaigne de la Roche. 41 Nous n’entrons pas en détail en ce qui concerne l’anti-utopie puisque ceci nous éloignerait de notre propos. 4. Qu’est-ce qu’une utopie? 4.1 A la recherche d’une définition moderne Puisque ni une étude à l’aide des dictionnaires (« L’évolution du mot « utopie » »), ni une étude de la conscience littéraire (De l’Utopie au genre utopique) ne nous procure une définition univoque et complète de ce qui est une utopie, nous étudions quelques définitions modernes dans le but d’y voir clair. Après une longue tradition d’études sur l’utopie, nous nous attendons à une définition enfin aboutie. A première vue, il semble qu’une certaine homogénéité se soit créée à cet égard. Larousse définit « utopie » comme « construction imaginaire et rigoureuse d'une société, qui constitue, par rapport à celui qui la réalise, un idéal ou un contre-idéal ; Projet dont la réalisation est impossible, conception imaginaire »42 et le Grand Robert comme « plan 40 Raymond Trousson, D’Utopie et d’Utopistes, Paris, Editions L’Harmattan, 1998, p.35 Ibid.p.28-39 42 http://www.larousse.fr/encyclopedie/nom-commun-nom/utopie/100497 41 18 d'un gouvernement imaginaire, à l'exemple de la République de Platon ; Idéal, vue politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité ; Conception ou projet qui paraît irréalisable »43. Néanmoins, les études spécialisées indiquent parfois des contrastes violents. Le Vocabulaire de la philosophie d’André Lalande définit « utopie » comme « tous les tableaux représentant sous la forme d’une description concrète et détaillée (et souvent comme un roman) l’organisation idéale d’une société humaine »44 contrairement à Cioranescu qui la définit comme une « description individualisée d’une société imaginaire, organisée sur des bases qui impliquent une critique sous-jacente de la société réelle »45. Le Dictonary of literary utopias tient compte de la difficulté de la définition du mot utopie et il résout le problème ainsi : Utopia can be defined through its intentions as a « progressive work » opposed to the dominant ideology (K. Manhheim), as hope or sign of dialectical change (E. Bloch), as an aspiration to resistance or revolt (R. Mucchielli), as a radical challenging or reality (B. Baczko), and as a secularisation of the millernerian waiting (J. Servier) through its fabulation as a particular type of fiction, or, finally through its recurrent themes such as insularism, communism, instutionalism, collective eudaemmonism, and so on. As such, utopia is a genre which is wide-raging and extremely difficult to pin down.46 Quoique nous ayons à faire à des définitions divergentes, nous constatons que les utopies prennent le plus souvent une définition qui se situe entre les extrêmes.47 Jean-Michel Racault propose une définition élaborée et nuancée. On appellera utopie narrative la description détaillée, introduite par un récit ou intégrée à un récit, d’un espace imaginaire clos, géographiquement plausible et soumis aux lois physiques du monde réel, habité par une collectivité individualisée d’êtres raisonnables dont les rapports mutuels comme les relations avec l’univers matériel et spirituel sont régis par une organisation rationnellement justifiée saisie dans son fonctionnement concret. Cette description doit être apte à susciter la représentation d’un monde fictif complet, autosuffisant et cohérent, implicitement ou 43 Grand Robert en ligne : http://gr.bvdep.com/version-1/gr.asp Jean-Michel Racault, L’utopie narrative en France et en Angleterre (1675 – 1761), Oxford, The voltaire Foundation, 1991, p.20 45 Ibid.p.20 46 Vita Fortunati, Dictionary of literary utopias, Paris, Champion, 2000, p.631 47 Jean-Michel Racault, L’utopie narrative en France et en Angleterre (1675 – 1761), Oxford, The voltaire Foundation, 1991, p.20 44 19 explicitement mis en relation dialectique avec le monde réel, dont il modifie ou réarticule les éléments dans une perspective critique, satirique ou réformatrice. 48 Il faut ajouter que cette définition est applicable aux utopies considérées comme « canoniques ». Les utopies non canoniques peuvent manifester plus de caractéristiques que celles mentionnées dans la définition ci-dessus, à cause de la contamination avec d’autres genres. Certaines utopies, au contraire, présentent un tableau de caractéristiques incomplet. 4.2 Les caractéristiques générales49 Comme nous l’avons vu, les études modernes comme l’étude diachronique sont partagées en ce qui concerne la définition du terme « utopie ». Nous décrivons donc brièvement les caractéristiques les plus remarquables de l’utopie dans le but d’esquisser une idée plus concrète du contenu typiquement utopique, qui est une valeur reçue jusqu’à la fin du XVIIe siècle (avant l’émergence de l’anti-utopie). Raymond Trousson distingue neuf caractéristiques. Ces caractéristiques sont des éléments fondamentaux de l’utopie auxquels des études sur l’utopie réfèrent régulièrement. Il s’agit de l’insularisme, l’autarcie économique, l’agencement géométrique, l’institutionnalisme, la parfaite uniformité sociale, le dirigisme absolu, le collectivisme, le culte de la pédagogie et « l’antinaturisme ». Remarquons que les neuf caractéristiques sont fortement liées entre elles. 1. L’insularisme L’utopie est souvent représentée comme une île. Ceci peut être expliqué par la volonté d’être éloigné géographiquement. Cet éloignement peut aussi être réalisé par d’autres moyens comme une chaîne de montagnes infranchissables, comme c’est le cas dans Candide de Voltaire, ou par un monde souterrain comme nous le lisons dans The Coming Race Or the New Utopia d’Edward Buwler-Lytton. De plus, les tentatives d’isolement cadrent dans la nécessité de protéger le monde utopique, qui est pur, contre le monde corrompu extérieur. 48 Jean-Michel Racault, L’utopie narrative en France et en Angleterre (1675 – 1761), Oxford, The voltaire Foundation, 1991, p.22 49 Raymond Trousson, Histoire des littératures modernes : l'utopie, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1991, p.46-50 20 2. L’autarcie économique L’autarcie économique résulte de la position géographique insulaire. Les utopiens ne font pas de commerce avec le monde extérieur : ni échange, ni commerce proprement dit. Ils subviennent à leurs propres besoins. Les utopiens méprisent le commerce; ils le considèrent comme immoral puisque le commerce installe l’inégalité. Pour cette raison, l’utopie se base jusqu’au XIXe siècle sur une économie agricole. 3. L’agencement géométrique L’ordre, la régularité et la symétrie sont des concepts centraux en utopie. Cet ordre se traduit à différents niveaux de la vie, comme par exemple la symétrie de la ville, les vêtements ressemblants pour tout le monde, l’emploi du temps serré… Les utopiens veulent à tout prix éviter l’anarchie. 4. L’institutionnalisme L’institutionnalisme est lié aux règlements stricts qui s’appliquent dans l’utopie ; il y règne un véritable « culte de la loi ». Ces lois y sont si importantes pour la raison que les utopiens pensent que de « bonnes lois donneront naissance à un peuple bon »50. Les lois sont décrétées par un personnage mythique, un sage, qui est le fondateur de l’utopie et de la législation. Son nom diffère dans chaque utopie. 5. La parfaite uniformité sociale Une autre caractéristique qui ressort de cette forme de gouvernement spécifique est l’uniformité sociale. Nous pouvons supposer que l’utopie est intégriste51 : elle tente d’éviter toutes les oppositions, toutes les dissensions, toutes les revendications… L’élimination des classes sociales est un exemple éloquent de cette philosophie. L’uniformité parfaite se réalise quand le citoyen et l’Etat se confondent. Parfois, les utopistes ajoutent des personnages qui s’opposent aux idées établies, mais leurs rôles ne sont que purement décoratifs. 50 Raymond Trousson, Histoire des littératures modernes : l'utopie, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1991, p.47 51 Intégriste: partisan de l’intégrisme. Doctrine qui tend à maintenir la totalité d’un système ; Attitude des croyants qui refusent toute évolution. (Voir : Paul Robert, Le nouveau Petit Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, éds Josette Rey-Debove et Alain Rey, Dictionnaires Le Robert, Paris, 2008, p.1349) 21 6. Le dirigisme absolu Dans le but d’éviter toutes dissensions et oppositions, l’utopie maintient un dirigisme absolu. Ce dirigisme implique la négation absolue de l’individu, qui est à la base d’une société anarchique et égoïste. Il faut donc diriger l’individu et réduire au maximum sa liberté. La liberté économique, sociale, morale et familiale est bridée et contrôlée selon un système de plans. En d’autres termes, il s’agit d’un cas d’interventionnisme52 absolu, où chaque membre de la société est obligé de suivre l’emploi du temps serré. 7. Le collectivisme Le collectivisme est la manifestation de l’équité. L’utopie veut que les utopiens possèdent tout en commun. Pour cette raison par exemple, il n’existe pas de concurrence économique. Le commerce strictement nécessaire appartient à l’Etat. Il distribue les marchandises nécessaires aux magasins généraux de sorte que chaque utopien puisse se rendre au magasin pour obtenir la ration à laquelle il a droit. Le collectivisme vise comme idéal le bonheur pour tous les utopiens. Il s’agit donc d’un « eudémonisme » nécessairement collectif : il faut être heureux comme les autres et avec les autres. 8. Le culte de la pédagogie La pédagogie occupe une position importante dans la société utopique. Chaque habitant reçoit une formation. Celle-ci n’est pas choisie librement. De plus, cette formation est nécessairement dispensée par l’Etat puisque l’Etat impose la norme autorisée de l’éducation. 9. L’ « antinaturisme » L’antinaturisme réfère à une répugnance pour la nature considérée comme anarchique. Cette anarchie n’arrange pas le monde structuré de l’utopien. Il préfère une nature en trompel’œil, qu’il peut maîtriser. Ievgueni Zamiatine fait la comparaison entre l’utopie et une coupole de verre, isolée du monde extérieur. 52 Doctrine préconisant l'intervention de l'État dans le domaine économique, ou dans les affaires internationales, notamment l'intervention d'une nation dans un conflit entre d'autres pays. (Voir : Grand Robert en ligne, http://gr.bvdep.com/version-1/gr.asp) 22 Chapitre 2. L’Utopie de Thomas More Comme nous venons de le décrire, l’Utopie de More, écrite en 1515, marque le début d’une longe tradition de récits utopiques. Dans ce chapitre, nous étudions d’abord plus en détail la vie de More et son Utopie pour ensuite examiner Città del Sole de Tommaso Campanella et New Atlantis de Francis Bacon, écrits au début du XVIIe siècle. Tout en se basant sur l’Utopie, ces œuvres sont des utopies qui se caractérisent par leur tendance originale. 1. Thomas More 1.1 Biographie Thomas More, né en 1478 à Londres, descend d’une famille modeste. A l’âge de douze ans, Thomas entre comme page au service du vieux Morton, archevêque de Canterbury et chancelier d’Angleterre, qui sera nommé ultérieurement cardinal. Morton est le précepteur parfait pour le jeune More: Morton est un homme de grande culture et il se passionne pour la politique. En outre, il est sensible aux capacités de son pupille. Ainsi, il envoie More à l’âge de 14 ans à l’université d’Oxford pour y étudier le latin et le grec. Deux années plus tard, le père met fin à la carrière universitaire de son fils. More continue cependant à étudier et tente une formation de juriste à Londres, sous la protection de son père. Dans les années qui suivent, More développe une carrière d’avocat et il obtient vite assez de prestige pour être envoyé comme délégué au Parlement. A l’âge de vingt-sept ans, il se marie et il aura quatre enfants. En 1509, Henri VIII succède à son père. Un an plus tard, More se met au service d’Henri VIII et la même année, en 1510, il est nommé sous-sheriff de Londres. Il est apprécié comme juriste et légiste. De plus, il a la réputation d’être un homme intègre et il mène une vie familiale exemplaire. Très vite, il devient trésorier de la couronne et conquiert l’amitié du roi.53 En même temps, More s’instruit comme humaniste: l’étude des langues classiques et la formation de juriste pendant sa jeunesse forment une base excellente, à laquelle s’ajoutent des 53 Raymond Trousson, Histoire des littératures modernes : l'utopie, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1991, p.76 23 contacts déterminants avec d’autres humanistes. Dans cette période, Erasme et More se fréquentent régulièrement et Erasme dédie son Eloge de la folie (1511) à son ami. Cependant, les années suivantes, More n’a pas le vent en poupe. En 1511, sa femme meurt et Henri VIII déclenche diverses guerres étrangères inutiles qui causent des troubles en Angleterre. Le roi choisit More comme envoyé exceptionnel pour arranger sa dispute avec Charles Quint en Flandre. More réussira à concilier les deux parties. En fréquentant les cercles les plus élevés de la société, il se rend compte de la situation politique pernicieuse. Dans l’année qui suit, More élabore son Utopie, une réaction contre ce jeu politique irresponsable. En 1529, More reçoit le titre de Grand Chancelier d’Angleterre. Il est au sommet de sa carrière politique. La fonction de Grand Chandelier d’Angleterre le lie indissociablement à Henri VIII et à son cardinal ambitieux Wolsey. En 1527, une longue dispute se déclenche entre Henri VIII et Thomas More pour cause de questions de principe. Finalement, More aura le dessous. Il est ainsi que dès 1527 Henri VIII prétend divorcer de Catherine d’Espagne et il veut s’appuyer sur More et sur le Parlement pour mener son projet à bien. More, catholique sincère, s’y oppose et démissionne. Henri VIII s’irrite contre son ressortissant indocile. En plus, à cette époque, l’Angleterre est catholique et donc sous l’influence de Rome. En 1533, Henri VIII fait signer par le Parlement l’Acte de Suprématie qui fait du roi le chef de l’Eglise anglaise pour que plus rien ne s’oppose à son divorce. En d’autres termes, le roi devient pontife, une sorte de substitut du pape.54 More, néanmoins, reste fidèle à sa conscience et refuse de se rallier. Il est enfermé à la Tour de Londres pendant une année et sera guillotiné le 6 juin 1535, jugé coupable de haute trahison envers la reine Anna Boleyn. La haute trahison consistait à nier la validité de l'Acte de Succession. 55 1.2 L’Angleterre de More Pour comprendre le propos et la portée des réflexions développées dans l’Utopie, il est nécessaire d’esquisser un tableau du contexte social et économique en Angleterre au début du XVIe siècle. Au début du XVIe siècle, l’Angleterre a à faire face à une crise sociale. Cette crise provient de deux situations intolérables. 54 Raymond Trousson, Histoire des littératures modernes : l'utopie, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1991, p.77 55 Thomas More, Utopia, Amsterdam, Athenaeum-Polak & Van Gennep, 2002, p.147-153 24 Premièrement, en 1485, la Guerre des Deux Roses prend fin. Les familles impliquées, celles de York et de Lancaster sont tellement affaiblies que le pouvoir du roi se centralise. En outre, le régime féodal et l’économie du Moyen Age tendent à leur fin. La centralisation du pouvoir permet le développement du commerce56 et les grandes découvertes y donnent une impulsion décisive. Mais la situation nouvelle n’apporte pas la prospérité attendue. A la fin des hostilités, un grand nombre de soldats licenciés cherchent un emploi à la campagne. Or, la campagne trop peu étendue ne peut pas leur fournir l’emploi qu’ils cherchent. L’économie traditionnelle est également bouleversée. Celle-ci est brusquement remplacée par une économie marchande, qui s'accroît rapidement, et un capitalisme commercial fondé sur l’industrie urbaine.57 Deuxièmement, le développement soudain des manufactures de laine en Flandre amène les grands propriétaires à préférer l’élevage des moutons à l’agriculture. Pour avoir assez d’espace de pâturage, ils exproprient les petits paysans ; ces derniers protègent leurs troupeaux en clôturant leurs terrains : cette fameuse politique des « enclosures » est vivement condamnée par More. Les bourgeois des cités ouvrent des manufactures où un certain nombre d’anciens paysans trouvent à s’employer. Mais la jeune industrie est incapable d’absorber le chômage. Les agriculteurs dépossédés, livrés à eux-mêmes, se font soldats ou domestiques, mais le plus souvent vagabonds ou voleurs. Ainsi, en même temps que fleurissent le commerce et la nouvelle classe marchande, naît pour beaucoup une effroyable misère. En ce début du XVIe siècle, les mendiants et les voleurs deviennent donc très nombreux. More est profondément conscient de cette situation dramatique et il en témoigne dans son Utopie. 58 56 Raymond Trousson, Histoire des littératures modernes : l'utopie, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1991, p.51 57 http://pot-pourri.fltr.ucl.ac.be/itinera/Enseignement/Glor2330/Utopia/intro.htm 58 Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Editions de l’université de Bruxelles, 1999, p.51 25 2. L’Utopie 2.1 Résumé de l’Utopie Comme déjà mentionné dans sa biographie, More était chargé d’une mission de réconciliation des industriels en Flandre. Cette mission et cette location l’inspirent et lui servent de point de départ de l’Utopie. Thomas More est l’écrivain et également le personnage éponyme du livre. L’Utopie est composée de deux livres, deux parties d’intentions différentes, analysées ci-dessous. Le premier livre occupe un tiers de l’œuvre et est de caractère réaliste. Ce livre débute par une interruption du congrès qui donne l’occasion à More de rendre visite à son ami Pierre Gilles à Anvers, correcteur d’épreuves chez l’éditeur Thierry Martens. Un matin, au sortir de la messe, Gilles lui présente le marin Raphaël Hythlodée, un Portugais, compagnon de Vespucci. Hythlodée a voyagé vers une île inconnue nommée Utopie où règne « une forme parfaite de gouvernement »59. More entraîne ses amis chez lui. Hythlodée y évoque ses voyages et More rapporte une conversation qu’il a eue en Angleterre avec Morton, cardinalarchevêque de Canterbury. Cette référence à la conversation avec Morton est le début d’une sévère critique des institutions modernes. Ainsi More exprime sa critique sur cinq points. D’abord il s’en prend à la cruauté du système pénal, qui punit de mort le crime de sang, mais également le vol et le vagabondage. La cause du vagabondage est en premier lieu l’existence d’une aristocratie oisive. La solution idéale serait donc une réforme sociale qui réduirait la nécessité de voler. Ce n’est pas seulement la cruauté du système pénal qui provoque des réactions chez More. Le système judiciaire tout entier est absurde et injuste, comme Hythlodée l’explique dans le fragment suivant60 : Combien absurde, combien même dangereux il est pour l’Etat d’infliger le même châtiment au voleur et au meurtrier, il n’est, je pense, personne qui l’ignore. Si le voleur en effet envisage d’être traité exactement de la même façon, qu’il soit 59 Nicole Morgan, Le sixième continent: l'Utopie de Thomas More : nouvel espace épistémologique, France, librairie philosophique J VRIN, 1995, p.17 Avant l’arrivée de Hythlodée, l’île s’appelait « Abraxa », le pays de « Fainéantise ». More veut référer au mot grec « apraxia », « inaction, inactivité». 60 Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Editions de l’université de Bruxelles, 1999, p.51-52 26 convaincu de vol ou, par surcroit, d’assassinat, cette seule pensée l’induira à tuer celui qu’il avait d’abord simplement l’intention de dépouiller. Car, s’il est pris, il n’encourt pas un risque plus grand et, de plus, le meurtre lui donne plus de tranquillité et une chance supplémentaire de s’échapper, le témoin du délit ayant été supprimé. Et voilà comment, en nous attachant à terroriser les voleurs, nous les encourageons à tuer les braves gens. Puis, More critique « la politique des moutons »61. La transformation du régime économique, comme déjà décrite dans « L’Angleterre de More », n’améliore pas le niveau de vie de tous les habitants. Ce ne sont que les riches qui avaient déjà de quoi investir qui profitent du changement : ce régime rend les riches plus riches et les pauvres encore plus pauvres. A cause de la politique des enclosures, envisageant l’expropriation de milliers de familles, les paysans sont obligés de quitter leurs propriétés. Cette situation les pousse à la mendicité et dans certains cas, à la mort. Ensuite, More brosse un tableau de la politique extérieure. Les rois de France et d’Angleterre mènent des guerres de prestige et ils n’écoutent que leur propre égoïsme et leur instinct de domination en oubliant qu’un roi doit d’abord s’occuper de son peuple.62 Au fil des pages, More fait référence aux guerres d’Henri VIII menées « soit par passion de la gloire militaire, soit dans l’espoir d’une annexion ou de bénéfices commerciaux pour la nouvelle bourgeoisie marchande de l’Angleterre »63. D’autres thèmes à peine cachés dans l’Utopie sont les guerres continuelles en Europe et l’injustice sociale engendrée par la toute-puissance de l’argent et de la propriété: la soif d’argent du roi, des nobles et des nouveaux industriels creuse le fossé entre les classes de la société. En outre, la justice est aveugle et cruelle, insensible aux faits et injustices commis. Finalement, comme cinquième point de critique, More aborde le problème de la propriété privée. Selon Hythlodée, l’inégalité sociale est le résultat de la propriété privée. La classe la plus nombreuse et la plus utile est la plus exploitée.64 Le premier livre est donc une critique dénonçant les faiblesses d’un régime. Ici, More parle comme l’homme d’Etat (et non comme « l’utopiste »). Suite aux critiques émises contre 61 Raymond Trousson, Histoire des littératures modernes : l'utopie, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1991, p.80 62 Ibid.p.52 63 Nicole Morgan, Le sixième continent: l'Utopie de Thomas More : nouvel espace épistémologique, France, librairie philosophique J VRIN, 1995, p.18 64 Raymond Trousson, Histoire des littératures modernes : l'utopie, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1991, p.82 27 l’Angleterre, Hythlodée raconte dans le deuxième livre son aventure vécue au Royaume d’Utopie. Le deuxième livre nous fait pénétrer en Utopie. Ce livre est une description détaillée de l’île d’Utopie et de ses habitants. Hythlodée raconte ce qu’il a vu et vécu pendant son voyage. Premièrement, il décrit l’île géographiquement. Ainsi il fait une description de l’île, de la ville et de la campagne. Ensuite, il entame la vie politique. Hythlodée parcourt l’organisation du gouvernement, qui est compris comme une structure démocratique et parlementaire. A la base de ces structures se situe la cellule familiale 65 agricole, comptant quarante membres. Chaque cité en Utopie est régie par une sorte de système pyramidal. Au sommet nous retrouvons le prince. Sous le prince nous rencontrons vingt tranibores et les deux cents syphograntes. En bas de la société se situent les six mille familles de chaque cité. Puis, Hythlodée continue avec la description de l’économie. L’Utopie opte pour un système économique parfaitement égalitaire et autarcique. En effet, les utopiens considèrent le capitalisme comme un générateur d’inégalités. Par conséquent, la propriété privée n’existe pas. L’économie se base essentiellement sur l’agriculture, bien que les Utopiens acceptent aussi quelques métiers indispensables comme celui de forgeron, de tisserand, de charpentier... En Utopie, on ne connaît ni oisiveté, ni luxe. Pour l’organisation sociale, basée sur la famille, le système veille à ce que l’Utopie ne soit pas surpeuplée. En plus, à l’aide des marchés communs, des hôpitaux gratuits et des repas pris en commun, il s’installe une atmosphère conviviale entre les Utopiens. En Utopie, tout est réglé minutieusement et personne n’envie son prochain. Le système social connaît l’esclavage, mais les esclaves sont bien traités et leurs enfants naissent libres. Ensuite, Hythlodée aborde les principes de la vie morale des Utopiens, qui se basent sur la moralité de l’âme, une moralité hédoniste mesurée sur Terre et le respect pour le corps. Il n’y a pas une seule religion en Utopie ; toutes les religions sont permises. Or, les Utopiens se tournent généralement vers une religion naturelle, fondée sur le « Créateur ». Enfin, Hythlodée décrit les relations extérieures. L’Utopie prend une position pacifiste : elle juge la guerre comme cruelle et absurde. Elle essaie d’éviter la guerre en recourant à la diplomatie.66 A la fin du discours de Hythlodée sur l’Utopie, Thomas More se montre intéressé par l’Utopie et ses institutions. Néanmoins, son intérêt est mêlé de scepticisme et 65 La notion de « famille » est complètement dissoute chez More. Par exemple, les adolescents peuvent être déplacés dans une autre « famille », sans que cela soit étrange. 66 Raymond Trousson, Histoire des littératures modernes : l'utopie, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1991, p.84-95 28 c’est More qui aura le dernier mot: « Dans ma pensée, soupire-t-il, à propos de ce gouvernement idéal, il serait plus de le souhaiter que de l’espérer »67. 2.2 Sources Retracer les sources d’une œuvre aussi complexe que l’Utopie est un travail délicat. More s’inspire de sources classiques et de sources modernes. Il est incontestable que More s’est inspiré de l’œuvre du philosophe grec Platon. Cette œuvre constitue la source principale de l’Utopie. Bien que More emprunte beaucoup d’éléments à l’œuvre du philosophe grec, il est loin de le suivre servilement. Dans Critias, la description de l’île Atlantide en croissant, avec un canal vers la mer et des fortifications, nous fait penser aux caractéristiques de l’Utopie. En outre, l’Utopie et La république ont entre autres en commun l’abolition de la propriété privée ainsi que l’organisation sociale et politique qui se reflète aussi dans les lois. Elles proposent toutes les deux un modèle de vie communautaire. Les lois sont également, comme Critias et La République, une source d’inspiration importante : comme Platon, More tente d’élaborer la meilleure constitution politique possible. Pourtant, les parallèles sont plutôt superficiels. Malgré quelques ressemblances superficielles et apparentes, les similitudes sont plus rares que les différences. Pour rendre claire la divergence entre les idées des deux savants, prenons comme exemple le degré d’importance de la conception de l’Etat. Chez Platon, l’Etat est un organisme chapeauté par un totalitarisme idéologique ; le centre c’est l’Etat. More par contre, tente de construire un Etat libéral au service de l’individu. C’est l’individu qui est au centre de la réflexion et du système. Par conséquent, l’Etat est également organisé de façon différente. En Utopie est instauré la démocratie, qui va même jusqu’à la consultation populaire. Platon, par contre, organise son Etat idéal selon le principe que les uns dirigent et autres sont dirigés. Le système politique y est donc aristocratique et non démocratique.68 Nous pouvons donc établir un certain nombre de parallèles entre les œuvres de Platon et de More qui sont de nature superficielle. Ceci nous permet de dire que More s’inspire de 67 Nicole Morgan, Le sixième continent: l'Utopie de Thomas More : nouvel espace épistémologique, France, librairie philosophique J VRIN, 1995, p.19 68 Raymond Trousson, Histoire des littératures modernes : l'utopie, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1991, p.96 29 Platon. Néanmoins, More a créé une œuvre tout à fait originale, avec ses propres accents adaptés à son temps. Il y a encore d’autres sources classiques indéniables, comme Les Oiseaux et L’Assemblée des femmes, pièces dans lesquelles Aristophane peint des Etats communistes. L’œuvre de Lucien apporte à l’Utopie la tradition du voyage extraordinaire et de l’ironie. Les Suisses dans De la Germanie de Tacite peuvent avoir été une source d’inspiration pour les Zapolètes, un peuple barbare dans l’Utopie. Diodore de Sicile, écrivain de la Bibliothèque historique, peut aussi avoir inspiré More. Seulement chez Diodore de Sicile l’œuvre Les îles du Soleil d’Iambule est conservée. Diodore de Sicile réfère à une « île qui a été découverte dans l'Océan au midi »69. La conception de décrire une île idéale se ressemble dans la Les îles du Soleil et l’Utopie. La citation tirée de la Bibliothèque historique ci-dessous le montre : […] Ce passage est précédé d’une longue introduction dans laquelle l’auteur raconte les aventures extraordinaires qui auraient amené Iambule, un négociant féru de culture, à ce lieu lointain et exotique, lors d’un voyage à travers l’Arabie. Suit la description de « l’île heureuse », qui comporte plusieurs éléments étranges et fantastiques, mêlés à des informations plus rationnelles de caractère vaguement ethnographique et à des stéréotypes qui semblent tirés de la littérature, mais aussi de la pensée philosophique et politique de l’époque. 70 En 1472, la Bibliothèque historique est traduite par Poggio Bracciolini, donc elle peut être une source possible pour More. Les sources modernes, c’est-à-dire, des œuvres écrites au XVe et XVIe siècle, ont pu être également un deuxième filon d’inspiration pour More. Néanmoins, elles comptent relativement peu dans l’Utopie. Il est probable que More a puisé de l’inspiration dans Quattuor navigationes (1507) de Amerigo Vespucci et dans De orbe novo (1511) de Pierre Martyr. Ces œuvres contiennent respectivement des descriptions des peuples rencontrés pendant des voyages et l’idéalisation de la vie des indigènes des Antilles. 69 70 Hélène Fragaki, « « L'île du soleil » : une parenthèse de temporalité insolite », Temporalités, 12, 2010 Hélène Fragaki, art. cit. 30 2.3 L’émergence de l’Utopie Après le Moyen Age, l’humanisme ranime l’intérêt pour la culture classique. Le nouvel accès à la connaissance du passé remet en question la connaissance actuelle. Il n’est donc pas étonnant que la renaissance de l’intérêt pour la culture grecque inspire More. Il réfléchit à des modèles alternatifs d’organisation sociale, différents de la réalité politique de son époque. Comme nous venons de le mentionner, l’influence de Platon en particulier joue un rôle important. Il y a sans doute un rapport entre l’Utopie et le milieu social et intellectuel dans lequel More écrit. Ainsi, More juge dans l’Utopie les mœurs de la société anglaise, non de façon directe et absolue mais en comparaison avec une autre société humaine qui conçoit la vie d’une autre manière, qui semble bien être meilleure. Par cette comparaison, More ne manifeste aucune préférence pour la société anglaise ni même pour la société européenne. Libre de sentiments xénophobes, il invite les lecteurs à regarder les sociétés étrangères comme celle des Achorions, des Macariens et des Utopiens. Ces sociétés nous apprennent à aborder les besognes quotidiennes d’une autre façon. La volonté de juger une société en la comparant avec une société alternative peut être expliquée, dans une certaine mesure, comme un élargissement littéraire des horizons intellectuels mais également géographiques. Le XVIe siècle est l’époque des découvertes du Nouveau Monde. Ces découvertes géographiques vont de pair avec une expansion des horizons géographiques dans la littérature. Ce cadre lui offre un espace physique dans lequel la société parfaite peut être projetée. L’Utopie n’est plus une formulation abstraite, quelque chose de vague ou d’imaginaire. C’est un portrait d’une île concrète présentée par quelqu’un qui prétend avoir été là-bas et l’avoir vue de ses propres yeux. Ecrite dans la période des découvertes, l’Utopie prend comme point de départ les voyages d’Amerigo Vespucci. Raphaël Hythlodée, celui qui aurait visité l’Utopie, est supposé avoir accompagné Vespucci lors de son quatrième voyage; puis il fut abandonné sur les côtes du Brésil. Nous remarquons la même stratégie dans La Città del Sole de Campanella. Campanella établit un dialogue entre un Commis de l’Ordre de Malte et un homme de Gênes, qui était un compagnon de Colomb. Dans l’histoire, Cortez est également mentionné. De même, le New Atlantis de Francis Bacon comporte des éléments de récits des explorateurs. Quoique l’Amérique ne soit pas d’une telle importance pour les écrivains utopiques, sa découverte a encouragé le développement du genre.71 71 Vita Fortunati, Dictionary of literary utopias, éds Vita Fortunati and Raymond Trousson, Paris, Champion, 2000, p.41 31 Le voyage de Hythlodée est présenté comme une extension d’une véritable exploration. Ainsi, la forme du discours prononcé par Hythlodée est modelée sur un récit de voyage, ce qui augmente le degré de plausibilité et d’authenticité. Quoique l’Utopie soit représentée comme un récit de voyage, elle ne possède pas les détails géographiques et temporels si chers à ce genre de récits. Les détails plutôt imprécis nous aident quand même à situer vaguement l’Utopie. A l’aide de l’étude de tous les détails, le lecteur pouvait conclure que l’île se situe dans l’hémisphère Sud. D’autres utopies contemporaines à celle de More font également référence aux découvertes. Les sociétés idéales de Campanella et de Bacon par exemple se situent également dans cet hémisphère Sud. C’est une localisation quasi mythique; même dans la vie réelle, Colomb localisait l’Eden perdu dans cet hémisphère. More crée l’Utopie, une île imaginaire, pour dénoncer les injustices présentes dans la société dans laquelle il vit. More n’est pas le seul écrivain du XVIe siècle qui voit les injustices d’un mauvais œil. Erasme de Rotterdam écrit en 1511 l’Eloge de la folie dans laquelle il dénonce le comportement méprisable de chaque classe de la société, et en particulier celui du clergé et des moines.72 L’Eloge de la folie n’est cependant pas une utopie. 3. Conclusion sur l’Utopie de Thomas More Ayant rassemblé les informations sur More et l’Utopie, nous esquissons ici une image totale de l’humaniste et de son œuvre importante. L’Utopie est le fruit d’une écriture humaniste. L’œuvre reflète donc l’attitude généreuse et tolérante de son écrivain. En outre, l’Utopie fait également preuve de la personnalité complexe de More. Ainsi, l’humaniste est en même temps un homme du passé, un homme du présent et du futur. More s’attache au passé par sa passion pour les textes antiques dont il s’inspire pour l’Utopie. De plus, More est un homme de son temps. Il comprend les difficultés et les problèmes de ses contemporains. Il sait les décrire adéquatement et il agit contre les gâchis dans son premier livre de l’Utopie. La complexité de sa personnalité se reflète également dans la nouvelle vision qu’il envisage pour la condition de l’homme et pour la situation politique. Humaniste convaincu, More met en place une nouvelle vision de l’homme dans l’Utopie: la condition humaine doit être envisagée pour elle-même et plus par rapport à Dieu. 72 Chris Ferns, Narrating Utopia, Liverpool, Liverpool University Press, 1999, p.33-36 32 Sa vision comprend la régénération de l’homme par lui-même. Deuxièmement, More est le premier à se concentrer sur le bonheur terrestre de l’homme. Dans sa conception, l’essentiel des efforts de l’homme porte sur l’ici et le maintenant. Cette œuvre novatrice marque la différence d’avec la mentalité de l’Angleterre du XVIe siècle.73 Quoiqu’à première vue l’œuvre puisse donner l’impression d’un simple jeu d’esprit, différents éléments y indiquent que ce n’est pas le cas. L’Utopie est étroitement liée à la réalité de l’Angleterre du XVIe siècle. More a voulu obtenir le niveau le plus élevé possible de véridicité. Utopie est une société parfaitement réalisée. En effet, droits et devoirs, loi et liberté, égalité et hiérarchie, bonheur terrestre et foi chrétienne s’équilibrent. Et ce qui plus est, cette société est mise en fonctionnement. La composition en deux livres met en contraste la réalité anglaise avec un modèle possible, idéal d’une société. En outre, la réalité est présente dans la première partie mais aussi dans la seconde. En décrivant l’Utopie, More nous présente l’Angleterre telle qu’elle pourrait être. Pour établir le lien entre l’Utopie et l’Angleterre, More a semé une série d’indices qui font penser à la réalité anglaise. Pensons aux cinquante-quatre villes en Utopie qui peuvent référer aux cinquante trois comtés qu’on aurait ajoutés à Londres. Ensuite, la capitale d’Utopie, Amaurote, est, comme Londres, traversée par un fleuve. Enfin, l’Utopie et l’Angleterre sont toutes les deux des îles. Nous pouvons parler d’un phénomène de transposition. Néanmoins, l’Utopie n’est pas du tout une œuvre naïve. More adopte une attitude critique et sceptique, ce qui est déjà perceptible dans le choix de certains noms propres. Amaurote qui signifie « ville des brouillards », Anhydre est un « fleuve sans eau », et le prince s’appelle Ademe, ce qui signifie « prince sans peuple ». La conclusion est également sceptique. En plus, More fait prononcer son éloge de la société idéale par un personnage nommé Hythlodée, signifiant littéralement « professeur en sornettes »74. Le fait qu’ « un professeur de sornettes » décrive la société idéale, ne peut que paraître suspect. Le choix des noms donne donc à penser: More n’a pas composé ce discours pour qu’il soit pris au pied de la lettre. L’œuvre ne décrit pas le meilleur fonctionnement possible de la société pour l’Angleterre ou un type concret de gouvernement à réaliser. More a élaboré son Utopie sous un autre point de vue. Il voulait plutôt créer un nouveau type de gouvernement, critiquer la 73 Raymond Trousson, Histoire des littératures modernes : l'utopie, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1991, p.101-102 74 Anne Staquet, L’utopie ou les fictions subversives, Zürich, Québec, Editions du Grand Midi, 2002, p.75 33 société contemporaine en mettant en question quelques fondements que la société considère comme équitables et raisonnables. En somme, l’Utopie souligne des méfaits politiques concrets plutôt qu’elle ne peint un modèle de société idéale et raisonnable à réaliser.75 4. Campanella & Bacon Après l’Utopie de Thomas More, le XVIe siècle engendre un nombre relativement élevé d’œuvres de caractère utopique répandues dans différents pays. Mentionnons par exemple le Wolfaria (1521) de Johan Eberlin, le Reloj de los principes (1529) d’Antonio de Guevarra, la communauté de Thélème dans Gargantua de Rabelais, la Republica immaginaria (écrite entre 1575 et 1580) de Ludovico Agostini et De Eudemonium Republica commentariolus (1555) de Kaspar Stiblin. Ces œuvres sont très conformistes et imprégnés des contraintes de l’époque ; elles sont donc plutôt une adaptation aux circonstances religieuses et politiques. En d’autres termes, au XVIe siècle le genre utopique ne subit pas une impulsion nouvelle. Les œuvres manifestent une approche moins originale et moins novatrice que l’Utopie de More dans son temps. C’est seulement au début du XVIIe siècle que deux œuvres utopiques d’une importance incontestable entrent en scène. Il s’agit de Città del Sole de Tommaso Campanella et de New Atlantis de Francis Bacon.76 4.1 Città del Sole de Tommaso Campanella (1602) Tommaso Campanella n’est pas de la même trempe que son prédécesseur, Thomas More. Le caractère de Campanella, sa conception de la politique et de la religion dans sa Città del Sole s’écartent fondamentalement du caractère et des conceptions de More, même si les deux utopistes présentent également des ressemblances. Contrairement à More, Tommaso Campanella n’est pas un réformateur rationaliste ou un théoricien. Passionné et exalté, Campanella rêve d’action directe. Il vise à établir par la violence une société communiste en Calabre. En outre, cette société dans la province serait 75 Anne Staquet, L’utopie ou les fictions subversives, Zürich, Québec, Editions du Grand Midi, 2002, p.75 Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Editions de l’université de Bruxelles, 1999, p.71-72 76 34 organisée selon les principes d’une vraie Cité de Dieu. Néanmoins, son projet échoue puisqu’il se décide à mener cette entreprise en dehors de l’Eglise et Campanella est mis en prison. Là, il écrit en 1602 sa Città del Sole. La version italienne ne paraît qu’en 1904. Pour son utopie, Campanella s’inspire, comme More, des écrits de Platon. L’Utopie de More même sert également de source, comme les expériences personnelles de la vie monastique de Campanella. Les descriptions d’Hérodote, les dessins de Vinci et les descriptions de Botero ont servi comme source d’inspiration pour les plans de la Cité. L’intrigue de Città del Sole doit beaucoup à l’Utopie de More. L’œuvre est basée sur un dialogue entre le Grand Maître des Hospitaliers et un capitaine génois, ancien pilote de Christophe Colomb. Celui-ci a découvert la Cité du Soleil, lors d’une escale à Taprobane (Ceylan). La Cité est constituée de sept zones circulaires concentriques portant le nom des sept planètes. Au centre sur une colline, se situe un temple rond qui est l’âme de la Cité. Le livre traite de l’organisation et de la vie à la Cité du Soleil. Il n’est pas tout à fait clair quelles étaient les intentions de Campanella quand il a écrit Città del Sole. Les uns comprennent Città del Sole comme une pure théologie naturelle. Dans ce cas, Campanella a créé « un déisme destiné à supplanter le surnaturel et à ruiner l’Eglise ». Or, cette théorie n’est pas conforme à sa loyauté pour l’Eglise. Pour d’autres, la Città del Sole est l’ultime effort de la Renaissance pour concilier la religion avec la science naissante. Campanella montre dans cette œuvre que la science a une portée métaphysique. La Cité est organisée selon un régime politique unique. Au sommet de la hiérarchie, nous trouvons Hoh, le Métaphysicien et le Soleil. Il s’agit donc d’un système hiérocratique. Le Soleil est assisté d’un triumvirat de gouvernants appelés Pon (ou la Puissance), Sin (ou la Sagesse) et Mor (ou l’Amour). Ils sont à leur tour assistés par des magistrats. Les Solariens pour leur part vivent selon un communisme strict: ils sont vêtus de même, ils mangent et dorment ensemble. Ils ne travaillent que quatre heures par jour et ils ne pratiquent que du commerce avec l’extérieur. Quant à la religion, les Solariens ne reconnaissent qu’un Dieu : le Soleil en est l’image visible. La hiérarchie de la Cité mène l’homme à Dieu par les prêtres, qui sont les médiateurs entre Dieu et l’homme. Le pouvoir souverain revient à Dieu dont le lieutenant est le monarque. Tout est inspiré par la volonté divine. Néanmoins, Campanella croit en une alliance possible entre la raison et la foi. Il est remarquable que Campanella ne se préoccupe pas de l’économie. 35 La Città del Sole peut être considérée comme une œuvre complexe, hésitant entre la Renaissance et le Moyen-âge. Ainsi, la Città del Sole est de la Renaissance par sa foi en la science et la connaissance comme source de progrès. De plus, cette œuvre présente un curieux mélange de christianisme platonisant (ce qui provient de la Renaissance) et de superstition astrologique et cabalistique (ce qui est typique du Moyen Age).77 4.2 New Atlantis de Francis Bacon (1621) Francis Bacon est un esprit éclairé, un novateur et un épris de science. Comme homme politique, il est le favori et le protégé du comte d’Essex. Bacon occupe différents postes politiques importants comme conseiller privé du roi Jaques Ier (en 1616) et garde des Sceaux (en 1617) et il devient Lord chancelier et baron de Vérulam (en 1618) et vicomte de SaintAlbans (en 1621). En 1605, Bacon écrit son De dignitate et augmentis scientiarum. Dans cette œuvre, Bacon prend du recul face à la scolastique périmée et présente une science qui peut remplacer la scolastique. La vraie science est la connaissance des causes : elle donne à l’homme une prise efficace sur le monde. Ces idées développées dans De dignitate et augmentis scientiarum sont illustrées en 1621 dans l’utopie de Bacon, New Atlantis. Malheureusement, cette œuvre est inachevée. La traduction latine paraît en 1627. Comme Campanella, Bacon s’inspire des écrits de Platon et de l’Utopie de More (il les cite). Cette utopie se distingue des utopies antérieures par ses caractéristiques de récits de voyages qui influenceront bientôt le récit utopique. En écrivant New Atlantis, Bacon tend à créer un programme d’action concret qui a effectivement un impact sur la réalité. La portée pratique, et donc non métaphysique comme chez Campanella, lui est chère. En conséquence, avec l’écriture de New Atlantis, Bacon se propose d’améliorer l’Angleterre de son époque et il prend comme idéal la durée du règne d’Elisabeth Ire 78 . Il restaure dans New Atlantis l’organisation et le développement de l’agriculture et de l’industrie comme ils étaient autrefois. En plus, Bacon opte pour une religion d’Etat pas trop contraignante. 77 Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Editions de l’université de Bruxelles, 1999, p.72-78 78 Elizabeth Ire ou Elizabeth d’Angleterre ou Elizabeth Tudor (° 7 September 1533 - + 24 March 1603). Elle est considérée comme la meilleure chef d’Etat d’Angleterre. Son règne correspond à une période d’essor politique et culturel (pensons à William Shakespeare, qui crée ses œuvres les plus importantes à cette époque). 36 New Atlantis, traduite en français sous le titre de La nouvelle Atlantide, traite d’une expédition au Japon. Parti du Pérou en direction du Japon, mais jeté hors de sa route par des vents contraires, un navire a longuement dérivé dans le Pacifique. Les vivres et la provision d’eau épuisés, l’équipage attend la mort, lorsqu’enfin les courants poussent le bateau sur le rivage d’une île. Le peuple indigène, courtois et affable, accueille les étrangers. Ils permettent aux visiteurs de parcourir la cité, tout en répondant de leurs questions. Ainsi les naufragés apprennent que trois mille ans plus tôt, les insulaires connaissaient déjà fort bien la navigation au long cours et qu’ils entretenaient des relations suivies avec les Phéniciens, les Tyriens, les Egyptiens et les Palestiniens et qu’ils étaient en liaison avec la Grande Atlantide (c’-à-d. l’Amérique). Mais un déluge (et non un tremblement de terre, comme le croyait Platon) a ravagé la Grande Atlantide. Bensalem est restée parfaitement isolée et oubliée. Les habitants sont retournés à l’état sauvage où les ont trouvés les explorateurs modernes. Bensalem est une monarchie avec une société rigoureusement hiérarchisée. L’aspect social et politique des institutions est peu développé dans New Atlantis. Le champ économique, par contre, est considérablement plus élaboré, même plus que ce qui est le cas habituellement dans le récit utopique. Néanmoins, le propos de Bacon n’est nullement de caractère économique. La religion que pratiquent les Bensalémites peut être décrite comme pure et sincère, humaine et tolérante. La religion est traitée avec respect mais l’intérêt de Bacon est ailleurs. Là où chez Campanella la religion était encore le noyau de l’utopie, ce centre est dans New Atlantis d’un autre ordre. L’innovation dans New Atlantis porte sur la Maison de Salomon. Cette « maison » est une sorte d’Académie des Sciences et elle est le centre nerveux du pays. Les Bensalémistes s’y consacrent à une science avant la lettre ; il s’agit « des découvertes des causes, connaissance de la nature intime et des principes des choses »79. Toutes les recherches expérimentales sont effectuées dans le but d’obtenir un résultat pratique. En d’autres termes, Bacon rompt avec la tradition des préoccupations théologiques des utopies antérieures et il fait confiance à un progrès mis en marche grâce à la science en développement. Avec son idéal de progrès induit par la science, cet utopiste se différencie des utopistes précédents qui 79 Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Editions de l’université de Bruxelles, 1999 37 favorisent plutôt l’idéal de la perfection philosophique inébranlable. La science et les techniques permettent également en Bensalem le développement des conditions de vie.80 4.3 Conclusion sur les trois utopies au tournant du siècle (XVIe - XVIIe siècle) En général, les utopies du XVIe siècle manifestent une riche diversité dans cette mesure que souvent, les utopies présentent des systèmes contradictoires. Ainsi, la diversité des utopies oppose des rationalistes aux mystiques, les communistes aux défenseurs de la propriété privée, les démocrates aux monarchistes et aux aristocrates, les bâtisseurs d’empires aux tenants de la cité médiévale… Malgré leur diversité, la parenté entre ces utopies est profonde : par moyens différents, elles aboutissent à des fins identiques. Premièrement, quant au contenu des histoires des utopies mêmes, les mêmes éléments reviennent. Pendant trois siècles, les ingrédients « voyage lointain », « îles inconnues », « naufrages » et « dialogues entre visiteurs émerveillés et vieillard plein de sagesse »81 déterminent le contenu de l’utopie. En plus, en ce qui concerne l’économie et l’organisation politique, les ressemblances sont également frappantes. Toutes les utopies présentent une aversion du commerce qu’ils considèrent comme immoral et antisocial. Les utopiens préfèrent maintenir leur économie agricole bien que le reste du monde passe à la libre entreprise et que se développent des échanges internationaux et qu’il s’installe donc une économie internationale. Les sociétés utopiques sont toujours régies par un bon roi ou un sage législateur, plus spécifiquement « Utopos, Hoh, ou Salomon » dans les cas commentés cidessus. En outre, les peuples utopiques vivent dans des conditions ascétiques. De cette manière, ils essaient d’éviter la misère et de chercher la modestie, garante du bonheur. Les auteurs espèrent que les autorités de leur pays seront inspirées par ce mode de vie exemplaire.82 Deuxièmement, sous la couche plutôt superficielle du contenu, nous retrouvons les mêmes idées dans les utopies du tournant du siècle que nous avons commentées. D’abord, les utopistes abandonnent la philosophie théologique et morale. Dans les récits utopiques, l’homme vit pour lui-même et plus pour Dieu. Les utopistes (entre autres) traduisent l’anthropocentrisme naissant dans leurs œuvres. Ces auteurs n’acceptent plus le fait de se 80 Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Editions de l’université de Bruxelles, 1999, p.78-83 81 Ibid.p.84-85 82 Ibid.p.84-85 38 punir et de se purifier pour Dieu. L’homme lui-même fait son propre bonheur, le bonheur est une chose terrestre au lieu d’être une chose de l’au-delà. Afin de mettre l’homme au centre de l’utopie, la théologie, le scolastique et la métaphysique sont écartés de leurs œuvres. Les problèmes religieux ne dominent plus et dès lors les utopistes attachent surtout de l’importance aux problèmes d’organisation de la vie sociale, à la pédagogie, à la diffusion du savoir, au progrès scientifique et à une civilisation essentiellement urbaine. L’homme devient donc le centre de leurs œuvres attachant de l’importance aux problèmes urbains, un aspect neuf dans la littérature. Troisièmement, il est clair que le christianisme est mis en question chez les utopistes puisque des sujets théologiques, scolastiques et métaphysiques ne sont plus prioritaires. Partout en Europe nous constatons les mêmes tendances. Le XVIe et le XVIIe siècle sont l’ère des schismes et des guerres de religion. Néanmoins, les utopistes ignorent ces divergences religieuses et ils témoignent le plus souvent d’un esprit œcuménique et tolérant, sans oublier la laïcisation de l’Etat, qui est indispensable à l’utopie. Les utopistes veulent également obtenir la justice sociale par l’uniformité, le collectivisme et la vie communautaire. Ceci est réalisé sur différents plans, comme par exemple le port des mêmes vêtements par tous. Dans toutes les utopies ce mode de vie occupe une place primordiale. Une manière de vivre qui vise au bonheur. Nous concluons que les trois œuvres commentées témoignent d’une modernisation de la pensée : l’homme est devenu la mesure de toute chose. Cette modernisation peut être comparée avec l’image suivante: la « Cité de Dieu »83, où la religion occupait une position primordiale, est maintenant devenue la « Cité de l’homme ». L’homme et des préoccupations terrestres font désormais le sujet des utopies.84 83 Référence à la Cité de Dieu (413 - 426) de Saint-Augustin Raymond Trousson, Histoire des littératures modernes : l'utopie, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1991, p.103 84 39 Chapitre 3. Un exemple de l’utopie française : L’an 2240 : rêve s'il en fut jamais de Louis-Sébastien Mercier Dès l’Utopie de Thomas More au XVIe siècle, les utopies se multiplient. Pendant trois siècles, l’intrigue de l’utopie est restée quasi invariable. Le plus souvent, l’utopie s’ouvre sur un naufrage ou un voyage d’exploration qui introduit la découverte de l’autre monde. Malgré l’effort déployé par les utopistes pour varier le décor, allant de l’Afrique aux terres australes, de la terre à la lune, au soleil et aux sept planètes… ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle, avec L’an 2240 de Louis -Sébastien Mercier, qu’une solution à ce problème est fournie. D’autres changements fondamentaux s’imposent également. Nous étudions la vie et l’œuvre de Mercier et l’impact que ces changements ont eu. 1. Le XVIIIe siècle Le XVIIIe siècle est un siècle extrêmement fécond en ce qui concerne l’utopie. Comme les siècles précédents, l’utopie se modèle suivant des règles strictes et elle formule une critique qui peut être de nature politique, institutionnelle et sociale. Or, au XVIIIe siècle, l’utopie devient la manifestation d'une évidence rationnelle et elle respire les grands topoi de la philosophie des Lumières comme la substitution du règne de la raison à celui de la religion dans Histoire de Calejava (1700) de Claude Gilbert, l’athéisme dans l’Histoire des Ajaoiens (1768) de Fontenelle, les thèses physiocratiques dans l'Isle inconnue (1783-1787) de Grivel, l’inversion des rapports sociaux dans l'Île des esclaves (1725) de Marivaux, voire égalité des sexes dans les Femmes militaires (1735) Rustaing de Saint-Jorry proposée de manière moins radicale que dans la Terre australe connue (1676) de Gabriel de Foigny, où l’écrivain décrit une société d'hermaphrodites.85 Il n’y a que quelques textes qui innovent la tradition utopique comme l'uchronie de Louis- 85 http://www.larousse.fr/encyclopedie/litterature/utopie/177624 40 Sébastien Mercier, l'An deux mille quatre cent quarante (1771) et les Voyages et Aventures de Jacques Massé (1710) de Tyssot de Patot.86 2. Louis-Sébastien Mercier 2.1 Biographie Louis-Sébastien Mercier, issu de la petite bourgeoisie parisienne, est né en 1740 et meurt en 1814. Mercier se qualifie du « plus grand livrier de France » à cause des événements politiques décisifs qu’il a vécus87, notamment la révolution de 1789 qui prend son élan. Ces expériences lui procurent une source d’inspiration. Pendant sa carrière, il fait preuve d’une écriture engagée: dans son œuvre, Mercier donne à voir la ville de Paris, non sous l’angle des plus puissants, mais du peuple. En outre, il réagit contre les méfaits dans la société. Ainsi, apparaît en 1771 la première édition de son utopie, l'An deux mille quatre cent quarante, rêve s'il en fut jamais. Son utopie est un grand succès, alors qu’elle est condamnée par les autorités. Dix ans après, en 1781, paraît le premier volume de son Tableau de Paris. Avec le Tableau de Paris il acquiert une notoriété européenne, mais cette collection finira par être censurée. Pendant la Révolution, il se lance dans le journalisme et collabore aux Annales patriotiques et littéraires de la France.88 De 1785 à 1798, Mercier fait aussi activement de la politique. Il est un républicain engagé dans les rangs révolutionnaires et en 1792 il est élu député de Seine-et-Oise à la Convention. En 1798, il se retire de la politique. Toute sa vie, Mercier a refusé le passé et les traditions sous toutes leurs formes, aussi bien les traditions littéraires que les traditions politiques et sociales. Ainsi, il a défendu le drame moderne en dénonçant les conventions du théâtre classique. Dans sa Néologie publiée en 1801, il invente de nouveaux mots et il propose une réforme de l’éducation qui consiste dans la proscription des langues anciennes.89 En 1814, Mercier disparaît en « rendant son corps à la nature »90. 86 http://www.larousse.fr/encyclopedie/litterature/utopie/177624 Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Editions de l’université de Bruxelles, 1999, p.175 88 http://www.larousse.fr/encyclopedie/litterature/Mercier/171502 89 Louis-Sébastien Mercier, L’an 2440 : Rêve s’il en fut jamais, Paris, Editions France Adel, 1977, p.11 90 Michel Lallement, « Le songe du livrier », Temporalités, 12, 2010 87 41 Après sa mort, Mercier a laissé une œuvre énorme comportant les genres littéraires les plus divers. Il s’agit de pièces de théâtre, de romans, de satires, de poèmes, de critiques, de contes et d’esquisses historiques.91 2.2 Contexte français Mercier vit dans une époque politique turbulente. Il appartient à une génération qui a obéi à Louis XV, qui a vécu la Révolution française et qui a connu l’Empire et les premiers jours de la Restauration. Cette génération a vu la fin d’un ancien monde et les débuts d’une nouvelle ère.92 Cet aspect politique est un élément qui revient à plusieurs reprises dans l’œuvre de Mercier. Au niveau culturel, le XVIIIe siècle se caractérise par la pensée des Lumières, qui fait fureur. Mercier est profondément imprégné de cette philosophie. La philosophie des Lumières se débarrasse des conceptions du monde antiques et médiévales et introduit la méthode expérimentale dans le but de mieux connaître le monde qui l’entoure. Pour comprendre ce monde, il faut le conquérir et la nature est le moyen par excellence d’explorer ce monde. Il ne suffit pas seulement de conquérir cette nature mais il s’agit aussi de la respecter. Le genre utopique suit cette tendance. Ainsi, Mercier s’inspire du Code de la nature, ou le véritable Esprit de ses loix, de tout tems négligé ou méconnu (1755) de Morelly. Dans son récit, Morelly suggère de refonder la société « à l’aide d’un modèle de législation conforme aux intentions de la Nature »93. Jean-Jacques Rousseau publie également en 1755 le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Rousseau y décrit l’homme dans son état naturel. Dans la nature, l’inégalité entre les hommes est à peine sensible. Pour mieux reformer la société, il faut comparer cet état d’égalité avec une société qui a rendu l’homme méchant. Mercier consacre un chapitre entier à Rousseau dans L’an 2240 et à l’égalité entre les hommes. En plus, l’utopie de Mercier se nourrit de Montesquieu, de Beccaria, de Voltaire, de l’Encyclopédie… Des penseurs et des œuvres qui reflètent l’esprit des Lumières. Mercier se montre également un homme des Lumières quant à sa conception religieuse. Le rationalisme classique interprète la réalité à travers l’examen de la parole de Dieu et Dieu est le même que la nature (cf. citation de Spinoza : « Deus sive Natura »). Mercier introduit dans son œuvre les microscopes et les télescopes qui permettent aux jeunes 91 http://www.larousse.fr/encyclopedie/litterature/Mercier/171502 Louis-Sébastien Mercier, L’an 2440 : Rêve s’il en fut jamais, Paris, Editions France Adel, 1977, p.10 93 Michel Lallement , « Le songe du livrier », Temporalités, 12, 2010 92 42 Parisiens de découvrir eux-mêmes le monde. En comprenant un peu mieux l’univers, l’homme du siècle des Lumières peut s’imaginer dans l’avenir une autre réalité que la situation actuelle. La citation de Leibniz « le temps présent est gros de l’avenir » que Mercier utilise comme sous-titre de L’an 2240, cadre dans cette perspective. 94 3. L’an 2240 : rêve s'il en fut jamais 3.1 Contexte français « Un soir, après une longue discussion avec un ami, Mercier s’endort et rêve bientôt qu’il s’éveille. A sa grande stupéfaction, il se trouve transformé en vieillard dans les rues d’un Paris clair, propre, animé par des habitants aux mines souriantes. Une affiche le renseigne : il est en 2240 et a donc dormi 672 ans. Un homme aimable l’aborde et s’offre à être son cicérone dans le Paris du XXIIIe siècle. Partout il trouve l’exemple d’une vie de famille paisible et vertueuse, des jeunes gens modestes, pénétrés de leurs devoirs, élevés selon les principes de Rousseau, animés d’un déisme fervent. Il apprend que l’enseignement est devenu pratique : le collège des Quatre-Nations enseigne les langues vivantes et l’université est dépouillée de tout pédantisme. Cette évolution n’est pas un miracle : l’homme a seulement suivi la pente ascendante de sa « perfectibilité » indéfinie. Les sciences se sont admirablement développées pour le bien de tous […]. En plus, les hôpitaux salubres accueillent les malades, l’assistance publique soulage les rares nécessiteux. Il n’y a plus d’arrestations arbitraires ni de lettres de cachet et on s’exprime sans crainte grâce à la liberté civile. L’Encyclopédie est devenue un livre élémentaire que pratiquent les enfants. Enfin, la Bastille, symbole de despotisme, a été renversée. »95 Mercier décrit entre autres la circulation urbaine, la religion, les mœurs, les arts et les spectacles, les différences entre les sexes, le gouvernement politique, le commerce et les impôts… qui sont des aspects qui ont changé le plus. Ces évolutions reflètent l’espoir du siècle des Lumières et la foi en un progrès possible ; L’an 2240 se présente comme une matérialisation des espoirs de progrès. Cette idée de progrès n’est pas présente chez d’autres 94 Michel Lallement, « Le songe du livrier », Temporalités, 12, 2010 D’après Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Editions de l’université de Bruxelles, 1999, p 175-176 95 43 utopistes, qui préfèrent un idéal fixe, protégé contre toute détérioration et figé dans un statu quo de perfection. Mercier par contre, part de l’idée d’une perfectibilité indéfinie. La foi et l’optimisme du progrès sont également exprimés dans d’autres œuvres du XVIIIe siècle comme par exemple le Discours sur les progrès de l’esprit humain (1750) de Turgot et l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795) de Condorcet.96 L’an 2240 est édité plusieurs fois. La première édition date de 177097 ou de 1771. Après un grand succès, l’œuvre est enrichie de plusieurs chapitres. Ces chapitres ajoutés témoignent de la situation politique du moment. Ainsi, nous pouvons y lire l’influence des événements tels que l’accession au trône de Louis XVI, la formation des Etats-Unis d’Amérique et l’apparition des aérostats. De plus, Mercier y ajoute le conte de l’Homme de fer. L’an 2240 paraît dans sa nouvelle forme en 1786. La version de 1786 constitue pour les siècles suivants le texte définitif. L’an 2240 est réédité à plusieurs reprises en 1787, 1793 et 1799. Dans L’an 2240, Mercier est un juge sévère pour son époque. Néanmoins, Mercier adresse la critique de façon indirecte en évoquant une société débarrassée de tous les maux et de tous les vices qui affligent la France (et aussi d’autres nations). Malgré la critique, L’an 2240 est tout d’abord une œuvre de confiance en l’avenir. Elle n’est pas une œuvre révolutionnaire mais réformatrice. Mercier veut améliorer, modifier, construire mais il ne veut pas bouleverser la société.98 Il faut remarquer que la technique de Mercier est encore maladroite : il ne nous montre pas l’univers de 2240 depuis l’intérieur et c’est le « sage vieillard » stéréotypé de l’utopie qui guide Mercier dans son rêve. En outre, Mercier se perd dans la critique du présent au lieu d’esquisser un tableau du futur : l’anticipation des moments futurs n’est donc souvent pas convaincante.99 96 Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Editions de l’université de Bruxelles, 1999, p. 177 97 Mercier réfère à la première édition comme “l’édition de 1770” mais le livre porte la date de 1771 98 Louis-Sébastien Mercier, L’an 2440 : Rêve s’il en fut jamais, Paris, Editions France Adel, 1977, Note de l’éditeur 99 Ibid.p.12 44 3.2 L’émergence Trois facteurs sont à la base de l’émergence de l’uchronie L’an 2240. Dans ce chapitre traitant de « L’an 2240 de Louis Sébastien Mercier » nous commentons (ou nous avons déjà commenté) plus profondément les facteurs mentionnés brièvement ici. Premièrement, la situation politique troublée de cette époque agite l’écrivain. Deuxièmement, la situation sociale pénible du XVIIIe siècle suscite une vague d’utopies la dénonçant. L’an 2440 s’inscrit dans cette vague.100 Troisièmement, un concours de circonstances fait que l’utopie sous la forme telle que nous la connaissons depuis More est prête pour une innovation. Cette innovation résulte dans la variante de l’« uchronie ». 3.3 L’uchronie Mercier crée une nouvelle forme d’utopie : l’uchronie. Il adapte à ses besoins le genre utopique. Il transforme le genre et renouvelle les conventions : il ne situe pas son utopie dans un « ailleurs », une île de « nulle part » ou une planète inconnue comme c’était le cas auparavant. Contrairement aux utopies antérieures, L’an 2440 se situe dans un « plus tard »101. Mercier, ou « le père du l’utopie moderne »102, croit au progrès et installe son paradis en France en l’an 2240, et plus dans une île imaginaire. Raymond Trousson le formule ainsi : Mercier arrachait l’utopie à la catégorie des spéculations gratuites pour en faire un instrument d’investigation du futur. Armée de l’expérience du passé, enregistrant les données du présent, son utopie entrait dans le domaine de la déduction et du calcul latéral et se mue en un exercice mental sur un probable ultérieur.103 Comme nous venons de le mentionner, la grande majorité des utopies avant Mercier se situent dans un espace imaginaire terrestre, comme par exemple l’Utopie, les Terres Australes… Ce décor original, tel qu’il existe depuis More et sur lequel les utopistes ont beaucoup varié, subit un changement profond dans L’an 2440. Raymond Trousson signale pour cette variation deux raisons. En effet, les écrivains ressentent une lassitude à l’égard du 100 Michel Lallement, « Le songe du livrier », Temporalités, 12, 2010 Louis-Sébastien Mercier, L’an 2440 : Rêve s’il en fut jamais, Paris, Editions France Adel, 1977, p.12 102 Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Editions de l’université de Bruxelles, 1999, p.175 103 Ibid.p.178 101 45 schéma éculé et, en outre, une nouvelle source d’inspiration s’annonce : le progrès et la foi dans le progrès peuvent être intégrés dans les nouvelles œuvres.104 L’article de Lallement par contre désigne encore une autre cause qui a provoqué le glissement de l’utopie vers l’uchronie. En 1769, Louis Antoine de Bougainville finit son récit d’aventure Voyage autour du monde par la frégate du roi la Boudeuse et la flûte de l’étoile (édité à Paris en 1771). Il est le premier Français à faire le tour du monde. Ainsi, il décrit comment il parcourt le monde pour y découvrir de bons sauvages, tant appréciés par les philosophes du siècle des Lumières. Dans cette période, les hommes se rendent compte qu’il ne reste plus de nouvelles terres à découvrir et ils s’aperçoivent de la finitude du monde. Bougainville symbolise donc la fin d’une époque. Pour pouvoir créer de nouvelles utopies, il fallait inventer un troisième infini : le temps.105 C’est Charles Renouvier qui distingue en 1857 cette nouvelle variante pour la première fois dans la Revue philosophique et religieuse. Il y réfère comme « l’utopie des temps passés… l’histoire, non telle qu’elle fut, mais telle qu’elle aurait pu être. » Le terme uchronie est donc attaché au phénomène après la mort de Mercier. Nous remarquons que Renouvier parle de « l’utopie des temps passés » bien que Mercier écrive une utopie dans le futur. L’élément novateur est surtout l’introduction du voyage dans la dimension du temps en général. Alain Pons formule « uchronie » de cette manière et définit en même temps L’an 2240 : Si l’utopie est en effet un « non-lieu », l’uchronie est un « non-temps » dans la mesure où elle nie le temps passé en réintroduisant le possible dans l’advenu, alors que l’anticipation à la Mercier n’est pas négation du temps futur (on ne peut nier ce qui n’est pas encore), mais option prise sur ce qui sera.106 Avant Mercier, certains avaient déjà tenté de décrire le futur comme Aulicus His Dream (1644) de Cheynell, Epigone, histoire du siècle futur (1659) de Jacques Guttin ou une série d’articles parus dans le Mercure de France en 1755 qui se présentent comme des « mémoires d’une société de gens de lettres publiés en l’an 2355 »… Or, ce n’est que dans L’an 2440 que le procédé d’anticipation est exploité et fixé dans sa forme quasidéfinitive : Mercier projette le lecteur dans le futur au moyen d’un rêve. Ce rêve est éliminé dans les 104 Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Editions de l’université de Bruxelles, 1999, p.174 105 Michel Lallement, « Le songe du livrier », Temporalités, 12, 2010 106 Louis-Sébastien Mercier, L’an 2440 : Rêve s’il en fut jamais, Paris, Editions France Adel, 1977, p.13-14 46 uchronies postérieures de sorte que le lecteur se trouve directement dans le futur. Le nouveau procédé est un succès énorme. Ainsi, partout en Europe paraissent des œuvres qui s’inspirent directement de L’an 2240 comme Das Jahr 1850 (1777) de Balois, Holland in ‘t Jaar MMCCCCXL (1777) de Elisabeth Wolff-Bekker, Das Jahr 2440 (1783) de H.H. Witzel et Het toekomende jaar 3000 (1755-1812) d’Arend Fokke Simonsz. Dans les siècles suivants, maints écrivains reprennent l’idée d’un déplacement dans le temps.107 107 Louis-Sébastien Mercier, L’an 2440 : Rêve s’il en fut jamais, Paris, Editions France Adel, 1977, p.12 47 Chapitre 4. Une analyse de L’an 2240 : rêve s'il en fut jamais de Louis-Sébastien Mercier Nous avons examiné en profondeur au deuxième chapitre l’Utopie de More. Cette Utopie constitue le début d’une tradition de récits utopiques et de sociétés utopiques, comme l’abbaye de Thélème dans Gargantua de Rabelais, ou Eldorado dans Candide de Voltaire. Dans le chapitre précédent, nous avons commenté L’an 2240 : rêve s’il en fut jamais, un des récits utopiques dans cette longue tradition et son auteur, Louis-Sébastien Mercier. Dans le présent chapitre, nous analysons cette utopie à l’aide des caractéristiques que nous avons distinguées dans le premier chapitre « L’utopie comme genre littéraire ? » et en nous référant à l’Utopie de More. De cette manière, nous esquissons un panorama de l’évolution que l’utopie a subie pendant ces deux siècles. Nous nous appuyons principalement sur deux niveaux pour l’analyse de L’an 2240. Il s’agit des caractéristiques romanesques et des neuf caractéristiques générales. Une comparaison des deux utopies au niveau du contenu ne constitue pas notre propos. 1. L’île versus Paris Dans un premier temps, nous comparons le décor et la conception du temps des deux utopies, qui sont fondamentalement différents dans l’Utopie et L’an 2240. Nous décrivons les ressemblances et les différences les plus frappantes. En comparant L’an 2240 avec l’Utopie, nous constatons que les récits se situent dans un décor différent. L’Utopie de More se situe sur l’île Utopie, contrairement à l’histoire de L’an 2240, qui se déroule dans le Paris de l’an 2240. L’Utopie de More est une île imaginaire, inventée par More lui-même. More signale ce caractère fictif de l’île entre autres dans les noms donnés aux sujets en Utopie : Amaurote ou « ville des brouillards », Anhydre ou « fleuve sans eau », et Ademe, le prince de l’Utopie qui s’appelle en fait « prince sans peuple »… La création d’une île imaginaire offre la possibilité de créer des institutions et de 48 lancer des idées entièrement nouvelles, comme par exemple l’idée de l’euthanasie, la répugnance pour les métaux précieux... Dans la tradition de l’utopie, la création d’une île ou d’un pays fictif est un procédé commun ; pensons par exemple à La Terre Australe connue (1676) de Gabriel de Foigny. Les scènes dans L’an 2240, par contre, reflètent Paris en l’an 2440. A l’aide d’un rêve, Mercier se projette comme personnage éponyme dans le futur, dans un décor réel et existant, notamment dans la ville de Paris. Mercier, l’écrivain, prend comme base de son utopie des monuments et des bâtiments, des coutumes et des institutions, communs au XVIIIe siècle et à partir desquels il bâtit sa nouvelle société. En utilisant Paris comme cadre, un décor familier pour ses lecteurs, Mercier peut innover, adapter et critiquer les coutumes et institutions du XVIIIe siècle. La religion constitue également un élément important dans la société rénovée. Le décor de L’an 2440 se situe donc dans le cadre fictif du temps mais il se situe en même temps dans le cadre historique de l’entourage. Comme nous venons de le décrire dans le troisième chapitre « L’exemple de l’utopie française ; L’an 2240 : rêve s'il en fut jamais de Louis-Sébastien Mercier », le voyage à l’aide du temps ou « uchronie » est un procédé qui se développera à partir du XVIIIe siècle. Nous notons également que les relations de temps que More et Mercier établissent ne sont pas du même ordre. Ainsi, More met en scène Hythlodée, un marin qui vient de rentrer d’Utopie. Hythlodée raconte donc une expérience qu’il a vécue récemment. En d’autres termes, l’Utopie est une société qui existe, pour ainsi dire, au moment où Hythlodée fait un compte rendu de ses aventures. Hythlodée compare donc l’Angleterre de 1515 avec l’Utopie de 1515. Tel est le procédé dans l’utopie classique. À ce niveau, L’an 2240 est interprété d’une autre façon. Le personnage Mercier, qui vit à Paris en 1770, rêve d’une société idéale en 2240. Comme le rêve entraîne un bond dans le temps, cet effet uchronique permet à Mercier de faire contraster le XVIIIe siècle avec le XXIIIe siècle. Ce contraste permet d’accentuer la progression que l’humanité a connue. A partir de cette progression que Mercier oppose à l’état barbare du XVIIIe siècle, l’écrivain élabore des critiques sur l’époque dans laquelle il vit. Ces critiques se situent à trois niveaux. Trois fois, la critique est prononcée par un autre « personnage ». Premièrement, les critiques sont prononcées par le guide, qui montre à Mercier le Paris de l’an 2240. A plusieurs reprises, le guide exprime son mépris pour la culture du XVIIIe siècle. Parfois, il fait référence aux habitants de Paris du XVIIIe siècle comme à des « barbares ». 49 On s’est étonné que le monstre noir qui dévore la veuve et l’orphelin ait joui si longtemps d’une coupable impunité. On ne conçoit pas qu’un procureur ait pu traverser paisiblement la ville sans être lapidé par quelque main désespérée.108 - Messieurs, permettez moi de défendre mon siècle, du moins ce qu’il avait de louable. Nous avons eu, je crois, des hommes vertueux, des hommes de génie ? - Oui, mais, barbares ! vous les avez tantôt méconnus, tantôt persécutés. […]109 Deuxièmement, il y a des critiques de la part de Mercier, le personnage principal. Mercier admire les innovations de l’an 2240. En les admirant, il compare souvent la situation en 2240 avec celle de 1770. Ainsi, Mercier ne se retient pas pour critiquer le monde de l’an 1770. Troisièmement, c’est Louis-Bastien Mercier lui-même, l’écrivain, qui éreinte de façon directe des situations inacceptables de l’an 1770. Il ajoute sa critique, souvent orientée contre des pratiques de la réalité quotidienne, au récit dans des notes en bas de page. Je ris de pitié en voyant donner tant de beaux projets de politique sur l’agriculture et la population, tandis que les impôts, plus énormes que jamais achèvent d’enlever au peuple le prix de sa sueur et que les grains sont augmentés par le monopole de ceux qui ont entre leurs mains tout l’argent du royaume. Faut-il crier à ces oreilles superbes et endurcies : liberté entières, absolue du commerce et de la navigation ! diminution des impôts !110 Dans ces notes en bas des pages il ose même s’adresser à une personne en particulier. Dans ce cas-ci, Mercier vise Richelieu, mort depuis 1642, qui a causé autrefois des dégâts à l’Etat en détrônant Louis XVIII. O cruel Richelieu, triste auteur de tous nos maux, que je te hais ! que ton nom afflige mon oreille ! Après avoir détrôné Louis XIII, tu as établi le despotisme en France. Depuis ce temps la nation n’a rien fait de grand, car que peut-on attendre d’un peuple composé d’esclaves !111 Ces trois manières de critiquer ouvertement l’établissement du XVIIIe siècle sont conçues différemment dans l’Utopie de More. More a divisé son Utopie en deux parties, dont la première est le livre où il dénonce la cruauté du système pénal, la politique des moutons, la politique extérieure et le problème de la propriété privée. Sa critique est, comme chez 108 Louis-Sébastien Mercier, L’an 2440 : Rêve s’il en fut jamais, Paris, Editions France Adel, 1977, p.88 Ibid.p.74 110 Ibid.p.248 111 Ibid.p.81 109 50 Mercier, très violente. Le deuxième livre se limite à la description de l’Utopie et quelques références cachées à la réalité anglaise. Il est plausible d’accepter que le décor « historique » et une autre conception du temps (l’uchronie) par rapport à l’utopie classique sont entre autres à la base d’un déplacement dans les caractéristiques générales de l’utopie. 2. Neuf caractéristiques générales de l’utopie Nous reprenons les neuf caractéristiques générales de l’utopie que distingue Raymond Trousson112 et nous les appliquons à L’an 2240 de Mercier. Parfois, nous référons à l’ « utopie classique », telle que nous la connaissons par exemple dans l’Utopie de More, pour mettre en évidence le glissement dans les caractéristiques. 1. L’insularisme L’insularisme est une des caractéristiques principales de l’utopie. L’insularisme sert à créer un éloignement géographique, de sorte que le monde utopique, pur et parfait, se sépare du monde corrompu. L’an 2240 ne se situe pas sur une île mais il est en fait un long rêve sur les évolutions éventuellement réalisées dans l’an 2240. Dans le choix du « rêve » comme procédé pour se projeter dans un autre monde, nous pouvons observer la même volonté d’éloignement. Or, dans ce cas-ci, cet éloignement n’est pas géographique, comme c’est le cas dans l’insularisme proprement dit, mais il s’agit d’un éloignement temporel rendu possible dans le rêve. 2. L’autarcie économique L’économie agricole, l’agriculture et la vie à la campagne, font partie des fondements de l’Utopie et de la société dans L’an 2240. 112 Raymond Trousson, Histoire des littératures modernes : l'utopie, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1991, p.46-50 51 J’habite une petite maison de campagne, qui ne contribue pas peu à mon bonheur. Elle a deux points de vue différents : l’un s’étend sur des plaines fertilisées où germe le grain précieux qui nourrit l’homme. […]113 Quoique l’utopie classique tente de répondre à ses propres besoins en privilégiant une économie autarcique, Mercier opte pour une économie qui permet le libre échange avec l’étranger. - Le pain, est-il cher ? - Il reste presque toujours le même prix parce qu’on a sagement établi les greniers publics, toujours pleins en cas de besoin, et que nous ne vendons pas imprudemment notre blé à l’étranger, pour le racheter deux fois plus cher trois mois après. On a balancé l’intérêt du cultivateur et celui du consommateur, et tous deux y trouvent leur compte. L’exportation n’est pas défendue, parce qu’elle est très utile ; mais on y met des bornes judicieuses. […] Le commerce répand ses trésors d’Amsterdam à Nantes, et de Rouen à Marseille.114 Or, malgré la possibilité de faire du commerce, cette société rêvée évite la surproduction, de sorte qu’elle ne tombe pas dans le gaspillage. Nous notons également cette même attitude envers le gaspillage et la surproduction dans l’Utopie de More. Vous voyez ces marchés abondamment pourvus de toutes choses nécessaires à la vie […]. On ne connaît point cette insatiable avidité d’enlever trois fois plus qu’on ne peut consommer : le gaspillage est en horreur.115 3. L’agencement géométrique L’ordre, la régularité et la symétrie sont des concepts élémentaires en utopie dans le but d’éviter toute forme d’anarchie. Cet ordre et cette régularité qui se traduisent à différents niveaux de la vie quotidienne, sont presque absents chez Mercier. Les citoyens ont une liberté plus étendue (voir aussi « La parfaite uniformité sociale »), par exemple en ce qui concerne l’emploi de leur temps libre. Il est remarquable que Mercier impose peu de régularité : ni horaire rigoureux, ni vêtements identiques pour tout le monde… des éléments que More impose à ses Utopiens. Il va de soi que Mercier ne peut pas concevoir une ville symétrique, telle que More l’a fait avec son Amaurote, puisque Mercier fait usage du plan de ville existant 113 Louis-Sébastien Mercier, L’an 2440 : Rêve s’il en fut jamais, Paris, Editions France Adel, 1977, p.153 Ibid.p.131 115 Ibid.p.133 114 52 de Paris. Il est vrai que cette idée d’ordre et de régularité est chez Mercier plutôt une attitude mentale : Mais pour les enfants, il faut éloigner ce tableau ; il faut qu’ils contractent une habitude heureuse avec des notions d’ordre et d’équité, et en composer, pour ainsi dire, la substance de leur âme.116 4. L’institutionnalisme L’agencement géométrique implique dans une certaine mesure des règles et des lois. Elles sont généralement largement développées dans l’utopie classique. Ceci est également le cas dans L’an 2240. Les lois sont à la base de la société et elles servent d’abord à maintenir l’ordre social. A l’âge de quatorze ans, on nous lit les lois de la patrie. Chacun est obligé de les écrire de sa main, et nous faisons tous serment de les accomplir. Ces lois nous ordonnent de déclarer à la justice tout ce qui peut éclairer sur les infractions qui troublent l’ordre de la société, et ces lois ne poursuivent que celui qui lui porte un dommage réel. Nous renouvelons ces serments sacrés tous les dix ans et, sans être délateurs, chacun de nous veille à la garde du dépôt respectable des lois.117 Paris en 2240 est régie par le roi et le sénat. Il est important de noter que les citoyens ont le droit de participer à la politique. De plus, tous les hommes sont égaux devant la loi. L’administration des affaires, tant politiques que civiles, est confiée au Sénat, et le monarque armé du glaive veille à l’exécution des lois. […] Le citoyen n’est point séparé de l’Etat, il fait corps avec lui : aussi faut-il voir avec quel zèle il se porte à tout ce qui peut intéresser à sa splendeur. […] Les lois règnent, et aucun homme n’est au-dessus d’elles, ce qui était un inconvénient affreux dans vos gouvernements gothiques. Le bonheur général de la patrie est fondé sur la sûreté de chaque sujet en particulier ; il ne craint point les hommes, mais les lois, et le souverain lui-même les aperçoit au-dessus de sa tête.118 116 Louis-Sébastien Mercier, L’an 2440 : Rêve s’il en fut jamais, Paris, Editions France Adel, 1977, p.79 Ibid.p.94 118 Ibid.p.218 117 53 5. La parfaite uniformité sociale L’utopie aspire à une parfaite unité sociale, ce qui revient à éviter toutes les oppositions entre les utopiens. Les exemples par excellence sont l’élimination des classes sociales, un nombre réduit de professions, des activités organisées pour tous les habitants… Mercier n’opte pas pour une uniformité sociale parfaite, telle que nous la rencontrons dans d’autres utopies. D’une part, Mercier opte pour une profession, l’agriculture, qui est exercée par la majorité de la population, ce qui crée une certaine forme d’uniformité entre ses utopiens. Il est une profession commune à presque tous les citoyens, c’est l’agriculture, prise dans le sens universel.119 D’autre part, l’écrivain maintient l’idée de la division de la société en classes. Néanmoins, il ajoute la nuance que ces classes ne s’exploitent pas, comme c’était le cas dans la société réelle. Mercier parle aussi d’une égalité entre les habitants à leur naissance et à leur mort. […] la paresse bannie, chaque individu connaît de doux loisirs, et aucune classe ne se trouve écrasée pour supporter l’autre.120 A la mort toute distinction cesse et nous ramène à cette égalité que la nature a mise parmi ses enfants.121 6. Le dirigisme absolu En utopie classique, la liberté de l’individu est contrôlée par l’Etat et réduite au minimum. La liberté économique, sociale, morale et familiale bridées impliquent la négation de l’individu. Dans la ville de Paris en 2240 par contre, il n’y a plus question du dirigisme absolu. Mercier défend, entre autres, et très différemment de l’utopie classique, la liberté de la presse, la liberté de pensée, l’exploration de la nature (voir fragment antinaturisme), le commerce international, le citoyen faisant partie de l’Etat (voir fragment institutionnalisme)... On l’a tant de fois prouvé : la liberté de la presse est la vraie mesure de la liberté civile.122 La pensée est sans contredit de toutes les propriétés de l’homme la plus essentielle et la plus incontestable. C’est celle qui le distingue éminemment des autres êtres 119 Louis-Sébastien Mercier, L’an 2440 : Rêve s’il en fut jamais, Paris, Editions France Adel, 1977, p.132 Ibid.p.133 121 Ibid.p.151 122 Ibid.p.70 120 54 partageant la terre avec lui. Comment le despotisme a-t-il conçu le projet de dépouiller l’homme de cette faculté qui fait son unique grandeur ?123 Nous pouvons donc conclure que la liberté de l’individu est un aspect fondamental dans L’an 2240. 7. Le collectivisme Le collectivisme vise la possession commune pour tous les utopiens, de sorte que l’inégalité ne puisse pas s’installer. Le but final est donc d’établir le bonheur pour tous en utopie. Nous pouvons retrouver quelques traces de cette forme de collectivisme dans l’œuvre de Mercier : pensons par exemple à la constitution des greniers publics de blé. Néanmoins, ce collectivisme dans le sens de la « possession commune » est limité chez Mercier, puisque la liberté de l’individu est très importante. Le bonheur, qui est en utopie classique la conséquence logique de la possession commune, est bien présent dans L’an 2240. Les « chants d’allégresse »124 des agriculteurs travaillant sur les champs et les « visages riant »125 dans les villages prouvent le bonheur des Parisiens de 2240. Mercier fait souvent référence au bonheur dans son utopie. Pourtant, L’an 2240 présente aussi des scènes moins heureuses, comme l’exécution du criminel. Ces événements tristes génèrent aussi une certaine solidarité, une cohésion entre les habitants. Alors les cloches de la ville recommencèrent leur son funèbre, les tambours répétèrent leur marche lugubre, et les gémissements d’un peuple nombreux se mêlant dans l’air à ces déplorables accents, on eût dit que la ville touchait à un désastre universel.126 8. Le culte de la pédagogie L’utopie classique offre une formation à chacun des habitants. Cette formation est dispensée par l’Etat. Mercier, qui base son utopie sur les institutions de Paris en 1770, reprend les institutions pédagogiques existant à ce moment, notamment le collège des Quatre nations, l’université et l’Ecole militaire. Ces institutions peuvent subir des changements ou bien être absentes du rêve de Mercier. Ainsi, l’université disparaît. Le collège des Quatre nations, ou l’on enseignait alors le grec et le latin, a reçu un programme adapté. En 2240, l’on y enseigne l’italien, l’anglais, l’allemand et l’espagnol, en d’autres termes, des langues vivantes. L’Ecole 123 Louis-Sébastien Mercier, L’an 2440 : Rêve s’il en fut jamais, Paris, Editions France Adel, 1977, p.328 Ibid.p.133 125 Ibid.p.133 126 Ibid.p.98 124 55 militaire est aussi profondément réorganisée. Dans l’ensemble, les changements visent une formation plus pratique. On apprenait aux enfants une infinité de connaissances qui ne servent de rien au bonheur de la vie. Nous n’avons choisi que ce qui pouvait leur donner des idées vraies et réfléchies. On leur enseignait à tous indistinctement deux langues mortes, qui semblaient renfermer la science universelle, et qui ne pouvaient leur donner la moindre idée des hommes avec lesquels ils devaient vivre. Nous nous contentons de leur enseigner la langue nationale et nous nous permettons de la modifier d’après leur génie parce que nous ne voulons pas des grammairiens, mais des hommes éloquents.127 9. L’antinaturisme Comme les utopiens adorent l’ordre et la régularité, ils manifestent par conséquent une répugnance pour l’anarchie et le désordre qui règnent dans la nature. L’agencement géométrique est fondamental dans la société utopique. Cependant, Mercier ne ressent pas la nature comme quelque chose d’anarchique. Il éprouve plutôt de l’admiration pour la nature et pour l’homme. Ainsi, l’éclipse de lune est conçue comme quelque chose de spectaculaire et de merveilleux. Il stimule même la recherche sur cette nature. Alors la scène change : on apporte un microscope ; on lui découvre un nouvel univers, plus étonnant, plus merveilleux encore que le premier. Ces points vivants que son œil aperçoit pour la première fois, qui se meuvent dans leur inconcevable petitesse, qui sont doués des mêmes organes appartenant aux colosses de la terre, lui présentent un nouvel attribut de l’intelligence du Créateur.128 L’expression des émotions, qui est parfois considérée dans la littérature comme la perturbation de l’ordre, est possible dans L’an 2240. Le prélat avança vers le peuple, et choisit ce moment pour faire un discours véhément et pathétique sur le danger des passions. Il était si beau, si vrai, si touchant, que tous les cœurs étaient saisis d’admiration et de terreur.129 127 Louis-Sébastien Mercier, L’an 2440 : Rêve s’il en fut jamais, Paris, Editions France Adel, 1977, p.77-78 Ibid.p.120 129 Ibid.p.98 128 56 Conclusion En comparant neuf caractéristiques générales de l’utopie avec L’an 2240, nous constatons que L’an 2240 accepte et réfute quelques-unes de ces caractéristiques. Ainsi, comme l’utopie classique, Mercier incorpore dans son utopie l’idée de l’agriculture et de la vie à la campagne, de l’économie autarcique et de l’importance des lois, du bonheur réalisé par la société et d’une formation pour tous les utopiens. Or, Mercier réfute plus de caractéristiques utopiques qu’il n’en accepte. En général, Mercier n’est pas fixé sur une utopie symétrique, qui se base sur l’ordre et sur une unité parfaite. En effet, Mercier maintient les classes sociales et il fait grand cas de la liberté de l’individu. L’échange libre avec l’étranger et l’admiration pour la nature sont deux aspects inconcevables dans l’utopie classique mais fondamentaux dans le récit de Mercier. Le guide, disant: « La liberté et le bonheur appartiennent à qui ose les saisir »130 fait preuve des convictions nouvelles qui règnent à Paris en 2240. Le déplacement des caractéristiques utopiques, que nous avons lié à un décor et une conception de temps changeants, exprime la naissance de l’uchronie. 3. Les caractéristiques romanesques Nous appliquons à L’an 2240 de Mercier quatre caractéristiques romanesques qui caractérisent l’utopie classique, comme la description, le narrateur, le héros et la dimension temporelle. De cette manière, nous découvrons dans quelle mesure les caractéristiques romanesques de l’utopie classique se sont modifiées, en d’autres termes, dans quelle mesure l’utopie a glissé vers un genre plus romanesque. Pour mettre en lumière ces changements, nous comparons L’an 2240 avec l’Utopie de More. 1. Description versus narration Comme expliqué dans le premier chapitre consacré à « L’utopie comme genre littéraire ? », l’utopie connait une tradition essentiellement descriptive. C’est en effet à l’aide des descriptions qu’elle reflète et projette un monde dans l’esprit du lecteur. Afin 130 Louis-Sébastien Mercier, L’an 2440 : Rêve s’il en fut jamais, Paris, Editions France Adel, 1977, p. 214 57 d’atteindre ce but, l’intrigue et l’action sont évacuées. En évoluant, l’utopie tend à rompre ces descriptions longues et monotones en insérant des questions posées par le visiteur. De cette manière, le héros est également impliqué dans l’histoire. Nous pouvons décrire l’évolution d’une utopie constituée d’une longue description vers une utopie plus animée à l’aide de l’Utopie de More et de L’an 2240 de Mercier. L’Utopie est divisée en deux livres. Le premier livre, qui comprend une critique contre l’Angleterre, est un dialogue entre humanistes More, Hythlodée, Pierre Gilles, un cardinal… Ce livre comporte de la narration. Le deuxième par contre, dans lequel Hythlodée raconte ses aventures et décrit l’Utopie, ne contient qu’une longue description, donc un monologue de Hythlodée, commençant par Il resta un instant silencieux à réfléchir, puis, nous voyant attentifs et avides de l’entendre, il dit ce qui suit.131 et finissant par Telle fut la relation de Raphaël.132 En comparant l’Utopie avec L’an 2240, nous constatons une évolution. Mercier introduit un personnage « guide » qui fait le tour de Paris avec Mercier, le personnage principal. Mercier pose des questions à son guide, qui lui répond de façon circonstanciée. Les réponses s’étalent parfois sur une page entière. Après la réponse, Mercier pose une nouvelle question, ou s’étonne d’une innovation. Les interventions de Mercier dans le livre sont donc plutôt restreintes et se limitent à des questions, de brèves observations, des remarques… Néanmoins, l’introduction des questions et des observations de la part du « visiteur » établissent une certaine interaction entre le « visiteur » et le guide, le « natif ». Les personnages sont donc d’une importance minime. Wolfgang Kayser, qui a caractérisé l’utopie comme un « Raumroman », explique que l’espace occupe le rôle principal dans l’utopie. Il souligne que le principe structural de ce type de roman est l’addition basée sur l’enchaînement de différents éléments. Un roman proprement dit, par contre, est centré sur un enchaînement d’événements progressifs qui mènent vers une catastrophe et un dénouement. L’Utopie de More comme L’an 2240 illustrent cette théorie de Kayser. En étudiant les tables des matières des deux utopies, nous constatons que ces romans ne sont qu’une énumération d’aspects présents dans la société, qui seront décrits en détail. 131 Thomas More, Le traité de la meilleure forme de gouvernement ou l’utopie (traduit et commenté par Marie Delcourt, p.56 132 Ibid.p.152 58 l’Utopie133 L’an 2240 L’île – Les villes – La vie à la campagne Chapitre III : Je m’habille à la friperie Amaurote Chapitre IV : Les portefaix Les magistrats ; Le travail Chapitre V : Les voitures Population – Colonies Chapitre VI : Les chapeaux brodés Marchés, repas, hôpitaux Chapitre VII : Le pont débaptisé … … Il est remarquable, mais selon Wolfgang Kayser dans les possibilités du genre, que Mercier ajoute en 1786 encore quelques chapitres à son œuvre éditée en 1770. Cette addition prouve encore une fois que l’utopie est dépourvue d’intrigue. Comme le formule Raymond Trousson : « Il n’y a ni épisodes, pas de point culminant ni de dénouement. La vision est « plate », l’exposé purement théorique »134. Même au XVIIIe siècle, cette utopie ne bénéficie pas de caractéristiques élémentaires du genre romanesque. Sur ce point, nous constatons donc peu de changements par rapport à l’Utopie de More. Finalement, et en relation avec la description, nous étudions l’appauvrissement de la réalité dans l’Utopie et L’an 2240. Raymond Trousson attribue cet appauvrissement au fait que la description des utopistes est axée sur les aspects les plus importants. Dans l’Utopie de More, nous observons clairement cet appauvrissement. L’Utopie n’est qu’une pure description de l’île et de son côté remarquable. Hythlodée enchaîne une scène après l’autre, décrivant chaque fois un autre aspect de l’Utopie. Dans L’an 2240, nous constatons ce même procédé. Le guide mène Mercier vers différents lieux. Bien que ces quelques aspects soient bien élaborés, le lecteur ne reçoit qu’une vision partielle de la réalité utopique ; cette utopie nous raconte par exemple très peu sur l’organisation sociale de la vie quotidienne. 2. Le narrateur Vu que la description est un élément fondamental dans l’utopie, on y fait usage d’un narrateur. Celui-ci se caractérise par son caractère omniscient. Les narrateurs de l’Utopie et de L’an 2240 se distinguent. Le narrateur dans l’Utopie, Hythlodée, est un marin qui a amassé ses informations sur l’île à l’occasion d’un long séjour en Utopie. Son discours est long et 133 More n’a pas divisé le livre en chapitres. Les éditons ultérieures l’ont donc fait arbitrairement. Nous suivons ici la division de Marie Delcourt. (voir : Thomas More, Le traité de la meilleure forme de gouvernement ou l’utopie (traduit et commenté par Marie Delcourt)) 134 Raymond Trousson, D’Utopie et d’Utopistes, Paris, Editions L’Harmattan, 1998, p.29 59 neutre. Le narrateur de L’an 2240 par contre, est un citoyen de l’utopie. Il raconte au personnage principal Mercier le fonctionnement de la société (celle du XXIIIe siècle). De plus, ce guide connaît le fonctionnement de la société du XVIIIe siècle et il formule en même temps ses critiques sur cette société. 3. Le héros La représentation du héros et des personnages en général en utopie se réduit dans la plupart des cas à quelques traits basiques. Par conséquent, la psychologie du personnage est également plate. Raymond Trousson estime que la personnalité du protagoniste ne joue aucun rôle, ne change rien au monde visité et n’est même pas modifiée par lui. Invariablement, description et discussion remplacent l’expérience et le roman s’avère incapable d’assurer en utopie l’autonomie du héros.135 Nous savons de Hythlodée qu’il est un homme savant (il sait le latin et le grec), originaire du Portugal, qui accompagne Améric Vespuce pendant ses expéditions. Le personnage principal Mercier, de son côté, est un Parisien et il a les « cheveux blanchis, deux os saillants audessous des yeux, un long nez et une couleur pâle et blême répandue sur toute sa figure »136. Les personnages sont donc esquissés en quelques mots en décrivant un seul aspect comme leur passé ou leur physionomie dans ces cas-ci. Il n’est pas question d’émotions ou de raisonnements personnalisés établis par les héros. Or, Mercier, le personnage, est un personnage psychologiquement plus élaboré par rapport à Hythlodée. Comme nous l’avons déjà mentionné, Mercier pose des questions au guide, il fait des observations et des remarques. Son personnage est donc plus individualisé, plus marqué psychologiquement. Néanmoins, le caractère reste une figure très vague. Malgré la psychologie plate, le héros se caractérise par son admiration aveugle pour la culture qui s’est développée en utopie. Mercier, le personnage, éprouve également ce grand enthousiasme pour la mode de vie et pour l’évolution réalisées en 2240. Oh ! mon siècle éprouvait les plus grandes difficultés à la moindre entreprise, on faisait les plus rares préparatifs pour annoncer avec pompe un avortement. Un train de sable arrêtait le mouvement des ressorts les plus orgueilleux. On bâtissait les plus belles choses en spéculation et en langue où la plume semblait l’instrument universel. 135 136 Raymond Trousson, D’Utopie et d’Utopistes, Paris, Editions L’Harmattan, 1998, p.33 Louis-Sébastien Mercier, L’an 2440 : Rêve s’il en fut jamais, Paris, Editions France Adel, 1977, p.45 60 Tout a son temps. Le nôtre était celui des innombrables projets ; le vôtre est celui de l’exécution. Je vous en félicite. Que je me sais bon gré d’avoir vécu si longtemps !137 Dans l’Utopie de More, Hythlodée exprime cette admiration d’une façon sporadique et plus subtile que Mercier. Les Utopiens entretiennent admirablement leurs jardins, où ils cultivent des plants de vigne, des fruits, des légumes et des fleurs d’un tel éclat, d’une telle beauté que nulle part ailleurs je n’ai vu pareille abondance, pareille harmonie. 4. La dimension temporelle Une des caractéristiques de l’utopie est l’élimination de la dimension du « temps ». En éliminant la dimension temporelle, l’utopie supprime également l’idée d’évolution. En d’autres termes, le monde utopique « est », de façon définitive. Ceci implique que le temps, l’évolution a laissé la place à « l’éternité heureuse »138. Sur ce point, Mercier et More adoptent un point de vue opposé. Comme d’habitude, l’Utopie de More suit les règles conventionnelles de l’utopie. Le lecteur a l’impression que la société s’est ancrée et que la vie quotidienne est un procédé routinier. Mercier, l’écrivain, par contre, insiste précisément sur le progrès accompli à travers les années. Comme déjà démontré, Mercier, le personnage principal, éprouve une grande admiration pour les innovations réalisées pendant ces huit siècles dans la ville de Paris. L’évolution du système, le progrès essentiel pour sauver la société de la barbarie selon Mercier, est un élément central dans L’an 2240. En critiquant l’an 1770 et en adorant l’an 2240, Mercier l’écrivain exprime son espoir dans le progrès. Cette idée de la foi profonde dans le progrès cadre dans les pensées des Lumières. Conclusion Pour conclure, nous pouvons dire que l’Utopie et L’an 2240 partagent généralement les mêmes caractéristiques romanesques. Ainsi, les deux utopies sont essentiellement basées sur des descriptions, ce qui provoque un appauvrissement de la réalité. De plus, la psychologie des héros est très peu élaborée mais elle est cependant caractérisée par l’admiration pour l’utopie. En outre, les utopies commentées partagent le fait d’avoir un narrateur omniscient. Comme nous l’avons déjà montré, ces ressemblances s’accompagnent également de quelques divergences. Ainsi, Mercier introduit un modèle de question-réponse qui interrompt la description monotone, la psychologie de son héros est plus travaillée et le 137 138 Louis-Sébastien Mercier, L’an 2440 : Rêve s’il en fut jamais, Paris, Editions France Adel, 1977, p.58 Raymond Trousson, D’Utopie et d’Utopistes, Paris, Editions L’Harmattan, 1998, p.32 61 narrateur reçoit une autre fonction. Quant à l’interprétation de la dimension du temps, More et Mercier s’opposent radicalement. Là où More proclame le caractère permanent de l’Utopie, Mercier persiste dans le progrès. Bref, nous ne constatons qu’un glissement limité dans les caractères romanesques en comparant l’Utopie et L’an 2240. 62 Conclusion Nous pouvons conclure ce mémoire en quatre points. Premièrement, dans le but de comprendre comment s’est développé une tradition littéraire à partir de l’Utopie de More, nous avons d’abord consulté quelques dictionnaires écrits entre le XVIe et le XVIIIe siècle en ce qui concerne la signification du mot « utopie ». Ainsi, nous pouvions nous former une impression générale de la façon dont l’utopie est aperçue dans la société. Nous avons constaté qu’au XVIe siècle, le dictionnaire A Dictionarie of the French and English Tongues de Randle Cotgrave incorpore le mot « utopie » en limitant la signification de l’« Utopie » à une signification métaphorique, celle de « pays fictif, imaginaire » au lieu de « société idéale ». En plus, le nom propre de l’île « Utopie » est récupéré dans des romans alors que le lien entre ce nom, employé dans le roman et l’Utopie se perd souvent. Au XVIIe siècle, il se développe une riche production d’utopies, mais ceci ne se reflète pas dans la dénomination : l’utopie est définie comme « traité politique », « voyage imaginaire » ou « république imaginaire ». Au XVIIIe siècle, l’utopie gagne de l’importance : de nouvelles traductions de l’Utopie de More paraissent et le terme « utopie » surgit dans plusieurs dictionnaires, qui suggèrent parfois que l’ « utopie » peut être caractérisée comme un genre. Au XIXe siècle, le terme « utopie » et ses dérivés sont en proie aux idéologies communistes. En bref, dans aucun dictionnaire, l’utopie n’est définie comme un « genre ». De plus, la définition de l’utopie est très fluctuante et imprécise. Dans le but de voir clair dans les définitions que le mot « utopie » a acceptées, souvent désignées comme « genre » et « idéologie », Raymond Ruyer propose une division des significations de l’ « utopie » en « mode utopique », qui reflète la réalité inventée tant qu’elle pourrait être, et en « genre utopique », qui présente une correction théorique de la réalité. En esquissant l’évolution de la tradition utopique et en recherchant un genre littéraire utopique, nous avons allégué l’apparition de l’utopie comme classique et comme nom propre comme des faits importants qui témoignent d’un grand intérêt du public et des écrivains pour l’utopie. Or, ni dans la conscience des écrivains, ni dans les théories des théoriciens littéraires nous retrouvons des références claires à un « genre utopique ». Ceci peut être dû aux critères trop vagues qui définissent l’utopie. Malgré l’absence de références 63 conscientes à un genre utopique, les écrivains construisent durant le XVIIe et le XVIIIe siècles inconsciemment mais progressivement une « série utopique », composée de « grands textes » utopiques. Ainsi, les écrivains reconnaissent une tradition d’œuvres utopiques et s’y inscrivent. Dans cette mesure, nous pouvons donc parler d’un « genre » utopique. Après avoir examiné dans quelle mesure nous pouvons parler d’un genre utopique, nous avons parcouru l’évolution de l’utopie en ce qui concerne les caractéristiques romanesques. Dans une première phase de l’évolution de l’utopie, Raymond Trousson pose que « les premières utopies se caractérisent par l’absence quasi complète des éléments propres au roman » et qu’elles sont dépourvues d’intrigue, d’action et de personnages. Dans une deuxième phase, qui se situe vers le XVIIe siècle, l’utopie est influencée par la structure du récit de voyage imaginaire. Dans ce stade, l’utopie est truffée d’éléments propres au genre romanesque, comme la précision et de la crédibilité. Ainsi, les écrivains ajoutent des renseignements savants et les utopistes attachent plus d’importance à la présentation du héros. Un autre élément romanesque important est la description dans l’utopie. Quoique le genre romanesque se caractérise normalement par la narration, la description est plus élémentaire dans l’utopie. En effet, le but du voyage du personnage principal de l’utopie est de pouvoir décrire la société exceptionnelle qu’il y rencontre. La dénomination de « Raumroman », attribuée par Wofgang Kayser à l’utopie, est donc logique et met l’accent sur l’espace qui occupe une place essentielle dans l’utopie. Cette caractéristique typique permet en plus l’enchaînement de différents chapitres et éléments sans que l’équilibre du livre ou de l’histoire soit affecté. Dans une troisième phase, celle de l’utopie dès le XXe siècle, nous avons parlé de l’utopie moderne qui se présente sous sa nouvelle forme de l’anti-utopie. Cette anti-utopie met en question le monde parfait et idéal de l’utopie. Par conséquent, les caractéristiques romanesques sont adaptées : ainsi, le héros devient un personnage plus élaboré et le récit est doté d’une intrigue et évolue vers un point culminant. Après avoir constaté qu’une théorie sur le genre utopique est absente, nous avons achevé le chapitre « L’utopie comme genre littéraire » par une recherche sur la définition moderne de l’utopie. En étudiant les significations de l’utopie dans les dictionnaires du XVIe jusqu’au XVIIIe siècle, nous avons constaté dans le premier chapitre que les définitions étaient parfois longues et vagues. Nous nous attendions donc une définition enfin aboutie 64 aujourd’hui, après cette longue tradition d’études sur l’utopie. Or, à cet égard également, nous avons constaté qu’il n’existe pas de définition univoque et que les études spécialisées sur l’utopie indiquent parfois des contrastes violents en ce qui concerne une définition moderne de l’utopie. Voulant avoir une idée plus concrète des caractéristiques fondamentales de l’utopie, nous avons étudié les neuf caractéristiques de Raymond Trousson. Il s’agit de l’insularisme, l’autarcie économique, l’agencement géométrique, l’institutionnalisme, la parfaite uniformité sociale, le dirigisme absolu, le collectivisme, le culte de la pédagogie et « l’antinaturisme ». Ces neuf caractéristiques sont fortement liées entre elles. Deuxièmement, après avoir esquissé la tradition utopique et recherché la définition de l’utopie, nous avons étudié l’utopie-mère, l’Utopie et la vie de Thomas More. Son utopie a servi d’exemple à de nombreux utopistes et à des romanciers, ce qui résulte dans le développement de la tradition utopique, traitée ci-dessus. Dans le contexte de la naissance de l’Utopie, nous avons mentionné également les utopies Città del Sole de Tommaso Campanella et New Atlantis de Francis Bacon, écrites au début du XVIIe siècle. Ce sont les premières utopies, éditées après l’œuvre de More, qui innovent l’utopie. Città del Sole de Tommaso Campanella sait réunir la raison et la foi, New Atlantis de Francis Bacon fait confiance à un progrès devenu possible grâce à la science. Dans cette période de naissance de l’utopie, les récits des utopies se caractérisent par les mêmes éléments et les mêmes sujets : elles visent par exemple le bonheur, elles témoignent d’un esprit tolérant, font une place à la laïcisation de l’Etat, à la justice sociale, au collectivisme... Or, il est important de faire remarquer que l’utopie témoigne de l’anthropocentrisme en plein épanouissement: les problèmes humains, non religieux, occupent une place centrale dans l’œuvre. Citons par exemple les problèmes urbains, qui sont un aspect tout à fait neuf dans la littérature. Troisièmement, nous avons situé l’utopie dans le champ de la littérature française en choisissant comme exemple d’analyse L’an 2240, rêve s’il en fut jamais de Louis-Sébastien Mercier. En étudiant sa vie et son utopie, nous avons constaté qu’il est un homme de son temps : il témoigne des pensées des Lumières au niveau de la religion, de la science et de la philosophie tout en se débarrassant des conceptions du monde antiques et médiévales. Une étude de L’an 2240 révèle que Mercier intègre également ces pensées des Lumières dans cette œuvre : les évolutions achevées en 2240 reflètent l’espoir du siècle des Lumières et la foi d’un progrès possible. Or, Mercier est un juge sévère de son époque mais il 65 adresse sa critique de façon indirecte. Malgré la critique, L’an 2240 est tout d’abord une œuvre de confiance en l’avenir. L’an 2240 est une « utopie » remarquable pour la raison que cette œuvre ne se situe pas dans une île de « nulle part » comme c’était le cas de l’utopie telle que nous la connaissons depuis More. En effet, elle se situe dans un « plus tard ». Mercier donne naissance à l’uchronie. Cette nouvelle forme d’utopie émerge pour deux raisons : les utopistes sont à la recherche d’un renouvellement des caractères utopiques et en outre, le progrès et la foi dans le progrès s’annoncent comme nouvelles sources d’inspiration. Dans l’uchronie, la dimension temporelle devient la nouvelle base à varier infiniment : elle permet entre autres de voyager dans le temps. Chez Mercier l’uchronie ne prend pas encore sa forme définitive : le voyage dans le futur est réalisé à l’aide du rêve, qui est une étape intermédiaire. En quatrième lieu, après l’étude de Mercier et son uchronie, nous avons analysé cette uchronie à deux niveaux. Nous avons examiné le caractère utopique et le caractère romanesque de L’an 2240. Quant aux neuf caractéristiques générales de l’utopie proposées par Raymond Trousson, nous avons constaté un glissement clair imputable à la naissance de l’uchronie. Ainsi, nous avons observé que Mercier réfute plus de caractéristiques utopiques qu’il n’en accepte. Mercier n’est pas fixé sur une utopie symétrique basée sur l’ordre et sur l’unité parfaite et il stimule l’échange libre avec l’étranger. En plus, il admire la nature. Nous supposons que le décor « historique » et une autre conception de temps par rapport à l’utopie classique ont influencé les glissements dans ces caractéristiques. Quant aux caractéristiques romanesques, L’an 2240 et l’Utopie partagent généralement les caractéristiques romanesques que sont l’importance des descriptions, la psychologie des héros et le narrateur omniscient. Or, souvent Mercier y donne sa propre interprétation. Le changement le plus décisif introduit par Mercier est le caractère non permanent, donc progressif, de son utopie. Nous pouvons conclure que Mercier applique le plus souvent les caractéristiques romanesques et s’oppose par conséquent le plus aux caractéristiques utopiques. _____________________________________ 66 Bibliographie Livres Chris Ferns, Narrating Utopia, Liverpool, Liverpool University Press, 1999 Vita Fortunati, Dictionary of literary utopias, Paris, Champion, 2000 Jan Herman, L’épreuve du lecteur dans le roman d'Ancien Régime, actes du VIIIe colloque de la Société d'analyse de la topique romanesque Louvain-Anvers 19-21 mai 1994, Louvain, Editions Peeters, 1995 Gottfried Leibniz, Essais de théodicée, sur la Bonté de Dieu, la Liberté de l’Homme et l’Origine du Mal, Amsterdam, 1734 Louis-Sébastien Mercier, L’an 2440 : Rêve s’il en fut jamais, Paris, Editions France Adel, 1977 L’Utopie de Thomas Morus, chancelier d’Angleterre, idée ingénieuse pour remédier au malheur des hommes : & pour leur procurer une félicité complette, éd. Pierre van der Aa, Leyde, 1715 Thomas More, La description de l’isle d’Utopie, London, Mouton Éditeur, French Renaissance Classics, 1970 Thomas More, Utopia, Amsterdam, Athenaeum-Polak & Van Gennep, 2002 Jean-Michel Racault, L’utopie narrative en France et en Angleterre (1675 – 1761), Oxford, The Voltaire Foundation, 1991 Anne Staquet, L’utopie ou les fictions subversives, Zürich, Québec, Editions du Grand Midi, 2002 Raymond Trousson, Histoire des littératures modernes : l'utopie, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1991 Raymond Trousson, D’Utopie et d’Utopistes, Paris, Editions L’Harmattan, 1998 Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Editions de l’université de Bruxelles, 1999 I Editions critiques Académie française, Dictionnaire de L'Académie française, éds Bernard Brunet, Paris, 1762 Académie française, Dictionnaire de L'Académie française, éds J.J. Smits & Ce, Paris, 1798 Académie française, Dictionnaire de L'Académie française, éds Libraires éditeurs, Paris, 1835 Vita Fortunati, Dictionary of literary utopias, éds Vita Fortunati and Raymond Trousson, Paris, Champion, 2000 Paul Robert, Le nouveau Petit Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, éds Josette Rey-Debove et Alain Rey, Dictionnaires Le Robert, Paris, 2008 Articles Hélène Fragaki, « « L'île du soleil » : une parenthèse de temporalité insolite », Temporalités, 12, 2010 Michel Lallement, « Le songe du livrier », Temporalités, 12, 2010 Gunter Narr Verlag, « De l’utopie à l’uchronie : formes, significations, fonctions » ; actes du colloque d’Erlangen, 16-18 octobre 1986, Tübingen, Gulde-Druck GmbH, 1988 Sites http://www.larousse.fr/encyclopedie/nom-commun-nom/utopie/100497 http://www.larousse.fr/encyclopedie/litterature/utopie/177624 http://www.larousse.fr/encyclopedie/litterature/Mercier/171502 http://gr.bvdep.com/version-1/gr.asp http://pot-pourri.fltr.ucl.ac.be/itinera/Enseignement/Glor2330/Utopia/intro.htm II