La “Science nouvelle” de Vico face à la “mathesis universalis”

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La “Science nouvelle” de Vico face à la “mathesis universalis”
Noesis
8 | 2005
La « Scienza nuova » de Giambattista Vico
La “Science nouvelle” de Vico face à la “mathesis
universalis”
André Tosel
Éditeur
Centre de recherche d'histoire des idées
Édition électronique
URL : http://noesis.revues.org/120
ISSN : 1773-0228
Édition imprimée
Date de publication : 10 novembre 2005
ISSN : 1275-7691
Référence électronique
André Tosel, « La “Science nouvelle” de Vico face à la “mathesis universalis” », Noesis [En ligne],
8 | 2005, mis en ligne le 30 mars 2006, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://
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La “Science nouvelle” de Vico face à la “mathesis universalis”
La “Science nouvelle” de Vico face à la
“mathesis universalis”
André Tosel
NOTE DE L’ÉDITEUR
Les citations de la Scienza nuova sont données dans la traduction d’Alain Pons, Paris,
Fayard, coll. « L’esprit de la cité », 2001 .
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Nous devons encore nous interroger sur la revendication de scientificité que Vico réclame
pour sa grande œuvre. A première vue la revendication de nouveauté n’a rien de nouveau
dans les Temps Modernes qui ne tarderont pas à se nommer eux-mêmes die Neue Zeit, ni
celle de science. Les grands fondateurs ou refondateurs des XVIIe et XVIIIe siècles se sont
tous définis par rapport à l’idée de science nouvelle qui déborde la science de la nature
pour se faire métaphysique et/ou théorie de la connaissance depuis Bacon et son Novum
Organon, Galilée, Descartes, Leibniz, Locke, Newton. En ce qui concerne l’activité humaine,
un quasi contemporain de Vico, Montesquieu placera son chef d’oeuvre L’Esprit des lois
sous la rubrique de prolem sine matre creatam. La notion de science nouvelle recouvre des
significations différentes mais liées : elle désigne d’abord régionalement la science
mathématique de la nature, la physique, mais aussi la nouvelle théorie de la connaissance
partagée entre le rationalisme des idées a priori et l’empirisme de la genèse sensualiste
des idées. En dernier lieu elle s’identifie à la nouvelle métaphysique qui réunit une
théologie, une cosmologie, et une psychologie toutes trois posées comme rationnelles.
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Avec Vico ces trois déterminations sont formellement conservées mais explicitement
déplacées. Tout d’abord « la science nouvelle relative à la nature commune des nations »,
tel est son intitulé exact, n’est certes pas une physique mais elle entend bien produire le
savoir de l’agir humain en tant qu’elle étudie les relations intelligibles communes au
développement de toutes les nations, relations qui sont inscrites d’abord dans une
anthropologie fondée sur l’activité sémiotique et qui structurent les croyances
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religieuses, les moeurs, le droit, les langues, toutes fonctions saisies dans leur dimension
historique et enracinées dans le symbolisme mytho-poétique de l’imagination des
commencements barbares de l’humanité – l’âge des dieux et celui des héros. La méthode
nouvelle ensuite qui la commande implique bien une théorie de la connaissance qui unit
une dimension sémiotique élargie, ce que Vico nomme la philologie, et une construction
conceptuelle traitant le matériau rassemblé que Vico nomme philosophie, et qu’il spécifie
en rapport au thème moderne de la critique comme « nouvel art critique métaphysique ».
Enfin la prétention de remplacer la métaphysique traditionnelle, antique et médiévale,
mais aussi la métaphysique moderne, toute aussi abstruse et abstraite, et ses trois
disciplines constitutives, se manifeste dans les appellations qu’invente Vico pour signifier
que la critique de la métaphysique abstraite à laquelle il procède se fait du point de vue
d’une nouvelle métaphysique qui a pour première désignation ou premier aspect d’être
une « théologie civile raisonnée de la Providence divine ».
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Ce déplacement est consigné par Vico lui-même qui substitue à la triple détermination –
nouvelle science de la nature, nouvelle théorie de la connaissance et nouvelle
métaphysique – une liste de sept aspects pour circonscrire la nouveauté de sa recherche
et son champ. Le Livre II consacré à la sagesse poétique traite de la « métaphysique
poétique » en sa première section et développe à partir d’elle les aspects généraux de la
scienza nuova. Au premier aspect mentionné, il convient d’ajouter les aspects suivants :
histoire idéale éternelle du cours suivi par les nations, philosophie de l’autorité, histoire
des idées humaines, critique philosophique assurant la compréhension de la théogonie
naturelle, système du droit naturel des gentes, principes de l’histoire universelle. Cette
liste n’est pas une simple classification, elle prétend identifier tous les aspects permettant
de regrouper sous leurs principes les connaissances telles qu’elles s’inscrivent dans le
commencement poétique et imposés par l’examen de ces connaissances mêmes
(paragraphes 374-390).
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On sait que c’est initialement par rapport à Descartes que la science vichienne s’est
constituée dès ses débuts. Elle semble vouloir en mimer sur d’autres bases et pour un
projet différent, voire inverse, la radicalité et l’ampleur. Descartes entend refonder la
métaphysique comme discipline garantissant tout d’abord l’objectivité de la science
mathématique et physique dont il est fondateur époqual. Le moi théorétique est le
fondement épistémique d’une entreprise qui exige pour développer la connaissance des
divers domaines d’objet le fondement ontologique du Dieu vérace. La méditation
métaphysique est le forme élective de la philosophie, elle réfléchit la nouvelle méthode
qui s’est aidées des nouvelles règles pour la direction de l’esprit. Elle est liée
intrinsèquement au projet immense d’une mathesis universalis qui disqualifie les savoirs
marqués par la rhétorique et la dialectique et liés aux besoins humains manifestés par
l’histoire. L’arbre de la connaissance dont la métaphysique de l’ego véritatif et du dieu
vérace est la racine a pour branches la nouvelle science physique en voie de constitution
et d’élargissement et une science morale à constituer de la susbtance composée (corps et
âme) qui définit l’homme, rationnellement articulée autour du projet de se rendre comme
maître et possesseur de la nature, de se faire ingénieur d’une technologie sociale inouie.
Vico n’entend en rien céder en intention théorique forte et en rigueur épistémique face
au dessein grandiose de la mathesis universalis. Il substitue à l’idée cartésienne du savoir
une autre idée toute aussi radicale de la science, déplaçant vers l’histoire civile et son
premier commencement poétique ce que la métaphysique recherche du côté des
principes a priori et abstraits d’une théologie et d’une anthropologie rationnelles.
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Que Vico démarque l’idée moderne de mathesis universalis la preuve est donnnée
formellement par le fait que le Livre I de la Science nouvelle intitulé « De l’établissement
des principes » fait suivre la table chronologique portant sur les événements allant de
l’age des dieux et de celui des héros au début de l’age des hommes (I er siècle avant JésusChrist) de commentaires (section 1) et surtout de trois sections proprement théorétiques.
Tout d’abord, il s’agit des éléments ou axiomes qui sont comme le sang permettant de
donner vie au matériau chronologique (section 2) ; puis des principes (section 3) se
résumant dans la thèse que le monde des nations est fait par l’agir humain et qu’il repose
sur un ordre constitué de trois fonctions invariables, la croyance en un dieu provident, la
pratique du mariage qui arrache l’instinct sexuel à la bestialité pour lui faire faire
institution, et la pratique des sépultures marquant l’appropriation humaine de la terre
sous la lumière du ciel divin et la foi en une âme spirituelle perdurant après la mort. Enfin
est exposée la méthode qui a été mise au point dans le traitement conceptuel du matériau
historique et qui s’est traduite par la découverte des axiomes et des principes (section 4).
Cette méthode consiste à faire des conjectures sur le premier age de l’humanité
s’autoproduisant par l’invention de l’ordre symbolique et se perpétuant par le fait
providentiel que les institutions liées à des intérêts particuliers produisent un ordre qui
dépasse et intègre ces intérêts tant que la médiation par le tiers symbolique est effective.
Axiomes, principes, méthode, on a là la conceptualité propre à la science moderne
projetée sur le plan de la matière humaine produite lors des premiers ages.
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La détermination productive et auto-productive de l’ordre humain – qui est l’ordre des
institutions de l’humain informées par l’ordre symbolique du langage et des signes– fait
de la Scienza nuova une nouvelle science concrète de l’ordre dont l’esprit peut produire et
reproduire les raisons et les causes tout comme l’esprit géométrique peut produire
l’ordre de ses vérités abstraites. La référence à la mathésis semble alors mimer la
production du conatus au sein de la nature naturante et naturée dans l’Ethique de Spinoza
qui réduit la métaphysique abstraite au minimum nécessaire pour rendre compte de
l’ordre d’effectuation des conatus. Citons le texte où est développée l’analogie entre
géométrie et science de l’histoire comme histoire idéale éternelle exposée dans la section
4 (§ 349). La théologie civile raisonnée de la Providence divine prend l’aspect de
« l’histoire idéale éternelle que parcourent dans les temps les histoires de toutes les
nations dans leur naissance, leur maturité, leur décadence et leur fin. » Cette histoire est
soutenue par le principe de la production puisque « le monde des nations a été fait
certainement par les hommes » et que le savoir qui le concerne doit reproduire
idéalement, produire dans la pensée, cet ordre de production. L’ordre productif de la
pensée connaissante actualise les possibilités de production inscrites dans esprit humain
agissant historiquement : « la manière dont s’est formé ce monde doit se retrouver dans
les modifications de notre propre esprit humain, celui qui médite cette histoire se raconte
à lui-même cette histoire idéale, dans la mesure où il l’a faite pour lui-même en prouvant
qu’elle ‘«a dû, doit, devra’’, être ce qu’elle est. » L’identité dans la distinction entre le
principe de production effectif médiatisé par les puissances de l’esprit et le principe de
re-production théorique accompli par le même esprit qui s’est mis en position de
méditation succède au principe de production de vérités géométriques par l’entendement
réfléchi par le moi solitaire, sujet méditant de la vérité.
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La philososophie idéaliste, subjective et a priori, est abstraite parce qu’elle repose sur une
version abstraite et limitée du principe de production que la science nouvelle génralise et
réfléchit à son niveau pertinent, celui de l’histoire des nations. » Lorsqu’il arrive que celui
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qui fait les choses les raconte à lui-même, l’histoire ne peut être davantage certaine. » La
science nouvelle peut alors être comprise par analogie avec la géométrie. « Ainsi cette
Science procède tout comme la géométrie, qui, lorsqu’à partir de ses éléments construit
ou contemple le monde des grandeurs, fait ce monde pour elle-même, mais notre Science
le fait avec une réalité qui dépasse celle de la géométrie dans la même mesure où les
ordres qui concernent les affaires humaines ont une réalité qui dépasse celle des points,
lignes, surfaces, et figures. » Comment apprécier cette analogie qui avant tout entend
ménager la possibilité pour la science nouvelle d’être un savoir à la dignité égale à celle
de la géométrie, mais qui donne à la science nouvelle du faire humain une supériorité
ontologique ? Formellement les deux sciences, productives chacune de son monde, l’un
abstrait, l’autre supérieurement réel, relèvent d’une métaphysique du produire, l’une
référant le faire à l’ego véritatif, l’autre à la commune nature des nations. Toutes deux se
donnent pour objet un ordre produit dont il faut contempler le déploiement, le devenir
vrai. Mais il reste à penser la spécificité de l’ordre qui définit le contenu de l’histoire
idéale éternelle dont on sait qu’elle peut aussi être nommée théologie civile raisonnée de
la Providence divine ou philosophie de l’autorité ou histoire des idées humaines, ou
critique philosophique, ou système du droit naturel des nations paiennes, ou science des
principes de l’histoire universelle.
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Pour tenter de clarifier les choses partons d’une comparaison avec Descartes et plus
précisément avec la physique qui est une pièce essentielle de la mathesis universalis. Vico,
en effet, achève le cycle du cartésianisme en le niant dans la mesure où il introduit dans
sa science tout ce que Descartes en avait exclu en proposant de développer une science de
l’homme en termes psycho-physiques. Vico ne s’intéresse pas à la mise au point de la
science du composé humain que Descartes annonce à la fin du Traité du Monde, mais il
prend au sérieux le mouvement de ce Traité où Descartes se présente comme le délégué
hypothétique de Dieu et procède à l’enchaînement des moments par lequel le créateur
crée le monde et ses éléments selon les lois de la grandeur et du mouvement pour
concentrer l’humanité dans la libre subjectivité et la volonté morale. Descartes reproduit
par la pensée la genèse du monde physique jusqu’à la création de l’homme appelé à
participer à sa production en se faisant co-créateur à partir de lui-même. Depuis le texte
consacré aux disciplines fondamentales Vico soutient que Descartes pêche en faisant
preuve d’une double présomption ou vanité. D’une part, il s’imagine que la nouvelle
physique produit le savoir du monde tel qu’il est en soi, c’est-à-dire au sortir du geste
divin. Or, la science du monde ne peut être que conjecturale et purement relative puisque
stricto sensu seul Dieu peut connaître le monde parce qu’il l’a fait. D’autre part, Descartes
pose la nouvelle science du composé psycho-physique comme une anthropologie de la
subjectivité incarnée, destinée à la maîtrise et à la possession du monde, enfermée dans sa
solitude égologique constituante. Ce savoir ignore ce qui constitue le monde humain
comme monde déterminé ou certain, matérialisé dans son langage et sa littérarité (celle
qu’étudient la rhétorique, la topique, et la dialectique), dans ses institutions (droit,
religion, communautés familiales et politiques, Etat).
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Pour Vico il faut recommencer l’entreprise du savoir sans s’imaginer que le savoir
commence vraiment à partir du moment où l’ego entend construire l’édifice de la
connaissance sur des principes a priori purs séparés de toute condition de temps et de
lieu, à partir d’une coupure radicale entre erreur et vérité, imagination et raison. La
science nouvelle entend recommencer les commencements de la connaissance en partant
de la critique du commencement de l’ego véritatif qui se donne dans l’absoluité de sa libre
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décision le projet de la mathesis universalis. Cette critique concerne aussi le terme
suppposé de la mathesis, l’éthique scientifique qui entend composer l’idéal stoicien de
mortification des sens et de maîtrise totale des passions et l’idéal épicurien de satisfaction
raisonnée du désir individuel. Ce que dit Vico des stoiciens et des épicuriens vaut a
fortiori pour une éthique qui entend composer ces deux moments et qui demeure le fait
de « philosophes monastiques ou solitaires » (§130). Cette caractérisation demeure
énigmatique : s’il est facile de comprendre que Vico déplore l’incapacité de cette éthique
à se faire philosophie politique, que la mathesis universalis inclut une science de l’homme
incapable d’être une philosophie politique, la définition de la philosophie politique est en
apparence obscure puisque cette dernière est illustrée par les philosophes platoniciens et
consiste à s’accorder avec les législateurs en soutenant avec eux les trois principes de
législation suivants : « il existe une providence divine ; on doit modérer les passions
humaines et en faire des vertus humaines ; et enfin l’âme est immortelle ».
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La situation s’éclaire si l’on recourt à la réélaboration de la question du commencement
de la science telle que l’éclaire l’aspect de la science comme théologie civile raisonnée de
la Providence divine. La métaphysique en tant que méditation du cogito sum, deus est, a
raison sur un point. Les principes doivent être à l’abri du doute, mais lui Descartes ne sort
pas du doute ou il en sort par le recours à l’évidence divine posée comme idée innée à
l’intérieur de l’esprit. Ce que l’esprit ne peut mettre en doute c’est ce qu’il engendre, ce
qu’ il fait vrai lui-même, véri-fie en ses modifications pour autant que ces modifications
se traduisent dans la production du monde civil. On aura reconnu le texte le plus cité de
Vico. « Mais dans cette épaisse nuit de ténèbres qui recouvre l’antiquité première, si
éloignée de nous, apparaît cette lumière éternelle qui ne s’éteint jamais de cette vérité
qui ne peut en aucune façon être mise en doute : ce monde civil a certainement été fait
par les hommes et par conséquent on peut parce qu’on le doit trouver ses principes à
l’intérieur des modifications de notre propre esprit humain (§331). Or ce monde civil se
produit en son commencement barbare par une triple institution théologico-politique.
Les principes universels de la science nouvelle sont ceux qui découlent des premiers
commencements du faire humain et ceux-ci sont des institutions humano-divines, divines
parce que crues comme telles selon une fiction poétique littéralement archique,
institutions en ce qu’en elles et par elles l’humanité comme humanité faite de nations
barbares s’institue. Les hommes produisent comme choses sur lesquelles ils se sont
accordés et s’accordent toujours une trinité d’institutions ou « coutumes humaines » : la
croyance en une religion matérialisée en des rites de divination, les mariages certains par
lesquels la sexualité entre en institution et se subordonne à la famille, les sépultures
données aux morts qui fixent le partage de la terre sous le respect du ciel. Ce sont ces
trois législations qui sont des « coutumes éternelles et universelles ». Rationalisés elles
deviennent des principes métaphysiques. La science ne peut pas prendre pour principes
leur forme rationalisée et abstraites, surtout si cette forme repose sur l’oubli de la
dimension civile et politique de ces principes. Le commencement de la science ne peut
renvoyer à « l’ego cogito deus est » de Descartes. Il renvoie au commencement de
l’humanité qui se produit en produisant une religion civile informant les premières
institutions que sont la gens, son droit et sa morale, Facimus mundum civilem, fingemus deum
credimusque. pouvons-nous dire.
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Descartes a tout effacé de ce commencement pour lui en substituer un autre ; il a obligé la
civilité mytho-poétique des commencements à disparaître devant le fondement réflexif
de l’égoïté pure et universelle qui au terme de sa conquête du monde supposé maîtrisé ne
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retrouve qu’elle-même en sa libre subjectivité et se détermine comme pur désir solitaire
d’affirmation et de jouissance dans une civilité devenue a-civile.
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Là où Descartes par le doute hyperbolique faisait le vide de l’histoire, des préjugés de la
tradition et de l’enfance, des superstitions et des mythes véhiculées par les langues, pour
leur substituer le double fondement du cogito et du Dieu présent en notre entendment
comme idée de l’être le plus parfait, Vico fait le vide de ce vide et le remplace par le plein
du faire humain. Mais ce plein est à son tour tout d’abord plein de vide puisque il se perd
dans la nuit de l’antiquité. Il faut donc faire un autre vide qui concerne la boria delle
nazioni et la boria dei dotti. La première consiste en ce que « chaque nation considère
qu’elle est la plus ancienne et qu’elle a conservé ses traditions depuis le commencement
du monde » (§53). La seconde consiste en ce que les doctes « veulent que ce qu’ils savent
soit aussi ancien que le monde » (§59). Comment penser le commencement et remplir ce
double vide (celui des ténèbres qui émerge après l’élimination des deux vanités opérée
par la critique) ?
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Le vide est rempli par le recours aux fables d’origine qui sont communes aux nations et
qui ont pour noyau le grand récit de l’entrée en signification de la nature et du ciel
précisément. Les nations païennes dans la période qui suit le déluge du récit biblique ont
été fondées par des géants qui sont entrés en humanité en croyant à la divinité du ciel
tonnant et ont produit avec cette fiction (Jupiter) l’ordre des institutions humaines
(mariage et sépulture). S’appuyant sur la critique philologique qui témoigne d’un même
fonds commun de croyance et de coutumes au commencement connu de l’histoire, la
critique philosophique « jugera ce qui est vrai au sujet des fondateurs des nations » en
établissant le lien entre la théogonie poétique inventée par l’imagination des géants et
« certaines nécessités ou utilités » (392). Il existe une vérité des fables ou des mythes, elle
est civile. « Des idées uniformes nées chez des peuples inconnus les uns des autres,
doivent avoir un motif commun de vérité ». Il en suit un « grand principe » : « les
premières fables ont dû contenir des vérités civiles, et par conséquent être les histoires
des premiers peuples « (§198). Ce sont les signes, paroles, écrits, les textes, la
significabilité « certaine » informant les coutumes, les pratiques et les institutions qui
donnent accès au commencement et comblent le vide de l’origine.
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Vico est donc parti comme Descartes pour aller ailleurs et autrement. Tout comme
Descartes met entre parenthèses dans le Traité du Monde le récit biblique de la création du
monde en le mimant et le traduisant en des constructions rationnelle, Vico neutralise
l’histoire sacrée en la mettant de côté et en lui reconnaissant une spécificité sans efficace
sur le reste de son oeuvre. Mais à la différence de Descartes, il ne situe pas le vrai
commencement dans le principe onto-logique du cogito retrouvant en lui le Dieu créateur
réduit à une fonction de garant épistémologique. Le vrai commencement est le monde
civil et mytho-poétique païen. Il coïncide avec l’émergence simultanée de la fonction
sémiotique et celle des institutions humaines, de la famille, de la cité, du droit et de la
religion, bref tout ce qui définit la sagesse poétique. A la méditation métaphysique qui
entend actualiser et préserver la liberté, le libre arbitre du sujet promis à la production et
à la domination scientifique et technique de son monde, succède une méditation
métaphysique où la métaphysique se réduit à ou plutôt se traduit en une pensée de
l’histoire non progressiste qui est à la fois civile et mytho-poétique, métaphysique de la
liberté productrice de significabilité et d’institutions civiles dans l’histoire.
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L’idée de science forte entend s’inscrire pour la réformer dans la nouvelle conception
moderne de la science comme science de l’ordre. Mais cette science n’entend pas
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enchaîner mathématique, physique et anthropologie de la liberté selon un ordre des
raisons. Elle a bien pour catégorie formelle unificatrice celle de production. Mais l’ordre
de Vico ne renvoie pas à une subjectivité produisant des idées vraies de natures définies
par leur type de mouvement, il est un ordre subjectif-objectif produit par une puissance
d’imagination collective et civile organisant le déploiement des nations selon les
principes de leur nature commune dans le cadre de l’histoire idéale éternelle. Il ne suffit
pas toutefois d’éclairer le déplacement infligé à la mathesis universalis cartésienne et au
rapport entre métaphysique et physique. Il faut revenir sur le problème de la fiction
théologico-politique et examiner sur le plan structural le rapport de la science nouvelleà
une autre version, anomale cette fois, de la science et de la métaphysique moderne, celle
de l’Ethique de Spinoza comprise dans son rapport au Traité Théologico-politique. Spinoza ne
développe pas davantage une mathesis universalis explicitant la puissance fondatrice d’un
sujet promis à une liberté volontariste. Son projet est de constituer une science de
l’éthique élargie au politique et cette science exige au préalable un minimum de thèses
ontologiques et épistémologiques qui se posent en révolution théorique. Cette révolution
disqualifie la théologie politique qui maintient la création et la liberté de la volonté, et
elle la disqualifie en montrant que le noyau de cette théologie politique est produit par
l’imagination en son régime de production de fictions superstitieuses efficaces.
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Cette critique s’aide de la prise en compte des données de la révélation juive et chrétienne
et elle prend la forme d’une historia sincera des Ecritures où l’on rend compte de la
productivité de l’imagination prophétique tout en déniant tout dignité scientifique à
cette productivité efficace car productrice d’un ordre théologico-politique durable. Cet
ordre doit être pensé comme une forme qui ne peut penser adéquatement l’ordre
productif de la nature en laquelle il s’inscrit. Ici encore la catégorie de production
manifeste une puissance structurante pour l’ontologie développée dans la partie I de l’
Ethique. Cette partie commande le processus de libération éthique qui s’éclaire du point de
vue de la forme de vie et de pensée nommée raison. Cette forme ne peut pas disposer de
l’efficace civil comparable à la forme de vie et de pensée produite par l’imagination, mais
elle peut faire de cette forme un objet de science et produire la compréhension de ses
possibilités d’aménagement quasi raisonnable. L’imagination demeure active, mais la
raison peut en comprendre les oeuvres et la force tout comme elle peut ménager un
modus vivendi avec elle (la religion catholique du TTP). La métaphysique de Spinoza est
inséparable de ce qui fait d’elle une critique philosophique et un système de droit naturel,
et surtout elle actualise une dimension d’histoire en suggérant que le passage de la
théocratie à des formes libérales de régime politique est inscrite dans la modernité
comme l’est la transition de l’imagination à la raison. Elle n’est certes pas une théologie
civile raisonnée de la Providence divine, ni une histoire idéale éternelle, éléments qui
sont ceux de la Science nouvelle. Mais elle prend aussi en compte tout ce que Descartes
éliminait.
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Si Vico critique en Spinoza un philosophe monastique partisan du destin et négateur de la
Providence, s’il voit en lui un philosophe qui promeut les idéaux des marchands et de
l’individualisme égoïste, il entre néanmoins en consonance avec lui en ce qu’il développe
une théorie critique de l’histoire qui entend penser le complexe théologico-politique
propre à un peuple qui est ennemi de la philosophie. Cette théorie s’attache à expliquer et
comprendre le pouvoir de signification propre aux fables biblique et elle développe pour
ce une science des textes, de la textualité constitutive d’un ordre civil et religieux. Le
chapitre VII du TTP, consacré à la méthode d’interprétation des textes de l’Ecriture
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La “Science nouvelle” de Vico face à la “mathesis universalis”
pratiquée dans les chapitres antérieurs, a pour centre l’historia sincera de l’Ecriture,
présentée comme un ensemble de livres produits par l’imagination constituante
d’hommes d’abord contraints par leur impuissance à produire des fictions supposées
révélées à eux par la médiation des prophètes et interprétées comme guides de vie.
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Cette histoire critique consiste à établir dans leur certitude ces textes, à les considérer
comme des réalités indéductibles par la raison, récits faisant état de révélations,
chroniques politiques, prescriptions rituelles et cultuelles et enseignement moral. Leur
statut est celui de la vera narratio, récits vrais organisés par la croyance en des fictions qui
n’ont pas de vérité spéculative concernant le Dieu-Substance infinie. L’historia sincera est
une philologie qui analyse les différentes versions des textes bibliques, la constitution des
canons consacrés, qui étudie les particularités du langage biblique. Cette étude des textes
se complète d’une enquête contextuelle prenant en compte la nature du peuple pour qui
ils ont sens et qui les accueille, son histoire, ses moeurs, son mode de vie et de penser, ses
conflits internes. Mais l’enquête philologique ne suffit pas, il faut établir la vérité de ces
textes. Elle ne peut être spéculative puisque ces textes reposent sur la fiction imaginaire
d’un Dieu jaloux, non sur l’idée vraie de Dieu. Mais cette critique philosophique cette fois
se double d’une réévaluation d’ordre pratique. Les Ecritures développent simultanément
à leur fond superstitieux une conception de Dieu comme instance morale de justice et de
charité, conception commune à toutes les religions qui sont désormais comprises comme
capables de critiquer leur fond superstitieux et de se purifier en religion morale
civilement utile car productrice de lien. La critique philosophique soutient qu’il y a une
vérité pratique de la religion qui est de l’ordre du lien civil.
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On le voit, Spinoza a en quelque sorte produit une critique unissant philologie (le certain)
et philosophie (le vrai). Il a saisi la force des récits poétiques de l’imagination religieuse
tout en distinguant ce qui fait d’eux des narrations vraies. La critique spinozienne précise
à quel niveau cette vérité se manifeste. Il ne peut s’agir du niveau de la raison spéculative
(ces récits sont faux car privés de l’idée vraie de Dieu), mais il s’agit de celui d’une quasi
raison pragmatique (leur vérité coïncide avec leur efficace civil, avec la capacité à
structurer un mode de vie antique), et celui d’une quasi raison pratique (ils énoncent des
vérités qui confortent le lien civil dans le sens de la justice et de la charité).
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Tout se passe comme si Vico s’était approprié l’historia sincera, mais en la déplaçant du
champ de la révélation juive et du peuple hébreu pour la généraliser à l’histoire des
premiers commencements païens et pour lui donner pour objet la sagesse poétique
rétablie en sa vérité. »La philosophie contemple la raison, d’où vient la science du vrai ; la
philologie observe l’autorité de l’arbitre humain, d’où vient la conscience du certain ».
Sont définis comme philologues « tous les grammairiens, historiens, critiques, qui se sont
occupés de la connaissance des langues et des faits des peuples, aussi bien chez eux, dans
les coutumes et dans les lois, qu’à l’extérieur, dans les guerres, les paix, les alliances, les
voyages, le commerce » (§138-139). Vico donne à la loi spinoziste de proportion inverse
entre imagination et raison la dimension d’un procès historique de rationalisation qui est
aussi éloignement de la sagesse poétique (§185). La superstition comme telle est
désormais réhabilitée comme narratio vera, récit vrai ; et cela contre les thèses spinozistes
qui ont manqué la véritable portée de la métaphysique poétique qui est de constituer un
socle, un quasi transcendantal de l’institution humaine sans lequel l’humanité ne saurait
se constituer. Ce socle peut subir des transformations dans le sens de la métaphysique
abstraite, de la rationalisation dont sont issues les sciences guidées par la recherche de
l’utilité. Ce socle ne saurait toutefois être liquidé par une critique philosophique de la
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La “Science nouvelle” de Vico face à la “mathesis universalis”
superstition dénoncée comme pur imaginaire, ni remplacé par une métaphysique
purement rationnelle s’abîmant dans les sciences. Il est porteur d’une civilité qui dépend
de l’imagination comme créatrice de significabilité : ses produits ne sont pas seulement
des fictions imaginaires destinées à disparaître devant l’esprit positif (Jupiter étant
remplacé sans reste par une astronomie mathématique). L’imagination vichienne réunit
ce qu nous distinguons comme l’imaginaire et le symbolique.
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La nouveauté de la science nouvelle n’est pas seulement de donner le schéma d’une
histoire universelle partagée en trois ages, chacun défini par sa nature, ses coutumes, son
droit naturel, son gouvernement, sa langue, ses caractères, son autorité, ses raisons, ses
jugements – aspects qui font l’objet du livre IV de la Scienza nuova. Elle est avant tout
d’avoir pensé l’originalité et la positivité de la sagesse poétique qui traverse sous des
formes modifiées les deux premiers ages, celui des dieux et celui des héros. Elle est plus
précisément d’avoir défini cette sagesse poétique barbare par sa logique et sa
métaphysique qui s’expriment dans un langage propre producteur de fables ou mythes.
La métaphysique poétique est « sentie et imaginée », elle atteste la puissance paradoxale
de l’imagination chez « ces premiers hommes, incapables de raisonnement, et qui
n’étaient que sens robustes et imaginations vigoureuses ». Née de l’ignorance des causes
et des choses, l’imagination est productrice d’universels fantastiques qui ne peuvent être
confondus avec les universels de la logique. Elle est poétique à tous les sens du mot et
l’humain se fait en cette poièse. « Cette ignorance fut la mère de leur émerveillement
devant toutes choses, et fit qu’ignorants de toutes choses ils en étaient fortement
étonnés/../ Cette poésie fut d’abord divine parce que dans le même temps où ils
imaginaient que les causes des choses qu’ils sentaient et admiraient, étaient des dieux,
/../ ils donnaient aux choses qui les étonnaient un être de substance d’après l’idée qu’ils
avaient d’eux-mêmes » (§375)
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Si Spinoza montre dans le sillage du matérialisme épicurien que l’imagination poussée
par la crainte devant le cours immaitrisable des choses produit ou « fictionne les dieux »,
Vico montre que la fiction divine en retour immédiat produit l’humanité. Le mécanisme
de projection des qualités sensibles sur des être qui s’inversent en fictions dominant
l’esprit de leurs créateurs et leurs pratiques ne peut être réduit à une simple aliénation
sans autre statut que celui d’un imaginaire superstitieux. Il est le montage spontané par
lequel le monde se met à signifier pour l’homme, signifiant un sens transmis par la
divinité feinte, un maître-sens constituant l’ordre symbolique de la loi qui règle la
religion barbare, l’institution humaine de la famille et le droit, tous ordres recouverts et
ouverts à la fois par les premiers systèmes sémiotiques. Ces systèmes instituent
simultanément un ordre propre, celui des signes (muets dabord, puis vocaux et enfin
écrits), c’est-à-dire un ordre enveloppant et surdéterminant les autres, car aucun de ces
ordres instituant l’humanité comme ordre ne peut s’effectuer sans la médiation, sans
l’institution de régimes de signes composant les fables ou mythes. C’est là ce qu’énonce la
science nouvelle comme théologie civile raisonnée de la Providence divine. L’ordre
symbolique est bien un produit de l’imagination, mais il a pour nature de constituer et
d’instituer l’humanité en son ordre de sens, de produire son producteur en un cercle
fondamental. « Les hommes quand ils sont épouvantés, vainement fingunt simul
creduntque. (§376). La croyance en des Dieux qui parlent aux hommes fait en retour
l’humanité qui produit la fiction divine, la fable.
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Recourons à la scène primitive réellement augurale où l’humanité par la sémiotique de la
fabulation s’institue ou plutôt est instituée. Les bestioni effrayés par la foudre et le
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tonnerre « se figurèrent que le ciel était un grand corps animé et que sous cet aspect ils
appelèrent Jupiter, le premier dieu des gentes majores ; et qui voulait par le sifflement des
éclairs et le fracas du tonnerre leur dire quelque chose » (§377). « Telle est première fable
divine, la plus grande de celles qu’ils inventèrent » (§380). Ainsi c’est l’univers tout entier
qui devient signifiant aux sens et à l’imagination de ces premiers hommes qui furent des
poétes théologiens. L’homme se produit par l’idolâtrie et la divination. La logique se
précède dans la fable, le muthos, dont le nom technique est celui d’ « universel
fantastique ». Vico conforte sa thèse d’une étymologie dont la fantaisie est signifiante,
voire performative. « Logique vient du mot logos dont le sens premier est fable, fabula en
latin qui se dit favella en italien, la parole, et la fable des grecs se dit aussi muthos d’où
vient la latin mutus (muet) » (§401). L’esprit comme l’humanité a deux racines, le mythos
et le logos qui dans l’histoire se succèdent tendanciellement en inversant leurs
proportions initiales mais ne peuvent pas se supprimer l’une l’autre. Avant d’être oral le
langage est né mental, d’une mentalité paradoxale car muette, liée aux signes et aux
mouvements du corps. Il ne devint écriture que plus tard encore. Vico suit Strabon posant
que le langage muet « a existé avant le langage vocal ou articulé : de là vient que logos
signifie à la fois « idée » et « mot » /... /Ainsi ce premier langage des premiers temps
muets des nations dut commencer par des signes, des actes, des objets corporels ayant
des rapports naturels avec les idées, c’est pour cette raison que logos ou verbum signifie
« fait chez les Hébreux et « chose » chez les Grecs./.../ De même muthos est parvenu
jusqu’à nous avec le sens de vera narratio ou « parole vraie » (§401). Le rapport naturel ne
renvoie pas une relation d’ordre physique avec les choses ; il est naturel au sens
d’expressif de la nature primitive de ces premiers hommes. Sa naturalité est celle du
mytho-poétique. « Ce premier langage qui fut celui des poètes théologiens ne fut pas
conforme à la nature des choses, mais un langage fantastique se servant de substances
animées, imaginées pour la plupart comme étant divines » (§401).
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La découverte de la sagesse poétique, de sa logique fabulatrice et de son langage signique
propre permet de revenir sur la mathesis universalis. Celle-ci est invitée à se relativiser
doublement. D’une part, elle tombe dans l’histoire et celle-ci est ouverte par la sagesse
mytho-poétique qui est fabrique de l’humanité en tant que moment humano-divin. Elle
s’inscrit donc dans l’histoire du langage dont elle est une forme particulièrement
abstraite et épurée puisqu’elle se forme au niveau le plus élaboré de l’écriture. Du même
coup elle ne peut comprendre son rapport à l’histoire et à son commencement poétique
autrement que sous la forme de la rupture et de l’effacement puisqu’elle se veut progrès
décisif dans la connaissance et rejette le passé, son passé comme erreur, imaginant qu’il
n’y a nulle vérité dans la vera narratio de la fable. Le phonocentrisme dominateur du logos
et sa suite le formalisme logico-linguistique sont renvoyés à la modestie et à l’irréductible
de la fonction signique ou sémiotique. La mathesis universalis est la forme parorxystique de
la métaphysique abstraite qui se veut auto-fondatrice et se perd dans sa boria propre,
contribuant à assécher le fonds mytho-poétique, c’est à dire la condition même de la
significabilité sous prétexte de critique. « Mais aujourd’hui la nature de nos esprits
civilisés est si détachée des sens, même chez le commun des hommes, par toutes les
abstractions dont sont remplies les langues avec tous leurs mots abstraits, elle est si
affinée par l’art d’écrire et si spiritualisée pour ainsi dire par la pratique des nombres,
puisque même le vulgaire doit compter et calculer, qu’il nous est naturellement refusé de
pouvoir former la vaste image de cette femme que certains appèlent la « nature
sympathique » (§ 378)
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D’autre part, la mathesis universalis s’est trop liée au projet d’une promotion de l’utilité
individuelle. La critique de la sagesse poétique et des universels fantastiques au nom de la
raison et de l’intérêt bien compris ont tendanciellement détruit les conditions
transcendantales du procès d’institution de l’humain défini par la reconnaissance de la loi
et de sa transcendance. De manière plus générale la métaphysique abstraite ne peut avoir
la même puissance de création en matière de lien civil que la métaphysique poétique. Elle
renforce la recherche de l’intérêt individuel et elle se révèle en ce sens comme
monastique et solitaire. Il n’est pas étonnant qu’elle puisse décliner en une forme de
nouvelle barbarie, celle qui menace l’age des hommes, la barbarie de la réflexion. En tout
cas elle ne peut rien pour empêcher que les peuples ne s’accoutument « à rien d’autre
qu’aux propres utilités particulières de chacun et atteignent le dernier degré de
jouissances raffinées, ou pour mieux dire de l’orgeuil, à la manière des animaux sauvages
qui au moindre déplaisir s’offensent et deviennent féroces » (§ 1106).
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Si Spinoza a pu entrevoir le socle de la pensée mytho-poétique et sa fonction politique, il
n’ a pas articulé de manière adéquate les rapports de l’imaginaire et du symbolique, il est
resté prisonnier du projet de produire un réaménagement raisonnable de la fiction dans
le sens de l’utilité, sens qui condamne sa philosophie à demeurer, malgré l’intention
novatrice de l’Ethique, elle aussi monastique et solitaire. Spinoza n’a pas exploité sa
propre découverte, celle de la puissance de l’imagination pour achever de réduire le
projet de métaphysique abstraite au statut de forme déviée et errante de l’ordre
symbolique qui assure la garde de l’institution de l’humanité. La Scienza nuova est la
science de l’institution de l’humanité comme ordre symbolico-politique et de la fragilité
de cet ordre incapable de résister aux processus de démystification et de rationalisation
qui l’affectent et qui sont en même temps des processus d’autodestruction du lien civil
dans des conflits d’intérêts rationnellement armés l’un contre l’autre. Certes, Vico,
providentialiste jusqu’au bout, pense que la barbarie de la réflexion sera suivie d’un
nouveau commencement dans la première barbarie, celle des sens. « Grâce au retour de la
simplicité primitive du premier monde des peuples, ils sont religieux, véridiques et
fidèles, et ainsi reviennent parmi eux la piété, la fidélité, la vérité, qui sont les
fondements naturels de la justice et font la grâce et la beauté de l’ordre éternel de Dieu. »
(§1106) Il faut comprendre cependant que Vico n’idéalise pas la sagesse poétique dont il
sait le prix, la dureté, la cruauté, la charge de violence et d’inégalité. Il ne prêche aucun
retour au passé et au mythe. Il lance un appel à l’humanité et à la philosophie réduite
elle-même au rang de métaphysique civile et sémiotique, liée à l’histoire idéale éternelle.
Cet appel est celui d’un mémento. Métaphysique abstruse et abstraite toute tendue vers la
double promotion de l’utilité individuelle et du calcul, souviens-toi de ton origine dans la
sagesse poétique qui a fait l’humanité en ses institutions autant que l’humanité ne l’a ellemême faite ! Souviens-toi de la dimension corporelle, gestuelle, du premier langage qui
n’avait pas séparé le signifiant et le signifié et qui ne s’était pas aliéné dans la culture de
signifiants autoréferentiels, déracinés de leur sol poétique ! Souviens-toi de tes propres
conditions de possibilité qui sont celles de l’institution humaine! Souviens-toi avant qu’il
ne soit trop tard si tu ne veux pas mourir dans la double catastrophe de l’assèchement de
la significabilité et de la guerre civile des jouissances déchaînées!
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AUTEUR
ANDRÉ TOSEL
Professeur émérite à l’Université de Nice-Sophia Antipolis
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