Les spécialistes de l`info Dans ma rue existe un théâtre permanent
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Les spécialistes de l`info Dans ma rue existe un théâtre permanent
Les spécialistes de l’info Dans ma rue existe un théâtre permanent pour qui sait regarder. La vie entre sur scène de bitume dès que les beaux jours reviennent. Les cris des enfants se mêlent aux pots d’échappements des scooters, les chats en maraude miaulent et feulent lors de bagarres de territoires, les chiens errants font tomber bruyamment les couvercles des poubelles, au grand dam du restaurateur et du boulanger, dégageant une odeur nauséabonde par cette chaleur. Et puis vers les coups de seize heures les spécialistes de l’info s’installent. Elles sont trois, âgées de soixante quinze à quatre vingt neuf ans. L’hiver tout se passe à huis clos, mais lorsque le soleil est assez fort pour réchauffer leurs vieux os, elles tirent un banc et une chaise au milieu du trottoir voire sur la rue, malheur à l’automobiliste qui ne les aurait pas vu. Elles ne se gêneraient pas pour l’ invectiver violement. Honorine prends toujours la chaise, rien n’échappe à ses petits yeux bleus perçants, elle observe impassible les bras croisés sur sa poitrine, les moindres allées et venues, Maria et Andrée s’assoient sur le banc et papotes sans discontinuer. Andrée c’est la reine du tricot, pull, couverture, gilet, châle, toujours d’un goût très personnel, Maria quand à elle, attend. Elle attend l’heure de sortir et de s’asseoir, elle attend l’heure de rentrer, elle ne supporte pas le silence, alors elle parle. De tout et de rien le plus souvent. Hier le sujet de conversation c’était le restaurateur, il a bien arrangé la terrasse, il doit bien gagner sa vie car c’est souvent plein le soir, il a fait un changement de carte. Le menu précédant était mieux, et puis ce n’est pas très provençal le bœuf bourguignon, il aurait pu mettre une daube de taureau, et en dessert un douillon à la pomme, mais qu’est ce que c’est que ça, monsieur fait de l’extra ! Maria, avec son parlé moitié français, moitié patois italien ne comprend pas toujours certaines expressions, et Honorine a passé un bon quart d’heure sur « fait de l’extra », mais le mot de la fin était quand même de Maria, cet homme il a bien le droit de faire ce qu’il veut dans son restaurant. Affaire suivante. Andrée a remarqué que la petite n’était pas bien, elle est passée sans s’arrêter leur dire bonjour, ce n’est pas dans ses habitudes, elle qui a toujours le sourire, qu’est qui a pu se passer ? Elle s’est fait sermonner par ses parents, s’est brouillée avec son petit copain ? Honorine pense qu’il y a de l’eau dans le gaz avec le Emanuel, toujours avec son scooter celui là, jamais de casque, à rouler comme un fou, et il ne ralentit même pas lorsqu’il passe prêt du banc, un jour il va se prendre une poignée de gravier dans les roues. C’est qu’elles ne sont pas toujours aimables les mémés, mais surtout il ne faudrait pas qu’il fasse du mal à la petite, elles lui diraient deux mots à ce malotru. La petite c’est un rayon de soleil et polie avec ça, gracieuse, elle travaille, ça c’est bien parce que les jeunes maintenant …. Au journal télévisé, toujours la même chose on ne parle que de violence, et de chômage, le présentateur avait une belle cravate, bien assortie à son costume, on vit une drôle d’époque, sûr que pour la jeunesse c’est pas facile, y a plus rien qui marche à BAC plus je ne sais combien ils ne trouvent rien, y a plus de manuel, faut les mettre à l’école, ils ne veulent plus se salir, que des costumes cravates, c’est pas comme ça que ça va marcher, il en faudra toujours des maçons, des plombiers, des boulangers. Elles, elles on connues la guerre, les jeunes maintenant pas de boulot, enfin quelques fois ils pourraient faire des efforts, au lieu de passer leur temps derrière sur l’allée, à boire des bières et écouter la musique si fort, ils pourraient s’occuper aux maïs et aux pommes, au lieu de faire venir la main d’œuvre étrangère. Maria c’est fâchée, vous avez été bien content de les faire venir les étrangers italiens, y a des années, et les espagnols et les grecs ! Fin de la discussion. Honorine a rentré sa chaise, André a plié son tricot, et Maria vexée a mis le banc dans le garage. Chacune a pris un arrosoir et sans un mot s’est occupée de ses fleurs. Honorine a vu le camion arriver, elle prend son temps pour arroser ses pots, André est rentrée, mais elle met un temps infini pour croiser ses volets, Maria attend, plantée au milieu de la rue. Les enfants à cette heure sont tous dehors bien étonnés de ne pas voir les trois mémés, ils peuvent crier, jouer au ballon et dire des gros mots sans se faire houspiller, la rue est à eux. C’est la fête. Le petit Nico avec Bastien a entrepris d’élargir les failles du trottoir en les creusant à l’aide d’une cuillère à soupe, confectionnant avec le surplus de petits cailloux et de terre des obstacles sur le circuit à bille ainsi dessiné. Ils sont concentrés et appliqués, mais un ballon shooté un peu fort, rebondit sur une voiture et tombe lourdement sur le futur circuit le détruisant à moitié. Nico et Bastien hurlent, les joueurs de foot de quatre à cinq ans leur ainé jouent les caïds. C’est pas des mioches qui vont les empêcher de jouer au foot quand les mémés ne sont pas là ! Faut qu’ils arrêtent de brailler sinon on le détruit pour de bon ce circuit. Tient voilà Emanuel qui passe en trombe avec son scooter et s’arrête avec un dérapage contrôlé juste sous la fenêtre de la petite sans éteindre le moteur, il crie, l’appelle, crie encore, use du klaxon, elle ne répond pas. La fenêtre d’en face s’ouvre violement le voisin lui aussi crie, si ce bazar continu il descend. Emanuel repart en trombe. Chez la petite le rideau de sa chambre a bougé imperceptiblement. C’est l’heure du dîner, la rue est devenue calme, on entend des bribes de conversation lorsque l’on passe près des portes entrouvertes, et bien sûr l’omniprésence de la télévision à l’heure des informations. Une douce humidité se dégage des pots de fleurs, ça sent la terre et le parfum des roses. Les odeurs de cuisines variées nous accompagnent tout le long de la rue, ratatouille, poisson frit, pizza, tajine, un long voyage autour du bassin méditerranéen sur quelques mètres. Dans la rue, la seule activité c’est le camion de déménagement, trois grands costauds le vide lentement. Honorine, Maria et Andrée ont éteint la télévision, ni tenant plus, chacune sort une chaise devant sa porte afin de regarder les va-et-vient des déménageurs, il n’est pas question qu’elles loupent cela, même si elles ne se parlent plus. Honorine observe la tête légèrement en arrière, les bras croisés. Andrée s’est installée confortablement et a tiré de son sac des carrés de différentes couleurs en tricot qu’elle assemble pour faire un dessus de lit, mais par dessus ses lunettes elle ne perd pas une miette de l’emménagement. La grande nouvelle c’est cela : des nouveaux arrivent ! Maria ne sachant que faire arrose à nouveau ses fleurs. Honorine hausse les épaules en la regardant, elle va bien les faire crever. Maria l’a bien vu, de toute façon elle peut penser ce qu’elle veut, si elle décide d’arroser dix fois de suite ses fleurs, ce n’est pas ses regards désapprobateurs qui lui feront changer d’avis. Honorine s’approche de Maria, les chuchotements des deux femmes parviennent tout juste aux oreilles d’Andrée, ils ont bien des affaires les nouveaux, des meubles de luxe et puis tout le confort avec une télé très large, ils ne s’embêtent pas, mais personne ne sait d’où ils viennent, le camion est de la région mais ça ne veut rien dire. Qui c’est l’abruti qui klaxonne, c’est quand même visible un camion de déménagement, il ne compte pas le faire bouger tout de même, il a qu’a faire le tour. Andrée a lâché ses aiguilles, et renchérit, ils ont de bien beaux meubles, oh l’abruti qui klaxonne, c’est « tout sourire » le voisin du numéro 10, non content de ne supporter personne dans la rue, il faut aussi qu’il embête ceux qui travaillent. Celui là il n’est pas intéressant, il a pourtant une femme si gentille, et toujours bien mise, on se demande comment elle peut rester avec lui, il est toujours de méchante humeurs, et il ne dit jamais bonjour, elle ne doit pas être à la noce tous les jours. Mais revenons au camion, la dame elles l’ont vu, la cinquantaine élégante un peu distante, elle se fait une teinture, c’est évident, on en saura bientôt plus en allant chez le coiffeur. Son mari il a l’air bien, mais il va falloir le mettre au pas, tout à l’heure il a garé sa voiture devant la porte, il y a des règles ici dans cette rue on ne fait pas n’importe quoi. Petit à petit les enfants reviennent, la rue s’anime de plus en plus, des cris des petits et les rires des jeunes filles l’envahissent. Emanuel passe et repasse avec son maudit scooter sous la fenêtre de la petite, mais le rideau ne bouge pas. Il s’est passé quelque chose. Hier elle avait les yeux rougis, ces minots ils n’ont rien dans le crane, depuis plus d’un an qu’ils sont ensembles c’est bien la première fois qu’elle semble si mal. Elle ne descend même pas discuter avec ses amies. Finalement les mémés sortent le banc et chacune reprend sa place, Honorine approche sa chaise. L’air est chaud, pas un souffle de vent, Mohamed, Karim et Jean-François cherche un quatrième pour faire un foot, David vient de sortir de chez lui, les autres l’appellent, il ne se fait pas prier, la partie commence. L’énervement monte du côté du banc, il ne peuvent pas aller jouer au ballon un peu plus loin, Andrée a repris son tricot, Honorine papote avec Maria, et là c’est le drame le ballon arrive dans les fleurs cassant les œillets, Honorine s’en saisi, très mécontente, Jean-François tente quelques mots d’excuse, rien n’y fait, le ballon est confisqué, elles leur avaient bien dit d’aller plus loin. Les jeunes savent bien qu’ils n’auront pas gain de cause face à elles, Maria tout même prend leur défense, il faut bien qu’ils s’occupent, ils ne font rien de mal, c’est mieux que de faire des bêtises. Et casser les fleurs c’est pas des bêtises ? Peuvent pas faire attention ? Faut leur dire combien de fois ? Au numéro dix, on ferme les volets, il est vraiment aimable comme une porte de prison cet homme ! Pauvre femme, elle est bien à plaindre, à vivre avec un tel ours. Foued a donné rendez-vous à ses copains, ils s’en vont derrière, sur l’allée des platanes, quelques minutes après des voitures arrivent en trombe, la musique à fond. De la techno, du temps de la jeunesse des mémés c’était plus calme. Vingt trois heures les plus petits rentrent chez eux, pour certains difficilement, Bastien pleure, il veut rester avec son grand frère, mais il n’en est pas question. S’il est sage demain il pourra aller à la piscine, alors dans un dernier sanglot, il accepte d’aller se coucher. Quand même ils ne sont pas très obéissants ces minots, c’est de la mauvaise graine. Maria fait remarquer à Honorine qu’elle aussi quand elle était enfant restait dans la rue le soir. Oui mais pas si tard il fallait se lever tôt pour aller au champ le lendemain, parce qu’à leur âge, elle, elle travaillait déjà, et cela ne l’a pas tuée. Pas tuée c’est certain mais ce n’était pas forcément mieux. Andrée s’est endormie sur son tricot, même les chamailleries des deux autres ne lui font pas lever le nez. Honorine lui secoue le bras, en lui disant qu’elle aussi ferait mieux d’aller se coucher ; d’ailleurs elles ne vont pas tarder elles non plus. Au fur et à mesure la rue s’apaise, une petite fraicheur se fait sentir, on entend les moustiques tourner autour des lampadaires, les chats pointent leurs museaux et commencent à chasser. De la techno, on entend surtout la rythmique lancinante, et le bruit des canettes de bière qui tombent régulièrement dans la poubelle en fer. Un dernier crissement de pneu et puis plus rien. Six heures du matin, une agitation inhabituelle pour un dimanche réveille les habitants. Maria est déjà dehors plantée au beau milieu de la rue comme à son habitude. L’ambulance a refermé ses portes maintenant. Honorine a ouvert ses volets et lui fait signe de s’approcher. A-t-elle entendu elle aussi vers quatre heures ? Elle dormait et n’a pas compris de suite ce qui avait fait ce bruit. Puis quelques temps après des voitures sont arrivées. Discrètement elle a légèrement ouvert ses volets, juste assez pour voir l’ambulance et la camionnette de gendarmerie. Maria, elle, n’a rien entendu. Andrée revient d’ouvrir les portes de l’église, le bruit cette nuit venait du numéro dix, elle l’a reconnu de suite, c’était un coup de feu. Qui a-t- on mis dans l’ambulance ? Elle ou lui ? Honorine arrête vite les spéculations, elle sait ! C’est « tout sourire ». Andrée pleine de compassion s’apitoie, le pauvre homme il devait être bien malheureux pour en arriver là. Honorine toujours aussi inflexible pense plutôt qu’il était surtout dérangé, quel soulagement ça va être pour sa femme, passé le choc évidemment. Maria ne dit mot, elle regarde. L’ambulance vient de démarrer, suivie par la camionnette de gendarmerie, les mémés rentrent chez elles. La journée va s’étirer sous le soleil, déjà toutes les trois savent que l’unique sujet de conversation de ce soir sera ce drame.