Questions de vie et de mort

Transcription

Questions de vie et de mort
Florence Plon
Collection Psychanalyse et pratiques sociales
Questions de vie et de mort
L’auteur axe sa réflexion sur le débat actuel sur la fin de vie. Son propos
consiste à situer l’accompagnement des familles en soins palliatifs.
Comment accompagner la famille et pas seulement le malade ?
Médecine et psychanalyse se mettent en dialogue autour de questions essentielles telles que le deuil, la maladie et l’écoute de la souffrance physique et
psychique : accompagner une famille, c’est d’abord lui offrir les moyens d’accompagner la personne malade, c’est ensuite lui donner la possibilité d'en
faire le deuil. Accompagner une famille, c’est aussi accompagner les soignants pour les amener à dépasser leurs propres souffrances.
Cet ouvrage, soutenu par la clinique et la description de nombreux cas,
apporte au grand public, comme aux personnels de la santé, une ouverture
sur la réflexion inhérente à la maladie, à la vieillesse, et à la fin de vie.
Florence Plon est psychanalyste, journaliste et écrivain. Elle a participé au travail
de recherche de Clip Médecine sur les connexions psychanalyse-médecine au titre
de membre de l’Association de la Cause Freudienne et a enseigné au Collège clinique de Toulouse dans le cadre de l’Institut du Champ Freudien.
Elle exerce aujourd’hui en libéral dans les Landes et conjugue, au travers de cet
ouvrage destiné aux professionnels comme au grand public, l'exercice de sa pratique avec son expérience de supervision de personnels soignants et institutionnels, pour éclairer la nécessité de l'accompagnement des familles et des proches
confrontés à la maladie grave et à la mort.
ISBN : 2-913376-36-3
Questions de vie et de mort
Soins palliatifs et accompagnement des familles
Florence Plon
Questions de vie et de mort
Soins palliatifs et accompagnement des familles
18 €
CHAMP SOCIAL ÉDITIONS
CS
Collection Psychanalyse
Florence Plon
Questions de vie et de mort
Soins palliatifs
et accompagnement des familles
Préface de Marie-Jean Sauret
Mes remerciements vont aux médecins qui m’ont accordé de leur temps au cours de nombreux entretiens, pour me permettre d’échanger, avec eux, sur leur expérience clinique et
humaine :
Docteur Véronique Gandon, cancérologue,
Docteur Gandhour, obstétricien,
Docteur Alain Merlo, neuro-psychiatre,
Docteur Isabelle Demonte, généraliste,
Merci également à Joseph Rouzel, à Julian et à Maela Vergnes ainsi qu’à Gillian
Beaugrand et Alexandra Pesnel pour leurs conseils avisés et le soutien qu’ils m’ont apporté
tout au long de ce travail.
Préface
Une clinique du bien mourir…
Lorsque j’ai rencontré Florence Plon pour la première fois, elle avait
déjà comme projet de rendre la psychanalyse accessible – en l’occurrence, aux enfants : non pas qu’il manque de psychanalystes pour les
accueillir (encore que) mais parce qu’il n’existait aucun ouvrage à destination des enfants les plus jeunes susceptible de leur transmettre
quoique ce soit du discours analytique. Ainsi faisait-elle sienne une préoccupation que je partage : comment contribuer à la présence, au
déploiement, dans notre société, de la psychanalyse, comment permettre aux membres de la communauté humaine de profiter de la psychanalyse bien au-delà de l’espace et du temps définis par la cure ? Cette
préoccupation suppose d’avoir pris position sur une question préalable :
en quoi la psychanalyse présente-t-elle quelque intérêt pour le « vivre
ensemble » ? C’est en un sens cette préoccupation et ce préalable que
cet ouvrage remet au premier plan.
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Il n’est pas directement question de la cure psychanalytique ici,
puisque le psychanalyste se dérange auprès de gens que rassemble la
perspective d’un « mourir ». Il n’est cependant pas inutile d’en rappeler
le principe : une psychanalyse est une expérience offerte à qui en fait la
demande ; elle consiste, pour ce dernier, à tirer les conséquences du fait
d’être un « être parlant ». Ce qui exige de prendre acte de la double naissance de l’humain : une fois comme vivant, naissance biologique, et
une fois comme parlant, soit comme sujet dont l’habitat est le langage
et aucune niche écologique.
D’être parlant fait de tout bébé un philosophe, ainsi que le note
Pierre Bruno : le langage fournit au nouveau-né les moyens de s’interroger sur ce qu’il est, mais l’oblige à se confronter à la « nature » de la
réponse : il n’y a de réponse qu’en terme langagier. Autrement dit, il
devient sujet (sujet de la parole) du simple fait de consentir et à la ques-
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tion et à la réponse. Mais il est alors contraint de constater qu’il n’est
que représenté dans sa propre réponse. Il n’existe pas de savoir, dès lors,
qui permettrait au sujet de saisir ce qu’il est de réel : plutôt se heurte-t-il
à ce qu’il est comme trou dans le savoir, défaut fondamental de savoir,
que Freud a identifié à l’inconscient.
Ce défaut de savoir alimente la quête d’être du sujet, depuis le nourrisson jusqu’à ce moment que l’auteur interroge autour de la mort.
Cette quête, Freud lui a donné son nom : désir. Une analyse permet
donc au sujet d’interroger à nouveau son rapport au langage qui l’a vu
naître et de revenir sur les réponses qu’il a adoptées ou qu’il s’est
construites. Elle lui permet également de prendre une vue, à terme, sur
ce dont est fabriqué ce qui fait trou dans le savoir en effet : qu’est-ce qui
empêche un sujet d’être tout entier résorbable dans le savoir de ceux qui
l’entourent ou des spécialistes de toute sorte ? Qu’est-ce qui assure chacun de sa singularité ?
Certes, une cure met en évidence les solutions que chacun a
construites sa vie durant pour pallier le déficit d’être « réel », c’est-à-dire
l’imaginaire qui contamine de sens le trou qu’il est en tant que sujet.
Mais pas seulement. À partir des expériences de plaisir et de souffrance
qui jalonnent son existence, le sujet se fabrique une cause à son désir
grâce à laquelle il prendra une vue sur ce qu’il pourrait être comme
objet irréductible à un fait de langage.
Plus précisément encore, une cure permet à un sujet de vérifier voire
de renouveler la solution adoptée pour loger sa singularité dans le commun en évitant deux écueils : d’une part se dissoudre dans la masse en
renonçant à ce qu’il est, par exemple pour se « faire aimer », pour « être
accepté », comme le névrosé le répète à l’envi ; d’autre part faire éclater
le lien social sous prétexte de ne pas renoncer à la même singularité
qu’expriment des revendications du type : « À chacun sa vérité, sa
liberté, sa jouissance… » Cette solution, qui préserve et la singularité et
le social, a un nom freudien : le symptôme.
En un sens, une psychanalyse enseigne que la vie n’a pas de sens. Ce qui
revient à découvrir que rien ni personne – aucun Autre – ne fait tenir
ensemble le sujet avec les autres, ou, plus précisément, aucun Autre ne lie
le langage (le symbolique), le corps et le sens (l’imaginaire) et la jouissance
(le réel). Rien ni personne ne fait nœud : sauf le symptôme qu’est le sujet.
Cette découverte accompagne la fin de l’appel à un Autre supposé détenir
la réponse à la question que le sujet lui adressait jusque-là : « Que suis-je ? »
Complétons : la vie n’a pas de sens en effet – sinon celui que
construit le sujet. La vie apparaît comme l’effort soutenu par chacun
pour se loger dans le commun. Il est impossible de faire de sa singularité
un élément réductible à du symbolique – j’y ai insisté. Du coup, cet
effort pour se loger dans la foule est-il voué à l’échec : c’est cet échec que
commémore le symptôme. Mais cet échec est également une réussite :
d’une part le symptôme est la preuve apportée par chacun et à chacun
qu’il ne se dissoudra pas dans son habitat langagier ; d’autre part, cet
effort à résoudre l’impossible rapport entre le singulier et le général est
la « bonne solution », celle que l’on reconnaît à la trace de cet effort
comme étant le style d’une vie.
Et c’est ce que chacun a fait de sa vie que l’approche de la mort, pas
seulement de la sienne en propre, mais de ceux que l’on côtoie, oblige à
reconsidérer. C’est ce problème que cette étude nous aide à penser
concrètement. La mort d’un proche nous prive de l’invention que celui-là
avait réalisée pour construire un monde dans lequel il puisse vivre et
accueillir ses semblables, du moins quelques-uns. Les soins palliatifs, l’accompagnement des familles, ne constituent pas dès lors des artifices destinés à faire « avaler la pilule ». Ils témoignent du soin (to care, comme y
insiste l’auteur) que certains acteurs de la vie sociale ont de cette vie :
d’une part en relayant la fonction du symptôme pour ceux qui en seraient
privés par l’approche de leur propre mort – de façon à leur permettre de
rester vivants d’une vie digne jusqu’à leur dernier souffle ; d’autre part en
permettant à ceux pour lesquels celui qui est promis à une disparition
prochaine, remplissait la fonction de lien, de symptôme (un père, une
mère, une référence, un repère), de tisser du lien là où il se défait ; enfin,
en offrant à ceux qui perdent un être cher (enfants, parents, amis), qu’ils
accueillaient dans l’ère nouée par leur propre symptôme, l’occasion d’un
travail de deuil qui les libère pour d’autres rencontres.
La psychanalyse ne vise à aucune guérison ni pansement des « bleus
de l’âme » : elle a le souci du lien social dont celui qui vient à sa rencontre est susceptible d’être ou de devenir l’agent. C’est pourquoi elle
n’est pas une psychothérapie au sens strict ; mais c’est aussi pourquoi
elle ne saurait être la psychanalyse si elle devait conduire à ne jamais sortir du cabinet de consultation et à être absent de ce moment où le sujet
a (parfois) l’occasion de donner au style de sa vie sa touche finale, celle
dont ceux qui viennent après lui pourront alors se laisser enseigner,
hériter, profiter du sillon creusé…
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Cet ouvrage ne pouvait pas mieux tomber : après un été de canicule
qui aurait fait plus de 15000 victimes en France parmi les personnes
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dites âgées ; après plusieurs affaires relançant le débat sur l’euthanasie ;
après le vote par le parlement français d’un amendement (Accoyer) prétendant légiférer la pratique et la formation des psychothérapies et suscitant la réaction ambiguë des psychothérapeutes et des psychanalystes :
les premiers craignent que la reconnaissance du droit de pratiquer la
psychothérapie aux seuls psychiatres et psychologues cliniciens ne les
prive d’une reconnaissance à laquelle ils aspirent quand ils ne sont ni
l’un ni l’autre ; les seconds redoutent que la psychanalyse ne soit rabattue sur la psychothérapie et que ne soit mis fin à ce que Freud qualifiait
d’analyse « profane » – soit le fait que seule la cure fournisse une « formation » à la psychanalyse dont aucun enseignement universitaire de
psychologie ou de médecine ne permet de se dispenser.
Sans doute faut-il situer ces événements (conséquences de la canicule, euthanasie, réglementation des psychothérapies) dans le contexte
plus général du lien social contemporain. Celui-ci est caractérisé par la
domination de la science et même de la technoscience d’un côté, et, de
l’autre, du marché. La technoscience hérite de l’idéologie des Lumières :
le monde est absolument rationnel, et un monde mieux expliqué sera
un monde meilleur ; la rationalité scientifique disqualifie toutes les
autres ontologies à prétention universelles (celles que notre bébé philosophe invente pour répondre à la question du sens de ce qu’il est et de sa
vie) : mythologies, religions, philosophies… La technoscience en est au
point de faire croire à ce sujet qu’elle a les moyens de fabriquer l’objet
qui lui manque et qu’elle le guérira de son manque à être. Le marché
vient exploiter cette promesse en affirmant que tout ce dont nous pouvons manquer sera ainsi fabriqué et mis à disposition par lui… pour qui
peut payer.
Nous ne donnerons qu’à entrevoir ici les conséquences de la conception de l’humain homogène au fonctionnement d’un lien social régi par
la science et le marché : essentiellement naturalisation du désir
(confondu avec un besoin), fin du recours aux solutions œdipiennes par
la fonction d’autorité et le complexe de castration. Pourquoi en effet
symboliser la perte de jouissance constitutive de l’humain, selon Freud,
quand la promesse de jouissance est partout ? Surtout, si l’humain est
complémenté par n’importe quel objet manufacturé, n’est-ce pas qu’il
est de même nature que les dits objets ? Dès lors les sujets ont admis
sans même s’en apercevoir l’idéologie qui justifie qu’ils soient traités
comme des objets et envisagés du strict point de vue utilitariste : on
réparera celui qui peut encore rendre service, on tentera de lui vendre
du « mieux vivre » comme l’un des nouveaux objets du marché (il y a
donc un marché de la psychothérapie), on découpera celui dont les
organes peuvent encore servir (comme on brevète l’humain), on tentera
d’effacer sans créer de désordre celui qui n’apportera plus sa contribution au jouir de l’ensemble (les soins palliatifs induiraient-ils la programmation de la mort en fonction de l’utilité individuelle ?)…
Telle est donc la question qu’au final nous livre cet ouvrage : le soin
apporté à la question de la mort, aussi bien au mourant, au mort, à sa
famille, à son entourage, aux soignants et intervenants divers, s’inscrit-il
dans la logique du discours capitaliste (celui que régissent la science et le
marché) ? Ou bien s’agit-il jusque-là de résister et de s’appuyer, pour lui
donner sa chance et contribuer de fait à un autre type de lien social, sur
ce qui du sujet est irréductible à n’importe quel système : capitaliste
ou… psychanalytique ?
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La rédaction de ce livre était achevée quand le père de Florence est
décédé. Celle-ci s’est trouvée brutalement confrontée à la froide férocité
avec laquelle le système médical a tenté de l’écarter des derniers moments
de vie de son père au prétexte de ne pas déranger. Elle a alors trouvé ellemême, dans sa réflexion préalable, le soutien nécessaire pour aller contre
l’inertie habituelle de certains services – avec un effet au bout du compte
souhaitable pour et par chacun, son père, elle-même, ses enfants et les soignants. Florence m’a dit quelle sérénité, inattendue en un pareil moment,
elle y a trouvée. Elle a puisé dans cet épisode un motif supplémentaire de
faire part de son expérience et de sa réflexion.
Son compte-rendu examine concrètement toutes les facettes que
comporte, selon elle, une clinique de la fin de vie : non pas seulement
du sujet que la maladie, la vieillesse, l’accident, confronte à sa propre
mort, mais de l’entourage familial, amical, étranger et professionnel.
Autour de principes simples, déduits de sa pratique d’analyste – ne pas
voler sa mort au sujet, lui permettre d’être vivant jusqu’à sa mort –
Florence Plon envisage la mort comme le moment où quelqu’un peut
témoigner du style d’une vie – celui qui va mourir mais aussi tel ou telle
pour qui il a compté – devant quelqu’un d’autre qui l’enregistre, l’authentifie, lui donne un écho (dont ce livre est lui même un exemple). Et
parfois le clinicien est le seul, parce qu’il n’y a plus de famille, plus de
proche, à lire la trace d’une vie et à en faire passer l’enseignement à la
communauté des vivants.
C’est cet accompagnement que l’auteur décline avec simplicité, sans
se dérober aux interrogations les plus difficiles et sans omettre les
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aspects les plus concrets : pourquoi accompagner, comment, quand,
par qui, en quels lieux… Il me semble – le lecteur aura à le confirmer –
que l’idée dominante sans laquelle les pages qui suivent se ramèneraient
à un tissu de recettes aussi fastidieuses qu’inutiles, pourrait se formuler
ainsi : s’il n’y a de sujet qu’à parler (fût-ce pour dire non à l’autre), si le
sujet est susceptible d’être changé par ce qu’il dit, si sa parole est bien ce
que lui permet son symptôme pour devenir l’agent d’un lien social
habitable par lui et par ses (dis)semblables, si la parole est à la fois le
moyen de vérifier le lien aux autres comme de saisir le style de sa propre
vie, ainsi que nous l’avons vu, alors aucune occasion d’écouter ne doit
être manquée. Et surtout pas celle constituée de ce que l’on appelle
pudiquement les derniers mots.
Ce travail nous aide à percevoir que la véritable dimension de la
mort se déroule justement dans ce registre de la parole : ne plus pouvoir
parler à quelqu’un. C’est pourquoi il est important d’être là pour celui
qui bientôt va se taire définitivement, comme pour ceux qui parlent
encore alors que celui là n’est plus. « La véritable écoute, nous est-il
enseigné là, est une hospitalité de l’intérieur ». Qu’est-ce qui est
accueilli, là, « de l’intérieur » ? La clef de cette énigme nous est livrée
dans les dernières lignes : il s’agit de donner ainsi une voix et un écho au
fait que cela valait le coup de parier pour la vie. Et que si cela valait le
coup, c’est peut-être que cela vaut encore le coup.
Sans doute est-ce le message que chacun de ceux qui va mourir
laisse-t-il comme vivant, comme définitivement vivant ! Laissez-moi
détourner de son sens le salut que les gladiateurs adressaient au maître
des jeux avant de combattre : « Ave, Caesar, qui murituri te salutant ! »
Certes, les esclaves du cirque de la vie « vont mourir ». Mais auparavant,
« ils te saluent » : ils font de toi un César – un sujet dont la valeur
« impériale » tient à ce qu’il a été jugé digne de mes dernières paroles
parce que je fais le pari qu’il saura y déchiffrer, pour d’autres, le style que
j’ai donné au pari de ma propre vie. Seuls ceux qui sont vivants saluent.
Et en te saluant, jusqu’au dernier instant, si tu sais les écouter, eux et toi,
contribuent au tissu social…
De cela Florence Plon a su être le passeur.
Toulouse, Noël 2003
Marie-Jean Sauret
À la mémoire de Michel
Avant-propos
Mon père a fini ses jours à l’hôpital public, dans un service long
séjour, bien soigné, tant du point de vue du nursing que de la prise en
charge médicale.
J’ai été appelée alors qu’il venait d’entrer dans le coma et que le
médecin ne lui pronostiquait plus que quelques heures à vivre.
J’ai fait huit cents kilomètres dans l’optique de passer avec lui les derniers moments et me suis entendu dire, à mon arrivée, qu’un quart
d’heure m’était accordé à son chevet.
J’ai dû bagarrer avec la surveillante, et ce ne fut pas une mince
affaire, pour obtenir l’autorisation de rester à ses côtés jusqu’à la fin. Elle
ne semblait pas pouvoir envisager l’idée d’un accompagnement et argumentait sur le règlement et le fait que la chambre était également occupée par un autre malade.
Ceci pour souligner que la notion d’accompagnement est loin d’être
passée dans les mœurs ; et aussi pour relever qu’aucune disposition n’a
été prise pour qu’un isolement soit instauré afin de respecter un peu
d’intimité autour de cette agonie. Aucune aide n’avait été mise en place
pour l’accompagner, lui ou ses proches…
Il reste à parcourir un long chemin pour faire de l’accompagnement,
tant des malades que de leurs familles, une évidence, une nécessité, une
obligation, effectivement prise en compte par l’administration et le
corps médical.
Je souhaite que cet ouvrage puisse y contribuer…
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Introduction
On arpente sa vie au pas de promenade et puis on
s’aperçoit qu’il faudra se presser.
Anne Sylvestre, Écrire pour ne pas mourir
Je vais commencer comme ça, par une petite histoire qui est arrivée à
une de mes amies, il y a bien des années, alors qu’elle était tout jeune
médecin.
De garde, une nuit, elle est appelée à domicile pour un constat de
décès ; elle arrive après que l’infirmière est elle-même passée et a procédé à l’habillage et à la toilette funéraire. Difficile pour elle, dans ces
conditions, de procéder aux examens, pourtant obligatoires, visant à
établir les causes exactes du décès. En partant, sur le seuil de la maison,
avec l’inconscience de la jeunesse et la spontanéité de quelqu’un pris
dans la concentration de son activité professionnelle, elle dit au revoir,
en conseillant à la famille de prendre garde « la prochaine fois » à l’appeler avant l’infirmière… vingt ans après, ce lapsus, bien mal venu lui
laissait encore la honte à l’esprit et cette idée bien étayée, ne serait-ce
que pour la suite de sa carrière, qu’il serait important que les médecins,
en marge de leur formation et compétences professionnelles, puissent se
dégager de ce registre, pour prendre en compte l’environnement
humain auquel ils ont à faire, et consacrer du temps, au-delà du médical, à une réflexion sur la pratique de la médecine avec des malades qui
sont, somme toute, et surtout, des sujets à part entière ! On y vient ;
doucement mais sûrement ; parce que certains se sont battus et militent
encore pour que ces idées se concrétisent. Ces pionniers d’une médecine de l’écoute et de l’accompagnement, ont puisé les fondements de
leurs avancées, dans les découvertes de Freud et dans cette hypothèse de
soigner le corps par le soin de l’esprit. La psychanalyse et son attention
aux paroles des malades, a permis que se développe aujourd’hui un
vaste champ d’investigation, où différents thérapeutes déploient leurs
compétences et que se théorise une discipline qui, dans bien des
domaines intervient avec succès : la psychologie.
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Sur cette base, une des boutures des plus respectables et honneur de
notre société, se trouve être : les soins palliatifs. Apparus en 1964, en
Angleterre, les soins palliatifs visent à procurer des soins adaptés aux
personnes que la médecine ne peut plus guérir. (cancer, sida…) Ils
s’étendent également à la prise en charge des personnes âgées. Tous les
acteurs de la santé peuvent être interpellés par ce domaine, et sollicités à
y participer, afin de collaborer à une harmonisation et à une amélioration des prises en charge des malades.
En parler, s’informer, rejoindre un réseau, c’est vouloir que l’idée de
la mort cesse d’être un sujet tabou. La mort est une réalité ; elle fait partie de la vie au même titre que la naissance. Nous y sommes régulièrement confrontés à travers l’actualité (guerres, attentats, famines…).
Mais on se réconforte en considérant que c’est le plus souvent loin,
ailleurs… Mais lorsqu’elle nous atteint plus directement, elle suscite des
réactions émotionnelles difficilement maîtrisables. Ces émotions et ces
angoisses varient selon la place que chacun occupe auprès du malade :
– pour les professionnels de la santé, elle active une souffrance liée à
la difficulté d’admettre les limites de l’efficacité thérapeutique ;
– pour les malades, elle suppose de faire le deuil de leur état de santé
antérieur, et de leur vie ;
– pour les familles, elle implique d’accepter la séparation et la perte
de leur proche.
L’accès à la vérité, à la dignité, au respect, sont des notions auxquelles chaque malade est en droit d’aspirer. Un accompagnement
adapté pour les malades et leurs familles est la clé de voûte de cet objectif. La coordination entre soignants, malades et familles en est un autre
aspect, visant à ce que les dérives de l’acharnement thérapeutique et des
demandes d’euthanasie soient éradiquées. Les soins palliatifs se développent dans cette optique, afin que l’on ne meure plus dans la solitude,
et la souffrance physique ou morale. Des réseaux se mettent en place,
constituant des dispositifs de partenariat (centres hospitaliers, associations, institutions et professionnels de la santé), destinés à répondre à
une demande croissante. Ils mettent à disposition des malades :
– des équipes pluri-disciplinaires, formées à l’accompagnement et
aux soins personnalisés ;
– des conditions favorisant des possibilités d’hospitalisation à domicile ;
– des traitements garantissant la mise en œuvre de soins de confort
et de soulagement de la douleur.
Traiter le malade et non la maladie, tel est l’enjeu social et éthique de
la médecine palliative pour les années à venir.
. Avec l’organisation et la structuration des USMP , on est en train
1
de créer de toutes pièces un système qui vient pallier une carence de
notre société actuelle : la prise en charge, dans le respect qui leur est dû,
des mourants, de leur accompagnement dans l’attention, la tendresse,
et la considération de leurs liens familiaux. Cela paraît devoir être le
minimum, la moindre des choses, si l’on y regarde bien, de la responsabilité des humains les uns envers les autres.
Les Unités de soins palliatifs ont un bien faible recul pour pouvoir
encore tirer des conclusions, toutes positives soient-elles. Elles ne font
que prendre en compte ce qui devrait faire obligation à chacun : le respect de la différence, du handicap, de la maladie, de la vieillesse.
Elles n’ont fait que recréer ce qui a, de tout temps, été finalement au
fondement de toutes les sociétés : intégrer la mort comme faisant partie
de la vie.
Mais un peu d’humilité amènera à penser que l’on n’a rien inventé et
que la sagesse des générations précédentes avait, depuis des siècles,
considéré la fin de vie comme normale et évidente.
Les soins palliatifs, entre autres résultats et bénéfices, ont donné
un élan et ont stimulé la recherche sur la douleur et son traitement,
incluant le souci de tolérance aux traitements. C’est un progrès considérable sur la médicalisation qui va vers une humanisation des soins.
On voit que les directives gouvernementales s’orientent avec insistance vers une prise en charge de la douleur mieux systématisée et circonstanciée avec la nomination au Ministère de la Santé, d’un
« Monsieur Douleur ». Dans le même ordre d’idées, des moyens vont
être donnés afin de maintenir, le plus longtemps possible, l’autonomisation des personnes âgées à domicile. Un vaste programme de prise en
charge se dessine plus citoyen, plus responsable au niveau collectif, suite
aux aléas de l’été 2003. Et enfin, devant l’inflation galopante du sida et
la carence de prévention, sans parler des choix inégaux de partage des
traitements trithérapiques entre les hémisphères, on sait déjà que, malheureusement, la médecine palliative a un bel avenir devant elle…
Soulager la douleur, contourner l’euthanasie, renoncer à l’acharnement
thérapeutique, mettre le confort du malade et son écoute aux centres
des objectifs, voilà une conjoncture favorable pour accompagner les
malades. C’est aussi un environnement fécond pour permettre aux
familles d’accompagner leur malade mais, aussi, d’être elles-mêmes
accompagnées, dans un souci de bien-être partagé où chacun peut trouver et retrouver sa place.
.
– 17
Pallier, en bas latin2 (VIe siècle) palliare veut proprement dire : « couvrir d’un manteau » : pallium étant le manteau porté par les Grecs, puis
adopté par les Romains, sous le nom de toge. C’est un geste de réconfort. C’est aussi le geste de Saint Martin découpant son manteau pour
protéger l’indigent et enfin, cette attention des vivants qui recouvrent
du drap celui qui vient de les quitter.
La médecine traditionnelle peut être, à son tour, en son temps,
une médecine douce, une thérapie où les soignants vont trouver leur
compte de gratifications et satisfactions en visant une autre sorte d’objectif que la guérison.
Sida, cancer, gériatrie, qu’elles sont les valeurs accordées par ces
malades à leur vie, à ce qui leur reste de vie ? Qu’est-ce qui peut donner
encore un sens à leur vie ? Eux seuls sont en mesure de le définir. Il
revient seulement aux intervenants de trouver les moyens de sauvegarder et développer ces valeurs.
Apaiser la souffrance, soulager l’angoisse sont les derniers services à
rendre à un humain pour lui permettre de mourir dans la dignité.
Le soulagement des symptômes, la mort paisible des malades aideront
les familles et les soignants à mieux accepter la mort comme cet événement naturel qu’elle a à être, et non comme un échec.
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NOTES
1. Unités de soins de médecine palliative.
2. A. REY (sous la dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2000,
p. 2537.