Usagers-revendeurs

Transcription

Usagers-revendeurs
Santé, réduction des risques et usages de drogues N o 59 / 2 e trimestre 2010
Édito
Usagers-revendeurs,
les oubliés de la réduction
/ 24
des risques
/2
Usage-revente : le long chemin
Le regard de William Lowenstein / 6
Produits de coupage
Héroïne :
des drogues :
sortir des idées reçues
décalage entre pureté réelle
/7
et pureté estimée par les usagers / 14
Héroïne :
Injection de drogues
et
maladies infectieuses :
le couple infernal
Trend, un point sur quelques
tendances récentes
/ 19
“ ce que l’on sait
c’est qu’on ne sait rien”
/ 17
/ 12
Liverpool, l’heure des bilans ?
/ 23
2
TEST
Usagers-revendeurs,
les oubliés de la réduction
des risques
Mal connu et exclu de facto de la prévention et de la réduction des risques, l’usage-revente regroupe des
pratiques très différentes. Une étude vient de lui être consacrée, accompagnée de la création d’un flyer
test. Vincent Benso nous en présente ici les principaux enseignements.
Bien que le terme soit couramment employé, il est difficile de trouver une véritable définition de l’usage-revente.
La loi n’en fait tout simplement pas mention et seuls les
services de police l’utilisent dans leur fichier des interpellations, afin de désigner “des usagers qui se livrent à
des activités de vente, souvent pour payer leur propre
consommation” 1. En effet, la Loi de 1970 ayant posé
comme principe de soigner les usagers et de réprimer les
trafiquants, l’usager trafiquant apparaît comme un cas
limite. Malgré les nombreuses circulaires venues préciser
les dispositions qu’il convenait de prendre à leur
encontre, il semble que “la Cour de cassation laisse aux
juges du fond un pouvoir souverain pour déterminer la
qualification adaptée à la situation” 2, et que “finalement le traitement de l’usage revente a largement été
laissé à l’appréciation locale” 3.
Une notion mal conceptualisée
“Appréciation locale”, c’est aussi ce qui vient en tête
lorsque l’on s’intéresse à l’acceptation courante
1 Costes JM (dir), Drogues et dépendances,
du terme, fréquemment utilisé dans les médias
données essentielles. OFDT/La Découverte, 2005
pour désigner des usagers trafiquants bénéfi2 Cabalerro F, Bisioux Y, Droit de la Drogue,
Dalloz, 2000 ciant de circonstances atténuantes, comme par
3 Barré MD, “Aux frontières de l’usage : exemple un faible volume de quantités vendues
les échanges, le commerce”. Études et données ou un fort niveau de dépendance. Une analyse
pénales n 108, 2008
plus poussée laisse toutefois penser que
4 Menée sous la direction de M. Joubert,
d’autres critères peuvent aussi entrer en ligne
disponible dans une version synthétique
auprès de Techno+ de compte : appartenance ethnique, intégration
o
sociale, modalités de la revente… Où l’on voit que la qualification d’usager-revendeur reflète plus le système de
valeurs de l’observateur qu’une réalité objective.
La conceptualisation de cette notion n’est pourtant pas
difficile, il suffit de se référer à celle des deux termes qui
la compose : est usager-revendeur tout individu à la fois
usager et revendeur d’au moins un même produit. Certes,
cela ouvre un éventail très large, et l’on opposera qu’un
importateur de grosses quantités par ailleurs consommateur occasionnel n’a que peu de choses en commun avec
un consommateur quotidien revendant à l’occasion
quelques grammes à ses amis. Cependant, la nécessité
d’effectuer un travail de typologisation des différentes
pratiques que recouvre un concept n’en remet pas la pertinence en question. Gardons seulement à l’esprit que
l’usage-revente ne peut s’étudier en tant que tel, qu’il
faut cibler des catégories plus précises et rester ensuite
vigilant quant à la généralisation des résultats obtenus.
La catégorie à laquelle s’est intéressée la recherche 4 sur
laquelle s’appuie cet article est donc extrêmement spécifique : les usagers-revendeurs de cocaïne officiant en
espace festif techno, en Île-de-France, avec deux critères
d’inclusion supplémentaires : avoir connu des périodes de
consommation quotidienne d’au moins un mois et avoir
manipulé des volumes supérieurs à 25 g par semaine.
Malgré une garantie d’anonymat, la quinzaine de personnes ayant accepté de se livrer au jeu de l’entretien
enregistré étaient en réalité d’ex-usagers-revendeurs.
3
Une quinzaine d’usagers-revendeurs en activité ont aussi
été interviewés, mais de façon informelle, et cinq autres
entretiens ont été menés par Maxime Ruby (La Fratrie Sidaparoles) auprès d’usagers-revendeurs incarcérés.
Deux façons de devenir
usager-revendeur
À contrepied du cliché du dealer non consommateur, une
part non négligeable des usagers-revendeurs interrogés
sont entrés dans cette pratique par la revente.
Fréquemment issus de milieux populaires, ces jeunes
désargentés et largement opposés (en ce qui les concerne)
à la consommation de “drogues dures” voient dans la
possibilité d’aider un ami revendeur à écouler ses stocks
un bon moyen de gagner un peu d’argent de poche. Les
formes de revente ainsi développées s’appuient sur des
liens personnels, les poussant à fréquenter leurs clients
sur le long terme. Ces derniers étant fréquemment des
consommateurs intégrés ne rencontrant que peu de problèmes liés à leur usage, les représentations des petits
revendeurs évoluent et d’une sur-estimation des dangers
liés à l’usage de drogue, certains passent à leur sousestimation. Ils pourront alors commencer à consommer,
initiés par leurs clients qui, ayant tout intérêt à conserver
de bons rapports avec eux, leur ouvrent parfois les portes
d’univers jusqu’alors inaccessibles : défonce, soirées, rencontres, c’est “le bluff de l’argent et de la cocaïne” 5 qui
commence…
L’autre porte d’entrée est plus connue, c’est celle où l’individu commence par consommer et ne revend qu’ensuite. On imagine alors des usagers très lourdement
engagés dans la consommation, “contraints” de revendre
pour pouvoir se payer leur dose. Pourtant, chez les
témoins interrogés, le niveau de consommation ou de
dépendance n’apparaît pas comme un facteur déterminant dans le passage de l’usage vers la revente. La
recherche menée incite plutôt à relier l’entrée dans la
revente à des facteurs d’ordre situationnels, au premier
rang desquels l’accès à des produits de bonne qualité et
peu chers, ainsi que la position dans le groupe de pairs.
En effet, le premier acte de revente se fait fréquemment
sans réaliser de bénéfices, sous l’impulsion d’amis en
recherche de produit, pour leur rendre service. Il peut
s’agir de dépanner avec une petite quantité prélevée sur
la consommation personnelle, ou de faire les courses
5 Selleret JB, Usage et mise à disposition de pour un ami ou tout le groupe. Plus le différenmatériel, Actes de la table ronde du 8 juin tiel entre l’accès au produit d’un consomma2007 : “pratiques et usages en détention”,
Cahiers thématiques de l’AFR : réduction teur et celui de ses pairs est important, plus les
des risques et prison
demandes auxquelles il sera soumis se feront
6 Nougez E, Réseaux, capital social et profits
pressantes, le revendeur jouant alors un rôle
dans le deal de cannabis, ENS Cachan, terrains
6
et travaux, 2003/1, N 4. (dispo sur Cairn) d’intermédiaire social .
o
Plus on en vend, plus on a
de raisons d’en vendre
Une fois cette première transaction effectuée, il est fort
possible que les amis dépannés en redemandent. S’il
accepte de recommencer, l’individu deviendra progressivement le revendeur attitré de ses amis qui chercheront
d’autant moins d’autres plans qu’ils en auront déjà un.
Cela les exposera d’ailleurs aussi aux demandes de leurs
propres amis et certains d’entre eux pourront à leur tour
entrer dans la revente. Si l’on se place dans une modélisation pyramidale du trafic, on voit que le revendeur initial ne monte pas réellement d’un échelon. Par contre, un
nouvel échelon vient se placer sous sa position. Théoriquement son statut juridique change puisqu’il fournit
désormais d’autres revendeurs.
Sans doute en raison du grand nombre de consommateurs
de cocaïne intégrés socialement dont on peut supposer
qu’ils sont peu enclins à fréquenter les “scènes ouvertes”,
ainsi qu’en raison de la répression qui force fréquemment
les usagers à changer de plan, il semble qu’une fois officialisé revendeur, les clients potentiels ne manquent pas.
À mille lieux du stéréotype du dealer prosélyte, ce sont
donc les revendeurs qui refusent des clients. Toutefois,
plusieurs mécanismes tendent à leur faire accepter
d’augmenter les volumes manipulés. D’une part la réalisation d’un certain nombre d’actes de revente tend à leur
faire relativiser les risques d’interpellation et d’arnaque,
de l’autre, ils commencent à envisager les bénéfices qu’ils
peuvent tirer de la situation : un statut social a priori valorisé dans les réseaux d’usagers, et évidemment des bénéfices matériels, en nature ou en espèces.
Des risques sociaux,
physiques et… judiciaires
Financiers ou sociaux, ces bénéfices font que la période suivant l’entrée dans l’usage-revente est souvent vécue
comme un moment agréable. Cependant, pour décrire cette
lune de miel, beaucoup des ex usagers-revendeurs interrogés emploient des métaphores oniriques, en opposition au
“retour à la réalité” que constitue la sortie. Cette impression d’avoir été “comme dans un rêve” est certainement
liée à la forte augmentation des consommations qui
accompagne cette période. En effet, avoir des produits chez
soi facilite le passage à l’acte, d’autant qu’il est d’usage de
consommer avec ses clients. De plus, le frein financier (très
important pour la cocaïne) se délite puisque le coût des
consommations est perçu comme un manque à gagner et
non plus comme une réelle dépense. Les différentes formes
de dépendance que peut alors développer l’individu agissent comme un nouveau facteur le poussant à continuer la
revente, cette fois afin de financer sa consommation.
1
4
Qu’ils aient commencé par consommer ou par revendre,
les usagers-revendeurs sont donc généralement de
“gros” consommateurs. En tant que tels ils sont particulièrement touchés par les différents risques sanitaires
liés à l’usage, auxquels s’ajoutent un certain nombre de
risques spécifiques à leur pratique que l’on peut classer
en trois grandes catégories :
Risques sociaux : Si le statut d’usager-revendeur offre
une position de force dans les réseaux d’usagers, la
revente demeure une conduite largement stigmatisée.
Les revendeurs sont donc souvent rejetés par leurs
anciens amis, parfois même par leur famille. Leur entourage peut tendre progressivement à se réduire à une cour
de profiteurs qui ont tout intérêt à ce qu’ils persistent
dans leur pratique. De plus, le revenu financier peut faire
apparaître les activités professionnelles comme superflues. La consommation et la participation à de nombreuses soirées étant difficilement compatibles avec un
emploi du temps normal, un certain nombre d’entre eux
abandonnent progressivement leurs activités scolaires
et/ou professionnelles. Pourtant, les revenus tirés du trafic sont sales et ne peuvent être épargnés ou utilisés pour
payer un loyer. Sous la “flambe” et derrière un téléphone
qui sonne sans arrêt se cache donc souvent une insoupçonnable précarité matérielle et affective.
Risques de vols et de violence : Les revenus dégagés
par une activité illicite sont d’autant plus sujets à convoitise qu’en cas de problème le recours légal est impossible.
Ainsi les vols, rackets, cambriolages sont très fréquents. Il
peut s’agir de clients insatisfaits, de spécialistes de ce
type de racket, d’anciens associés ou de fournisseurs non
payés. En effet, beaucoup de revendeurs achètent et vendent à crédit. Or tout le système des achats à crédit repose
sur le possible recours à la violence.
Risques judiciaires : C’est le risque le plus évident.
Universellement crainte par les usagers-revendeurs, la
justice ne plaisante en effet pas avec ce délit, puni de
cinq ans d’emprisonnement. Cette recherche n’a pas
abordé la réalité des pratiques judiciaires (pour des raisons d’accès), mais il est fort probable que la loi sur la
récidive et les peines planchers frappe très durement les
usagers-revendeurs les plus dépendants (plus à même
de recommencer) et les plus précarisés (plus faciles à
interpeller). Difficile aussi de déterminer dans quelle pro-
Système de soin : le grand vide
Les usagers-revendeurs sortent souvent de leur pratique
en se “posant” en couple. Pourtant, on peut tout de même
dire qu’ils arrêtent seuls. En effet, si, comme on l’a vu,
beaucoup entrent en contact avec des intervenants spécialisés, la plupart ont été déçus par les prestations
reçues. Certes les chiffres sont limités et des biais peuvent exister, mais il demeure intéressant de constater que
les spécificités de leurs pratiques n’ont pas été prises en
compte, et même que leurs activités de revendeurs se
sont vu évacuées des entretiens au profit du seul usage.
À la décharge des soignants, il faut dire que la plupart du
temps, les usagers-revendeurs viennent pour arrêter
l’usage et qu’ils n’abordent pas spontanément la thématique de la revente, trop stigmatisée. Devant l’importance
de cette dimension dans l’expérience vécue par l’individu,
on peut tout de même regretter que les intervenants rencontrés ne l’aient pas non plus abordée, y compris face à
des individus assumant des consommations de 10 g de
cocaïne par semaine (2 000 euros/mois mini7 Voir notamment Murphy S et al., “Drifting
mum) qui impliquent d’être revendeur pour
into dealing : becoming a cocaine seller”,
Qualitative Sociology, 1990, 13, 4, et Joubert M, 90 % des gens…
introduction de “Trafic de drogues et modes
de vie”, Toxibase, 4 trimestre 1995 On peut tout autant regretter que la prévention
8 Techno+ : mail [email protected], traditionnelle ou la réduction des risques (RdR)
tél. 06 03 82 97 19 ne se soit jamais emparée de cette thématique.
e
En effet, en dépit des nombreux risques évoqués précédemment, qui apparaissent comme autant de leviers
possibles pour des actions préventives, et alors même
que des recherches en sociologie 7 traitent du sujet
depuis les années 1980, il semble bien qu’en France
comme en Europe, aucune brochure, aucune formation,
aucun outil n’aient jamais porté sur cette pratique.
Plusieurs hypothèses peuvent être développées pour
expliquer ce désert : un effet de disposition qui pousse les
acteurs de la santé à envisager les revendeurs comme
des vecteurs et non des cibles d’action, la volonté de garder une distinction forte entre les revendeurs et les usagers afin de protéger ces derniers, ou encore la proximité
avec la figure stéréotypée du dealer qui exclut toute
action non répressive.
Une brochure test
Afin de pallier le manque d’outils de prévention et pour
tester ces différentes hypothèses, la recherche menée
incluait une dimension action, qui prit la forme de l’édition d’une brochure spécifique à l’usage-revente. Porté
par Techno+, ce projet a permis de montrer que la principale difficulté à surmonter était en fait d’ordre juridique.
Aux dires des juristes consultés, la thématique est extrê-
5
portion l’obligation de soin est prononcée. Cependant, un
grand nombre de témoins interrogés avaient déjà été en
contact avec le système de santé.
Des “sorties” difficiles
Si, pour certains d’entre eux, ce contact faisait effectivement suite à une injonction thérapeutique, pour les autres
il s’agissait d’une démarche personnelle. En effet, les différents risques évoqués plus haut finissent immanquablement par occasionner aux usagers-revendeurs des problèmes concrets. Au bout de quelques années, une
certaine lassitude s’installe et un nouveau regard sur la
pratique s’élabore : ils éprouvent l’envie d’arrêter, de
renouer avec un mode de vie “normal”. C’est malheureusement là que les difficultés commencent car arrêter, cela
signifie d’abord arrêter de consommer et donc réaliser
quelles dépendances l’individu peut avoir développées,
mais cela signifie aussi arrêter de vendre et donc se faire
lâcher par un certain nombre d’“amis”, se priver d’une
source de revenus, et pour ceux qui n’avaient pas d’activité professionnelle, réaliser que les possibilités de recon-
mement sensible et, étant donné leurs divergences
d’opinion, il semble très difficile de déterminer ce qu’il
est possible de dire et ce qui ne l’est pas. L’enjeu est
d’autant plus important que la justice fonctionne par
jurisprudence et qu’un procès perdu pourrait fermer
définitivement la porte à ce type d’actions. Certes, le
décret de 2004 entourant la RdR comporte une partie
sur “l’expérimentation de nouveaux outils”, toutefois
il y est seulement mentionné que “les équipes de
RdR peuvent participer à l’évaluation de nouveaux
outils”. Quid de leur élaboration ? Et comment évaluer un outil que l’on ne peut expérimenter ?
Autant de questions qui bloquent des actions dont
la pertinence sanitaire ne fait pourtant aucun
doute. Au bout de deux ans et demi de réflexion
autour de la rédaction de ce flyer et après que
Jean-Marc Priez ait accepté d’en assumer la
direction de publication, Techno+ a décidé de
l’éditer. Il est donc désormais diffusé lors des
interventions.
Ayant maintenant besoin de l’évaluer, des
retours sur ce nouvel outil seraient les bienvenus. Il est disponible gratuitement auprès de
l’association Techno+ 8. - V.B.
version dans le monde du travail sont limitées par des
trous sur le CV ou un casier judiciaire et donc devoir
accepter des emplois qui, par effet de contraste, apparaissent encore plus difficiles et mal payés qu’ils le sont
vraiment… Cette période est si sombre que les rechutes
sont fréquentes. Vécus comme des échecs, ces remariages ne donnent pas lieu à de nouvelles lunes de miel
mais plutôt à des périodes propices aux comportements
autodestructeurs (surconsommation, bagarres, TS…).
Cela dit, au bout de quelques tentatives, la plupart semblent tant bien que mal parvenir à sortir de l’usagerevente, généralement “motivés” par le développement
d’un nouveau projet de vie et surtout par une rencontre.
VINCENT BENSO / Techno+ et Trend
6
Usage-revente : le long chemin
Le regard de William Lowenstein
Selon Mr Antonio Maria Costa, directeur de l’Office des
Nations unies contre la drogue et le crime (Onudc), plus
de 350 milliards de dollars provenant du trafic de drogue
ont permis au système financier mondial de se maintenir
à flots au plus fort de la crise financière de 2008 (The
Observer, 5 janvier 2010).
Selon Vincent, rugbyman en 2e division, la vente de produits dopants (testostérone, corticostéroïdes, HG et EPO)
lui a permis de payer, en 2008, le loyer de sa maison à
Colombes et la pension alimentaire pour l’éducation de
ses deux enfants, et de jouer pratiquement tous les
matches de la saison malgré ses blessures au genou et à
l’épaule (consultation du 11 octobre 2009).
Selon Yolanda, péripatéticienne du nord parisien, la vente
de crack à quelques clients “ciblés” lui a permis, en
2008, tout à la fois de fidéliser une partie de sa clientèle,
de monter plus facilement les escaliers, d’avoir moins
mal au poignet droit et ne plus dépenser un euro pour sa
consommation personnelle même si celle-ci a doublé ce
dernier semestre (consultation du 21 mars 2009).
Selon Karim, en 2008, la situation d’usager-revendeur de
cocaïne n’a pas que des avantages. Malgré une fine
sélection de sa clientèle au sein d’un groupe d’amis gays
et un certain plaisir à partager leur vie nocturne, il s’est
fait “planter” une commande de 50 grammes au dernier
instant. Résultat des (non) courses : il a tout consommé et
a fini lundi matin aux urgences cardiologiques d’Ambroise
Paré (consultation du 2 décembre 2008).
Selon Jean-Michel, DJ dans une boite de nuit du sud de la
France, sa consommation d’héroïne (par voie nasale) a
triplé depuis qu’il a accepté de “dépanner » quelques
clients et célébrités locales avec qui il s’était pris d’amitié. Il réalise que s’il veut stopper sa consommation et ne
plus craindre les risques judiciaires de ses “dépannages”, il doit changer de travail, de train de vie, aban1 Adler PA, Wheeling and dealing : donner la nuit et perdre ses nouveaux amis.
anethnography of upperlevel drug dealing Bref, s’en sortir tout seul ; oui vraiment tout
and smugglingcommunities, 1985,
Columbia University Press, New-York seul ! Vertigineux… (consultation du 8 octobre
2 Cusson M, “Le trafic de drogue” : 2009).
Criminologie actuelle, 1998, PUF, Sociologies Selon Sixtine, 17 ans, ses parents s’inquiètent
vraiment pour rien ! Elle s’est faite arrêter avec 10
grammes de THC (qu’elle devait partager avec cinq
ami(e)s du lycée) lors d’un contrôle routier. Cachés à l’intérieur de son casque. Les policiers l’ont emmenée en
garde à vue et le lendemain, après un test urinaire attestant (heureusement ?) de sa propre consommation, une
injonction thérapeutique a été décrétée (consultation du
22 avril 2010).
Première question : Parmi ces cas cliniques, quel est
l’intrus ?
Seconde question : Peut-on espérer qu’un jour change
l’image, la représentation des citoyens usagers-revendeurs ? Faut-il pour cela renvoyer aux travaux de P.A.
Adler 1 qui suggéreraient que nous oublions trop souvent
que la recherche d’un certain mode de vie peut impliquer
la prise de drogues et non pas seulement accepter le
dogme de causalité le plus commun : la prise de drogues
produit le style de vie. Cela est fondamental à cerner pour
M. Cusson 2 car certains usagers-revendeurs seraient
moins dépendants aux substances qu’ils consomment –
en particulier la cocaïne – qu’au style de vie qui leur est
associé.
Comme l’écrit précisément Fabrice Perez (Techno+) dans
un mail adressé à l’Haute autorité de santé, le 21 avril
2010, pour la validation des recommandations sur les usagers de cocaïne : “Dans le triptyque drogue-individucontexte, l’usage-revente peut, selon les cas, pratiquement
définir à lui seul le contexte – sa prise en compte est alors
primordiale. Les usagers-revendeurs font partie des personnes nécessitant un abord spécifique. Leur vulnérabilité
quant à l’abus et à la dépendance ne peut se comprendre
totalement qu’à la lumière de ce rapport au produit.”
Diantre ! Même en période de crise internationale, nous
en sommes bien loin. En attendant de miraculeux progrès
sur de tels sujets, une seule chose à faire : commander
auprès de l’association Techno+ le flyer (gratuit !) publié
sous la direction de Jean-Marc Priez afin que chacun, par
des propositions et remarques, puisse apporter un peu de
sa pierre précieuse à ce début d’édifice de réduction des
risques pour les usagers revendeurs.
WILLIAM LOWENSTEIN
7
ENQUÊTE
Produits de coupage
des drogues :
sortir des idées reçues
Le phénomène de l’adultération 1 des produits psychoactifs est à la fois de notoriété publique et très mal
connu. Il occasionne pourtant de nombreux risques potentiels, d’autant plus que la corrélation entre les
perceptions des consommateurs et les résultats des analyses est souvent faible (lire aussi p. 14). Swaps fait
ici le point en tentant de démêler vérités parfois surprenantes et fantasmes.
Les consommateurs de drogues savent tous que de nombreux produits disponibles sur le marché clandestin sont
généralement dilués ou coupés avec diverses substances. Moins systématique pour le cannabis, la chose
est quasi permanente pour la plupart des drogues en
poudre.
Une partie des éléments évoqués dans ce document provient d’investigations faites dans le cadre de Sintes 2 et
de Trend 3 que l’auteur a menées durant plusieurs
années. Nous recommandons fortement aux lecteurs qui
souhaitent des informations plus exhaustives de se
reporter aux liens mentionnés en fin d’article.
Techniques de recherche
De nombreuses études et analyses à travers le monde
permettent d’identifier toutes sortes de “produits de coupage”, mais il faut garder à l’esprit que les laboratoires
les plus pointus ne peuvent identifier que les molécules
connues et référencées dans leurs bases de
1 Par “adultération” nous entendons
données. Celles-ci seront d’ailleurs toujours
“coupage” volontaire
incomplètes, de nouvelles substances ne ces2 Système d’identification national
sant d’apparaître. Les services répressifs s’efdes toxiques et substances
forcent d’analyser tous les composants pour
3 Tendances récentes et nouvelles drogues
des raisons de traçabilité des filières, mais ces
4 Réactif de Marquis : mélange de formol
techniques sont très onéreuses. Quant aux
et d’acide sulfurique dont la fabrication est
délicate. Disponible sur Internet sous le nom recherches sur les produits recueillis auprès
d’Eztest
d’usagers par l’OFDT, elles se limitent à la
5 Une recherche exhaustive avec dosages
teneur en produits psychoactifs.
coûte au minimum 500 euros, contre 70 euros
environ pour une recherche classique La chromatographie gazeuse couplée à la spec-
trométrie de masse, technique très fiable généralement
employée, permet d’identifier un large spectre de produits
psychoactifs. D’autres méthodes, comme la chromatographie en couches minces (CCM) sont indicatives ou
présomptives, comme le “testing” au réactif de
Marquis 4. La détection de matières inertes – talc,
plâtre… – est paradoxalement très onéreuse 5 car complexe donc pratiquée seulement en cas d’enjeux sanitaires avérés.
En dehors des adultérations, il existe aussi de nombreux
cas de “pure arnaque” où l’acheteur se retrouve avec une
poudre ou des comprimés quelconques ne contenant
aucun principe actif, qu’il s’agisse d’héroïne, de cocaïne
ou d’ectasy…
Cannabis et haschich
Le “shit” de Tchernobyl
Le “shit” (résine de cannabis ou haschisch) suscite de
nombreux fantasmes quant à son adultération. Dans les
pays de production, comme le Maroc, on trouve diverses
qualités allant du pollen à la résine. Les basses qualités
peuvent contenir plus ou moins de débris végétaux de la
plante, très peu psychoactifs – probablement le “coupage” le plus fréquent. Quelques producteurs ou grossistes le mélangeraient avec henné, gazon, cellulose ou
autres végétaux réduits en poudre, oléagineux, suifs,
graisses minérales comme la paraffine… Le fameux
“Tchernobyl” (variété de haschisch “pakistanais noir”)
inonda le marché dans les années 1990. Âcre, cassant,
1
8
dégageant des odeurs suspectes, il n’en fut pas moins
vendu et fumé. Il entraînait maux de tête, nausées et
quintes de toux…
Des rumeurs évoquent aussi l’ajout d’huile de vidange
et/ou de médicaments, mais nous n’avons pas trouvé
d’éléments significatifs. En 2005, l’OFDT a fait analyser
plusieurs centaines d’échantillons de cannabis recueillis
auprès de consommateurs dans le cadre de Sintes et n’a
trouvé aucun autre produit psychoactif (ce qui ne veut
pas dire que cela n’arrive jamais).
Les rumeurs ont la vie dure
6 THC : Tetrahydrocannbinol, le principe
psychoactif du cannabis. La teneur moyenne
dans la résine de cannabis tourne autour
de 10 %, mais certains virtuoses de
l’autoproduction obtiennent des résines
avec des taux nettement plus élevés
Des mythes urbains ont parfois véhiculé des
rumeurs concernant un haschich aux effets
inhabituels coupé aux opiacés, à la cocaïne,
voire au LSD, “pour mieux accrocher les
Un peu d’histoire
De nombreux documents historiques témoignent de pratiques frauduleuses concernant les drogues. Dans la
Rome antique, l’historien Pline et d’éminents médecins
tels Galien et Andromachus déploraient déjà l’adultération de l’opium. Les fameuses thériaques pouvant comporter, en plus de l’opium, une centaine d’ingrédients, les
médecins se préoccupaient de la qualité et des falsifications fréquentes. À certaines époques, les apothicaires
durent préparer la thériaque publiquement, en présence
de superviseurs assermentés afin d’éviter la fraude.
Les bulletins et traités de pharmacie du XIXe siècle sont
remplis d’anecdotes et de mises en garde au sujet de la
fraude à l’opium. Mais les progrès de la chimie permettent de doser la teneur en alcaloïdes et d’enfin garantir
une qualité constante. Dans l’Indochine coloniale française, où la Régie générale de l’opium a diversifié ses
fournisseurs, la fraude est un problème endémique. Le
problème se pose de façon encore plus subtile après la
découverte et la production industrielle de morphine. Dès
les années 1840, les grossistes allemands exportent de la
morphine largement rallongée au sucre, à la mannite ou
à la salicine, que certains pharmaciens et droguistes
diluent encore. De la “belle époque” jusqu’aux “années
folles”, articles et documents évoquent “la coco” généreusement coupée aux produits les plus divers (bicarbonate, amidon, acide borique, antipyrine, bismuth, talc,
saccharine…). Le phénomène semble aussi vieux que
l’existence des drogues et d’autant plus important que
celles-ci sont chères, rares, clandestines et recherchées.
- J.K.
consommateurs”. Si ces drogues furent parfois détectées, il s’agissait généralement de traces infimes provenant de contacts fortuits avec des mains ou des emballages. Une adultération volontaire serait une aberration
économique et pharmacologiquement inopérante, vu les
quantités et préparations nécessaires pour procurer un
effet lorsqu’elles sont fumées, sans parler du prix de ces
drogues.
Le “haschisch à l’opium” a toutefois réellement existé. Il
s’agissait du fameux “Black Bombay”, constitué d’une
résine pressée avec du “dross”, un résidu cendreux
d’opium fumé provenant des fumeries de Bombay dont
les dernières ont fermé dans les années 1980. Mais le
dross est aujourd’hui une denrée quasi introuvable et le
“Black Bombay” a disparu avec les fumeries.
Les “effets inhabituels” attribués parfois au haschich
proviennent généralement d’une forte teneur en THC 6. Si
cela peut déstabiliser les consommateurs les plus fragiles, la plupart adaptent leur consommation en fonction
de la force du produit. Il arrive toutefois qu’un hachisch
(c’est vrai aussi pour d’autres drogues) puisse être contaminé par des produits utilisés lors du conditionnement
(pour masquer l’odeur) dont personne ne connaît les effets
psychoactifs et/ou délétères lorsqu’ils sont consommés.
Le buzz autour de “l’herbe
aux microbilles de verre”
En 2006 apparaissent des variétés de marijuana contenant de minuscules “morceaux de verre coupants” (en
réalité des microparticules). Ce genre d’opération peut
alourdir l’herbe jusqu’à 30 % et lui donner un aspect irisé
qui la fait ressembler aux variétés très résineuses. Des
antiprohibitionnistes radicaux créent un buzz en évoquant décès et accidents graves (coupures et lésions de
l’œsophage et des poumons) chez certains fumeurs, la
faute en incombant à la législation qui confine le produit
dans la clandestinité. En réalité, il n’y eut aucun mort et
l’origine des problèmes pulmonaires en question reste
sujet à controverse.
La marijuana constituée des sommités fleuries est préférée par nombre d’usagers car réputée difficile à altérer,
mais sans doute pourrait-on y retrouver parfois des
traces d’insecticides.
L’ecstasy et les amphétamines
“On sait pas ce qu’il y a dedans !”
L’ecstasy (ou MDMA) est sans doute la drogue au sujet de
laquelle se colportent le plus de rumeurs. Comme les
médicaments en comprimés, les pilules d’ecstasy sont
mélangées avec des excipients, généralement neutres,
qui en assurent la contexture. Des milliers de comprimés
9
ont été analysés en France depuis plus de dix ans. Les
nombreuses analyses faites dans le cadre de SINTES ont
quelquefois permis d’identifier des produits inquiétants
comme l’atropine, mais pas de toxiques majeurs qu’on
pourrait qualifier de poisons. La présence d’amphétamine, parfois détectée mais rarement en quantités significatives, est toutefois à considérer car le mélange pourrait accroître la neurotoxicité du MDMA. Mais la plupart
des effets de “speed” ou “mauvaise descente” dont se
plaignent les usagers sont à attribuer à l’abus ou aux
prises répétées. Les principaux risques concernent une
consommation excessive et des teneurs très aléatoires en
MDMA allant de quelques milligrammes à 150 mg, la
moyenne se situant autour de 40 mg 7.
De nombreux médicaments sont parfois vendus pour de
l’ecstasy. Les plus fréquents sont des antipaludéens, corticoïdes, hypotenseurs, bétabloquants, antiparkinsoniens, mais aussi des antidépresseurs et sédatifs divers
qui peuvent entraîner effets psychoactifs, malaises,
interactions avec troubles divers (liste disponible sur le
site de l’OFDT). Lors des teknivals, on trouve de nombreuses boites vides de Nivaquine®, Celestamine®,
Effexor®, Lepticur®, Defanyl®, Celectol®, Loftyl®… qui
toutes ont la particularité d’avoir des logos pouvant laisser penser qu’il peut s’agir d’ecstasy. Le “testing” des
ecstasy au réactif de Marquis, parfois pratiqué, n’est pas
un indicateur fiable mais il peut donner des informations
présomptives sur la présence éventuelle de MDMA et/ou
analogues. Il faut savoir que les procédés de fabrication
clandestins sont souvent tellement sommaires et bâclés
qu’il en résulte de nombreux intermédiaires de synthèse
dont nul ne connaît les effets à long terme. Le danger de
l’apparition d’un produit “loupé” avec un potentiel plus
toxique ne peut être totalement exclu.
La MDMA en poudre ou cristaux est réputée plus “pure”.
Cependant, si elle passe par de nombreux intermédiaires,
elle se retrouve de plus en plus coupée avec du paracétamol et/ou de la caféine.
7 Une dose de 1 mg/kg, soit 70 mg en
moyenne, provoque généralement des effets
que les consommateurs peuvent qualifier
de “satisfaisants”
8 Ces données sont à relativiser car
elles comptabilisent également les saisies
opérées aux Antilles et en Guyane, où
la cocaïne est sensiblement moins chère
et de “meilleure qualité”
9 Voir l’alerte sanitaire de l’OFDT :
www.ofdt.fr/BDD/sintes/ir_071129_phen.pdf
10 La consommation associée de cocaïne
permet de mieux “tenir” l’alcool mais
entraîne la production de cocaéthylène,
un métabolite qui renforce les effets
stimulants et euphorisants de la drogue,
mais également la toxicité hépatique
Speed et amphétamines
Plus de la moitié du total des saisies d’amphétamines en 2007 contenaient moins de
10 % de la drogue, et on en trouve souvent
encore moins dans les échantillons d’usagers
(5 % env.). La caféine est le produit rajouté le
plus souvent (env. 60 % des cas), mais on
trouve aussi du paracétamol. Le “speed gras”
contient généralement de la stéarine dont on
fait les bougies. Il est parfois simplement
constitué de mastic pour fenêtre roulé dans de
la chloroquine (pour l’amertume) avec parfois
un soupçon de vrai speed afin de leurrer le test de
Marquis.
En dépit des alertes de quelques cassandres, les amphétamines apparentées à la méthamphétamine (ice, crystalmeth, yaba…) n’ont jamais émergé de façon significative
dans l’hexagone… mais certains ont payé très cher du sel
d’alun, voire du gros sel, vendu pour du “crystal”.
Cocaïne
“Végétale ou Synthétique ?”
La “qualité” de la cocaïne semble en baisse constante
depuis quelques années selon les dires des consommateurs ainsi que les analyses des saisies. En 2006, les
échantillons collectés dans le cadre de Sintes auprès
d’usagers en région parisienne révélaient une pureté de
20 % à 30 %. Les chiffres STUPS de l’Office central pour
la répression du trafic illicite des stupéfiants (Ocrtis) en
2007 indiquent une teneur moyenne de 10 % à 30 % dans
les saisies de moins de 1 kg 8. Les “képas” de 1 gramme
vendus dans la rue en contiennent souvent moins de
10 %. Le reste est de plus en plus composé de phénacétine 9 (50 % des cas environ), diltiazem, caféine, hydroxyzine, levamisole (en augmentation importante), lidocaïne, procaïne, paracétamol… et sucres divers.
Régulièrement des alertes sanitaires informent de la circulation de produits dangereux tels que la cocaïne coupée à l’atropine qui entraîna, entre 2004 et 2006, de
nombreux troubles sérieux et des dizaines d’hospitalisations en urgence. Des usagers affirment qu’il y aurait de
plus en plus de cocaïne synthétique sur le marché. Cela
est un non sens, car la synthèse de la cocaïne, théoriquement possible, nécessite des moyens qui rendraient son
prix considérable. La “synthé” est souvent un composé de
phénacétine, lidocaïne, et autres substances à la texture
un peu cristalline, éventuellement aromatisées à la
cocaïne.
Jusqu’à 50 000 euros de bénéfice par kg
La perception de la qualité de la cocaïne est très subjective et fortement modulée par des consommations répétées, l’association avec l’alcool 10 ou d’autres substances
psychoactives, ainsi que par les contextes d’usage.
Si certains adultérants sont ajoutés dans les pays de production, la phénacétine est souvent d’origine hispanique,
ce qu’attestent les nombreuses saisies du produit dans
ce pays et dans le sud de la France. On la trouve facilement sur internet pour moins de 100 euros le kg. Le choix
entre ces produits de coupage semble essentiellement
dicté par leur disponibilité dans les pays de production,
transit et stockage, et non pour contrebalancer des effets
secondaires spécifiques de la cocaïne comme on l’a par-
1
10
De l’usager revendeur
aux usagers
Au fur et à mesure des prises, la cocaïne entraîne rapidement des tolérances importantes. Au cours d’une soirée,
la quantité consommée doit rapidement être augmentée
pour obtenir les mêmes effets psychoactifs… qui durent
de moins en moins longtemps. Il devient alors de plus en
plus difficile d’évaluer la qualité de la drogue. Certains
ne se privent pas d’en profiter. Et un même vendeur peut
vendre au cours d’une soirée une drogue dont la qualité
sera de plus en plus altérée au fil des heures (surtout si
lui-même consomme beaucoup). Les consommateurs
attribuent facilement la diminution des effets à leur tolérance et aux mélanges l’alcool, cannabis et autres produits (lire aussi page 2). - J.K.
fois laissé entendre. En 2009, le kilo de cocaïne pure à
60 %-70 % vaut environ 32 000 euros aux Pays-Bas. Les
mêmes fournisseurs proposent la lidocaïne à 1 200 euros
le kg. Un kg de cocaïne rallongé avec 1,5 kg de lidocaïne
(proportion fréquente) = 2,5 kg d’une cocaïne à 20 %30 % vendue 35-40 euros le gramme (bénéfice direct :
50 000 euros) aux intermédiaires et détaillants qui la
recoupent encore, en général, et la revendent à 5060 euros le gramme. Le teneur finale se situe entre 5 % et
20 % en moyenne.
Crack et “free-base”
ne sont pas des indicateurs fiables
Nombre d’usagers pensent que la procédure de “freebasing” à l’aide de bicarbonate ou d’ammoniaque serait
un indicateur fiable pour vérifier la qualité de la cocaïne.
Ainsi, des revendeurs qualifient parfois leur produit de
“0,8” ou “0,9”, chiffres censés correspondre au degré de
pureté (80 % ou 90 %) attesté par le “free-basage” qui
éliminerait tous les ingrédients autres que la
11 Il s’agit d’une poudre beige qui a
cocaïne. Le procédé élimine en effet les sucres
vaguement l’aspect et le goût amer de
l’héroïne vendue environ 800 euros le kg. et certains adjuvants, mais pas du tout lidoCertains affirment qu’il s’agit d’héroïne
venant du Pakistan mais “loupée” par caïne, procaïne et analogues, ni caféine, qui se
les fabricants. En réalité elle ne contient retrouvent dans le résultat final.
pas du tout d’héroïne
Vendu à la sauvette, le petit caillou de crack se
12 L’héroïne base est en général coupée par
les fabricants sur les lieux de production prête facilement à toutes les impostures De
(Afghanistan, Pakistan) et contient rarement nombreux usagers et revendeurs témoignent de
plus de 30 % de drogue en arrivant, en gros,
en Occident “galettes” coupées au savon, à la cire à bougie
ou à des médicaments au goût amer. Quelquefois, il n’y
pas du tout de cocaïne.
Héroïne, Rabla
En France, l’héroïne base de couleur marron (“Brown,
Rabla…”) est plus disponible et sensiblement moins
chère que la “blanche” (chlorhydrate d’héroïne) qu’on
trouve néanmoins dans quelques quartiers franciliens.
Parfois réputée de “meilleure qualité”, la “blanche” est
aussi plus facile à couper avec n’importe quelle poudre
blanche. Mais quelle que soit la variété, ni la couleur ni
l’aspect ne peuvent laisser présager raisonnablement de
la qualité. Les deux tiers environ de l’héroïne marron ou
“héroïne base” saisie en 2007 contenaient moins de
10 % d’héroïne. Le reste est principalement de la caféine
(proportion moyenne : 27 %) et du paracétamol. L’héroïne
marron étant à l’origine généralement destinée à être
fumée, la caféine est son adjuvant obligé, car elle renforce très sensiblement les effets de la drogue en favorisant son passage à travers les poumons. Dans 90 % des
cas, on trouve aussi des quantités importantes de paracétamol (mélangé dans une proportion de 47 % en
moyenne), de la griséofulvine, des sucres divers et quelquefois des barbituriques. Aux Pays-Bas, les gros dealers
(au kg) proposent un mélange de paracétamol et de
caféine appelé “héroïne morte” 11, destiné à recouper une
drogue contenant de 10 % à 30 % d’héroïne base 12. Pour
un semi-grossiste, le prix de revient, après coupage, peut
se situer entre 1 à 5 euros le gramme. On imagine facilement les bénéfices réalisés à chaque étape par les différents intermédiaires pour arriver à un produit revendu 40
à 50 euros la bombonne (env 0,8 g) contenant souvent
moins de 5 % d’héroïne.
Récemment, plusieurs overdoses liées à une héroïne
contenant de l’aprozalam (Xanax®), un anxiolytique, ont
défrayé la chronique. Ce type de médicament peut
potentialiser les effets de l’héroïne, mais dans les cas
concernés il s’agissait d’une héroïne (blanche) pure à
30 %-40 %, chose plutôt inhabituelle dans le cadre de
la vente au détail. L’aprozalam n’était pas vraiment en
cause.
L’arnaque, une fatalité ?
Cet article laisse entrevoir combien le sujet est vaste et
complexe. Sous-tendu par d’énormes enjeux financiers
impliquant d’innombrables protagonistes, les enjeux
dépassent largement le seul cadre sanitaire. Chaque
étape de “la coupe” génère un bénéfice appréciable. Le
consommateur final paye généralement très cher le
mélange de sucre et de médicaments divers aromatisé à
l’héroïne ou à la cocaïne censé lui procurer quelques sen-
11
Indications sommaires et glossaire des produits cités
De nombreux médicaments employés comme produit de
coupe sont potentialisés par l’alcool et peuvent avoir une
interaction avec divers traitements mais aussi avec
d’autres drogues et produits.
Bicarbonate de soude : poudre cristalline à base de
craie, sel ou natron. Employé pour de multiples usages :
nettoyant ménager, dentifrice, désodorisant… On connaît
peu ses effets à long terme lorsqu’elle est injectée.
Caféine : principe actif stimulant du café. À hautes doses
peut causer des malaises, tachycardies, angoisses. On la
trouve parfois combinée à certains médicaments pour la
douleur, problèmes respiratoires…
Celestamine : antihistaminique utilisé pour traiter les
allergies. Risque de somnolence (fortement majoré par
l’alcool). Suivant le dosage, les comprimés sont bleu
clair, rose ou jaune.
Cellulose : substance généralement issue de bois
100 % naturel. Ses propriétés par voie intraveineuse
sont inconnues.
Choloroquine (Nivaquine®) : utilisée dans le traitement du paludisme. Toxique pour le cœur au-delà de deux
grammes. Peut entraîner vomissements, troubles nerveux… La dose mortelle n’est que de 5 grammes. Poudre
blanche extrêmement amère, elle contribue à couper
héroïne et cocaïne.
Diltiazem : utilisé pour certaines affections du cœur
(angine de poitrine) et troubles de la tension.
Griseofulvine : antibiotique et antifongique utilisé pour
traiter certaines infections. Peut entraîner des maux de
tête.
Hydroxyzine : antihistaminique et dépresseur important
du système nerveux central. Prescrit comme anxiolytique
(Atarax®) et dans le traitement de certaines allergies. Cas
sations dont l’intensité est souvent hypothétique. Et très
étonnamment, il semble se résigner, trouvant cela “normal”. N’est-ce pas-là une des propriétés les plus
incroyables de ces produits appelés “drogues” ?
Au-delà de leurs effets psychoactifs, les drogues, mar-
de nécroses et de troubles divers lorsque le produit est
injecté à hautes doses.
Inositol : autre nom de la vitamine B7.
Lanoline : graisse, extraite du suif de mouton, employée
pour traiter les cuirs. Fumée, elle pourrait présenter des
risques de cancer.
Levamisole : antiparasitaire intestinal. Il pourrait causer
des troubles allergiques et neurologiques à hautes doses.
Lidocaïne : anesthésiant de surface utilisé par les dentistes (Xylocaïne®), on la retrouve dans nombre de pastilles pour la gorge, crèmes anesthésiantes… Injectée ou
sniffée, peut entraîner des troubles cardiaques. “Gèle”
fortement les gencives lorsqu’on la goûte.
Mannitol : sucre d’origine naturelle utilisé dans certains
traitements rénaux et dans la fabrication de bonbons et
médicaments à sucer. “Rafraîchissant” au goût, il renforce la sensation de “froid” sur les muqueuses lorsqu’il
est ajouté à la cocaïne.
Paracétamol : couramment utilisé en traitement de la
douleur, de fièvre… Doliprane®, Dafalgan® et des
dizaines de spécialités contiennent du paracétamol. Audelà de 3 grammes, il devient toxique pour le foie (attention en cas d’hépatite) et les reins.
Phénacétine : produit vaguement apparenté au paracétamol. N’est guère plus utilisé dans un cadre médical à
cause des risques d’affections rénales.
Procaïne : anesthésique local de moins en moins utilisé
car remplacé par la lidocaïne. Toxique à hautes doses.
Sel d’alun : matériau d’origine minérale ressemblant à
du cristal de roche et utilisé comme régulateur de la
transpiration, hémostatique et pour fabriquer certaines
peintures.
Stéarine : poudre grasse fabriquée à partir du suif animal qui sert surtout à la fabrication de bougies.
chandises illégales et “mythiques”, ont l’extraordinaire
capacité de faire accepter la soumission docile à l’arnaque perpétuelle comme une fatalité. Et ceci pour le
plus grand profit des mafias.
JIMMY KEMPFER
Liens recommandés
Publication de la DEA sur les saisies les plus “stupéfiantes”, procédés inhabituels, coupages surprenants…
Une mine d’informations intéressantes : www.justice.gov/dea/programs/forensicsci/microgram/
Chiffres clefs : www.ofdt.fr/ofdtdev/live/publi/dce/dce09.html
Notes d’information Sintes : www.ofdt.fr/ofdtdev/live/donneesnat/notes.html
12
CLINIQUE
Injection de drogues
et
maladies infectieuses :
le couple infernal
Maladie du charbon, botulisme… Au-delà de ces alertes spectaculaires, les maladies infectieuses associées à l’usage de drogues par voie intraveineuse (voire nasale) sont nombreuses. Rapide survol.
Les rapports qu’entretiennent l’usage de drogue par voie
intraveineuse (ou autre), l’absence de politique de réduction des risques spécifique et les infections se traduit
dans l’actualité de trois façons : par les alertes type INVS
ou Afssaps, par les revues générales qui sont consacrées
régulièrement aux infections (notamment bactériennes)
survenant chez les usagers de drogues et par les
rubriques de faits-divers…
Dernière illustration de ces rapports complexes, l’alerte
effectuée conjointement par le ministère de la santé,
l’Afssaps, l’INVS, l’OFDT et la Mildt, le 19 janvier, sur “des
cas groupés de maladies du charbon chez les consommateurs d’héroïne en Écosse et Allemagne”. Depuis
décembre 2009, une quinzaine de cas confirmés de
maladie du charbon (maladie due à Bacillus anthraci,
dont on rappelle que c’est un excellent modèle de guerre
bactériologique connu depuis la fin de la seconde guerre
mondiale), ont été recensés. L’alerte a été donnée compte
tenu à la fois du nombre de cas groupés, de la gravité de
la maladie – mortelle en l’absence de traitement spécifique – et du fait qu’il est impossible de déterminer à
l’œil nu si l’héroïne est contaminée par les spores du
charbon.
À l’autre extrémité de l’espace-temps, qui se souvient
d’une épidémie parisienne publiée dans le Journal of
Infectious Diseases en 1988 sur une série de 38 consommateurs d’héroïne hospitalisés à Paris pour des tableaux
d’infections systémiques à candida extrêmement sévères
avec lésions du cuir chevelu, atteintes rétiniennes et
ostéo-articulaires… jamais décrites auparavant ? Épidémie qui avait coïncidé avec l’arrivée sur le marché parisien d’une nouvelle héroïne, et pour laquelle l’utilisation
du citron avait été évoquée comme source de contamination, les prélèvements effectués sur la drogue elle-même
s’avérant négatifs.
Trois cents germes différents
Plus “exotique” et plus rare encore, en Grande-Bretagne,
plusieurs dizaines d’injecteurs d’héroïne décédèrent en
2000 d’une maladie liée à une contamination par un
agent (Clostridium Novyi type A) proche du botulisme,
affection bien connue des vétérinaires et des infectiologues. Rare chez l’homme, ce germe aurait touché, entre
avril et août 2000, 108 usagers de drogues (dont 68 en
Écosse, 26 en Angleterre et 22 en Irlande) parmi lesquels
43 sont décédés… C’est dire. Cet agent semble avoir été
majoritairement associé à des injections en dehors de la
veine (intramusculaires ou sous-cutanées) avec un
tableau qui commençait par un abcès local puis un
tableau d’infection généralisée due à la toxine générée
par ce germe. La drogue provenait exclusivement
d’Afghanistan, mais le mécanisme de contamination
était plutôt imputé à une manipulation sur le sol de la
Grande-Bretagne, qui n’a pu être identifiée. Au passage,
13
les auteurs de l’étude estimaient qu’une contamination
liée au bioterrorisme “n’était pas impensable”… La possibilité d’une cache de l’héroïne dans des peaux de
chèvre fut finalement évoquée.
Au-delà de ces trois épisodes particulièrement spectaculaires, les contaminations bactériologiques des drogues
potentiellement injectées conduisent rarement à des
conséquences aussi meurtrières.
Les études bactériologiques effectuées en Suisse dans
les années 1990 ont permis de détecter plus de 300
germes différents lors de l’étude d’un échantillon d’héroïne marron. L’héroïne et d’autres drogues de synthèse
sont habituellement fabriquées dans des conditions d’hygiène pour le moins précaire, dans des régions du monde
souvent insalubres, puis sont transportées et stockées le
plus souvent dans des caches particulièrement contaminantes, à l’image des entrailles des “mules” utilisées
dans les transports internationaux. Sans compter l’utilisation de produits de coupage eux-mêmes contaminés
par différentes bactéries, auxquelles viennent se rajouter
les résidus de pesticides, de métaux lourds, de sols
contaminés par les toxiques, etc. Enfin, dernier maillon
de la chaîne, l’utilisateur-revendeur (lire page 2) peut luimême utiliser des lieux de cache particulièrement
inadaptés sur le plan de l’hygiène microbiologique,
notamment avec le recours aux cavités naturelles
(bouche, anus, vagin) pour le transport et le stockage
personnel des drogues.
Des mécanismes variés
La fréquence des infections bactériennes chez les usagers de drogues a été l’occasion de nombreuses revues
générales, dont une des plus lues est celle du New
England Journal of Medicine du 3 novembre 2005 ; revue
qui donne une idée de l’incidence de certaines infections dans les populations d’usagers de drogues aux
États-Unis avec, par exemple, une estimation des endocardites infectieuses entre 1,5 et 3,3 cas pour 1 000
injections/usagers par an. Dans cette étude, l’usage de
drogue multiplie par dix le risque de pneumopathie
communautaire acquise.
Cette revue est aussi l’occasion de revenir sur l’utilisation sous-cutanée d’héroïne marron, avec l’épidémie de
botulisme apparue en Californie dans les années 1990,
associée notamment à des cas de fasciite nécrosante dus
à clostridium sordelli.
L’article du NEJM identifie ainsi les différents mécanismes de contamination : le rôle de la flore commensale
(qui habite l’individu) lors des injections, la contamination lors de la préparation de l’injection et notamment de
l’utilisation de diluants – à l’origine, à Zurich, d’une épi-
démie de staphylocoque résistant à la méticilline chez
des usagers de drogues intraveineuses en 2001 mais qui
fut aussi rapportée avec la consommation intra-nasale
de drogues –, la transmission due aux produits de coupage, et enfin la transmission due au mécanisme de
transport déjà cité. La liste des germes mis en cause et
des topographies des infections est édifiante…
En ce qui concerne la composition de l’héroïne, les résultats de l’enquête Sintes conduite par l’OFDT entre mars
2007 et juin 2008 donnent une illustration de la complexité du phénomène. Le taux moyen de pureté en
héroïne retrouvé y est en effet de 7,1 % (lire page 14).
Ce rapide survol des complications infectieuses – en
dehors, bien sûr, du VIH et de l’hépatite C – liées à l’administration de drogues par voie d’injection (voire par
voie nasale) permet de mesurer le chemin à parcourir en
termes de réduction de ces risques infectieux, risques qui
concernent toute les étapes allant de la production de
drogue/base à l’injection.
GILLES PIALOUX / Hôpital Tenon
14
Héroïne :
décalage entre pureté réelle
et pureté estimée par les usagers
ENQUÊTE
L’enquête Sintes-héroïne pilotée par l’OFDT apporte des enseignements précieux sur les différences entre
estimations des consommateurs et composition réelle du produit.
Cet article est issu du rapport OFDT exploitant les données de l’enquête nationale Sintes-héroïne réalisée entre
mars 2007 et juin 2008. Le principe de ces enquêtes,
coordonnées par l’OFDT, consiste en la collecte d’échantillons par les acteurs du champ socio-sanitaire directement auprès des consommateurs, afin d’en analyser la
composition en laboratoire. Le produit devait avoir été
consommé en partie par l’usager. Ces collectes sont
accompagnées d’une interview guidée par un questionnaire élaboré spécifiquement pour l’étude.
Cette méthodologie, unique en Europe, permet de confronter la composition réelle d’un produit avec des informations contextuelles fournies par l’usager. L’enquête repose
sur 369 échantillons accompagnés d’un questionnaire,
recueillis dans neuf régions de France métropolitaine
(Aquitaine, Bretagne, Bourgogne, Île-de-France, Lorraine,
Midi-Pyrénées, Nord-Pas-de-Calais, Provence-Alpes-Côte
d’Azur et Rhône-Alpes).
Une pureté moyenne
de 7,1 %
Toutes les héroïnes collectées étaient de l’héroïne base,
souvent dénommée “héroïne brune” malgré des teintes
allant du blanc cassé au brun foncé. Cette forme doit
subir une étape d’acidification afin de pouvoir être injectée contrairement à l’héroïne chlorhydrate (ou “héroïne
1 Cadet-Taïrou A et al., “Phénomènes blanche”) qui est soluble dans l’eau, souvent
1
émergents liés aux drogues. Rapport Trend. de grande pureté mais très rare en France .
Édition 2006/2007”, OFDT, 2008
Sur l’ensemble des 369 échantillons collectés,
2 Papavérine, morphine, 6 mono
la pureté moyenne en héroïne est égale à 7,1 %.
acétyl-morphine, méconine, noscapine,
thébaol, hydrocarnitine, etc. Elle est extrêmement variable d’un échantillon
à l’autre. Le taux médian (moins influencé par les valeurs
extrêmes que la moyenne) est égal à 5 %. Cela signifie
que la moitié des échantillons collectés présentaient une
pureté en héroïne inférieure à 5 %.
Le graphique 1 présente la répartition des échantillons
dans les différentes classes de pureté en héroïne.
Caféine, paracétamol…
et quelques surprises
Le produit de coupe caractéristique de l’héroïne (lire
aussi page 6), l’association caféine-paracétamol, est
présent dans 9 poudres collectées sur 10 et représente en
moyenne 60 % de la masse d’un échantillon d’héroïne
(paracétamol 41 % et caféine 20 %). Le reste d’un échantillon moyen est composé de substances habituellement
utilisées dans les drogues illicites et licites (dits “excipients”) comme les sucres (manitol, lactose) et les substances inertes minérales (talc).
Les “impuretés”, molécules produites lors de la fabrication d’héroïne à partir de l’opium 2, sont identifiées dans
8 poudres sur 10. Elles sont toutes en quantités tellement
négligeables qu’elles n’induisent pas d’effet psychoactif
supplémentaire.
Un autre produit pharmacologiquement actif, ajouté
après le processus naturel de fabrication de l’héroïne, a
été identifié dans 18 échantillons (5 % des échantillons).
Des molécules psychoactives comme la kétamine, la
cocaïne, l’amphétamine ont été identifiées mais le plus
souvent à l’état de trace 3. L’exception est un échantillon
contenant 1 % d’héroïne et 7 % d’amphétamine, où l’usager suspectait la présence de “haschish”.
15
3 Quantités extrêmement faibles du produit.
Cela pourrait être dû à une souillure
accidentelle pendant la manipulation de
plusieurs produits en même temps, avant
ou pendant la collecte.
4 antalgique/antipyrétique plutôt utilisé
habituellement comme produit de coupe de
la cocaïne. Retiré du marché en France en
raison d’une possibilité d’effets indésirables
majeurs en cas d’usage fréquent.
5 anti-inflamatoire, principe actif de l’Advil®
6 dérivé opioïde identitifé dans une poudre
contenant également 29 % de paracétamol
(réunissant donc les deux composés du Diantalvic®, un antalgique interdit depuis 2009)
7 oxygénateur cérébral et psychostimulant,
principe actif des spécialités Gabacet® et
Nootropyl®
8 antipaludéen, principe actif de la Nivaquine®
9 L’effexor® est un antidépresseur de
la famille des inhibiteurs de la recapture de
la sérotonine
Les autres substances identifiées sont des
principes actifs de médicaments comme la
phénacétine 4 dans 4 échantillons collectés,
l’ibuprofène 5 dans deux échantillons, le dextropropoxyphène 6, le piracétam 7, la chloroquine 8 et la venlafaxine 9, pour chacun d’entre
eux dans un échantillon. La quantité de ces
substances dans les échantillons n’a pas été
renseignée par les laboratoires au moment de
l’enquête. Parmi ces 18 usagers ayant
consommé ces produits, trois se sont plaint de
douleurs au niveau du point d’injection alors
que leur échantillon contenait de la phénacétine, et un usager s’est plaint de sensations
inhabituelles lors du sniff de son produit où
l’analyse a identifié un mélange de chloroquine
(30 %), de venlafaxine ainsi que de 1,5 % d’hé-
Graphique 1. Nombre d’échantillons collectés
selon les teneurs en héroïne base
nombre d’échantillons analysés (total=369)
120
n=109
100
29,5%
n=100
27,1%
80
n=71
60
n=62
19,2%
roïne. Les autres usagers n’ont pas rapporté d’effets
inhabituels, ni d’impression d’avoir consommé une substance de qualité inférieure.
Le prix n’est pas une garantie
Le prix moyen du gramme d’héroïne acheté par les usagers ayant cédé un échantillon est égal à 41 euros (IC
95 % [39.7 ; 43.2]) avec un minimum de 5 euros et un
maximum de 81 euros.
Il dépend principalement de la quantité achetée et suit en
cela le principe d’économie d’échelle qui s’applique à
l’héroïne comme à tout autre produit de consommation.
Le prix du gramme diminue de moitié (48 euros à
24 euros) lorsque la quantité achetée passe de un à dix
grammes et plus.
Le prix varie également selon la région où l’héroïne a été
recueillie. C’est à Lille que le gramme d’héroïne est le
moins cher (29 euros en moyenne) alors que la concentration moyenne en héroïne y est la plus forte (8,4 %). Le prix
du gramme est le plus élevé à Marseille (52 euros) pour
une concentration moyenne en héroïne égale à 6,8 %. Le
rapport prix/pureté est plus élevé dans les villes du Sud
que du Nord de la France (Metz, Lille et Paris) où l’héroïne
est “meilleur marché”. Ceci peut s’expliquer par le fait
que la majorité de l’héroïne à destination de la France
transite par les Pays-Bas puis par la frontière francobelge.
En revanche, il n’existe pas de corrélation sur l’ensemble
des échantillons collectés entre le prix et la pureté de
l’héroïne. Un prix d’achat élevé au détail n’est pas le
garant d’une forte pureté.
16,8%
Une pureté nettement surestimée
40
20
n=17
n=10
4,6%
2,7%
0
faiblement
dosée
[5-10%[
[10-20%[
moyennement
dosée
[20-30%[
>=30%
fortement
dosée
1
< 0,1%
[0,1-5%[
pureté en héroïne (%)
Si l’aspect extérieur d’une poudre d’héroïne n’est pas prédictif de sa composition, on peut se demander si les usagers utilisent un autre moyen pour quantifier (pourcentage) ou donner un ordre de grandeur (faible, moyen ou
fort) à la pureté de leur échantillon.
À la question “Selon vous, votre échantillon est-il
faiblement, moyennement ou fortement dosé ?”,
source : Enquête Sintes - Observation héroïne 2007-2008 (n=369 échantillons), OFDT
Des taux très disparates
La pureté en héroïne peut aller d’un échantillon à l’autre de 0 % à 60 % dans la même ville, au cours du même mois. Cet
aspect constitue un élément majeur en termes de santé publique. En effet, un usager habitué à une poudre faiblement
dosée s’expose à des risques accrus de surdose avec une héroïne fortement dosée s’il est mal informé sur sa teneur et s’il
n’est pas sensibilisé aux pratiques de réduction des risques (qui préconisent qu’une première prise d’un nouveau produit
doit se faire toujours en faible quantité, par inhalation ou “sniff” et jamais seul). - E.L.
16
Surestimation
et alertes sanitaires
On notera que le niveau de surestimation des teneurs en
héroïne de la part des usagers peut soulever des interrogations sur la perception des messages d’alerte sous
forme de communiqué de presse après un cas de surdose. La prudence est de mise lorsque la concentration
en héroïne est mentionnée. Quelle perception en a un
usager considérant une concentration de 22 % comme
“moyenne” ? En général, les professionnels travaillant
dans les structures d’accueil pour toxicomanes connaissent la teneur moyenne de l’héroïne et sont donc à même
d’informer leur file active. Mais qu’en est-il des usagers
qui ne fréquentent ni Caarud ni CSST ? - E.L.
Tableau 1. Teneur estimée en héroïne (classe et pourcentage)
et teneur réellement présente (analysée en laboratoire)
teneur estimée
(en classes)
teneur moyenne
estimée
teneur
analysée
intervalle
[1er au 3e quartile]
faible
moyenne
forte
total
10,1 %
21,3 %
38,7 %
22,4 %
5,6 %
6,4 %
10,3 %
7,1 %
[1,5 % ; 7 %]
[1 % ; 9 %]
[2 % ; 14 %]
[1 % ; 14 %]
source: Enquête Sintes - Observation héroïne 2007-2008 (n=367 répondants), OFDT
les 15 usagers qui avaient estimé leur échantillon faiblement dosé évaluaient sa pureté moyenne à 10,1 %. Ceux
qui l’avaient estimé moyennement dosé l’ont, en
moyenne, évalué à 21,3 % et ceux qui l’avaient jugé fortement dosé l’évaluaient à 38,7 %. L’estimation moyenne
est donc de 22 %.
Ce chiffre est à comparer avec le taux moyen de pureté
calculé sur la totalité des échantillons de l’enquête
(7,1 %), qui serait probablement considéré comme très
faible par les usagers.
Le tableau 1 rappelle ce décalage entre la teneur estimée
(en pourcentage) par les usagers et les teneurs réelles.
On constate également une faible discrimination par les
usagers entre les héroïnes de faible et moyenne pureté
(5,6 % et 6,4 %). À l’inverse, l’augmentation de la teneur
réelle à 10,3 % montre une tendance à identifier les
10 Comber R., “The adulteration of illicit “fortes” teneurs.
drugs with dangerous substances – the Il faut toutefois remarquer que ces puretés sont
discovery of a “myth””, Contemporary Drug
Problem, 1997, 24, 239-271 des moyennes. Il y a en effet beaucoup de dis-
parités (représentées par l’intervalle dans la colonne de
droite). Par exemple, pour tous les échantillons collectés
et dont l’analyse a quantifié la teneur en héroïne à 5 %
exactement (n=20 usagers), 6 usagers l’avaient considéré comme de “faible teneur” en héroïne, 8 comme de
“moyenne teneur” et 6 comme “de forte teneur”.
On peut déduire de ces deux observations que les usagers
inclus dans l’enquête estiment chacun de manière très
différente une héroïne pourtant de même qualité.
Toutefois, ils ont tendance à s’accorder quand celle-ci est
plus concentrée. C’est d’ailleurs le seul facteur (l’augmentation de la pureté) qui soit ressorti des modèles
mathématiques (modèles logistiques développés dans le
rapport) comme augmentant la probabilité de bien estimer la pureté. D’autres facteurs – nombre d’années d’expérience du produit, fréquence de consommation, prix
vendu au gramme – n’aident pas les usagers de l’enquête à bien estimer la pureté de leur échantillon, quelle
que soit la manière dont on définit “une bonne estimation
de la pureté de son échantillon”.
Questions et perspectives
L’estimation de la pureté d’une héroïne dépend de nombreux facteurs. Il en est de même pour son prix qui,
comme on l’a vu, ne dépend pas uniquement de la pureté.
Une enquête Sintes est en préparation afin d’obtenir plus
d’informations sur les aspects extérieurs que certains
usagers utilisent pour définir, reconnaître ou juste parler
d’un échantillon d’héroïne (couleur, consistance, etc.). Il
serait aussi intéressant de recueillir des éléments sur la
durée et le lien de connaissance entre l’acheteur et le
revendeur, les circonstances d’achat (lieu, nombre d’intermédiaires) et de consommations (seul ou avec des
amis). Ces questions aideraient à mieux appréhender la
question du prix et de la pureté ainsi que les facteurs
associés à la part de subjectivité et de fantasme 10 que
suscite l’héroïne en particulier.
EMMANUEL LAHAIE / Coordination nationale Sintes (OFDT)
17
COMMENTAIRE
Héroïne :
“ ce que l’on sait
c’est qu’on ne sait rien”
L’enquête de l’OFDT consacrée à la “composition de l’héroïne et savoirs des usagers” présentée dans les
pages précédentes a bousculé quelques certitudes de l’Autosupport des usagers de drogues (Asud).
Confrontation de points de vue et réactions.
Comment expliquer l’étrange sentiment de frustration
qui s’empare d’un “usager-expert” à la lecture de l’excellent travail réalisé par Emmanuel Lahaie, Agnès
Cadet-Taïrou et Éric Jansen sur la “composition de l’héroïne et connaissance des usagers” dans le cadre du
projet Sintes de l’Observatoire français des drogues et
toxicomanies (OFDT) ?
Ce document, le premier du genre à notre connaissance,
est pourtant situé au cœur du périmètre éthique qui
caractérise le travail d’Asud. Rendons grâce à l’OFDT
d’avoir ouvert l’espace de la recherche à une dimension
toujours exclue du discours public sur les politiques de
drogues : l’instance technique, le savoir du consommateur et son rôle de client. Une telle approche défend l’idée
que les usagers sont mus par des codes, des intérêts, des
intuitions qui, malgré l’impérieuse nécessité du secret,
répondent à des besoins rationnels. Ces éléments peuvent donc être analysés, et surtout problématisés. Un tel
document est passionnant pour quiconque connaît la
scène des drogues de l’intérieur. C’est enfin l’occasion de
confronter un savoir “profane”, constitué d’impressions,
de faits rapportés ou constatés de manière subjective,
avec une véritable enquête qui classe, systématise et
interprète selon une grille explicite.
L’étude se présente en deux parties, l’une sur la composition de l’héroïne vendue au détail, l’autre sur le savoir
que les usagers sont susceptibles de mobiliser à propos
de ces échantillons.
Que nous apprennent les résultats ? Quelques éléments
viennent confirmer nos présupposés. Par exemple l’idée
que la prohibition brouille un certain nombre de cartes
habituellement détenues par les consommateurs pour
présumer de la qualité d’un produit, à commencer par les
prix. Même si une lointaine corrélation existe entre l’offre
et la demande, le prix de l’héroïne au détail n’obéit que
partiellement aux règles économiques classiques. Sur ce
point, les informations de l’OFDT corroborent celles des
usagers que nous connaissons à Asud. Une intensification des activités policières peut avoir comme conséquence la mise sur le marché de drogue d’encore moins
bonne qualité à des tarifs… prohibitifs. À l’inverse, des
prix à la baisse peuvent concerner une “dope” fortement
dosée soit du fait de l’ignorance du revendeur, soit au
contraire à cause de sa grande expérience des méthodes
de “dumping”.
La “carotte” ou la “bombe”
Au chapitre des découvertes et des surprises, trois
points viennent écorner nos présupposés sur les mérites
de l’expérimentation et du savoir en matière de réduction des risques, trois points qui contribuent au malaise
de l’usager-expert.
Il y a tout d’abord la faible teneur en héroïne des échantillons, ce qui est une demi-surprise, mais surtout la
quasi-incapacité des usagers à recueillir des indices prédictifs de la qualité des produits qui leur sont proposés,
et enfin leur surprenante ignorance de la réalité des
effets opiacés. Tout cela est fort bien détaillé. Alors, d’où
vient cette gêne qui perdure au fur et à mesure que l’on
tourne les pages ?
D’abord, une critique de méthode. Les collecteurs Sintes
sont des spécialistes du champ. Leur conscience professionnelle n’est évidemment pas à remettre en cause.
Néanmoins, il est à craindre que leur niveau d’efficacité
dans la traque des produits fortement dosés soit en
moyenne toujours inférieure aux stratégies mises en
1
18
place par des consommateurs d’héroïne à la recherche
d’un “bon plan”. Il est même possible que l’appât du gain
conduise certains fournisseurs peu scrupuleux à recycler
contre le “bon argent” de Sintes une proportion non négligeable de mauvaise dope. Du point de vue de la méthode,
les deux extrêmes ne peuvent s’annuler : il est à la portée
de n’importe qui de se procurer une “carotte”, alors que
la traque de la “bombe” fortement dosée en alcaloïdes
nécessite forcément un niveau d’insertion supérieur dans
l’univers de l’usage.
Interroger la méthode
Passons au deuxième point faible, une certaine naïveté
dans l’interprétation des données brutes, par exemple la
page 15 nous indique que les vomissements sont déclarés “effets secondaires gênants” par certains, alors que
d’autres les mentionnent comme “signe d’héroïne de
bonne qualité”, la conclusion étant que “la perception
des effets secondaires varie selon les usagers”.
Tout usager d’héroïne un peu expérimenté peut vous parler
de cette curieuse sensation aux limites de l’agréable qui
consiste à régurgiter des aliments aussi simplement que
l’on allume une clope. Cette manifestation très spécifique
est un signe authentique du produit d’exception. Il serait
surprenant que cette sensation “classique” puissent être
confondue avec le non moins caractéristique dérèglement
stomacal, à causes multiples (mélanges alcool, indigestion, produit de coupe…). Bref, loin d’être le signe d’une
“variation” de l’expertise des usagers, cette mention dénote
plutôt la nécessité de progresser dans l’analyse des données brutes qu’il est plus facile de rationaliser dès lors que
l’on a un minimum d’expérience des effets de l’héroïne.
Enfin, le troisième point contredit le simple bon sens : les
pages 27 et 28 nous expliquent que ni l’ancienneté de
l’usage, ni le mode de consommation, ni le contexte
d’achat ne prédisposent à connaître les aptitudes d’un
consommateur à déterminer le degré de pureté de la substance qu’il vient d’absorber. En clair, selon l’enquête, un
vieux junkie, avec vingt ans de “fix” au compteur, qui
vient de s’injecter une dose achetée à son dealer habituel, n’est pas plus capable de reconnaître l’effet des
opiacés qu’un néophyte faisant son troisième sniff…
Lorsque l’on arrive à un tel niveau d’inintelligibilité,
validé par les résultats d’une enquête sérieuse, il
convient sans doute d’inverser le logiciel et d’interroger
la méthode plutôt que les résultats.
Promouvoir un savoir
institutionnel
Il faut donc s’interroger sur la finalité du document.
Principalement destiné à des professionnels du champ,
l’ouvrage perd en intérêt effectif. Une recherche-action
réalisée au profit des compétences des usagers de
drogues aurait eu le mérite d’affiner encore la connaissance des codes tout en produisant un outil expérimental
utilisable sur le terrain.
La tendance naturelle de cette enquête est au contraire de
promouvoir un savoir institutionnel qui s’opposerait à des
croyances ou des représentations non scientifiques issues
du monde de l’usage. L’ensemble est censé gagner en crédibilité dès que l’on a prouvé que les usagers de drogues
se complaisent dans des lieux communs ou des mythes
conservateurs, ce qui est d’ailleurs souvent le cas. Mais
cette perspective finit par générer une orientation générale du propos assez défavorable à la capacité des usagers à mobiliser leurs ressources culturelles pour réduire
les risques ou obtenir un produit plus euphorisant.
Les conclusions générales vont dans le sens d’un renforcement de l’image d’un usager irrationnel qui ne connaît pas
les substances qu’il consomme, se trompe grossièrement
sur les teneurs en héroïne, y compris lorsqu’il est expérimenté, et se montre même incapable de différencier les
opiacés d’un mélange vierge de principe actif. Or, même si
ces commentaires sont nourris par des faits avérés, ils ne
pourraient s’appliquer à un autre groupe de consommateurs moins marqués de présupposés idéologiques.
Imaginons une enquête sur les buveurs de vin, incluant
quelques amateurs éclairés, qui aboutirait au résultat que
le groupe confond un bon cru et une eau minérale gazeuse
lors des “blind tests”. La conclusion tomberait d’ellemême: l’échantillon n’est pas représentatif!
Des compétences difficiles
à cerner
Il semble que les auteurs aient eu conscience que
quelque chose manquait. Quelque chose qui est pourtant
fondamental pour comprendre la manière dont les
acteurs de la scène des drogues communiquent entre
eux, établissent des hiérarchies ou réagissent au contexte
pour ressentir la peur ou la confiance. Ce quelque chose
est peut-être même le facteur le plus décisif quand il
s’agit de naviguer sur cette mer démontée qui s’appelle
“marché des drogues illicites”. Il s’agit de la somme de
toutes les informations glanées au cours de centaines de
transactions, de flux d’adrénaline, de supputations sur
les risques.
Des compétences sans doute encore difficiles à cerner
par une grille référentielle et surtout impossibles à glisser dans l’escarcelle des collecteurs. Ce sont sans doute
les limites de la méthode – mais comme toutes les
limites, elles indiquent la frontière qu’il faut savoir
franchir un jour.
FABRICE OLIVET / Asud
19
Trend, un point sur quelques
tendances récentes
OBSERVATOIRE
Produits, populations, prises de risque, trafic, prix… L’équipe de Trend présente pour Swaps les évolutions
actuelles les plus marquantes en France, et quelques éléments à surveiller.
Cet article présente les principaux résultats issus du
fonctionnement du dispositif Trend (Tendances récentes
et nouvelles drogues) portant sur les années 2007 et
2008 1, éclairés par les premières données observées au
plan national en 2009. Compte tenu du fait que le dispositif se concentre sur des populations beaucoup plus
consommatrices de drogues que la population générale
1 Cadet-Taïrou A et al., “Drogues et usages d’âge équivalent, les observations réalisées sur
de drogues en France ; état des lieux ces groupes ne peuvent être généralisées à
et tendances trécentes 2007-2009. Neuvième
édition du rapport national du dispositif l’ensemble de la population française.
Trend”, OFDT, 2010, p. 280
À l’œuvre depuis déjà plusieurs années, ces
2 Costes JM (dir.), “Les usages de drogues
tendances de fond redessinent actuellement le
illcites en France depuis 1999 vues aux
travers du dispositif Trend”, OFDT, 2010 cadre de l’usage de drogues comme l’ont fait,
Le dispositif
La diversification croissante
des populations usagères
La diffusion d’un certain nombre de substances hors des
groupes initialement consommateurs se comprend à la
fois au plan sociologique mais également géographique.
Ainsi, la cocaïne, déjà présente dans des milieux sociaux
très hétérogènes, poursuit sa diffusion, notamment vers
des jeunes issus des quartiers populaires et des banlieues périphériques, qui jusqu’alors consommaient principalement du cannabis. L’héroïne, dans des proportions
toutefois non comparables, en vient à toucher des
groupes de plus en plus variés notamment les plus
jeunes usagers, le milieu festif et des populations très
insérées socialement. D’autres produits (GHB/GBL, poppers, voire kétamine) tendent, quant à eux, à sortir des
cercles restreints où ils étaient confinés.
Dans un contexte de stabilisation des prix (lire l’encadré
sur les prix page 21), plusieurs éléments sous-tendent ce
phénomène : la “généralisation” du polyusage qui tend à
banaliser l’expérimentation de nouveaux produits ; la présence, notamment en milieu festif techno, de jeunes
“expérimentateurs” en recherche permanente de nouvelles expériences et enfin, l’accessibilité grandissante
des substances par le biais de la progression du microtrafic et du commerce sur Internet qui permet un accès
aux produits sur une large étendue du territoire national
(lire l’encadré sur les trafics page 20).
On assiste en effet à l’extension marquée des usages vers
des zones périurbaines et même rurales. Celle-ci résulte
en premier lieu de la diffusion géographique des usages
1
Mis en place en 1999, le dispositif Trend s’appuie sur :
– des outils qualitatifs de recueil continu coordonnés par l’OFDT, mis en
œuvre par un réseau de coordinations locales (Bordeaux, Lille, Lyon,
Marseille, Metz, Paris, Rennes, Toulouse de 2007 à 2009) dotées d’une
stratégie commune de collecte et d’analyse de l’information ;
– le dispositif Système d’identification national des toxiques et des
substances (Sintes), orienté sur l’étude de la composition toxicologique
des produits illicites ;
– des enquêtes quantitatives récurrentes (notamment Ena-Caarud) ;
– des investigations thématiques qualitatives ou quantitatives pour
approfondir un sujet ;
– l’utilisation des résultats de systèmes d’information partenaires, en
particulier :
> le réseau des Centres d’évaluation et d’information sur les pharmacodépendances (CEIP) de l’Afssaps
> les données de l’Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants (OCRTIS)
> les données des autres dispositifs ou enquêtes de l’OFDT
L’ensemble de ces données est analysé par les coordinations locales, à
l’origine des rapports de sites, puis fait l’objet d’une mise en perspective au niveau national.
depuis la fin de la décennie 1990, l’essor du mouvement
techno, l’intensification du polyusage, la libéralisation
des traitements de substitution aux opiacés (TSO) ou
encore la diffusion de la cocaïne 2.
20
en lien avec les éléments cités ci-dessus, mais aussi de
la mobilité des usagers de drogues. En marge des déplacements de squats (expulsions notamment) qui renvoient
les plus précaires vers la proche banlieue, on observe des
personnes, vivant fréquemment de minimas sociaux, déjà
usagères de drogues qui tendent à s’établir en zones
rurales, “chassées” des villes par le niveau des loyers et
la pénurie de logements.
Si ces évolutions accroissent la difficulté du travail de
l’observateur, elles interrogent les acteurs de manière
bien plus sensible en posant la question de l’accessibilité
à la prévention, à la réduction des risques (RdR) et aux
soins.
Héroïne : disponibilité
et surdoses en hausse
La hausse de la disponibilité de l’héroïne consécutive à
l’augmentation de la production afghane et à la réorganisation du trafic, signalée par le dispositif dès 2006, est
désormais généralisée à l’ensemble des espaces urbains
des sites Trend (à l’exception de Marseille). De
3 “Drames (Décès en relation avec l’abus
de médicaments et de substances), résultats moins en moins associée à l’image de la
de l’enquête 2007. Compte rendu de déchéance et de la mort qui prévalait dans les
la commission nationale des stupéfiants
et des psychotropes”, Afssaps et CEIP, 2008 années 1980, l’héroïne bénéfice auprès de nou-
veaux consommateurs d’une image de moins en moins
répulsive. En cause, la chute des trois tabous : sida, surdoses et dépendances ; associés à tort à la seule pratique
de l’injection par des consommateurs dont l’entrée dans
l’usage se fait maintenant par le sniff. La disponibilité
des TSO leur apparaissant en outre comme un filet de
sécurité.
Le résultat le plus marquant de ce “renouveau” de l’héroïne se situe dans l’accroissement du nombre de surdoses, attesté par les données quantitatives jusqu’en
2007, mais surtout perçu à travers les dossiers qui ont
mobilisé les autorités sanitaires en 2008 et 2009.
L’héroïne est en effet présente dans 45 % des surdoses en
2007, alors qu’elle l’était dans seulement 36 % des cas
en 2006 et 29 % en 2004 3. Deux facteurs principaux sont
en jeu. Le premier, relevant des usagers eux-mêmes, est
lié à la progression de l’usage d’héroïne dans des populations d’usagers très éloignées du milieu des “toxicomanes traditionnels”, souvent jeunes, dépourvus de
connaissances et d’expérience concernant les opiacés. Le
second est lié au produit : la fréquence des lots d’héroïne
fortement dosée augmente corrélativement aux quantités
d’héroïne présentes sur le territoire national, et la forte
hétérogénéité des poudres en circulation constitue un
La question des trafics
Depuis sa création, Trend s’intéresse à la question des
trafics de proximité, c’est-à-dire les petits réseaux qui se
situent au plus près du consommateur final. Cet intérêt
se justifie par la nécessité d’évaluer les degrés de disponibilité et d’accessibilité d’une substance donnée. Les
petits réseaux de trafic ont bien évidemment été affectés
par les modifications de l’offre intervenues depuis une
dizaine d’années. Deux phénomènes méritent notamment
d’être retenus. D’une part, la tendance des réseaux de
deal, auparavant spécialisés dans la vente de cannabis,
à adjoindre la cocaïne voire l’héroïne dans la palette des
produits distribués ; d’autre part, la tendance à la multiplication des micro-réseaux d’usagers-revendeurs s’approvisionnant dans les pays limitrophes de la France 1.
Cet état de fait est bien évidemment lié à l’arrivée massive
de la cocaïne sur le marché européen depuis la fin des
années 1990 du fait de la réorientation des flux du trafic
international, consécutive à la relative stagnation du marché nord-américain, en direction du Vieux continent. Des
pays comme l’Espagne, la Belgique ou les Pays1 Gandilhon M, Hoareau E, “Les évolutions du
petit trafic d’héroine et de cocaïne en France, Bas étant devenus, du fait de leur position géoin Les usages de drogues illicites en France graphique qui en fait des portes d’entrée de la
depuis 1999 vus au travers du dispositif
Trend”, OFDT, 2010 cocaïne, des zones de stockage, les réseaux peu-
vent s’y approvisionner relativement facilement. Ce phénomène est favorisé en outre par la rentabilité beaucoup plus
grande du trafic de cocaïne par rapport à celui de la résine
de cannabis. Les données permettent d’établir que, par
gramme vendu, les bénéfices s’élèveront à 30 euros en
moyenne pour de la cocaïne contre 2,5 pour de la résine.
Tous les types de réseaux sont touchés. Du réseau relativement structuré, autrefois spécialisé dans la revente de
cannabis (rencontré le plus souvent dans les quartiers
périphériques des grandes agglomérations françaises), au
micro-réseau d’usagers-revendeurs, la forte disponibilité
du produit, alliée à une demande toujours forte, contribue
à faire de la cocaïne un produit central et à faciliter sa diffusion sur la totalité du territoire, zones rurales comprises.
En outre, depuis 2006, les observateurs du dispositif rapportent un retour certain de la disponibilité de l’héroïne brune
après les années de déclin consécutives à l’introduction des
traitements aux opiacés et aux vicissitudes de l’offre (en
Afghanistan notamment). À l’instar de ce qui se passe pour
la cocaïne, l’héroïne, très présente notamment en Belgique
ou aux Pays-Bas, débouchés naturels de la route des
Balkans, apparaît de plus en plus dans la configuration des
produits diffusés aux côtés de la résine et de la cocaïne.
21
risque certain de surdose dans un marché actuel largement dominé par une héroïne “de mauvaise qualité” (lire
aussi p. 14 et p. 17) 4.
Prises de risques et précarité
1
Sur le plan sanitaire, on notera la persistance et même
l’aggravation des prises de risques infectieux, en particulier vis-à-vis de l’hépatite C, dans les groupes d’usagers
les plus précaires : pratiques d’injection de groupe,
consommations dans des lieux insalubres, injections réalisées dans la précipitation. Les usagers de drogues évitent d’être porteurs de matériels qui les identifient
comme tels aux yeux des fonctionnaires de police et peuvent déboucher sur une fouille. Ils évitent également
d’être en possession de substances et tendent à consommer n’importe où dans l’urgence dès que le produit est
acquis. Sur plusieurs sites Trend, observateurs et usagers
font état, en effet, de la survenue de ruptures répétées du
statu quo qui prévalait depuis la mise en œuvre
4 Lahaie E, Cadet-Taïrou A, “Enquête
des mesures de réduction des risques à savoir
nationale Sintes-Observation sur l’héroïne,
mars 2007 à juin 2008, résultats principaux”, l’absence d’intervention des forces de l’ordre à
OFDT, 2010
proximité des lieux de réduction des risques, de
5 Rahis AC et al., “Les nouveaux visages
manière à ne pas dissuader les usagers de
de la marginalité, in Les usages de drogues
illicites en France depuis 1999”, OFDT, 2010 drogues de fréquenter ces structures.
Les jeunes en errance sont décrits comme de plus en plus
nombreux et de plus en plus visibles dans les Centres
d’accueil et d’accompagnement à la réduction des
risques (Caarud), réseau national d’accueil spécialisé à
haut seuil de tolérance. Ces usagers de drogues parfois
mineurs, qui se retrouvent sans soutien après avoir
quitté, de manière volontaire ou contrainte, le domicile
familial ou encore sont sortis d’une institution sociale à
leur majorité, adoptant pour certains des codes empruntés au courant techno, se caractérisent entre autres par
une proportion importante de jeunes femmes au sein des
groupes et par des comportements à risques (prostitution, injection avec partage important du matériel…) 5.
La dernière enquête nationale Ena-Caarud constate ainsi
que les usagers de moins de 25 ans qui fréquentent les
Caarud partagent leur matériel entre deux et trois fois
plus que les plus âgés (> 35 ans).
La fréquentation plus marquée des événements festifs
techno par les injecteurs est préoccupante au plan sanitaire. Fortement rejetée par la culture techno, la pratique
de l’injection tend pourtant à devenir progressivement
plus visible en marge des rassemblements musicaux
alternatifs les moins encadrés. Pour autant, elle y
demeure un phénomène marginal, concernant
Des prix en nette stabilisation
Le prix au détail des principaux produits illicites vendus
directement aux usagers pour leur consommation personnelle est un indicateur pertinent pour renseigner la disponibilité (présence globale d’une substance dans un espace
géographique donné) et l’accessibilité (capacité d’un individu à se la procurer) d’un produit; deux informations qui
jouent un rôle sur les niveaux de la demande et de l’offre.
En France, trois sources d’information permettent de
documenter cette question et ainsi de présenter annuellement les niveaux de prix les plus couramment rencontrés :
l’OCRTIS à travers une enquête auprès de ses correspondants et les deux dispositifs complémentaires de l’OFDT,
Trend et Sintes.
Évolutions 2006-2009 des prix de vente au détail (en euros)
Principaux produits psychotropes illicites
Prix pour 1 gramme, ou, pour l’ecsatsy, pour 1 comprimé
résine de cannabis
ecstasy
herbe de cannabis
héroïne
cocaïne
2006
4
6
5
45
63
2007
6
5
7
42
65
2008
5
5
10
45
65
2009
5
5
7
40
60
On observe actuellement une nette stabilisation des prix
des principales drogues du marché.
Les informations qualitatives collectées sont nombreuses
pour affirmer une corrélation entre niveau de prix et qualité du produit. C’est principalement vrai pour le cannabis (herbes importées des Pays-Bas vendues plus chères
que les herbes locales en raison d’une qualité perçue
et/ou réelle supérieure), mais aussi pour l’héroïne et la
cocaïne où des écarts de prix très importants peuvent être
constatés entre deux produits de “qualité perçue”
(pureté, prestige et effets ressentis) différente.
A contrario, sur certains territoires sont recueillies des
héroïnes vendues très chères pour une qualité (titrage)
très basse. La très faible disponibilité du produit ou l’accès au produit par des réseaux différents peuvent être à
l’origine de cette situation. Ainsi, dans la dernière étude
Sintes-Héroïne, on retrouve par exemple dans une même
agglomération au cours du même mois des héroïnes de
pureté allant de 0 % à 60 % pour des prix d’achat identiques. Pour faire face à la pénurie de produits, les “stratégies commerciales” privilégiées seraient la réduction
de la pureté du produit (coupage plus important) et un
maintien artificiel de son prix nominal.
22
une population plutôt précarisée dont les consommations
de psychotropes ne sont pas cantonnées au champ de la
fête. Cette pratique pose de nouveaux enjeux à la réduction de risques : conditions sanitaires totalement inadéquates, usagers très ignorants des procédures de RdR et
difficultés pour les intervenants en milieu festif à être
présents sur l’ensemble d’une scène techno de plus en
plus éclatée en de petites manifestations non annoncées
publiquement 6,7.
Molécules émergentes
et trafic sur internet
Si le développement des trafics sur le réseau Internet
n’est pas une tendance nouvelle, il a pris au cours de ces
trois dernières années un relief particulier du fait de sa
conjonction avec un autre phénomène : l’apparition et la
diffusion d’un éventail de nouvelles molécules de synthèse dont la plupart sont uniquement diffusées par ce
vecteur. De nombreux sites Web proposent une gamme de
produits psychoactifs à l’attention de jeunes usagers festifs à la recherche de nouvelles expérimentations ou
encore d’usagers de substances psychoactives souhaitant rester dans la légalité. Ces produits sont, en effet,
généralement labellisés “légaux”. Cette “course” entre
trafiquants-chimistes et autorités sanitaires, à la sortie
de produits encore non classés, s’est jouée sur le marché
du cannabis, à travers un produit comme le “spice” (du
THC de synthèse) par exemple, mais surtout sur le terrain
des drogues de synthèse visant le marché des consommateurs de stimulants de l’espace festif techno 8. Elles
profitent, avec l’amphétamine, de la place laissée par la
MDMA (ecstasy), non seulement en perte d’image sous sa
forme comprimé, mais ayant de plus connu une véritable
pénurie en 2009.
Kétamine et Ritaline: à surveiller!
Plusieurs éléments nécessiteront une surveillance particulière au cours des prochaines années du fait
6 Sudérie G et al., “Évolution de la scène de leur potentiel d’extension ou de leurs postechno et des usages en son sein”,
in “Les usages de drogues illicites en France sibles conséquences sanitaires.
depuis 1999”, OFDT, 2010 Produit fortement controversé (y compris parmi
7 Girard G et al., “Les pratiques d’injection les usagers de produits illicites) et de manipuen milieu festif : État des lieux en 2008”,
OFDT, 2009 lation délicate (hallucinations, troubles psy8 Lahaie E, Cadet-Taïrou A, “Méphédrone et chiatriques, comas…), la kétamine se diffuse
autres stimulants de synthèse en circulation”, notamment au sein d’une frange des usagers
OFDT, 2010, p. 10
les plus précaires du milieu festif alternatif, les
9 Cadet-Taïrou A et al., “Profils, pratiques
jeunes en errance. Alors que par le passé la
des usagers de drogues Ena-Caarud”,
OFDT, 2010, à paraître rencontre avec le produit découlait de l’oppor10 Bello PY, Cadet-Taïrou A, “L’état de santé tunité, elle est actuellement désirée et recherdes usagers problématiques, in Les usages de chée activement par ces nouveaux usagers. La
drogues illicites en France depuis 1999 vus au
travers du dispositif Trend”, OFDT, 2010, p. 38-50 kétamine tend à devenir pour certains usagers
un produit de “première expérimentation” alors que la
substance survenait beaucoup plus tard dans la “carrière
psychotrope” de la génération précédente ; son usage
devient également de plus en plus régulier. À l’extrême,
les observateurs de Toulouse commencent à signaler des
usagers quotidiens.
Le détournement de la Ritaline® (méthylphénidate)
émerge, depuis 2004 à Marseille et 2005 à Paris, dans
deux populations très distinctes. À Marseille, où elle
aurait déjà été expérimentée par une majorité de personnes fréquentant les Caarud, il s’agit d’une population
d’usagers très précarisés recherchant dans le produit un
effet d’aide à l’action et à la communication. Dans une
logique économique, la Ritaline® serait également utilisée par les usagers en substitution de la cocaïne lorsque
l’argent manquerait. Dans cette population, le produit
serait en majorité injecté. À Paris, il s’agirait de groupes
restreints de jeunes consommateurs (20-25 ans) aisés et
socialement bien insérés qui l’utiliseraient pratiquement
toujours par voie orale, en association avec de l’alcool
voire avec de la cocaïne comme stimulant “festif”.
Le VHC en régression ?
En dépit du contexte de prises de risques marquées chez
les usagers de drogues les plus précaires, l’analyse d’un
ensemble de données déclaratives de prévalence de l’hépatite C parmi les usagers de drogues suggère que l’épidémie pourrait être en phase de régression. L’enquête
Ena-Caarud montre notamment chez les usagers injecteurs un taux de séropositivité déclarée régressant de
47,2 % en 2006 à 40,0 % en 2008 9. Les actions menées
ces dernières années à divers échelons géographiques
pourraient porter leurs fruits 10.
AGNÈS CADET-TAÏROU, MICHEL GANDILHON,
MATTHIEU CHALUMEAU, EMMANUEL LAHAIE /
Observatoire français des drogues et des toxicomanies
23
Liverpool, l’heure des bilans ?
ACTUALITÉ
Vingt ans après, l’International Harm Reduction Association a tenu fin avril sa conférence annuelle sur
les lieux où elle fut créée. L’occasion de mesurer le chemin parcouru, mais aussi de reconnaître certains
échecs, avant de se tourner vers la “prochaine génération”. Premières impressions.
Le choix d’organiser la 21e Conférence internationale sur
la réduction des risques 1 à Liverpool était tout sauf anodin. Non bien sûr à cause des Beatles ou du valeureux
club de football de la ville (bien que sa déconfiture financière fasse étrangement écho au manque critique de
fonds alloués à la RdR), mais bien parce que c’est sur les
rives de la Mersey que, dans les années 1980, émergea
un des tous premiers programmes d’échange de
seringues, ainsi que les fondements de la politique de
réduction des risques, Loin de tomber dans la nostalgie,
les organisateurs se sont résolument tournés vers le
futur, vers la “prochaine génération” de la RdR. Sans
omettre le bilan, contrasté, comme l’a reconnu lui-même
Gerry Stimson, directeur exécutif sortant de l’IHRA.
D’un côté, “l’idée radicale d’hier est devenue une orthodoxie”, et la politique de réduction des risques est maintenant reconnue par l’ONU et soutenue par 93 pays. De
l’autre, elle est attaquée financièrement et politiquement
malgré ses résultats indéniables, notamment en GrandeBretagne, où la campagne électorale a vu les deux grands
partis classiques adopter une rhétorique populiste, mais
aussi dans d’autres pays où on pouvait la croire solidement implantée, comme le Canada.
D’un côté, le nombre de pays où sont implantés des programmes d’échange de seringues et/ou sont disponibles
des traitements de substitution aux opiacés augmente
chaque année. De l’autre, dans une grande majorité de
pays, ces programmes restent en nombre très insuffisant 2…
D’un côté, la RdR a évité un nombre inestimable de
contaminations par le VIH. De l’autre, seuls 4 usagers de
drogues séropositifs pour le VIH dans le monde sur 100
bénéficient d’un traitement antirétroviral…
D’un côté, l’Onusida et le Fonds mondial reconnaissent le
caractère indispensable de la RdR dans la lutte
1 www.ihra.net
contre l’épidémie de sida. De l’autre, les fonds
2 voir les chiffres précis sur
dévolus à la prévention de l’injection de drogues
www.idurefgroup.com
3 www.ihra.net/Liverpool/ sont dramatiquement trop faibles pour lutter
AbstractsandPrensentations contre l’extension de l’épidémie en Asie, comme
le montre un rapport de l’IHRA présenté lundi 26 avril
dans le cadre de la conférence. Selon cette étude 3, qui
chiffre pour la première fois le total des sommes engagées
dans la RdR, celles-ci correspondent à 3 centimes de dollars par jour et par usager dans le monde, alors que les
besoins sont vingt fois plus importants…
D’un côté, comme l’a rappelé Margaret Hellard, du
Burnett Institute, les usagers de drogues peuvent être
traités avec succès contre le VHC. De l’autre, alors que
90 % des infections par le VHC sont liées à l’usage de
drogue, les usagers sont exclus de la plupart des essais
thérapeutiques, et bon nombre d’entre eux ont un
moindre accès au traitement.
“Nous ne sommes pas des malades!”
D’un côté, l’emblématique Pat O’Hare – sans doute
l’unique personne à avoir assisté à toutes les conférences
de l’IHRA – peut affirmer : “Nous avons changé la façon
dont le monde regarde les usagers de drogues.” De
l’autre, plusieurs usagers se sont, comme Eliot Albert,
insurgé contre un modèle médicalisé de l’addiction “qui
produit de la stigmatisation” : “Nous ne sommes pas des
malades !”
D’un côté enfin, l’obstacle maintes fois dénoncé de la criminalisation de l’usage et de la “guerre à la drogue”
semble se lézarder outre Atlantique, où changement de
gouvernement, lobbying et – surtout – difficultés économiques font apparaître un paysage dans lequel la légalisation du cannabis devient envisageable. De l’autre, la
crispation sécuritaire paraît avoir encore de beaux jours
devant elle dans la plupart des pays.
Mais s’en tenir à cette thématique d’un bilan forcément
mi-figue mi-raisin serait injuste et lacunaire. Au-delà
des retrouvailles propres à ce type de rencontres, la
conférence de Liverpool a aussi permis de débattre et de
s’informer sur des sujets de première importance comme
la décriminalisation, l’épidémie VIH, la RdR en prison, le
statut de l’usager, la géopolitique des drogues… Swaps
compte bien y revenir dans ses prochaines livraisons.
NESTOR HERVÉ
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Directeur de la publication
Didier Jayle
Directeur administratif
Antonio Ugidos
Rédacteur en chef
Gilles Pialoux
Édition
Philippe Périn
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www.pistes.fr/swaps
Publié par l’association Pistes
(Promotion de l’information
scientifique, thérapeutique,
épidémiologique sur le sida),
qui édite aussi Transcriptases
et www.vih.org
Avec la participation des
Centres régionaux
d’information et de prévention
du sida :
Île-de-France
Provence - Alpes - Côte d’Azur
Avec le soutien
du laboratoire
No 59 / 2e trimestre 2010
Édito
Ce 59e numéro de Swaps pourrait-il être le dernier ?
Depuis son lancement, il y a quinze ans, Swaps a été soutenu financièrement par les
laboratoires Schering-Plough. L’aide de l’État, à travers la Mildt, s’est interrompue il y a
deux ans et Schering avait en partie compensé ce retrait, dans l’attente d’une reprise
d’un soutien “étatique” de la Direction générale de la santé ou de l’Inpes.
Les outils de la réduction des risques et leurs promoteurs n’échappent ni à la mondialisation ni à la crise, et encore moins aux restructurations qui l’accompagnent. À partir
du 1er juillet, le Subutex® ne sera plus commercialisé par Schering-Plough, qui a
revendu aux laboratoires Reckitt Benkiser les droits d’exploitation du produit. D’où le
doute qui plane actuellement sur l’avenir des principales publications centrées sur la
réduction des risques et qui, comme Swaps, étaient soutenues par Schering-Plough.
Cette 59e livraison se penche néanmoins sur deux phénomènes peu étudiés, conséquences indirectes de la prohibition. Celui de l’usage-revente, un des mécanismes
essentiels au développement du marché des drogues illicites qui permet à celles-ci, et
singulièrement au cannabis, d’avoir une disponibilité quasi équivalente à celles du
tabac ou de l’alcool. Phénomène complexe, à l’origine d’un marché formidablement
ramifié, difficile à combattre pour les forces répressives, où la frontière entre usager et
trafiquant devient parfois imperceptible, d’où la difficulté d’appliquer la loi qui est censée protéger les victimes de la drogue et lourdement condamner les dealers. Les usagers dealers, ceux qui font le plus peur aux parents, sont pourtant aussi des victimes du
système de l’économie de la drogue et les laissés pour compte de la RdR. Vincent Benso
nous plonge dans cette réalité aux multiples visages.
L’autre objet étudié ici est le coupage des produits, autre caractéristique du marché
illicite et conséquence de l’absence de contrôle de qualité de toute substance illégale.
Ce phénomène indissociable du trafic a des conséquences importantes sur l’économie
de la drogue mais aussi sur les risques encourus par les consommateurs. Jimmy
Kempfer nous livre une enquête détaillée sur les processus d’adultération, Emmanuel
Lahaie, de l’OFDT, fournit les dernières données issues de Sintes sur la pureté de
l’héroïne – 7 % en moyenne ! –, Gilles Pialoux apporte l’éclairage de l’infectiologue et
Fabrice Olivet celui des usagers.
Parce que nous ne pouvons imaginer qu’une revue comme Swaps ne puisse pas continuer ses missions de formation, d’information et de débats, le prochain numéro de
Swaps devait être consacré à la loi de 1970, qui va bientôt fêter ses 40 ans. Une loi
qui se trouve plus que jamais sur la sellette.
DIDIER JAYLE, GILLES PIALOUX

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