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Université de Paris–Sorbonne École Doctorale V – Concepts et langages Équipe d'Accueil 3560 – Lexicographie et linguistique romanes Éva Buchi Habilitation à diriger des recherches Mémoire de synthèse Directeur de recherche : Jean-Pierre Chambon Mars 2003 Table des matières 1. Lexicologie 1. 1. Introduction 1. 2. Le lieu de révélation d'une vocation : le FEW 1. 2. 1. Présentation 1. 2. 2. Rédaction 1. 2. 3. Indexation 1. 2. 4. Critique et mise en perspective 1. 3. Une étude historique systématique : la terminologie botanique 1. 4. Le projet de recherche personnel : les slavismes romans 1. 4. 1. Présentation 1. 4. 2. Vue synthétique du domaine de recherche 1. 4. 3. Slavismes roumains 1. 4. 4. Russismes romans 1. 5. Bilan 1. 6. Références bibliographiques 1. 6. 1. Publications en rapport avec le FEW 1. 6. 1. Terminologie botanique française 1. 6. 3. Slavismes romans 1 1 2 2 2 4 5 7 12 12 12 13 22 33 34 34 35 35 2. Anthroponymie 2. 1. Introduction : le projet PatRom 2. 2. Apports concrets en étymologie des noms de famille 2. 3. Structuration du stock patronymique roman 2. 3. 1. Dans le cadre du travail rédactionnel pour PatRom 2. 3. 2. Une première évaluation des résultats de PatRom 2. 4. Contribution à la méthodologie de l'anthroponymie romane 2. 4. 1. Sur base galloromane 2. 4. 2. Sur base ibéroromane 2. 5. Formation des rédacteurs PatRom et enseignement universitaire 2. 6. Bilan 2. 7. Références bibliographiques 2. 7. 1. Publications réalisées dans le cadre du dictionnaire PatRom 2. 7. 2. Réalisations indépendantes 36 36 37 40 40 43 45 45 59 61 61 62 62 63 3. Étude de la transition entre catégories linguistiques 3. 1. Grammaticalisation 3. 2. Pragmatisation 3. 3. Déonomastique 3. 4. Délocutivité 3. 5. Une thématique à part : la standardisation 3. 6. Bilan 3. 7. Références bibliographiques 64 66 70 76 82 85 93 94 Annexes I. Bibliographie générale II. Liste des abréviations et des signes conventionnels III. Table des illustrations 95 95 103 105 Lexicologie 1. Lexicologie 1. 1. Introduction Mon premier axe de recherche, tant du point de vue chronologique que par l'importance centrale qu'il revêt, est constitué par la lexicologie (gallo-)romane. Au plan institutionnel, mes recherches ont pour cadre l'équipe «Étymologie et histoire du lexique», dont Jean-Paul Chauveau et moi-même assumons la responsabilité, au sein de l'ATILF (Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française), laboratoire du CNRS (UMR 7118, ex INaLF) situé à Nancy et codirigé par Jean-Marie Pierrel et Bernard Combettes. Mon activité de recherche en lexicologie comporte une double orientation : d'une part, elle est au service du FEW (Französisches Etymologisches Wörterbuch), œuvre majeure de la linguistique romane, qui fédère les travaux de notre équipe (→ 1. 2.). De l'autre, elle intervient à l'intersection entre une partie très perfectible du FEW, la section dédiée aux emprunts aux langues vivantes (→ 1. 2. 4.), et mes propres compétences : les slavismes lexicaux dans les langues romanes (→ 1. 4.). La terminologie botanique française (→ 1. 3.) constitue un centre d'intérêt mineur dans ce cadre. En accord avec ma formation de départ en linguistique et philologie françaises, je consacre une partie importante de mon activité de recherche au français et au galloroman (langue d'oïl, langue d'oc, francoprovençal). L'approche retenue est toutefois marquée par la méthode comparative et par le cadre des langues romanes, qui fonctionnent comme une toile de fond devant laquelle se dessinent les phénomènes galloromans. À ce titre, elle complète les deux tendances actuellement majoritaires en linguistique du français, celle des francisants purs et celle des linguistes généraux théorisant sur base française. Outre les langues galloromanes, le roumain a retenu de plus en plus mon intérêt (→ Buchi 2000b ; 2001 ; à paraître c). En particulier, je me suis interrogée sur la question de savoir si les méthodes de recherche qui ont fait leurs preuves dans le domaine où j'ai été formée pouvaient trouver une application féconde en roumain. D'autre part, j'élargis volontiers la perspective pour consacrer des publications aux langues romanes en général (→ Buchi 2002 ; à paraître b ; à paraître d ; à paraître e). 1 Lexicologie 1. 2. Le lieu de révélation d'une vocation : le FEW 1. 2. 1. Présentation Véritable Thesaurus galloromanicus (dixit G. Rohlfs ; cf. Billy/Chambon 1990), le FEW (Französisches Etymologisches Wörterbuch) de Walther von Wartburg se propose de rassembler toutes les données lexicales accumulées par la lexicographie et l'atlantographie du français, du francoprovençal, de l'occitan (et du gascon), de leurs parlers dialectaux, de leurs argots et technolectes, tant dans leurs états passés que contemporains. Ces données, après analyse des évolutions phonétiques, morphologiques et sémantiques qui les ont façonnées, sont classées dans des articles pouvant atteindre un haut degré de complexité, et qui décrivent et expliquent le développement depuis l'étymon jusqu'aux aboutissements contemporains dans toutes ses ramifications formelles et sémantiques. On peut dire sans exagération que le FEW représente un des projets lexicographiques les plus ambitieux (peut-être le projet lexicographique le plus ambitieux) au monde1. Le FEW occupe une place de premier ordre à l'intérieur de la recherche nationale et internationale : c'est non seulement le cadre où est réalisée la recherche de fond sur l'histoire et l'étymologie du lexique français, mais aussi la référence pour les dialectologues, pour les études du vocabulaire de la francophonie et des créoles à base lexicale française, pour les éditeurs de textes anciens, etc. L'immense majorité des fascicules du FEW ont été publiés sous la responsabilité de von Wartburg lui-même, depuis 1922, date de parution du premier fascicule, jusqu'en 1971, année de sa mort. Après une période de relative stagnation qui a suivi le décès du «Patron», Jean-Pierre Chambon, qui a dirigé le FEW de 1983 à 1993, a su lui apporter des élargissements méthodologiques importants (cf. Chambon 1989a ; 1989b). Depuis son transfert de Bâle à Nancy, survenu en 1993, le FEW est dirigé par Jean-Paul Chauveau, selon une orientation très proche de celle de son prédécesseur. 1. 2. 2. Rédaction Formée par Jean-Pierre Chambon au travail rédactionnel, je m'attache à la description philologiquement et linguistiquement précise de familles lexicales diverses. À ce jour, j'ai signé 32 articles (dont quatre en collaboration) ; en comptant les matériaux d'origine inconnue, ces contributions couvrent 111 pages du FEW. Le rédacteur débutant au FEW se voit, en général, confier d'abord des articles consacrés à des emprunts savants, réputés les plus accessibles ; c'est ainsi que j'ai pu rédiger des articles concernant des latinismes et des hellénismes (ASPERITAS, ASPERITUDO, ASPERUGO, ASSESSOR, ÁSTATOS, ASTHÉNEIA, ASTHENḖS, ASTRAGALIZONTES, ASTRÁGALOS, ASTRAPḖ, ASTRINGERE, ASTRIPOTENS, ASTROEIDḖS, ASTROKÝON, ASTROMANTEÍA, ASTRÓMANTIS, ASTROSKOPÍA, ASTROSUS [en coll.], ASTROTHESÍA, ASTRUM, ATHEUS, AÚRA, AUTHENTA, AUTHENTICUS, AVIS). 1 «Das wohl kühnste und gewaltigste Forschungsunternehmen, das die Romanistik kennt» (Gossen 1971, 13) ; «un des plus beaux monuments des sciences du langage» (Swiggers 1990, 347). 2 Lexicologie En effet, le vocabulaire savant pose en général assez peu de problèmes proprement étymologiques et reçoit de ce fait un traitement plutôt sommaire dans la lexicographie. D'autre part, il ne concerne en général que le français langue écrite, à l'exclusion des variétés dialectales. Or il convient de consacrer autant d'attention à l'analyse des emprunts savants qu'à celle du vocabulaire héréditaire (cf. Benveniste 1966, 163-170) : en précisant le mode de formation et les conditions dans lesquelles ces créations ont pris naissance, éventuellement en déterminant la langue de l'emprunt primaire — un terme scientifique international peut être d'origine anglaise, française, allemande, etc., indépendamment de l'origine latine ou grecque de ses éléments de formation — et, à un niveau plus abstrait, en mettant en évidence les mécanismes spécifiques récurrents dans l'élaboration du lexique savant et technique (→ 1.3.). Ainsi on enseigne généralement que lat. astrum a été emprunté à partir du Moyen Âge dans la plupart des langues romanes. Or l'examen du matériel de l'article ASTRUM m'a permis de nuancer sensiblement cette vue pour le domaine galloroman (et le catalan). En effet, des raisons sémantiques, structurelles et anthroponymiques m'ont incitée, malgré l'inefficacité du critère phonétique, à considérer comme héréditaires les formes occitanes, attestées dès le 12e siècle, dont le sémantisme gravite autour du sémantisme "destin". Après avoir acquis une certaine aisance rédactionnelle, j'ai pu prendre une part de plus en plus active dans la rédaction des articles consacrés au vocabulaire héréditaire (articles ASSĒCŪRARE [en coll.], ASSŬLA [en coll.], ASTĔLLA [en coll.], AUCA, AURA, *AURĀTĬCUS et *AURĬDĬARE). Pour ce type de vocabulaire, il s'agit de traiter les données françaises dans le cadre du galloroman, en tenant compte de leurs congénères occitans et francoprovençaux, et en prenant systématiquement appui sur la documentation dialectale disponible. Mais la langue commune est aussi susceptible de variation, de sorte qu'il faut prendre en compte les variétés régionales du français. De plus, il convient de déceler les phénomènes de contamination et de croisement entre familles lexicologiques. À l'intérieur des différents articles, qu'ils traitent le lexique héréditaire ou savant, les emprunts aux langues modernes méritent un traitement à part. Par ailleurs, il me semble important de porter une attention particulière à la question de savoir si un lexème français qui se présente formellement comme un dérivé a été créé en français ou s'il remonte à un dérivé latin2. Les apports d'un article complexe du FEW sont multiples. Pour ne prendre qu'un exemple, l'étude de la famille lexicale héréditaire issue de AURA et de ses dérivés *AURĀTĬCUS et *AURĬDĬARE (qui exige 25 pages du FEW) m'a permis de dégager l'implantation précise du type simple òaureó dans l'est de la Galloromania, en face du type majoritaire issu de VENTUS, mais aussi d'établir la formation d'une grande variété de dérivés (dont òorageó, mais aussi des suffixés présentant le sème /folie/) et de les organiser de façon raisonnée. En outre, cette famille étymologique m'a donné l'occasion de mettre à profit l'expérience panromane du projet PatRom (→ 2. 1.) pour approfondir la mise en perspective romane du matériau galloroman, ce qui a permis de mieux cerner les phénomènes français et galloromans dans leur 2 Cf. à ce propos mon compte rendu de H. Vernay, Dictionnaire onomasiologique des langues romanes, vol. 3, Tübingen 1993, Revue de linguistique romane 59 (1995), 198-204. 3 Lexicologie spécificité, mais aussi de jeter un regard critique sur des solutions étymologiques proposées pour les domaines voisins (par exemple pour òorisó, type commun à la Galloromania et à l'Italoromania). D'autre part, l'approche critique — en tant qu'utilisatrice — du FEW dans le cadre de PatRom m'a amenée à soigner la partie du commentaire final dédiée à l'analyse géographique (par exemple pour les types orage, orée, housée) et à rechercher, d'une manière générale, un discours explicite (donc récusable). En dépit de la position centrale que le travail rédactionnel au FEW occupe à l'intérieur de mon activité de recherche en lexicologie, je ne m'étends pas davantage sur ce sujet, car mes apports les plus originaux et les plus créateurs se situent ailleurs, et notamment dans des domaines que l'on pourrait considérer comme des prolongements à partir de cette expérience initiatique (→ 1. 4.). 1. 2. 3. Indexation Comme je le relevais dans la conclusion de ma thèse, le FEW est caractérisé par des structures lexicographiques très complexes : «Le FEW se présente [...] comme un ouvrage brillamment conçu, un trésor d'une richesse prodigieuse, tant en quantité qu'en qualité, et cela même dans les domaines les plus périphériques du domaine considéré [...] ; en même temps, sa structure est extrêmement touffue. Or la combinaison de ces deux caractéristiques génère une situation quelque peu paradoxale, car à l'abondance matérielle (documentation et analyses) s'oppose l'insuffisance des voies d'accès (incohérence du programme lexicographique). Inévitablement se pose donc la question de l'exploitation de ce trésor» (Buchi 1996b, 308-309). D'autre part, la communauté scientifique était unanime pour déplorer l'absence d'un index général du FEW : il s'agissait là d'un outil de travail indispensable, d'un complément du FEW qui faisait défaut. Ces deux constats ont motivé la réalisation d'un index raisonné du FEW, dont l'objectif était de rendre cette œuvre majeure de la linguistique romane plus accessible aux chercheurs et aux étudiants, et de contribuer ainsi à la sortir de son état de sous-exploitation. Les directeurs de l'INaLF (B. Cerquiglini), puis de l'ATILF (J.-M. Pierrel et B. Combettes), m'ont confié la responsabilité de ce projet, auquel ont collaboré trente-trois personnes, pour la plupart des agents de l'ATILF, mais aussi des romanistes bénévoles œuvrant en France et à l'étranger, et qui a été réalisé en trois ans et demi (décembre 1998— juin 2002). Il s'agit d'un index sélectif des quatre ou cinq millions d'unités lexicales répertoriées par le FEW dans ses 25 tomes et ses 16.865 pages. La sélection des formes à retenir à été assurée par vingt-six linguistes, qui ont été dotés de consignes précises (synthétisées dans un document de trois pages) et dont la méthode de travail a été affinée lors de plusieurs ateliers de formation, afin de garantir l'homogénéité du traitement. L'index se présente sous la forme de deux volumes de plus de mille pages chacun, réunissant au total 275.295 unités jugées représentatives ; il paraîtra en 2003 chez Champion (→ Buchi à paraître a). 4 Lexicologie Après cette parenthèse dédiée à une activité qui demandait davantage des talents d'animation d'équipe que des compétences scientifiques pointues, j'ai plaisir à reprendre le travail de rédaction, dans le cadre de la refonte sélective de la lettre B (rédaction de l'article BESTIA). 1. 2. 4. Critique et mise en perspective • Je passerai rapidement sur la thèse, Les Structures du Französisches Etymologisches Wörterbuch. Recherches métalexicographiques et métalexicologiques (→ Buchi 1996b), que j'ai soutenue en 1994 à l'Université de Berne. Ce livre de 593 pages combine pour la première fois un regard «de l'intérieur» (en tant que rédactrice) et un regard «de l'extérieur» (qui rompt avec le discours issu du point de vue de von Wartburg luimême) sur le FEW. Il s'agit d'une confrontation des méthodes de la métalexicographie (cf. Hausmann et al. 1989—1991) avec une œuvre qui, certes, relève du fait dictionnaire — son titre seul le suggère —, mais dont la caractéristique la plus saillante réside sans doute ailleurs : le FEW se présente davantage comme une suite ordonnée de monographies que comme un simple dictionnaire. Dès lors, il est à considérer au premier chef comme un texte lexicologique (et non pas lexicographique), produit par le lexicologue, le linguiste Walther von Wartburg. La conception générale de ma recherche s'est révélée être celle d'une grammaire du FEW ; grammaire descriptive, certes, mais qui se complète d'une approche critique. L'analyse a porté tour à tour sur la macrostructure [9-41], la nomenclature [43-73] et la microstructure [75-164], et elle a été approfondie par deux études de cas : le traitement des éléments d'origine slave [165-257] et le traitement des déonomastiques [259-306]. • "«Un des plus beaux monuments des sciences du langage» : le FEW de Wal- ther von Wartburg (1910-1940)" (→ Chambon/Buchi 1995) Cette mise au point, sollicitée par G. Antoine et R. Martin pour l'Histoire de la langue française 1914—1945, synthétise les résultats des réflexions consacrées par Jean-Pierre Chambon au FEW (cf. notamment Chambon 1989a ; 1989b ; 1991) et ceux obtenus dans ma thèse (→ Buchi 1996b), tout en approfondissant l'analyse de certains aspects de l'œuvre qui étaient restés dans l'ombre. Ce texte dense peut être considéré comme constituant à l'heure actuelle la présentation (et la mise en perspective) de référence du FEW. 5 Lexicologie • "Cas d'étymologie double dans le FEW (IV/V)" (→ Boutier et al. 1992/1994) J'ai contribué à deux livraisons des "Cas d'étymologie double", une série d'articles à laquelle ont collaboré des rédacteurs et des utilisateurs chevronnés du FEW, dans le but de débusquer les unités lexicales que le FEW a étymologisées de façon contradictoire en plusieurs (de deux à sept) lieux différents. Au total, j'ai signé 96 notices, dont celle consacrée à Lastic (auv.) tāl n.m. "partie du timon", à supprimer s.v. THALLUS (FEW 13/1, 297a), où son sémantisme est isolé, mais bien classé s.v. PRŌTĒLUM (FEW 9, 473a), où la lexie s'insère dans une famille étymologique bien arrimée à l'étymon (→ Boutier et al. 1992, 412). Un autre exemple est constitué par prov. pédane n.m. "Onopordum acanthium" (que Lamarck a introduit dans la terminologie scientifique française [→ 1. 3.]) : Wartburg l'avait mal classé s.v. PĒS (FEW 8, 299b), en plus du bon classement s.v. PĒDĬTUM (FEW 8, 142a ; cette plante est réputée faire péter les ânes qui en mangent) (→ Boutier et al. 1994, 58). Si beaucoup de ces notices sont de simples rectificatifs rapides, le reclassement de certaines données renforce les lignes d'une structure d'article ou les recadre, ce qui fait de ces contributions des compléments originaux et fort utiles au FEW. 6 Lexicologie 1. 3. Une étude historique systématique : la terminologie botanique • "Les noms de genres dans la Flore françoise de Lamarck (1778) : genèse et réception d'une terminologie" (→ Buchi 1994b) Cet article part du principe que l'histoire du vocabulaire français est désormais écrite dans ses grandes lignes, et que l'une des manières les plus fécondes d'améliorer nos connaissances dans ce domaine consiste désormais à réaliser des recherches pointues par champs sectoriels. Un terrain d'étude de ce type peut être délimité par une filière étymologique (→ 1. 4.), par un champ lexical ou encore par une source donnée. C'est à l'intersection des deux dernières perspectives que s'insère mon étude. A.-G. Haudricourt (1976) avait attiré l'attention sur la pépinière de néologismes botaniques que constitue la Flore françoise de Lamarck (1778). Il m'a paru utile d'étudier, à la suite d'une visite de cet érudit au FEW à Bâle, les noms de genres apparaissant dans la Flore dans leur intégralité : l'exhaustivité est ici une nécessité méthodologique, car les créations lamarckiennes s'éclairent mutuellement. Le but de mon étude était triple : il s'agissait dans un premier temps de délimiter les noms de genres lamarckiens que l'on est en droit de considérer comme des néologismes, puis d'étudier leur formation, enfin de déterminer la part de ces néologismes qui se sont imposés dans la terminologie botanique. a) Inventaire des néologismes lamarckiens Le troisième tome de la Flore contient l'index des 590 noms de genres qui en constituent la nomenclature de base. Afin de déterminer la part de néologie dans ce corpus, j'ai sélectionné dans un premier temps les termes pour lesquels aucun des principaux dictionnaires historiques (TLF, Robert 1985) et étymologiques (FEW, Bloch/Wartburg, Dauzat/Dubois/Mitterand) n'avançait une date antérieure à 1778. Cependant, cette manière de faire livrait à la fois trop et trop peu de termes : trop, en raison d'une information parfois lacunaire de la lexicographie, et trop peu, parce que certains dictionnaires ont l'habitude de citer le latin scientifique comme première attestation d'un terme français, et parce qu'ils ne tiennent pas suffisamment compte des vides documentaires, qui peuvent s'étendre sur plusieurs siècles. C'est pourquoi j'ai opté pour un critère plus spécifique : est réputé néologisme lamarckien tout item qui n'apparaît dans aucun des ouvrages suivants : les Éléments de botanique de Tournefort (1694), l'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert (1751—1765), le Dictionnaire d'histoire naturelle de Valmont de Bomare (1767/1768 et 1775/1776), enfin la dernière édition de Trévoux (Dictionnaire universel françois et latin 1771). Il apparaît, d'après ces critères, que Lamarck a puisé 372 des 590 noms de genres de sa Flore chez ses prédécesseurs, les 218 désignations restantes (un peu plus d'un tiers) ayant été créées par lui. Une telle verve créatrice n'étonne guère de la part de celui qui a introduit le terme biologie lui-même (dp. 1802, < all. Biologie, TLF). 7 Lexicologie b) Formation des néologismes lamarckiens J'ai ensuite dressé une typologie des modes de création de ces 218 néologismes lamarckiens. Au moment où Lamarck rédigeait sa Flore, la botanique disposait déjà, depuis Linné, d'une nomenclature complète en latin. Il est donc naturel qu'une grande partie des noms de genres créés par lui se rattachent au latin scientifique. Pour 86 cas, ce cheminement est direct (ainsi latsc. Acorus > fr. acore, latsc. Acrostichum > fr. acrostique, latsc. Actaea > fr. actée). Pour 67 cas, l'emprunt s'est accompagné de différentes adaptations morpho-phonétiques. Lamarck a en effet recours à un grand nombre de procédés (modification des radicaux et des finales, suffixation parasitaire et de substitution, voie demi-savante, attraction paronymique, remotivation déonomastique, etc.) pour intégrer les noms de genres dans le système du français. Quelques exemples suffiront : latsc. Phleum > fr. fléau, latsc. Morsus ranae > fr. morène, latsc. Schœnus (à travers la lecture [SwEnys]) > fr. choin. Si Lamarck se montre aussi interventionniste, c'est que son ouvrage a vocation à être lu et compris par un public non latiniste. «Lamarck n'a pas fait beaucoup de calques parce que le vocabulaire latin était déjà souvent le calque d'un nom vulgaire qu'il n'y avait qu'à représenter» (Haudricourt 1976, 716). En l'absence d'une forme vulgaire correspondante, il convient toutefois de mettre le calque sur le compte de Lamarck, ce qui semble être le cas pour cinq lexies, dont latsc. Biserrula > fr. double-scie. On y ajoutera neuf autres cas, où le calque s'est fait sur les éléments de formation grecs à l'origine du latin scientifique, comme pour gr. δρῦς n.f. "chêne" > latsc. Dryas > fr. chênette. Quand Lamarck ne part pas du latin scientifique, il puise dans le fonds lexical vernaculaire. Il ne paraît pas privilégier une région donnée, mais plutôt prendre le terme là où il le trouve, que ce soit en français (ou dans un dialecte d'oïl), en francoprovençal ou en occitan, un peu à la manière d'un Rabelais. On recense 14 emprunts purs, dont flûteau n.m. "plantain aquatique" < occit. fluhutèu "id." (FEW 3, 612b). Mais là aussi, Lamarck procède à des adaptations morpho-phonétiques diverses : modification des radicaux, simplification et synthématisation de syntagmes, expansion d'un terme simple en syntagme, attraction paronymique, enfin extension, spécialisation ou transfert de sens. Ces interventions concernent 35 noms de genres. Le recours à d'autres langues est tout à fait exceptionnel : on ne relève qu'un italianisme (fr. lavanèse n.f. "galéga" < it. lavanese n.f. "id.") et un germanisme (fr. gnavelle n.f. "Scleranthus" < all. Knauel n.m. "id."). Dans ce dernier cas, la désignation allemande a été empruntée par bon nombre de terminologies scientifiques européennes, de sorte que Lamarck ne fait que se conformer à un modèle international, mais il est intéressant de constater que c'est lui qui s'écarte le plus du modèle. L'illustration 1 de la page suivante synthétise ce résultat : pour la création des 218 noms de genres botaniques dont il est l'auteur, Lamarck a massivement eu recours au latin scientifique et, de façon un peu moins prononcée, aux dialectes galloromans. À noter, dans les deux catégories, la forte proportion de termes auxquels il a fait subir des adaptations diverses. 8 Lexicologie L'origine des 218 néologismes parmi les noms de genres lamarckiens Emprunt à l'talien < 1% Emprunt à l'allemand < 1% Emprunts au galloroman (avec adaptation) 16% Emprunts au galloroman (sans adaptation) 6% Emprunts au latin scientifique (sans adaptation) 40% Calques du grec 4% Calques du latin scientifique 2% Emprunts au latin scientifique (avec adaptation) 32% Illustration 1 : origine des 218 noms de genres botaniques introduits par Lamarck 9 Lexicologie c) Réception des néologismes lamarckiens Quand on considère les 218 créations lamarckiennes sous le rapport de leur survivance, on peut reconnaître quatre groupes, dont deux sont comparables tant par leur nature que par le nombre de lexèmes qu'ils englobent. D'une part, on relève les créations de peu de durée, qui sont numériquement de faible importance : douze ne dépassent pas Lamarck, et quatorze se retrouvent seulement dans la lexicographie spécialisée de l'époque. D'autre part, les 99 créations apparaissant encore dans les dictionnaires généraux du 19e et de la première moitié du 20e siècle peuvent être mises en balance avec les 93 termes qui continuent à avoir cours de nos jours. Parmi les néologismes non repris par les naturalistes de l'époque, on dénombre notamment ceux où Lamarck, dans son souci de faire rentrer le terme dans le système linguistique français, s'est trop éloigné du modèle latin. Ainsi la postérité a donné raison à azalée (< latsc. Azalea) contre azalier ou à orchis (< latsc. Orchis) contre orquis. Mais la grande masse des noms de genres forgés par Lamarck — ils sont au nombre de 206 — ont trouvé grâce auprès de ses lecteurs, au moins pour un certain temps. C'est sans doute le grand succès de librairie de la Flore françoise et la notoriété de son auteur qui expliquent l'introduction de ses créations dans les dictionnaires de botanique et de sciences naturelles, d'où elles ont pu faire leur chemin, souvent à travers Bescherelle (1845), dans les éditions successives du Larousse. On peut considérer que ceux parmi les néologismes lamarckiens qui ont été retenus dans un premier temps, mais ne se retrouvent plus dans la lexicographie d'aujourd'hui, ont été victimes de la volonté d'unification et de désynonymisation massive qui caractérise la terminologie scientifique. En général, ces créations ont été évincées par des latinismes purs : les dérivés francisants de Lamarck n'ont guère eu de succès sur le long terme (ainsi cactus s'est imposé contre cactier, lagure contre lagurier, lactaire contre laitier). Enfin, 93 créations lamarckiennes (par exemple cranson, lobélie ou sabline), soit 43 %, se sont maintenues jusqu'à nos jours. Il faut croire que c'étaient là des néologismes bien formés, répondant aux critères énoncés par Gauger (1986, 123) : agrément, compréhensibilité, caractère individuel. Néanmoins, en dépit de l'importance numérique de cette catégorie, le bilan personnel pour Lamarck est plutôt maigre : ce sont les latinismes non modifiés qui ont eu le plus de succès (47 sur 86, soit 55 %, maintenus). La seule catégorie d'innovations respectée presque in extenso sont les synthématisations de syntagmes d'origine galloromane comme cotonnière < herbe à coton ou rubanier < ruban d'eau (sept encore vivantes sur neuf). 10 Lexicologie d) Conclusion Si l'importance de Lamarck pour la terminologie botanique a en partie été reconnue par la lexicologie historique (sur 218 créations de Lamarck, 35 sont signalées en tant que telles dans les dictionnaires, 34 autres par Haudricourt 1976 ou par d'autres publications spécialisées), mon étude systématique a permis d'accroître sensiblement le nombre d'items concernés (149 nouvelles premières attestations) et donc d'assigner à Lamarck la place qui lui revient dans ce contexte. L'étude globale des innovations d'un créateur terminologique met en évidence les formants qu'il privilégie, ses options lexicales, la motivation en somme. En outre, elle permet d'entrevoir le fonctionnement du filtre de la postérité. Ici apparaît l'avantage de la visée non téléologique de ce type d'études : contrairement à la situation du lexicologue ou du lexicographe qui part d'une forme moderne pour en faire l'histoire et l'étymologie — c'est typiquement le cas du rédacteur du FEW (→ 1. 2. 2.) —, l'étude d'une terminologie «à la source» permet de présenter des résultats définitifs quant à la genèse d'un terme, si bien qu'il s'agit là d'un véritable terrain d'expérimentation pour la lexicologie historique. 11 Lexicologie 1. 4. Le projet de recherche personnel : les slavismes romans 1. 4. 1. Présentation Dans le cadre de mes activités au CNRS, mon projet de recherche personnel est consacré au phénomène de l'emprunt lexical. Il porte sur le lexique d'origine slave des langues romanes, donc sur le contact de deux des trois grandes familles linguistiques européennes. L'approche retenue se distingue, pour une bonne partie des travaux (→ 1. 4. 2. ; 1. 4. 4.), par son caractère panroman ; là où l'intérêt se porte sur une seule langue (→ 1. 4. 3.), le cadre roman est toujours présent à mon esprit. Au centre de ce projet de recherche se situe une monographie qui traite des emprunts lexicaux au russe dans les langues romanes (→ Buchi à paraître b) ; l'élaboration de cet ouvrage s'est accompagné de la rédaction de six articles consacrés à des sujets connexes. La monographie comme plusieurs de ces articles se penchent sur les mécanismes de l'intégration linguistique, notamment au niveau morphologique (→ Buchi à paraître c) et lexical-onomasiologique (→ Buchi 2000b). 1. 4. 2. Vue synthétique du domaine de recherche • "141. Contacts linguistiques : les langues slaves et les langues romanes" (→ Buchi à paraître e) Cet article représente une synthèse des acquis dans le domaine destinée à un ouvrage de référence collectif : l'Histoire des langues romanes (en trois volumes), en préparation par Gerhard Ernst, Martin Glessgen, Christian Schmitt et Wolfgang Schweickard. J'ai retenu le plan suivant : 1. Généralités 2. Parlers marqués par une influence slave reposant sur un contact direct 2. 1. Roumain 2. 1. 1. Généralités 2. 1. 2. Dacoroumain 2. 1. 2. 1. L'influence de l'ancien slave méridional 2. 1. 2. 2. L'influence du slavon 2. 1. 2. 3. L'influence du bulgare 2. 1. 2. 4. L'influence du serbocroate 2. 1. 2. 5. L'influence de l'ukrainien 2. 1. 3. Variétés sud-danubiennes 2. 1. 3. 1. Aroumain (macédoroumain) 2. 1. 3. 2. Méglénoroumain 2. 1. 3. 3. Istroroumain 2. 2. Dalmate et istroroman (istriote) 2. 3. Italoroman 2. 3. 1. Frioulan 2. 3. 2. Vénitien 2. 3. 3. Dialectes italiens en dehors du vénitien 3. L'influence «à distance» des langues slaves sur les langues romanes littéraires 3. 1. Généralités 3. 2. L'influence du russe 3. 3. L'influence du polonais 3. 4. L'influence des autres langues slaves 4. Conclusion 5. Bibliographie 12 Lexicologie 1. 4. 3. Slavismes roumains Trois publications sont plus spécifiquement consacrées au roumain. Deux d'entre elles contiennent une présentation lexicographique détaillée d'un slavisme : nădejde n.f. "espoir" (→ Buchi 2001, 384-387) et vreme n.f. "temps" (→ Buchi 2000b, 364-372). Ces deux concentrés étymologico-historiques s'entendent comme une contribution tant factuelle que méthodologique au projet d'un Etymologicum GraecoSlavo-Valachicum en préparation par Wolfgang Dahmen et Johannes Kramer (cf. Dahmen/Kramer 1997). Ils ont un caractère pionnier du fait qu'ils constituent la première tentative d'appliquer au domaine roumain la méthodologie de la lexicologie historique telle qu'elle est mise en œuvre dans les domaines gallo- et italoromans (FEW et LEI). • "Le point de vue onomasiologique en étymologie. Réflexions méthodologiques à partir de roumain vreme et timp" (→ Buchi 2000b) Introduction Le point de départ de cet article est constitué par le plaidoyer de Wartburg pour une prise en compte de l'onomasiologie dans la recherche étymologique3. Mon objectif consistait à appliquer le programme ambitieux dressé par le maître de l'étymologie romane à l'analyse du slavisme roum. vreme n.f. "temps". Comme ses langues sœurs, le roumain présente, sous la forme timp, un représentant du latin TEMPUS, désignation classique du temps chronologique qui s'est adjoint à l'époque postclassique le sens «atmosphérique». On constate le même syncrétisme entre temps chronologique et temps atmosphérique pour vreme. N'ayant pas contribué à une différentiation lexicale, roum. vreme rentre donc dans la catégorie des «emprunts de luxe», au service de la seule expressivité (Weinreich 1953, 58 n. 99 : «hunger for synonyms»). Datation de l'emprunt de vreme Le critère textuel est inopérant pour dater l'apparition de vreme : le terme apparaît pour la première fois en 1561 chez Coresi, mais ce dernier ne chérissait pas les slavismes, et il ne semble pas être responsable de l'emprunt. Pour ce qui est des données géolinguistiques, elles ne sont pas d'intreprétation facile. En 1929/1938, au moment des enquêtes effectuées pour l'ALR, òvremeó couvrait quasiment l'ensemble du domaine dacoroumain, et cela tant dans le sens temporel qu'atmosphérique, même s'il était concurrencé par endroits par òtimpó. En dehors du dacoroumain, òvremeó est représenté de façon indubitable en istroroumain et en méglénoroumain ; les données aroumaines ne sont pas concluantes. La date de la séparation de l'istroroumain du tronc commun étant trop incertaine (entre le 10e et le 13e siècle) pour notre propos, reste le 3 «Wer die Etymologie eines Wortes schreiben will, darf sich nicht damit begnügen, den Schwund einer Bedeutung oder die Angliederung einer neuen Bedeutung zu konstatieren. Er muß darüber hinaus fragen : welches Wort ist der glückliche Konkurrent, der die verlorene Bedeutung für sich beansprucht, oder welchem anderen Wort hat er die neue Bedeutung abgejagt» (Wartburg 1931, 149). 13 Lexicologie terminus ante quem que fournit le méglénoroumain, dont la séparation remonte au 12e ou au plus tard au 13e siècle (cf. Dahmen/Kramer 1986, 265). Il serait tentant d'essayer de dater plus précisément l'emprunt à l'aide du critère phonétique. Or en l'occurrence, ce dernier n'est d'aucun secours : le résultat attendu est identique, que l'on parte d'aslmérid. врѣмѧ [vrěmę], avec une finale nasale, ou de mbulg. врѣмє [vrěme] : la dénasalisation de <ѧ> en /ɛ/ du roumain est parallèle à celle intervenue en moyen bulgare (fin 12e/début 13e s., cf. Feuillet 1999, 34). On peut supposer que l'emprunt s'est fait par voie orale ; les emprunts savants sont plus tardifs : ils présupposent l'installation marquante et durable de la liturgie slavonne en Valachie, qui n'en est qu'à ses débuts au 13e siècle. L'hypothèse d'un emprunt au slavon d'Église, telle qu'elle a été évoquée par Pătruţ (1956, 33), semble donc pouvoir être exclue. En revanche, la langue de la Bible a certainement très fortement contribué, une fois l'emprunt introduit, à son implantation et à sa diffusion générales. Fréquence relative de vreme et de timp Les premières attestations de vreme (1561) et de timp (1581) remontent à la même époque. Afin d'appréhender la densité des attestations des deux lexèmes, j'ai réuni des données statistiques sur leur fréquence à travers les temps (→ illustration 2 de la page suivante). 14 Lexicologie La fréquence relative de vreme et de timp à travers les siècles vreme timp e 1561 (Coresi) 38 lexème le plus fréquent — 1563/1583 (CodVor) 12 occurrences — 1583/1619 (CodSturdz) 12 occurrences — e 2 occurrences (1562 ; 1600) — e 16 s. (PsaltSchei) attesté — 16e s. (GCR et MareşDoc) 46 occurrences — 16e siècle (Dimitrescu 1973) 735 occurrences 2 occurrences 16 s. (DERS) e e 16 s. (994 lex. les plus fréqu.) 83 lexème le plus fréquent — 1642 (ÎnvăţTotZil) 14 occurrences — 1689/1705 (Cantemir) 37e lexème le plus fréquent attesté 17 siècle (GCR) 26 occurrences 2 occurrences 17e/18e s. (chroniqueurs) centre de 16 phraséologismes centre d'aucun phraséologisme 1797 (grammaire de Tempea) critiqué préconisé 18 s. (GCR) 17 occurrences 1 occurrence 1ère moitié 19e s. (GCR) 9 occurrences 1 occurrence 2nde moitié 19e s. (Eminescu) attesté attesté vers 1850 (corrections d'auteurs) remplacé par timp substitué à vreme 1890—1940 (FrequDictRum) 419 occurrences 583 occurrences e e Théâtre : 84 Romans : 99 Essais : 128 Périodiques : 55 Technique : 53 1ère moitié 20e s. (Blaga) Théâtre : 27 Romans : 71 Essais : 118 Périodiques : 173 Technique : 194 13 occurrences 11 occurrences 79 occurrences 52 occurrences (langue littéraire) 61e lexème le plus fréquent 80e lexème le plus fréquent 1920—1939 (presse) 34 occurrences 44 occurrences 1951 (langue parlée) réservé à des expressions figées d'un emploi général 1950—1960 (presse) 12 occurrences 46 occurrences 1 ère e moitié 20 s. e 101 lexème le plus fréquent 68e lexème le plus fréquent Illustration 2 : données statistiques sur la fréquence de roum. vreme et timp 15 Lexicologie En résumé, entre le passage du roumain à l'écrit, au 16e siècle, et la première moitié du 19e siècle, vreme est clairement le terme central, timp ne pointant son nez que de façon tout à fait sporadique. Ainsi, pour l'ensemble du 16e siècle, on relève 807 attestations de vreme face à deux attestations seulement de timp (99,8 % contre 0,2 %) : la prédominance de vreme est écrasante. Au 20e siècle, le vent a clairement tourné : seuls 43 % des attestations concernent vreme. La césure se situe donc lors de la seconde moitié du 19e siècle, période pour laquelle on ne dispose malheureusement pas de statistiques. Les données montrent que le rapport de force entre vreme et timp s'intervertit sous la pression des intellectuels : la balance bascule d'abord et surtout pour la langue littéraire. La «résurgence» (cf. Stefenelli 1985, 9) de timp à partir de la seconde moitié du 19e siècle est donc très clairement liée au courant relatinisant, vaste mouvement intellectuel qui se proposait d'arrimer la langue et la culture roumaines au monde roman, et qui préconisait, en conséquence, le remplacement des mots d'origine slave par leurs correspondants d'origine latino-romane. Conclusion Paradoxalement, l'analyse historico-statistique que j'ai menée dans le but de mieux cerner le slavisme vreme permet de tirer des conclusions particulièrement intéressantes sur timp. En effet, au vu de ce qui précède, on ne peut plus continuer à soutenir, comme on a coutume de le faire (REW ; FEW 13/1,190a ; Cioranescu ; DLR ; Stefenelli 1992, 166), que timp représente l'héritier issu en ligne directe de lat. TEMPUS. Il ne s'agit pas non plus, cela va sans dire, d'un emprunt savant : le lexème participe à la fermeture des voyelles ouvertes en position nasale, qui remonte au protoroumain (Nandris 1963, 250-1). Je plaiderais au contraire pour une interprétation nuancée : la vitalité du lexème timp du roumain contemporain est le résultat direct d'une promotion soutenue, de la part du mouvement relatinisant du 19e siècle, d'un terme qui avait mené une existence extrêmement effacée, cantonnée sans doute à la langue littéraire recherchée, à l'ombre notamment d'un synonyme particulièrement vigoureux : vreme. Cette étude montre que la lexicologie historique ne remplit qu'imparfaitement son rôle si elle ne prend pas en considération la dimension onomasiologique, en particulier le phénomène de la synonymie : en fin de compte, l'histoire de timp fait partie intégrante de celle de vreme. Il est fort bien possible que l'étude minutieuse des slavismes du roumain nous réserve encore quelques surprises concernant l'histoire de son vocabulaire hérité (ou considéré comme tel). 16 Lexicologie e e • "L'importance des sources textuelles des 16 et 17 siècles pour la lexicologie historique roumaine" (→ Buchi 2001) Cette contribution a été présentée dans la section «Philologie et lexicologie historique italiennes et romanes (16e et 17e siècles)» du Romanistentag d'Osnabrück (26-29 septembre 1999). M. Glessgen et W. Schweickard, les organisateurs de cette section, invitaient les romanistes à s'interroger sur la valeur des sources textuelles des 16e et 17e siècles pour la lexicologie historique. À bien des égards, le statut du roumain du 16e siècle (et, dans une moindre mesure, du 17e) ressemble plus à celui de l'ancien italien qu'à celui de l'italien de la Renaissance : à une époque où, en Europe occidentale, seuls les humanistes s'expriment encore en latin, on voit tout juste poindre en Roumanie, après plusieurs siècles d'une domination sans partage de la langue slavonne sur l'écrit, le premier texte rédigé dans la langue vernaculaire (1521, cf. Rosetti et al. 1971, 49). Le même écart s'observe au niveau de la codification : les débuts de la grammaticographie roumaine ne se situent qu'au 18e siècle, ceux de la lexicographie monolingue au 19e siècle. Ce constat permet d'apporter une première réponse à la question de l'utilité des textes des 16e et 17e siècles pour la lexicologie historique roumaine : leur témoignage est aussi indispensable que celui des textes de l'ancien italien pour la lexicologie historique italienne, par exemple. Afin d'affiner cette réponse, j'ai adopté une démarche résolument expérimentale pour étudier concrètement l'apport des sources textuelles pour la description d'une famille lexicale, en l'occurrence celle de roum. nădejde n.f. "espoir" (< slavon надежда). J'ai comparé le témoignage de la lexicographie synchronique (DLR, Tiktin1-2, DEX2, etc.) et étymologique (Cioranescu, SDELM) du roumain avec celui d'un certain nombre de textes imprimés des 16e et 17e siècles (CodVor ; CodSturdz ; GCR ; ÎnvăţTotZil ; etc.). Cette confrontation a révélé une plus-value dans cinq domaines : graphies, antédatations, postdatations, phraséologie, enfin stylistique. L'illustration 3 des deux pages suivantes synthétise ces résultats. 17 Lexicologie Tableau synthétique de l'apport des sources textuelles Information synthétisée à partir de la lexicographie Information issue de la confrontation avec les textes 1. Graphies a) exactitude b) variation Apport de la confrontation avec les textes plutôt négligeable nădeajde n.f. "confiance" (GCR selon nâdeajde (1607, GCR) DLR) nedeajde n.f. "être qui inspire la confiance" nădeajde (1715, GCR) (GCR selon DLR) a se nădăjdui v.pron. "faire confiance" aussi a se nâdăjdoi (1583/1619, CodSturdz) a se deznădăjdui v.pron. "désespérer" aussi a se dăznădăjdui (1750—1796, GCR) nul (pour notre propos) étoffe l'article, témoigne de la large diffusion de l'emprunt 2. Antédatations a) graphies b) lexies c) phraséologisme considérable nedeajde n.f. "espoir" (env. 1650—1704, DLR) nedeajde n.f. "confiance" (1673, DLR) nedejde n.f. "espoir" (1819—av. 1859, aussi rég., DLR) a nădăjdui v.intr. "espérer" (dp. av. 1745, DLR) a se deznădăjdui v.pron. "désespérer" (dp. Tiktin1 1911) deznădăjduit adj. "désespéré" (dp. av. 1868, DLRLC) nădăjduitor adj. "confiant" (dp. 1870, DLR) nenădăjduit adj. "inattendu" (dp. 1705, Tiktin2) de nădejde loc.adj. "en qui on peut avoir toute confiance" (dp. 1846, DLR) (déjà 1ère moit. 16e s., PsaltSchei [var. ]) (déjà 1592, MareşDoc) (déjà 1588 [?], PsaltSchei [var. ]) au moins 100 ans 81 ans env. 231 ans (dp. 1644, GCR) 101 ans au plus (dp. env. 1800, GCR) env. 111 ans (dp. env. 1800, GCR) déjà nedejduitor (env. 1560, PsaltSchei), nedejdiuitor (1592, MareşDoc) (dp. av. 1688 [Bible], Munteanu 1995) 68 ans au plus 310 ans au moins 17 ans déjà de nădeajde (1599, MareşDoc) 247 ans 18 Lexicologie Information synthétisée à partir de la lexicographie Information issue de la confrontation avec les textes Apport de la confrontation avec les textes 3. Postdatations graphies limité nădeajde n.f. "espoir" (env. 1560—1688, DLR) nedejde n.f. "confiance" (ms. 16e s. ; 1643 ; DLR) nădeajde n.f. "être qui inspire la confiance" (16e s., DLR) a nădejdui v.intr. "espérer" (1643, DLR) a nădejdui v.intr. "faire confiance" (av. 1691, DLR) a nedejdui v.intr. "faire confiance" (ms. 16e s.—1643, DLR) (encore 1742, GCR) 54 ans (encore 1716, GCR) 73 ans (encore 1785, GCR) (encore 1688, GCR) env. 200 ans 45 ans (encore 1710, GCR) 19 ans (encore 1710, GCR) 67 ans 4. Phraséologie important — făr' de nădejde loc.adj. "désespéré" (av. 1889, DLR), interclassé avec les attestations de nădejde n.f. "espoir" cu bună nădejde loc.adj. "qui a bonne espérance" ; în bună nădejde ; în nădejde bună (tous 1688 [Bible], Munteanu 1995) fără de nădejde loc.adv. "de manière inespérée" (1688 [Bible], Munteanu 1995) 5. Stylistique dégagement de phraséologismes calqués du slavon indice d'une intégration accomplie utile, mais en marge — «Că tu însuţi îmi eşti mie dmni, scăparea mea şi mângâearea, tu îmi eşti nădeajdea, şi nădăjduirea ["Car à toi tout seul tu vaux pour moi mille seigneurs, tu es pour moi salut et réconfort, espoir [et espoir]"» (1785, GCR) Illustration 3 : apport des sources textuelles pour l'histoire de roum. nădejde et de sa famille 19 dégagement synonymique d'un binôme information sur le fonctionnement respectif des deux membres de la famille Lexicologie Parmi les apports constatés, le cas des antédatations (cf. Möhren 1982, 692 et n.6) me semble mériter une attention particulière. Loin de moi l'idée de vouloir concentrer tous les efforts des lexicologues roumanistes sur une illusoire chasse à la première attestation ! Néanmoins, étant donné le peu de cas que la lexicologie roumaine fait en général de cet aspect, je voudrais rappeler la contribution primordiale que les datations lexicales peuvent à l'occasion apporter à l'étymologie. Le dérivé deznădejde n.f. "désespoir" servira d'exemple. Deux propositions étymologiques sont en lice : il s'agirait soit d'un calque de fr. désespoir n.m. "état de la conscience qui juge une situation sans issue" (dp. env. 1165, TLF [c'est notamment la position de SDELM]), soit d'une formation intra-roumaine (Tiktin2 [sans étymologie dans Tiktin1] et DEX2 ; Ø DA ; Ø Cioranescu). Or les datations respectives du verbe a (se) deznădăjdui (depuis 1699 sous la forme substantivée) et du nom (depuis 1805) sont favorables à cette dernière hypothèse : nădejde n.f. "espoir" (dp. 1ère moit. 16e s.) (→) deznădejde n.f. "désespoir" (dp. 1805) ↓ a nădăjdui v.intr. "désespérer" (dp. 1643) (↑) → a (se) deznădăjdui v.intr./pron. "désespérer" (dp. 1747 [mais dès 1699 pour le déverbal deznădăjduire n.f. "désespoir"]) En résumé et pour répondre à la question initialement posée, on doit s'attendre, au stade actuel de la lexicographie roumaine, à ce que le recours ne serait-ce qu'aux glossaires d'éditions de textes des 16e et 17e siècles constitue un apport non négligeable pour la description historique et étymologique d'une famille lexicale. • "Wieviel Wortbildung, wieviel Morphologie verträgt die etymologische For- schung ? Bemerkungen zur Beschreibung rumänischer Slavismen" (→ Buchi à paraître c) Il s'agit d'une communication présentée lors du XIIe Romanistisches Kolloquium, organisé en 1996 par Wolfgang Dahmen et Johannes Kramer et ayant pour sujet le contact linguistique en Europe du sudest. Mon objectif consistait, dans un premier temps, à systématiser les connaissances dont on dispose concernant les modifications morphologiques subies par les slavismes roumains. Puis j'ai tenté de rendre fertiles ces connaissances pour l'étymologie et la description historique de slavismes roumains de la tranche alphabétique A–C. J'ai commencé le relevé des changements réguliers intervenus en morphologie historique slavo-roumaine par les phénomènes touchant le genre : adaptation de la désinence -o des neutres de l'ancien slave méridional et du slavon en -ă et passage du nom au féminin ; adaptation de la désinence <-ь> de l'ancien slave méridional et du slavon en -ie et passage du nom au féminin ; passage au neutre de slavismes désignant un objet inanimé ; changements de genre analogiques. 20 Lexicologie Ces quatre régularités constatées forment un chapitre de la grammaire historique des slavismes roumains, auquel il convient de confronter systématiquement les données à expliquer. Là où cette confrontation laisse un changement de genre inexpliqué, force est de considérer l'hypothèse étymologique en question comme erronée. À ce titre, le rattachement de roum. agud n.m. "mûrier" (dp. 1643, Tiktin3) à slcomm. *agoda [n.f.] proposé par DA et Cioranescu est suspect. On donnera donc raison à Arvinte in Tiktin2-3 et à DEX2 (sans étymologie dans Tiktin1 ; Ø SDELM), qui analysent roum. agud comme un dérivé régressif de roum. agudă n.f. "mûre" (dp. 1719, < slcomm. *agoda n.f. "baie", Vasmer s.v. ягода, Tiktin3), malgré les datations relatives : ce type de dérivés dénominaux est commun parmi les désignations d'arbres fruitiers (cf. Hristea 1964, 639). La démarche a été la même pour les slavismes qui remontent à des cas obliques ainsi qu'à des étymons au pluriel. Pour ce qui est de la formation des mots, je me suis penchée sur les dérivés roumains de lexies simples slaves et sur les changements de suffixe. Ainsi roum. cadcarniţă n.f. "salle de pressurage d'une distillerie" (dp. 1834, Tiktin3), à analyeser en russ. кадка n.f. "tonneau" + roum. -ar- (suffixe intervenant dans la formation de noms d'outils) + roum. -niţă (suffixe servant à la formation de noms qui désignent un lieu). L'énonciation explicite des formants ainsi pratiquée pourrait paraître un peu pédante et inutile. Ses vertus heuristiques sont pourtant indéniables : une proposition étymologique faisant intervenir des affixes n'est recevable qu'à condition que les propriétés formelles (catégorie grammaticale du simple), sémantiques et historiques (productivité) de l'affixe en question soient en accord avec ce que l'on constate au niveau du lexème à expliquer. C'est là qu'on voit le rôle de pilier que la morphologie historique, à condition d'être systématisée et explicitée, peut jouer en étymologie. Cette communication est donc à lire comme un plaidoyer pour une étymologie plus contrainte dans le domaine slavo-roumain : il n'y a pas de raison de réserver le traitement de la formation des mots aux seuls lexèmes d'origine latine. 21 Lexicologie 1. 4. 4. Russismes romans • Bolchevik, mazout, toundra : les emprunts lexicaux au russe dans les langues romanes. Inventaire – histoire – intégration (→ Buchi à paraître b) Cette monographie a pour objet le vocabulaire d'origine russe des langues romanes standard (roumain, italien, français, catalan, espagnol, portugais) dans une perspective génético-historique. Elle représente la pièce maîtresse de mon activité de recherche dans le domaine de l'emprunt lexical. Si l'on dispose de remarquables études théoriques ou générales portant sur le phénomène de l'emprunt lexical, il existe en revanche bien peu de travaux fiables, s'appuyant sur une base documentaire large et présentant des datations précises, qui se penchent sur l'ensemble des emprunts d'une langue (voire d'une famille linguistique entière) à une autre langue. Là se situe l'originalité de ma démarche : le cadre roman et la visée exhaustive auront permis non seulement de dégager les phénomènes de convergence, mais aussi, dans une perspective contrastive, de mettre en évidence les particularités de chaque idiome examiné. En outre, le sujet se prêtait particulièrement bien à une mise en relief du roumain, une langue encore trop souvent négligée par les romanistes occidentaux. Comme l'indique son sous-titre, le but de l'ouvrage est triple. D'abord, faire l'inventaire des emprunts au russe dans les langues romanes : pour certaines d'entre elles, on ne disposait d'aucun relevé, pour d'autres (et notamment pour le roumain), les données disponibles étaient contradictoires et se limitaient souvent à des listes non commentées. Le deuxième objectif concerne l'aspect historique et chronologique. Dans un premier temps, il s'agissait de dresser l'histoire — première et éventuellement dernière attestation, mais aussi retraçage de toutes les ramifications de l'évolution interne tel que nous l'enseigne l'étymologie-histoire — de chaque russisme isolé. Ces données ont servi ensuite à une étude synthétique des époques où l'influence russe est la plus forte dans les différents idiomes considérés. Partout où cela a été possible, je me suis attachée à suivre le cheminement des russismes à travers d'éventuelles langues de passage. En troisième lieu, je me suis proposé d'aborder l'intégration des russismes. Le premier paramètre à explorer concernait leur vitalité : est-on face à des emprunts plus ou moins occasionnels ou au contraire sont-ils profondément lexicalisés ? Après, je me suis penchée sur les adaptations grapho-phonétiques, morphologiques et sémantiques qui caractérisent ces emprunts. Enfin, j'ai fait une large place aux formations secondaires : les «dérussismes» (dérivés, composés, locutions, etc. auxquels les russismes ont donné lieu), car ils témoignent d'un degré avancé d'intégration. La partie centrale du livre, qui couvre 477 pages, est constituée de 437 notices étymologiques, dont certains se résument à deux paragraphes courts (l'un réunissant les matériaux et l'autre les commentant), tandis que d'autres s'étendent sur plusieurs pages (le cas extrême étant représenté par l'article SOVET, qui couvre dix-sept pages et demie). À titre d'exemple, la nomenclature de la lettre A comprend les lemmes AGITPROP, AGROMINIMUM, AKMEIST, AKMEIZM, AKYN, ALTYN, APPARAT, APPARATČIK, ARMIJA, ARŠIN, ARTEL', ARTEL'ŠČIK, ASPIRANTURA et AUL. 22 Lexicologie La structure des notices étymologiques est inspirée de celle des articles des grands dictionnaires étymologiques romans : le FEW et le LEI. Elle comprend quatre parties : l'entrée, la documentation, le commentaire et les notes. Les données sont présentées langue par langue. À l'intérieur de chaque langue, la présentation met d'abord en évidence, le cas échéant, les différentes bases étymologiques, le caractère oral ou écrit de l'emprunt, enfin son cheminement direct ou indirect. Afin de rendre la lecture des notices la plus aisée possible, j'ai opté, à l'intérieur des ensembles ainsi délimités, pour une grille d'analyse fine, mais souple, dépourvue d'un ordre fixe. Elle permet de se faire rapidement une idée des procédés formels intervenus (adaptations morphologiques ; changements de genre, de catégorie grammaticale, de suffixe ; influence d'une forme russe fléchie) ainsi que des évolutions sémantiques ultérieures. L'architecture des sources auxquelles j'ai fait appel pour l'élaboration des notices étymologiques comprend trois étages : littérature secondaire sur les russismes, lexicographie romane générale et spécialisée, documentation. Cette dernière comporte une double orientation : d'une part, le dépouillement de textes très divers (récits de voyage, essais, textes d'histoire, œuvres traduites du russe, périodiques), de l'autre, l'exploitation d'un certain nombre de bases de données informatiques. La richesse des sources interrogées a permis d'élargir très nettement la base documentaire disponible sur les russismes romans. Une attention particulière a été portée aux internationalismes, qui sont en général des emprunts à distance, et dont les dictionnaires étymologiques ne tiennent qu'insuffisamment compte. Dans bien des cas, mes recherches permettent de retracer les voies de migration des russismes primitifs : c'est notamment le français qui joue souvent le rôle d'intermédiaire dans la diffusion du vocabulaire d'origine russe dans les langues occidentales (ainsi par exemple pour izba [→ illustration 4 des deux pages suivantes, où «I.» caractérise un emprunt direct et «II.» un emprunt indirect], knout, kopeck, mammouth ou encore samovar). Mes recherches ont en effet montré les limites d'une approche qui n'envisage que deux langues face en face, de sorte qu'il convient de se placer dans une optique plus générale. Seul le cadre roman, voire européen, permet de mesurer l'impact du russe sur une grande langue de culture comme le français, qui est à la fois langue réceptive et langue de redistribution. 23 Lexicologie Un exemple de notice étymologique : IZBA 24 Lexicologie Illustration 4 : exemple de notice étymologique panromane : IZBA 25 Lexicologie Les apports qui se dégagent de mon travail relèvent de quatre catégories : datations, étymologies, assimilation et mise en perspective. Premièrement, le dépouillement d'un nombre considérable de sources de première et de seconde main m'a permis d'antédater bon nombre de russismes romans par rapport à l'information disponible dans les ouvrages de référence. Ainsi, à titre d'exemple, les cent premières des 437 notices étymologiques contiennent 48 antédatations, dont roum. cilen n.m. "membre (d'un collège, notamment d'un tribunal)" (1775 [Tiktin3 : 1825]), it. zar n.m. "tsar" (1550 [DELI2 : 1657]), fr. tchernoziom n.m. "sol caractérisé par sa couleur noire et par la présence, dans la partie la plus basse, de concrétions accumulées de carbonate de chaux, d'un type courant en Russie" (1847 [TLF : 1876]), cat. bolxevisme n.m. "bolchevisme" (1921 [DCVB 1978]), esp. balalaica n.f. "balalaïka" (1853 [DEA : 1965]) et port. apparatchik n.m. "apparatchik" (1995 [Houaiss 2001]). J'ai aussi pu apporter un certain nombre de rétrodatations, notamment pour le domaine roumain, par exemple chibitcă n.f. "véhicule en forme de chariot attelé" (dp. 1814 [Tiktin3 : dp. 1789]). Le réexamen systématique des étymologies relevées dans les ouvrages de référence, conduit à la lumière de la comparaison intra-romane, mais aussi à celle des nouvelles datations citées ci-dessus, m'a amenée à faire un certain nombre de propositions étymologiques inédites. À titre d'exemple, les cent premières notices étymologiques contiennent onze étymologies nouvelles, dont celles d'it. zar (< latRen. [DELI2 : < russ.]), fr. tsar (< latRen. [FEW : < russ.]), cat. tsar (< fr. [DECat : < russ.]) et esp. zar (< fr. [DRAE : < russ. ; Ø DCECH]). S'y ajoutent les nombreux cas où mes recherches m'ont permis d'arbitrer entre des étymologies concurrentes avancées par la littérature de référence, ainsi que les russismes — et ils sont légion ! — qui ne sont répertoriés par aucun dictionnaire à orientation étymologico-historique et qui, de ce fait, sont étymologisés ici pour la première fois. En plus des datations et des étymologies, je pense avoir obtenu des résultats particulièrement tangibles dans le domaine de l'étude du degré d'assimilation des russismes. Mes conclusions dans ce domaine se nourrissent en particulier du traitement systématique et approfondi des formations secondaires générées par les russismes (les «dérussismes»), qui jouent le rôle d'un indicateur de vitalité et d'intégration dans la langue d'arrivée. Mais mon apport le plus original à cet égard aura sans doute été la mise en évidence des russismes qui ont pris un sens secondaire détaché de la civilisation russe, comme roum. raion n.n. "unité administrative en vigueur en Roumanie de 1950 à 1968" (s.v. RAJON), it. boiardi n.m.pl. "classe sociale des familles aisées de Sicile ; directeurs des grandes entreprises d'État italiennes" (s.v. BOJARIN), fr. samizdat n.m. "ouvrage publié clandestinement (Chine/Suisse/etc.) ; auteur publié de façon clandestine (ici : J. Prévert) ; ouvrage de peu d'envergure (France)" (s.v. SAMIZDAT), cat. troica n.f. "trois personnes partageant une responsabilité (ici : entourage d'un peintre)" (s.v. TROJKA), esp. checa n.f. "centre de détention et de torture (durant la guerre civile espagnole) ; local où œuvre une police secrète qui ne respecte pas les droits de l'homme" (s.v. ČEKA) brésilienne en métal disposée sur une monture" (s.v. ou encore port. samovar n.m. "espèce de théière SAMOVAR). illustration 5) illustrera cette approche. 26 Le graphique de la page suivante (→ Lexicologie Illustration 5 : évolutions sémantiques et formations secondaires à partir des désignations du moujik 27 Lexicologie Bien évidemment, l'intérêt de cette monographie dépasse celui du cumul des différentes rectifications en matière de datations et d'étymologies ainsi que celui des informations qu'elle contient sur le degré d'intégration des différents russismes. En réalité, elle tire sa véritable valeur d'une mise en perspective à deux niveaux. Le premier niveau est constitué par la vision romane adoptée dans les 437 notices étymologiques, dont le commentaire assigne à chaque idiome considéré sa place à l'intérieur d'un ensemble cohérent. Si la perspective comparatiste est particulièrement sensible dans les notices traitant des emprunts panromans, elle est, bien sûr, toujours présente de manière sous-jacente, y compris dans les notices consacrées à une seule langue romane : le témoignage muet des langues sœurs qui n'ont pas emprunté tel lexème russe contribue aussi, à sa manière, à situer un emprunt réalisé dans un idiome donné. À ce titre, les langues romanes fonctionnent donc comme une toile de fond devant laquelle les phénomènes individuels se détachent plus facilement. Le second niveau de mise en perspective consiste en une synthèse, d'abord pour l'ensemble des langues romanes, puis langue par langue, des résultats obtenus pour les 437 russismes réunis. 28 Lexicologie • "Bolşevic, colhoz, stahanovist : les «soviétismes» du roumain comparés à ceux des autres langues romanes" (→ Buchi à paraître d) Cet article, issu d'une communication présentée lors du XXIIIe Congrès International de Linguistique et de Philologie Romanes (Salamanque 2001), représente une première exploitation des résultats de la monographie sur les russismes romans (→ Buchi à paraître b) au service d'une étude spécifique. En l'occurrence, je me suis posé la question de savoir si, du fait de l'appartenance de la Roumanie, entre 1947 et 1989, à la sphère d'influence de l'URSS, le roumain se distinguait des autres langues romanes au niveau du vocabulaire d'origine russe de la période soviétique (et post-soviétique). Entre 1917 et nos jours, 85 lexèmes russes ont été empruntés par une ou par plusieurs langue(s) romane(s). Ils se répartissent comme suit : pour 37 emprunts (43 %), on observe une convergence complète entre le roumain et ses langues sœurs ; quatre ne sont pas représentés en roumain, deux seulement sous la forme de calques ; dans huit cas, la lexicalisation est soit nettement plus poussée en roumain que dans les autres langues romanes, soit notablement moins poussée ; six russismes s'appliquent en roumain à des réalités indigènes ; enfin 28 emprunts (33 %) ne sont connus que du roumain (→ illustration 6 de la page suivante, qui schématise ces chiffres). Cette approche basée sur des dénombrements complets assigne au roumain une position assez particulière au sein de la famille néolatine, bien moins cependant que celle qu'il occupe par rapport aux emprunts à l'ancien slave méridional et au slavon. Presque la moitié des soviétismes sont communs au roumain et à ses langues sœurs, ainsi roum. bolşevic (dp. 1918), it. bolscevico (dp. 1906), fr. bolchevique (dp. 1917), cat. bolxevic (dp. 1917), esp. bolchevique (dp. 1917), port. bolchevique (dp. 1917) ; roum. colhoz (dp. 1934), it. colcos (dp. 1929), fr. kolkhoz (dp. 1931), cat. id. (dp. 1937), esp. koljós (dp. 1924/1942), port. kolkoze (dp. 1929) ; roum. stahanovist (dp. 1945), it. stacanovista (dp. 1935), fr. stakhanoviste (dp. 1935), cat. stakhanovista (dp. 1934/1938), esp. estajanovista (dp. 1958), port. stakhanovista (dp. 1940/1945). Mais le roumain est le seul à avoir emprunté un tiers des russismes de cette période ; ces particularismes concernent notamment le vocabulaire de l'enseignement et de la culture (par exemple cursant n.m. "étudiant", dp. 1950), d'autre part celui de l'agriculture et de la technique (par exemple turbobur n.n. "turboforeuse", dp. 1961). 29 Lexicologie Les soviétismes du roumain comparés à ceux des autres langues romanes Illustration 6 : russismes roumains d'après 1917 en comparaison avec ceux des autres langues romanes 30 Lexicologie • "Convergences et divergences entre les russismes du roumain et ceux des autres langues romanes" (→ Buchi 2002) Cette intervention, qui poursuit l'exploitation à des fins contrastives des résultats de la monographie sur les russismes romans (→ Buchi à paraître b) entamée dans la publication précédente, en représente le complément logique, car elle compare les russismes roumains de la période tsariste (avant 1917) avec ceux des autres langues romanes. Il s'agit d'une étude nécessairement provisoire, puisqu'elle se base sur moins de la moitié des 437 notices étymologiques que totalise en fin de compte le volume, alors en cours d'élaboration. S'il ne pouvait être question de viser des statistiques définitives, j'ai tenté de mettre en évidence, à travers l'analyse des 95 notices étymologiques consacrées à des russismes de l'époque tsariste alors disponibles, les catégories relevées précédemment pour les soviétismes. On constate en effet une large concordance entre les cas de figure rencontrés lors des deux périodes. Cette seconde confrontation a cependant permis de dégager un phénomène nouveau, à savoir une similitude plus particulière entre la situation du roumain et celle du français : ces deux idiomes ont emprunté un nombre important — bien plus important que l'italien et les langues ibéroromanes — de russismes directement, sans passer par une langue intermédiaire. Le cas de ukase (→ illustration 7 de la page suivante) servira d'exemple. D'autre part, on est frappé par l'importance numérique des russismes de cette période qui sont exclusivement représentés en roumain. De ce fait, il se dégage une constatation claire de la comparaison entre la période soviétique et celle d'avant 1917 : la position particulière du roumain par rapport aux russismes ne remonte pas tant à l'époque soviétique qu'à celle de la Russie tsariste, et plus particulièrement aux 18e/19e siècles. D'une façon un peu étonnante, l'époque soviétique aura donc plutôt eu tendance à augmenter le stock de russismes communs au roumain et à ses congénères, et donc à les rapprocher. 31 Lexicologie Les reflets romans, directs et indirects, de russ. указ (ukáz) Illustration 7 : exemple du parallélisme roumano-français : le cas de roum. ucaz/fr. ukase 32 Lexicologie 1. 5. Bilan Le FEW a constitué pour moi le lieu d'apprentissage du métier de lexicologue/lexicographe, mais aussi le milieu où s'est révélée ma vocation de linguiste. Au-delà de cette formation initiale marquante, le FEW me procure, à travers le contact permanent avec une pratique rédactionnelle exigeante, comme une formation continue de tous les jours. Mes travaux personnels en lexicologie historique portent surtout sur les slavismes romans. À l'intérieur de cet axe de recherche se détache en premier lieu une monographie sur les emprunts au russe dans les langues romanes, dont les apports (datations, étymologies, degré d'intégration, mise en perspective) sont nombreux. Au-delà des résultats concrets de cette publication, limitée somme toute à un secteur bien réduit du lexique, j'espère avoir apporté une contribution factuelle, mais aussi méthodologique, au projet d'un nouveau REW. Cette entreprise ambitieuse représente un desideratum criant de la linguistique romane et un des défis majeurs qui se posent à notre génération de romanistes. C'est en lexicologie historique que se situe mon axe de recherche le plus fort actuellement, et c'est sans doute là aussi que je serai appelée à être la plus créatrice à l'avenir. En même temps, la lexicologie fonctionne comme une tête de pont à partir de laquelle je me plais à explorer des disciplines voisines (→ 2. ; 3.), qui à leur tour enrichissent la pratique lexicologique. 33 Lexicologie 1. 6. Références bibliographiques 1. 6. 1. Publications en rapport avec le FEW Rédaction et index • 1990. Französisches Etymologisches Wörterbuch, vol. 25, fascicule 151 (dirigé par Jean-Pierre Chambon, Bâle, Zbinden) : articles ASSĒCŪRARE ASPERITAS (509b-518a [en collaboration]), (485b), ASPERITUDO ASSESSOR (485b), (530a-532a), ASPERUGO ASSŬLA (488a), (569a-572b [en collaboration]). • 1992a. Französisches Etymologisches Wörterbuch, vol. 25, fascicule 152 (dirigé par Jean-Pierre Chambon, Bâle, Zbinden) : articles 605b), ASTHÉNEIA (616b-617b), DḖS (611b-612b), ASTRAPḖ ÁSTATOS ASTHENḖS (618b-619a), (592b-593b), (612b), ASTRINGERE ASTĔLLA (en collaboration ; 593b- ASTRAGALIZONTES (619b-621a), (616b), ASTRIPOTENS ASTRÁGALOS (622a), ASTROEI- (622ab), ASTROKÝON (622b), ASTROMANTEÍA (628ab), ASTRÓMANTIS (628b), ASTROSKOPÍA (631b), ASTROSUS (631b [en collaboration]), ATHEUS (665a-666a). ASTROTHESÍA (631b), ASTRUM (638b-644b), • 1993. Französisches Etymologisches Wörterbuch, vol. 22/2, fascicule 153 (dirigé par France Lagueunière, Éva Buchi et André Thibault, Bâle, Zbinden) : Matériaux d'origine inconnue ou incertaine. Les outils en général (cheville)—Les différents métiers (tannerie), 96 pages. • 1996a. Französisches Etymologisches Wörterbuch, vol. 25, fascicule 154 (dirigé par Jean-Paul Chauveau, Bâle, Zbinden) : article AUCA (754a-775b). • 1997. Französisches Etymologisches Wörterbuch, vol. 25, fascicule 155 (dirigé par Jean-Paul Chauveau, Bâle, Zbinden) : articles AURA (935b-950b), AÚRA (951a), *AURĀTĬCUS [début] (952a-960b). • 1998. Französisches Etymologisches Wörterbuch, vol. 25, fascicule 157 (dirigé par Jean-Paul Chauveau, Bâle, Zbinden) : articles *AURĀTĬCUS [fin] (961ab), *AURĬDĬARE (1005b-1006a). • 2000a. Französisches Etymologisches Wörterbuch, vol. 25, fascicule 158 (dirigé par Jean-Paul Chauveau, Bâle, Zbinden) : articles AUTHENTA (1089b), AUTHENTICUS (1089b-1095b). • 2003. Französisches Etymologisches Wörterbuch, vol. 25, fascicule 161 (dirigé par Jean-Paul Chauveau, Bâle, Zbinden) : article AVIS (1236a-1246b). • À paraître a. Französisches Etymologisches Wörterbuch. Index (réalisé sous la direction d'Éva Buchi), 2 vol., 2370 pages, Paris, Champion. Analyse, critique et mise en perspective • 1992b. "Cas d'étymologie double dans le FEW (IV)" (en collaboration avec Marie-Guy Boutier et al.), Travaux de linguistique et de philologie 30, 387-415. • 1994a. "Cas d'étymologie double dans le FEW (V)" (en collaboration avec Marie-Guy Boutier et al.), Travaux de linguistique et de philologie 32, 37-68. 34 Lexicologie • 1995. "«Un des plus beaux monuments des sciences du langage» : le FEW de Walther von Wartburg (1910-1940)" (en collaboration avec Jean-Pierre Chambon), in : Antoine (Gérald)/Martin (Robert) (éd.), Histoire de la langue française 1914—1945, Paris, CNRS-Éditions, 935-963. • 1996b. Les Structures du Französisches Etymologisches Wörterbuch. Recherches métalexicographiques et métalexicologiques, Tübingen, Niemeyer [Beihefte zur Zeitschrift für romanische Philologie 268, 593 pages] (comptes rendus : Bracchi in : Salesianum 60 [1998], 604 ; George in : Journal of French Language Studies 7 [1997], 214-215 ; Hanton in : Rivista Italiana di Onomastica 5 [1999], 194-196 ; Hausmann in : Romanische Forschungen 110 [1998], 286). 1. 6. 2. Terminologie botanique française • 1994b. "Les noms de genres dans la Flore françoise de Lamarck (1778). Genèse et réception d'une terminologie", Revue de linguistique romane 58, 97-141. 1. 6. 3. Slavismes romans • 2000b. "Le point de vue onomasiologique en étymologie. Réflexions méthodologiques à partir de roumain vreme et timp", Revue de linguistique romane 64, 347-78. • 2001. "L'importance des sources textuelles des 16e et 17e siècles pour la lexicologie historique roumaine", Revue de linguistique romane 65, 381-396. • 2002. "Convergences et divergences entre les russismes du roumain et ceux des autres langues romanes", in : Ichim (Ofelia)/Olariu (Florin-Teodor) (éd.), Identitatea limbii şi literaturii române în perspectiva globalizări, Iaşi, Trinitas, 151-176. • À paraître b. Bolchevik, mazout, toundra : les emprunts lexicaux au russe dans les langues romanes. Inventaire – histoire – intégration, 687 pages manuscrites. • À paraître c. "Wieviel Wortbildung, wieviel Morphologie verträgt die etymologische Forschung ? Bemerkungen zur Beschreibung rumänischer Slavismen", in : Dahmen (Wolfgang) et al. (éd.), Romanistisches Kolloquium XII (Jena 18-19/1/1996), Tübingen, Narr, 121-141 (épreuves). • À paraître d. "Bolşevic, colhoz, stahanovist : les «soviétismes» du roumain comparés à ceux des autres langues romanes", Zeitschrift für romanische Philologie 119/2 (2003), 27 pages (épreuves). • À paraître e. "141. Contacts linguistiques : les langues slaves et les langues romanes", in : Ernst (Gerhard) et al. (éd.), Histoire des langues romanes. Manuel international d'histoire linguistique de la Romania, Berlin/New York, de Gruyter, 22 pages manuscrites. 35 Anthroponymie 2. Anthroponymie 2. 1. Introduction : le projet PatRom Mon activité de recherche en anthroponymie est étroitement liée à l'entreprise PatRom (Patronymica Romanica). Lancé par Dieter Kremer (Université de Trèves) en 1987, le projet d'un Dictionnaire historique de l'anthroponymie romane (PatRom) réunit une quinzaine d'équipes de chercheurs d'expression romane, du Portugal à la Roumanie. Le projet a pour but d'établir l'étymologie du noyau commun du stock anthroponymique d'origine délexicale des différents pays européens de langue romane. La base documentaire utilisée est double : d'une part, une base de données de sources historiques dépouillées dans les différents centres nationaux et régionaux, de l'autre, le corpus des noms de famille actuels, soumis à une analyse géographique (en ce qui concerne la France, par exemple, ce corpus est établi d'après l'annuaire téléphonique). Le mode d'exposition du dictionnaire est prospectif, c'est-à-dire qu'il part de l'étymon lointain, en général latin, afin de relier l'anthroponymie aux ouvrages de référence de la romanistique qui ont adopté ce plan (REW, FEW, LEI). Sa nomenclature comprend 290 lemmes organisés onomasiologiquement, notamment des noms de parties du corps (AURICULA, BECCUS), des adjectifs de qualités (ALACER, AMĀRUS, BALBUS), BARBA, des adjectifs de couleurs (ALBUS, *BLANK, *BLUND), des ethniques (ALAMANNUS, BRITTUS, CATALĀNUS) et des noms d'animaux (CABALLUS, LEPUS, PĪCA). L'élaboration des articles du dictionnaire procède par synthèses successives : pour un lemme donné, les équipes régionales et nationales rédigent des synthèses pour leurs domaines, et un rédacteur réunit et harmonise les différentes rédactions partielles. Pour le domaine galloroman, il s'est constitué une équipe trinationale composée de chercheurs belges (Marie-Guy Boutier [Liège], Jean Germain [Louvain-laNeuve], Catherine Hanton [Louvain-la-Neuve]), suisse (Wulf Müller [Neuchâtel]) et français (Roger Berger [La Madeleine], Eva Buchi [Nancy], Jean-Pierre Chambon [Paris], Carole Champy [Nancy], Jean-Paul Chauveau [Nancy], Claudia Maas-Chauveau [Nancy], Stéphane Gendron [Tours], Marianne Mulon [Saint-Maur-des-Fossés], Gérard Taverdet [Fontaine-lès-Dijon]), qui travaille en étroite collaboration. De l'aveu de bien des rédacteurs, la synthèse galloromane forme souvent l'ossature du futur article. C'est aussi l'équipe galloromane, sous l'impulsion notamment de Jean-Pierre Chambon, qui a élaboré la méthodologie employée par le projet. Cette dernière est marquée par le croisement de la géolinguistique avec la linguistique historique, par le recours systématique à la cartographie, enfin par l'arrimage de l'anthroponymie à la lexicologie historique. Mon activité de recherche en anthroponymie peut être décrite sous les intitulés suivants : apports concrets en étymologie des noms de famille (→ 2. 2.), structuration du stock patronymique roman (→ 2. 3.), contribution à la méthodologie de l'anthroponymie romane (→ 2. 4.), enfin formation et enseignement (→ 2. 5.). Un article relevant de la vulgarisation scientifique (→ Buchi 2000a) se passera de commentaires. 36 Anthroponymie 2. 2. Apports concrets en étymologie des noms de famille Les synthèses galloromanes et les articles panromans que j'ai rédigés contiennent des centaines de noms de famille étymologisés pour la première fois ou mal ou imparfaitement étymologisés dans les ouvrages de référence. À titre d'exemple, la synthèse galloromane de l'article RUBEUS redresse les éty- mologies des noms de famille Arrouch, Arrouy, Larruy, Rochaud, Roget, Rojat, Rouch, Rouche, Rougé, Rougefort, Rougeux, Rougy et Rouy, sans parler des précisions qu'elle apporte pour d'autres noms de famille, notamment au niveau de la mise en évidence d'homonymes diatopiques. Voici quelques exemples tirés d'articles variés : Dauzat in DNFF 1961 3 Morlet in DENF 1997 Buchi in PatRom (cf. Kremer 1997 et/ou 2 Cano/Germain/Kremer à paraître) 1. NF s.v. Beste : «Bestel, s.v. Beste : «Bestel, s.v. BĒSTIA : le NF Bestelle se localise Bestelle -elle, correspond au Bestelle, Beteil, -eille dans les Ardennes ; d'autre part, afr. bes- dér. anc. fr. bestele, (anc. fr. bestele, petite tele n.f. "petite bête" est un hapax du Sud- petite bête» bête» Ouest (env. 1170, Gdf 1,646), de sorte qu'il est difficile de rattacher l'un à l'autre. La correspondance aréologique du NF Bestelle avec le NF Bestel (Ardennes aussi, mais NF plus fréquent et attesté plus anciennement) invite au contraire à analyser le premier comme une féminisation du second (qui est lui-même un diminutif d'afr. beste n.f. "bête"). s.v. CALCEĀRE : les NF Chaussegros 2. NF Ø s.v. Chausse : (Alpes-de-Haute-Provence), Chossegros Chausse- «Chaussegros (Massif gros Central, Forez), var. Chossegros [Chaucegros XIIIe s., Aunis], (Haute-Loire) et Chaussegroux (Charente-Maritime) représentent des composés d'occit. fr. òchausseró v.tr. "mettre des Chaussegroux (An- chaussures" (avec francisation phonétique jou), [gros, var. de pour le premier) + occit. gros adj. "de grau, corbeau] » fabrication rudimentaire", saint. grous (FEW 2, 274a ; avec valeur adverbiale). Le surnom a dû s'appliquer à des personnes chaussées de gros sabots. 37 Anthroponymie 3. NF s.v. Cheval : «dimin. : s.v. Cheval : «dimin., s.v. CABALLUS : ces NF sont localisés Cheval- Chevalet, -llet, (-ey, Chevalet, -allet, -aley dans le domaine francoprovençal : Che- (l)ey, Est), "petit cheval"» (Est) » valey (surtout Vaud), Chevalley (Haute- Cheval- Savoie ; Fribourg, Vaud), Chevallay lay (Haute-Savoie ; Valais) ; on les rattachera donc à frpr. òchevaléó n.m. "cavalier" (GPSR 5, 529 [où on relève Cristinus et Chavalerius, Vaud a.1239]). 4. NF s.v. Creton : s.v. Creton : «a dési- s.v. CHRĪSTIĀNUS/CHRESTIĀNUS : le NF Cretenet «"morceau de gné en anc. fr. un Cretenet, localisé dans le Doubs (oïl) et graisse" en anc. fr. ; morceau de lard frit dans le Jura (oïl et frpr.), est attesté depuis la valeur du surnom dans la poêle < moy. 1582 dans le Jura. Depuis la même année n'est pas claire. — néerl. kerte, entaille, 1582, le Jura connaît le NP Cretin < Dimin. Cretenet» surnom de cuisinier. CHRĪSTIĀNUS Dimin., Cretenet» pour palatale + A + N > -in), dont Cretenet (cf. Dondaine 1972, 271-2 représente un diminutif. Cette étymologie satisfait le point de vue géographique (correspondance aréologique), motivationnel (les diminutifs de noms de baptême sont légion) et phonétique (l'assimilation -inet > -enet est commune). Pour ce qui est du NF Creton, son aire d'implantation se situe dans le Nord/Pas-de-Calais, ce qui le disqualifie en tant que base dérivationnelle potentielle. 5. NF Ø Ø s.v. ALAMANNUS : NF implanté depuis le Dalle- Moyen Âge (Bernardus de Alamana mane a.1313) en Gascogne (aujourd'hui surtout Pyrénées-Atlantiques), dans la même région que son correspondant sans préposition (Allemane: surtout HauteGaronne) : à analyser comme DĒ + ILLA + ALAMANNA (matronyme). 38 Anthroponymie 6. NF s.v. Demain : «ellipse s.v. Demain : «2. var. s.v. MANUS : la localisation du NF De- Deman probable de "[homme] occitane Deman, re- man (Nord ; Belgique flamande) rend un de main", prêt à présente le lat. dema- rattachement à l'occitan impossible et le exécuter un coup de ne, c.à.d. de bonne fait rattacher à néerl. de art.dét. "le" + main. Un sobriquet heure, de grand matin, man n.m. "homme". d'après demain surnom d'un homme pourrait s'expliquer matinal ou expression par un emploi favori favorite du porteur» de ce mot. Forme mérid. Deman» 7. NF s.v. Lyon : «Lyonnais, Lyonnet "originaire de Lyon ou var. de Lion, [...] dér. présence (détoponymique, délexicale et du Lyonnais", comme déanthroponymique), on retient la der- s.v. Lyon : «2. Lyon, Lyonet» s.v. LEO : parmi les trois hypothèses en Lyonnet (Forez...), qui s.v. Lion : «1. n. de lo- nière à cause de l'ancienneté du NP en pourrait être un dimin. calité d'origine [...]. — zone francoprovençale (dp. Forez anc. de Léon» sobriquet d'après le n. a.1250/1300, sous la forme du nom de de l'animal [...]. — 3. baptême Leonetus), domaine qui corres- peut représenter la pond au foyer de concentration maximale forme populaire [...] contemporain du NF Lyonnet (Loire, de Léon» Rhône). 8. NF s.v. Mal : «Maulévri- s.v. Mal : «Maulévri- s.v. LEPORĀRIUS : le NF Maulévrier est Mau- er, "mauvais lévrier" er, "mauvais lévrier", localisé dans l'Ouest, et notamment en lévrier (v. Lévrier) ; importé aussi n. de lieu (Mai- Maine-et-Loire ; la première attestation en Bretagne avant le ne-et-Loire, Seine- se présente sous la forme Hermannus Marit.) » Baiverius de Mallebrario (Poitiers env. e XV s. » 1110). Dès lors, parmi les trois hypothèses étymologiques en présence, celle qui fait remonter le NF au nom de lieu Maulévrier de Maine-et-Loire (attesté dp. a.1096, TGF) se recommande d'ellemême. 39 Anthroponymie 9. NF Ø Pataille s.v. : «substantif s.v. *PATTA : le NF Pataille, dont le maxi- verbal de patailler, mum de densité se situe en Côte-d'Or (at- var. de pateiller, avec testé dp. Côte-d'Or 1755), se rattache à le sens de piétiner» bourg. pataille n.f. "bavarde" (FEW 8, 43a). Cette étymologie satisfait les critères géographique, phonétique et sémantico-motivationnel (sobriquet d'une personne bavarde). 10. NF s.v. Petit : «Dérivés : Petit(h)on [...] Petiton» s.v. Petit : «Dimin. : *PETTĪTUS : le NF Petit(h)on, caracté- [...] Petiton, -thon, ristique de la Seine-Maritime, ne peut pas aussi n. de ham. Peti- être rattaché, pour des raisons géogra- ton (Nièvre), comm. phiques évidentes, à un nom de lieu bour- de Villepourçon» guignon, tandis que l'hypothèse diminutive (cf. Ouest petiton adj. "petit", FEW 8, 344ab) ne pose aucun problème. Ce travail de fourmi, joint à celui des autres rédacteurs de PatRom, crée la base de l'anthroponymie française et galloromane, fondement nécessaire à toute généralisation valide. 2. 3. Structuration du stock patronymique roman 2. 3. 1. Dans le cadre du travail rédactionnel pour PatRom L'apport des synthèses galloromanes et des articles panromans de PatRom ne se limite pas à la simple étymologisation des noms de personne individuels. Un des intérêts majeurs du dictionnaire réside aussi dans la structuration du stock anthroponymique (et notamment patronymique) du domaine considéré, que ce dernier englobe, comme pour les synthèses régionales, un grand domaine linguistique seulement (dans notre cas, le domaine galloroman : français, occitan et francoprovençal) ou le domaine roman dans son ensemble. Selon le cas, je me suis ainsi attachée à départager les anthroponymes qui relèvent d'un étymon lexématique de ceux qui relèvent de son pendant anthroponymique (ainsi les deux articles FIDĒLIS et FIDĒLIS retenus pour la rédaction romane à la suite d'une initiative prise dans la synthèse galloromane), ceux qui relèvent de la base étymologique du latin classique de ceux qui remontent à une variante évolutive (ainsi pour CATTUS/GATTUS, GRILLUS/*GRILLIUS ou *SCUĪRUS, *SCŪRIOLUS et *SQUIRĪOLUS), enfin ceux qui remontent à des surnoms médiévaux de ceux qui se rattachent à des noms de baptêmes originels (ainsi par exemple sous ALAMANNUS). Ce sont là les dilemmes étymologiques cruciaux de l'anthroponymie. Poser ces questions, déterminer des critères pour les trancher, enfin les résoudre sont les trois étapes vitales dans le processus d'élaboration d'une anthroponymie historique digne de ce nom. 40 Anthroponymie Deux exemples, celui de LEO (lexème)/LEO (NP) et celui de la grande famille de *CALCEA, illustreront cette préoccupation constante : reconnaître avec précision les filières diachroniques et par conséquent les structures étymologiques du stock patronymique. • L'exemple de LEO (lexème)/LEO (NP) La répartition entre les noms de personne se rattachant au lexème LEO (délexicaux) et ceux remontant au nom de personne LEO (déanthroponymiques) a été effectuée selon les critères suivants : a) la position dans la chaîne onomastique : les noms uniques, les premiers noms et les patronymiques ont été classés sous LEO (NP), les seconds noms sous LEO (lexème) ; b) le vocalisme : à partir du 16e siècle, on considère que les noms de personne du domaine d'oïl du type òLéonó ne peuvent plus remonter à la forme médiévale avec /-e-/ du lexème (afr. leon n.m. "lion" n'est attesté qu'aux 11e/12e siècles, FEW 5, 255b), et qu'ils se rattachent donc au nom de personne LEO. Ces deux critères — distributionnel et phonétique — permettent de délimiter deux groupes de noms de famille bien distincts : — NF se rattachant au nom de personne LEO : Léon (Gascogne, Provence ; Ouest ; Belgique romane) et ses expansions et variantes, Aléon (NF presque éteint), De Léon (NF sans foyer significatif) ; Léone (Provence ; Ouest, Lorraine ; Dauphiné), Lyonne (Dauphiné [attesté en tant que nom unique dp. a.1250/1300 dans le Forez]), Lyonnaz (Savoie [avec frpr. <-az> pour -a atone]) ; Léonat (domaine occitan) ; Léonie (NF sans foyer significatif) ; Léonet (Lorraine ; Belgique romane ; Lyonnais), Lionet (Auvergne ; Nord ; Belgique romane ; Dauphiné) et leurs variantes ; Deleonet (Champagne) ; Lyonnette (NF presque éteint) ; Leonetou (Languedoc), Lioneton (Lyonnais) et leurs variantes. — NF se rattachant au lexème LEO : Lion (Provence ; Ouest, Nord-Picardie ; Belgique romane) et ses expansions et variantes ; Le Lion (Normandie) et ses variantes ; Delion (Ouest, Bourgogne), Dulion (Gascogne ; Nord, Bourgogne) ; Lionne (Nord-Picardie et Hainaut [attesté en position de second nom dp. a.1295/1302 dans l'Artois] ; Delions (Provence). • L'exemple de *CALCEA et de sa famille Le travail sur la synthèse galloromane de l'article *CALCEA, prévu à l'origine sans dérivés par la nomenclature PatRom, a permis de dégager six articles distincts : *CALCEA, CEĀRIUM, DISCALCEĀRE et DISCALCIUS. CALCEĀRE, CALCEĀRIUS, CAL- Ce type de décision est à considérer comme une critique implicite de certaines commodités dans la pratique lexicographique du FEW. S'inspirant de la synthèse galloromane, le rédacteur panroman a retenu cette superstructure pour l'ensemble des données romanes. Voici la ventilation des différents noms de famille sur les six articles : — *CALCEA : NF se rattachant à des surnoms métonymiques appliqués à des personnes fabriquant, vendant ou portant des chaussures ou des chausses : Chausse (Ouest ; Belgique romane ; Lyonnais ; Suisse romande), Cauche (Nord ; Hainaut) ; Lacausse (Gascogne), Lachausse (Gascogne [NF francisé]), Lecauche (Nord) et leurs variantes ; Dechausse (NF presque éteint) ; Chaussat (partie francoprovençale 41 Anthroponymie de la Saône-et-Loire) ; Chaussard (Ouest ; Bourgogne ; Belgique romane) et ses variantes ; Chausset (Ouest), Cauchet (Nord-Picardie) et les variantes de ce dernier ; Caussette (Gascogne), Chaussette (Belgique romane) ; Chaussetier (NF presque éteint), Cauchetier (Normandie) et leurs variantes ; Caucheteur (Nord ; Hainaut) et ses variantes ; Chaus(s)onnier (NF presque éteint) ; Chaussonneau (Ouest) et ses variantes ; Chaussenot (Côte-d'Or [dérivé en + -ITTU]) ; Chaussenot (Nord ; Belgique romane [dérivé en + -OTTU]) et son féminin Chaussenotte (Ouest) ; Chausseblanche (Ille-et-Vilaine) ; Chausserouge (Charente-Maritime), Causserouge (Manche) ; Chaussecourte (Creuse ; Seine-et-Marne). — CALCEĀRE : d'abord des surnoms descriptifs faisant référence à la manière d'être chaussé : NF Calsat (Aveyron), Caussat (Languedoc), Chaussat (Creuse) et leurs variantes graphiques ; Lechaussé (Ille-et-Vilaine) ; Dechaussé (Hautes-Alpes) ; Chausselat (Auvergne) ; Malchaussat (Creuse), Mauchaussé (Côte-d'Or) et leurs variantes ; Cauchebrais (Manche ; avec norm. braies n.f.pl. "culotte", FEW 1, 479a) ; Chaussegros (partie nord-occitane des Alpes-de-Haute-Provence) et ses variantes. Puis des surnoms de métier (cordonniers, marchands de chausses) : Chaussaire/Chossaire (NF éteints) ; Chaussebourg (Vienne ; avec afr. mfr. bourt n.m. "bourgeois", FEW 1, 633b) ; Chaussiver(t) (Bourgogne ; avec fr. hiver n.m. "saison la plus froide") ; Chaus(se)pied (Ouest) ; Chaussabel (Ardèche ; avec occit. bel adj. "beau" en emploi adverbial). — CALCEĀRIUS ("cordonnier" ; étymon représenté dans le lexique français seulement) : NF Chaussier (Eure-et-Loire ; Belgique romane) et sa variante Chaussey (Côte-d'Or) ; le féminin Chaussière (Manche ; Rhône) et ses variantes. — CALCEĀRIUM (en latin classique, "indemnité allouée pour l'achat de la chaussure", mais en latin médiéval, et sans doute déjà en latin tardif, "chaussure" ; étymon représenté dans le lexique occitan et ancien picard seulement) : cet article réunit un certain nombre de surnoms appliqués à des personnes ayant un quelconque rapport avec des chaussures ou des chausses (fabricants, marchands, porteurs), dont un seul type s'est maintenu jusqu'à l'époque contemporaine : NF Caussié (Languedoc), Chaussier (Dordogne) et leurs variantes. — DISCALCEĀRE : Décauché (Somme, Aisne), NF qui se rattache au participe passé de pic. décaucher v.tr. "ôter les chaussures" (FEW 2, 68b), par conséquent surnom d'une personne marchant pieds nus. — DISCALCIUS : surnoms appliqués à des personnes qui avaient l'habitude d'aller pieds nus ou qui portaient des sandales sans bas, éventuellement avec une connotation de pauvreté (cf. carmes déchaux) : NF Deschaux (Ardèche ; Dauphiné), Dechaux (Dauphiné) et leurs variantes graphiques, ainsi que le féminin Descauce (Loiret). 42 Anthroponymie 2. 3. 2. Une première évaluation des résultats de PatRom • "La position des noms de famille sardes à l'intérieur de la patronymie roma- ne" (→ Buchi 1995/1996) Cet article constitue une première méta-évaluation des résultats obtenus par PatRom — en l'occurrence, au service de la patronymie sarde (en l'honneur de Heinz Jürgen Wolf, le destinataire des mélanges où l'article est paru). Il s'agissait de délimiter la proportion des noms de famille sardes qui ont des correspondants étymologiques dans les autres domaines romans, en les opposant à ceux qui peuvent être considérés comme typiquement sardes. Le corpus était constitué par les noms de famille d'origine délexicale latine recensés par le dictionnaire des patronymes sardes de référence (Pittau 1990). Comme unités de traitement, je n'ai pas retenu les noms de famille individuels, mais les étymons latins auxquels ces derniers se rattachent à travers les lexèmes dont ils proviennent, ce qui a permis de dénombrer 576 bases étymologiques différentes. Je me suis par la suite attachée à examiner les congénères romans éventuels des noms de famille sardes retenus, en prenant comme base les dictionnaires étymologiques des noms de famille romans revus et corrigés par les articles PatRom. Il apparaît que le sarde partage 78 pour cent des bases lexicales latines patronymisées avec au moins une de ses langues sœurs, seuls 22 pour cent des bases le caractérisant exclusivement. Il présente des affinités particulières avec l'italien, ce qui n'étonne guère, mais aussi avec le français et les langues ibéroromanes, beaucoup moins avec le roumain. Les résultats obtenus peuvent être synthétisés par l'illustration 8 de la page suivante. 43 Anthroponymie Les affinités étymologiques des noms de famille sardes Commun à tous les domaines (IB/GR/IR/RO) 12% Sarde seul 21% Commun avec IB/GR/IR 16% Commun avec le roumain 3% Commun avec IB/GR/RO 4% Commun avec l'italoroman 6% Commun avec le galloroman 6% Commun avec IB/IR/RO 3% Commun avec l'ibéroroman 7% Commun avec IR/RO 1% Commun avec GR/RO 1% Commun avec GR/IR 5% IB : Commun avec GR/IR/RO 2% Commun avec IB/RO 1% Commun avec IB/GR 7% Commun avec IB/IR 5% Ibéroromania (portugais, espagnol, catalan) GR : Galloromania (occitan, français) IR : Italia et Rætia (italien, romanche) RO : Roumain Illustration 8 : affinités étymologiques des noms de famille sardes avec ceux des autres domaines romans 44 Anthroponymie 2. 4. Contribution à la méthodologie de l'anthroponymie romane Dans la mesure où, lors du lancement de PatRom, l'anthroponymie était une discipline encore dans l'enfance (malgré certains travaux de valeur) et que le projet entendait donner de nouvelles bases à l'étymologie des noms de personne, grâce aussi aux possibilités offertes par une base factuelle largement renouvelée, l'avancement des travaux rédactionnels du dictionnaire s'est accompagné, autour de Jean-Pierre Chambon (cf. Chambon 1992 ; 1997 ; 2002) notamment, d'une réflexion sur la méthodologie en anthroponymie, sur les moyens à mettre en œuvre pour renouveler cette discipline et sur l'élaboration d'un cadre lexicographique adéquat (→ Buchi à paraître). Trois de mes publications ainsi qu'une conférence non publiée relèvent explicitement de cette démarche (mais elle est toujours présente en filigrane dans le travail rédactionnel) : une analyse de la méthodologie anthroponymique mise en œuvre par Albert Dauzat (→ Buchi 2000b), une conférence sur les noms de famille thiernois axée sur des aspects méthodologiques (→ Buchi 1998b), une analyse des noms de famille asturiens d'origine détoponymique (→ Buchi 1998a), enfin et surtout une réflexion d'ensemble sur la méthodologie patronymique présentée lors du XVe Congrès national de généalogie à Brest et par la suite publiée dans la Rivista Italiana di Onomastica (→ Buchi 2001). 2. 4. 1. Sur base galloromane • "Albert Dauzat anthroponymiste" (→ Buchi 2000b) Il s'agit d'une analyse tant des positions théoriques que des pratiques en matière de méthodologie de l'étymologie des noms de famille du fondateur des études anthroponymiques en France. La majeure partie de l'article est consacrée à une étude détaillée du Dictionnaire étymologique des noms et prénoms de France (DNFF), dont les mérites sont indéniables, surtout quand on tient compte qu'il s'agit de la première tentative d'étymologisation générale du stock patronymique français. Afin de tester le degré de fiabilité de l'ouvrage, j'ai comparé ses résultats à ceux obtenus dans le Volume de présentation de PatRom (cf. Kremer 1997). Il en ressort que sur les 695 noms de famille galloromans traités dans cette première réalisation de PatRom, 255 (36,7 %) faisaient partie de la nomenclature de Dauzat (notons que l'apport de PatRom est considérable dans un domaine où peut-être on ne l'attendait pas si important). Parmi ces 255 noms de famille, 162 (63,5 % : les deux tiers) peuvent être considérés encore aujourd'hui comme correctement étymologisés (indépendemment du fait qu'aucune argumentation sérieuse ne les accompagne). En revanche, les étymologies d'un tiers des noms de famille (93 ou 36,5 %) n'ont pas résisté à un réexamen. Ces 93 étymologies fautives ou pour le moins imparfaites se répartissent comme suit : pour deux noms de famille, l'étymon proposé ne prête pas à discussion, mais la motivation avancée doit être revue ; dans 23 cas, c'est l'appartenance linguistique des noms de famille recensés par Dauzat qui est sujette à caution ; pour deux autres patronymes, Dauzat a négligé de dégager des homonymes ; on compte 18 noms de famille pour lesquels l'auteur s'est contenté d'énoncer plusieurs hypothèses étymologiques ; enfin, l'étymologie de 48 patronymes (donc un peu plus de la moitié des cas considérés) est manifestement erronée. 45 Anthroponymie Un tiers de propositions étymologiques incorrectes — sur un corpus relativement «facile», les noms de famille —, c'est trop pour être expliqué par un maniement imparfait d'une méthodologie qui, par ailleurs, fait ses preuves : les erreurs manifestes ne font que révéler des carences sous-jacentes. Je me suis donc attachée à mettre à nu les différentes caractéristiques de la méthode dauzatienne en anthroponymie, en les structurant sous deux grands chefs : d'une part le soubassement documentaire et philologique, d'autre part la reconstruction. Le soubassement documentaire et philologique En premier lieu, il convient de mentionner le statut ambigu de la localisation des noms de famille chez Dauzat : s'il insiste d'une part sur le fait qu'«un nom obscur ne peut être éclairci que si l'on connaît la région où il a pris naissance» (Dauzat 1977, 259), il estime d'autre part que la localisation d'un nom de famille peut être déduite de son étymologie, ce qui rend son approche éminemment circulaire. Ainsi, plutôt que d'avoir été établie au préalable comme une donnée objective, la localisation d'un patronyme avancée par le DNFF est bien souvent le résultat d'une inférence à partir de son signifiant étymologique supposé : on a affaire à un cercle vicieux. C'est donc à tort que Dauzat prétend pratiquer ce qu'il appelle une «géographie linguistique des noms de famille» (Dauzat 1977, 295). Cette formule mêle deux aspects de la réalité anthroponymique qu'il convient de distinguer soigneusement, afin de pouvoir les confronter : d'une part la géographie des noms de famille (saisissable à travers la localisation de leurs porteurs), qui n'a rien de linguistique, de l'autre, la géographie linguistique, c'est-à-dire l'aréologie des phénomènes phonétiques, morphologiques et lexicaux. La deuxième carence méthodologique concerne le traitement des formes anciennes. Selon Dauzat lui-même, «la recherche de l'origine des noms de famille demande à être étayée par des formes anciennes» (Dauzat 1977, 16). Or dans le DNFF, le recours à des formes anciennes est tout à fait exceptionnel, pour ne pas dire quasiment nul. La reconstruction Mainte erreur d'interprétation du DNFF s'explique par le manque d'assise de la base lexicologique : le DNFF, court-circuitant l'énoncé de l'étymon du patronyme, passe directement à la motivation présumée. Dauzat fait ainsi l'économie du signe lexical, dont l'existence en langue est pourtant la condition de possibilité d'actualisation en anthroponymie. De plus, on est frappé par le traitement souvent sommaire, voire fautif, de la formation des mots dans le DNFF. Pour les noms de famille qui sont visiblement de forme dérivée, il se pose toujours la question de savoir si la dérivation s'est faite en anthroponymie ou si c'est l'unité linguistique constituant l'étymon qui est de forme dérivée. Plutôt que d'examiner le problème au cas par cas, sur la base des attestations lexicales, anthroponymiques et/ou toponymiques, Dauzat a recours à la méthode d'agrégation, qui consiste à étymologiser les seuls patronymes de forme simple et à leur rattacher ceux qui présentent, en synchronie, la même base pourvue d'un suffixe. Ce travers est particulièrement grave en anthroponymie, où le nom de personne formellement dérivé vit une vie entièrement indépendante du 46 Anthroponymie nom de personne simple : il n'y a pas des familles de noms de personnes comme il existe des familles de mots. En conclusion, on ne peut que constater que chez Dauzat, la valeur du théoricien de l'anthroponymie dépasse très largement celle du praticien. • "L'origine des noms de famille thiernois et ambertois" (→ Buchi 1998b) Cette conférence propose une application de la méthodologie élaborée au sein du projet PatRom aux dix noms de famille les plus portés à Thiers et à celui qui occupe la première place à Ambert (Puy-deDôme). À titre d'exemple, voici un résumé de mon argumentation pour les trois premiers noms de famille par ordre alphabétique : — NF Barge En 1998, 684 Français abonnés au téléphone s'appelaient Barge, dont 111 (16,2 %) dans le Puy-deDôme et 107 (15,6 %) dans la Loire voisine. Les abonnés de la Loire se localisent dans la partie nordoccidentale du département (mais sans présenter de concentration aussi forte que dans le Puy-de-Dôme sur un canton donné), en face du noyau du Puy-de-Dôme ; leur présence s'explique par l'attraction de Roanne et de ses environs. Ceux du Puy-de-Dôme se situent notamment (→ illustration 9 de la page suivante), avec un effectif de 23 porteurs (20,2 %), dans le canton de Saint-Rémy-sur-Durolle, canton jouxtant celui de Thiers à l'est et se situant à la limite départementale, ainsi que, avec un effectif de 22 porteurs (19,3 %), dans le canton de Thiers même, dont le caractère attractif est évident. L'attestation historique la plus ancienne du NP remonte à 1567 ; elle se localise à Thiers : Anthoine Barge (Durif 1995, 15) ; dès 1640, le NP est attesté à Saint-Rémy-sur-Durolle (Gladel 1999). Pour ce qui est du témoignage de Fordant, qui concerne la période 1891/1915, le NF se localise encore à Thiers. 47 Anthroponymie Le nom de famille auvergnat Barge Illustration 9 : microdistribution des 111 porteurs du nom de famille Barge dans le Puy-de-Dôme 48 Anthroponymie Deux hypothèses étymologiques ont été proposées pour ce nom de famille : pour DNFF (et à sa suite DENF), le NF Barge se rattacherait au lexème barge n.f. "meule de foin" des dialectes français de l'Ouest (FEW 1, 253a), tandis que Gonzalez (1997) et Billy/Sauvadet (1998) optent pour une origine détoponymique. Si les indications de Gonzalez sont assez vagues («cf. les neuf lieux-dits Barge, La Barge du Puy-de-Dôme ; les quatre hameaux appelés Barges de Haute-Loire»), Billy/Sauvadet délimitent quatre NF Barge homonymes, chacun se rattachant à un nom de lieu La Barge différent : deux dans le canton de Courpière, un autre dans celui de Saint-Rémy-sur-Durolle et un quatrième, clairement excentré par rapport à la localisation du NF contemporain, dans le canton de Saint-Gervais-d'Auvergne, dans l'ouest du département. La seule localisation tant du NF contemporain que de la première attestation historique permet d'exclure la proposition étymologique du DNFF. Pour ce qui est de l'hypothèse plurigénétique de Billy/Sauvadet, elle ne tient pas compte de l'ensemble du tableau : il ne s'y dégage qu'un seul foyer, englobant les cantons de Saint-Rémy-sur-Durolle et de Thiers, et aucune autre partie du département ne concentre des effectifs qui ne puissent pas s'expliquer par cet épicentre. Parmi les quatre toponymes en lice, la proximité géographique fait opter pour le nom de lieu La Barge (hameau de la commune de Viscomtat, Bouillet 1854) dans le canton de Saint-Rémy-sur-Durolle. — NF Béchon En 1998, 166 Français abonnés au téléphone s'appelaient Béchon (ou Bechon), dont 60 (36,1 %) dans le Puy-de-Dôme. La répartition à l'intérieur du Puy-de-Dôme ressemble de près à celle du patronyme Barge, puisque les porteurs du NF Béchon se concentrent dans les cantons de Thiers (19 abonnés ou 31,7 %) et de Saint-Rémy-sur-Durolle (14 abonnés ou 23,4 %). La première attestation historique connue, de 1614, se localise à Thiers : Claude Bechon (Durif 1995, 17). Pour ce qui est de la période 1891/1915, le NF se concentre à Saint-Rémy-sur-Durolle (Fordant). Gonzalez (1997) privilégie l'hypothèse délexicale, puisqu'il rattache le NF à mfr. bechot n.m. "bec" (Bourgogne 1467, bechos pl., Gdf) — en précisant : «surnom d'une personne bavarde» —, mais son commentaire étymologique s'achève par un renvoi aux «lieux-dits Bechon sur les communes de SaintRémy-sur-Durolle et de Valcivières dans le Puy-de-Dôme». Billy/Sauvadet (2001), pour leur part, rattachent le nom de famille au nom de personne d'origine germanique BECO. On passera rapidement sur la piste délexicale de Gonzalez, qui présente des difficultés d'ordre formel (-ot > -on) et surtout géolinguistique (rattachement à un lexème français, voire seulement bourguignon, pour un patronyme typique d'une région occitanophone à l'époque de la fixation des noms de famille). Pour ce qui est de l'hypothèse déanthroponymique proposée par Billy/Sauvadet, elle est a priori plus prometteuse. Le nom de personne d'origine germanique Beco est attesté une seule fois sur le territoire de l'ancienne Gaule : en 885 à Brioude (Morlet 1968, 51 [à côté de Becco, en 964 à Lausanne, et de Bego, attesté plus largement, mais à considérer comme un type différent]). Brioude (Haute-Loire) étant situé 49 Anthroponymie en Auvergne, le critère géographique ne s'oppose pas à l'hypothèse de Billy/Sauvadet. Cependant, cette dernière présente deux difficultés, dont la première est d'ordre phonétique : en occitan, C devant voyelle vélaire passe en général à /g/ et non pas à /(t)S/ (Ronjat 2, 84-5). La seconde concerne le caractère ininterrompu de la tradition anthroponymique : en effet, Billy/Sauvadet font l'impasse sur plus de sept siècles de silence entre l'attestation isolée du NP Beco vers la fin du 9e siècle et l'apparition dans la documentation historique du NF Bechon au début du 17e siècle. Dans le cadre de la typologie diachronique des noms de personne (< NP ; < NL ; < lexème ; la délocutivité étant ici exclue), il convient donc d'explorer un troisième type de solution, à savoir détoponymique. On relève en effet un nom de lieu Béchon (hameau de la commune de Saint-Rémy-surDurolle, Bouillet 1854) dont les propriétés formelles et référentielles (il désigne une localité habitée située au cœur du foyer originel présumé du nom de famille) font un candidat plus que probable comme étymon. Cette hypothèse a cependant une faiblesse : la question de l'œuf et de la poule n'est pas tranchée par une étymologie claire du nom de lieu (voire une attestation antérieure à l'apparition du NP au 17e siècle), ce qui laisse la possibilité d'une origine déanthroponymique. Des recherches complémentaires seront donc nécessaires pour bien asseoir (ou éventuellement infirmer) l'étymologie que je propose. — NF Bigay En 1998, 335 Français abonnés au téléphone s'appelaient Bigay, dont 110 (32,8 ) dans le Puy-deDôme (/bigei/ en occitan). À l'intérieur du département, un seul foyer, s'étendant sur les cantons de Thiers (28 abonnés ou 25,5 %) et de Châteldon (20 abonnés ou 18,2 %). La première attestation connue, de 1697, assigne le nom de personne à Lachaux, dans le canton de Châteldon (Billy/Sauvadet 2001) ; la même localisation vaut pour l'époque s'étendant de 1891 à 1915 (Fordant). On dispose de deux (ou trois ?) hypothèses étymologiques. La première est due à Pierre Bonnaud (Bonnaud 1996, 20) : «Bigay : bïgueir : provocateur, instigateur» ; elle est reprise telle quelle par Billy/Sauvadet. Si cette étymologie satisfait le critère morphologique (-ay représente -ĀRIUS dans une bonne partie du Puy-de-Dôme, cf. Reichel 1991, 56), l'assise de la base lexicale est trop ténue (le lexème n'est relevé que par le seul Dictionnaire français-auvergnat du même P. Bonnaud) pour qu'elle emporte la conviction. Les indications de Gonzalez (1997) sont difficiles à interpréter, dans la mesure où il ne précise pas le statut du renvoi au toponyme : «surnom évoquant l'occitan biga, petite poutre, houe à deux dents. Cf. le lieu-dit Le Bigay sur la commune de Lachaux dans le Puy-de-Dôme». On postulera cependant que la mention du lieu-dit ne constitue pas une véritable hypothèse étymologique, car le nom d'un lieu non habité (et on ne relève pas de lieu appelé Le Bigay habité dans le Puy-de-Dôme : Ø Bouillet ; Ø Tardieu ; Ø Faugère) peut difficilement avoir engendré des noms de personne. Reste l'interprétation délexicale de l'hypothèse de Gonzalez, que je ferai volontiers mienne, en la modifiant légèrement pour des raisons sémantico-motivationnelles. En effet, rien ne s'oppose au rattachement du patronyme à un dérivé en -ĀRIUS du type représenté par auv. bigo n.f. "échasse ; croc à 50 Anthroponymie fumier ; jambe" (Bonnaud 1978 ; Reichel 1991, 84 ; cf., pour une motivation possible, afr. eschacier n.m. "personne qui a une jambe artificielle", env. 1150, TLF) ou d'Ambert bigá v.intr. "boiter" (FEW 21, 437 [type surtout lyonnais, cf. ALLy 1102] ; cf. FEW 1, 356a et 17, 556a). • "La méthodologie de l'étymologie des noms de famille (domaine français et galloroman)" (→ Buchi 2001) Cette communication analyse les trois courants méthodologiques en anthroponymie historique galloromane en présence à la fin du 20e siècle : l'héritage direct de Dauzat, matérialisé par le DENF de Marie-Thérèse Morlet, l'œuvre de Pierre-Henri Billy, qui a été membre du projet PatRom de 1990 à 1996, mais défend à présent un point de vue différent, enfin l'équipe galloromane de PatRom. Je ne reviendrai pas sur la méthodologie dauzatienne, déjà abordée ci-dessus (→ Buchi 2000b), pour ne développer que les traits qui opposent la méthodologie patromienne et celle employée par P.-H. Billy. Ce débat est décisif pour l'orientation de la recherche anthroponymique en France. Le point tectonique central sur lequel il existe une divergence d'appréciation concerne le statut respectif des données historiques et des données contemporaines. Dans le cas du versant galloroman du projet PatRom, la documentation historique est constituée de quelque 700 sources, pour la plupart médiévales : cartulaires, terriers, obituaires, rôles de taille, dénombrements de foyers, recueils de testaments. La documentation contemporaine est extraite, pour la France, de l'annuaire téléphonique sur Minitel ou sur cédérom de France Telecom ; pour la Belgique, des données du recensement de la population ; pour la Suisse, du Répertoire des noms de famille (Meier 1989). La position de Billy consiste à privilégier la documentation historique, et à écarter le témoignage de la documentation contemporaine : «pour les NF actuels, les statistiques n'ont de valeur que celle qu'on veut bien leur prêter» (Billy 1992a, 17) ; il considère l'annuaire téléphonique comme une source «dont la comparaison avec les données des XIVe et XIXe siècles montre l'inanité de toute valeur historique» (Billy 1997, 32). Il résume ainsi sa position : «La lecture de l'ouvrage [le DENF] autant que l'expérience de l'onomastique de terrain montrent que, en matière d'anthroponymie, seule la recherche historique (attestations anciennes, preuves généalogiques, anecdotes historiques) peut permettre d'atteindre la réalité des faits dans leur exactitude et dans leur précision, alors que la recherche linguistique seule ne permet d'établir que de vaines hypothèses, grisantes devinettes pour chercheurs en bureau, aimables jeux de société pour hommes ou femmes en salon, personnes qui réclament et se repaissent de nomen et circenses...» (Billy 1992b, 234) Il est vrai que tant en étymologie lexicale qu'en toponymie, une forme médiévale a plus de valeur qu'une forme contemporaine, à telle enseigne que les diachroniciens vénèrent l'historique et se méfient du contemporain, qui mêle formes traditionnelles et formes évoluées, graphies récentes et types issus d'attractions paronymiques. Dans ces conditions, la position de PatRom, qui consiste à s'appuyer en premier lieu sur la documentation contemporaine, paraîtra bien paradoxale. En réalité, elle n'est compréhensible qu'au terme d'un raisonnement épistémologique. 51 Anthroponymie L'anthroponymiste travaille dans des conditions particulières. D'une part, il se propose de faire l'étymologie — comme le toponymiste, mais contrairement au lexicologue — d'une unité linguistique dont il ignore le sens, alors que la sémantique est à considérer comme un des piliers de l'étymologie. D'autre part, il travaille sur un matériel linguistique dont le référent est foncièrement mouvant, ce qui le distingue du toponymiste. Cette spécificité de l'entreprise anthroponymique contraint à se doter d'une méthodologie propre, dans le respect des règles de base de la linguistique historique. L'intérêt primordial de la documentation contemporaine en anthroponymie s'explique par la combinaison d'une cause intrinsèque à l'objet d'étude et d'une cause extrinsèque, liée aux outils de travail à notre disposition. La raison intrinsèque concerne l'appauvrissement très significatif du stock anthroponymique moderne par rapport à celui du Moyen Âge, ou plus précisément la non transmission d'une grande partie des noms de personne médiévaux ou leur extinction précoce. Ce goulot d'étranglement, lié au passage de la période des noms individuels en liberté à la fixation des noms de famille, est à la base d'une véritable mutation du système anthroponymique roman, de façon que dans ce domaine, il n'y a de continuité que faible entre le Moyen Âge et l'époque contemporaine — tandis que la continuité est, au contraire, une évidence dans les domaines phonétique, grammatical, lexical et, la plupart du temps, en toponymie. Il s'ensuit que toute attestation relevée dans une source médiévale et formellement identifiable à un nom de famille contemporain est loin de constituer nécessairement un témoignage ancien dudit nom de famille : il peut s'agir d'une simple formation parallèle appartenant au même type et non pas au même nom de personne. Une attestation ancienne n'a donc de valeur explicative que si elle se situe dans la région d'origine du nom de famille à expliquer, et c'est donc la documentation contemporaine qui canalisera la recherche étymologique. En ce qui concerne la raison extrinsèque, elle est en rapport avec les sources à notre disposition. Tandis que les sources médiévales sont foncièrement lacunaires — elles ne répertorient qu'une partie de la population et ne couvrent qu'un territoire limité —, l'époque contemporaine, l'«ère statistique», reflet de grandes constructions étatiques centralisées, nous propose des relevés systématiques, voire exhaustifs, que l'«ère informatique» permet d'exploiter facilement. Et cette systématicité est d'une si grande valeur (elle seule nous fait accéder à une vision synthétique) qu'elle nous conduit à lui subordonner l'ancienneté du témoignage. Cette position des rédacteurs de PatRom a été violemment attaquée par P.-H. Billy, et cela notamment (mais ce n'est qu'un exemple parmi d'autres) au sujet du nom de famille Chatot traité s.v. CATTUS/GATTUS dans le Volume de présentation (Kremer 1997) : «Les auteurs croient discerner l'origine des noms dans leur répartition géographique actuelle, voulant absolument ignorer que les porteurs des noms n'ont jamais cessé de bouger, au XXe s. plus encore que dans les siècles précédents. [...] Expliquer le passé par le présent n'est pas scientifique, mais il est manifeste que les contingences chronologiques intéressent peu les théoriciens de PatRom. Une des nombreuses preuves qu'ils en offrent : à propos du NF Chatot, 'la comparaison de la répartition géographique des porteurs modernes du NF [noter ici la confusion entre "moderne" et "contemporain"] et du traitement -ot de -ITTU montre que le NF s'est formé dans le Jura, au nord de Nance, d'où il s'est diffusé dans la Bresse saône-et-loirienne le long de la route qui mène à Chalon, avec embranchement vers Louhans, puis rayonnement secondaire autour de cette petite ville'. À cette description digne d'un réseau ferroviaire manque un seul détail : l'heure du départ ! En effet, les 52 Anthroponymie recensements nominatifs du milieu du XVIIe siècle n'indiquent aucune trace du NF Chatot dans le Jura, et notamment dans la région de Nance. Le train des Chatot serait donc parti bien tard de la gare de Nance, et tout prouve qu'il n'est pas originaire de Franche-Comté.» (Billy 1998, 305). Ce passage contient deux objections méthodologiques, l'une d'ordre démographique, l'autre concernant la scientificité de la démarche, enfin une critique de l'origine comtoise du nom de famille Chatot. Objection d'ordre démographique Contrairement à ce qu'affirme P.-H. Billy, la méthode PatRom ne consiste pas à ignorer les mouvements migratoires, mais au contraire à se servir de ce que la cartographie contemporaine en dévoile pour remonter à la région d'origine d'un nom de famille donné. C'est sans doute là le résultat le plus surprenant, et en même temps le plus fertile, de l'expérience de PatRom : la répartition géographique des porteurs actuels d'un nom de famille — donnée synchronique s'il en est ! — est analysable de même qu'une stratigraphie. C'est que les mouvements migratoires obéissent à des règles largement retraçables en rapport avec les données socio-économiques et démographiques (cf. Dauzat 1977, 336) : attraction des villes, des plaines, migration le long des cours d'eau et en empruntant les voies de circulation, etc. Scientificité de la démarche Prétendre que la méthodologie patromienne consiste à expliquer le passé par le présent relève d'une confusion entre un outil de travail, qui peut être plus ou moins adapté au propos, et l'analyse au service de laquelle cet outil est placé. En réalité, il s'agit pour PatRom de donner toute leur place aux données contemporaines à l'intérieur d'une argumentation linguistique qui compte par ailleurs bien d'autres piliers : la documentation historique, la géographie linguistique, la phonétique, la morphologie, les considérations sémantico-motivationnelles, notamment. Si l'on porte le débat à un niveau d'abstraction plus élevé, on constate qu'il existe entre P.-H. Billy et PatRom un désaccord sur ce qu'est la recherche scientifique : Billy dénie toute valeur aux reconstructions du passé à partir de l'analyse du présent. Or l'explication du passé par le présent est une méthode qu'on ne peut écarter comme non scientifique : c'est une pratique systématiquement mise en œuvre dans un grand nombre de domaines de la science (géologie, archéologie, paléontologie, histoire [méthode régressive], linguistique historique [reconstruction interne ; grammaire comparée]). Ce serait un primitivisme épistémologique sans égal que de penser que la linguistique historique, à laquelle appartient par définition l'anthroponymie historique, ne repose que sur la philologie, donc sur l'explication du passé par le passé. 53 Anthroponymie Origine du nom de famille Chatot La discussion méthodologique s'est focalisée sur l'exemple-type de l'étymologie du nom de famille Chatot. Le réexamen de ce nom de famille conduit suite à la mise en cause de P.-H. Billy m'a permis non seulement de confirmer, mais encore de consolider l'étymologie telle qu'elle avait été proposée dans le Volume de présentation : heureux effet de la discussion ! Les trois facteurs interrogés (données contemporaines, données historiques et aréologie d'un phénomène linguistique qui caractérise le seul étymon proposé jusqu'à nos jours à ce NF) convergent pour situer le foyer originel du NF Chatot dans le Jura, près de Bletterans. a) Les données contemporaines En 1994, le Minitel répertoriait 116 abonnés au téléphone du nom de Chatot, avec une très nette concentration dans l'Est : 28 porteurs (24 %) en Saône-et-Loire, 16 (14 %) dans le Jura et 14 (12%) dans le Doubs. La microdistribution des porteurs dans ces trois départements permet d'écarter le Doubs comme foyer originel, car sur ses quatorze porteurs, neuf habitent Besançon, ville qui, avec ses 114.000 habitants, est éminemment attractive au-delà des frontières départementales. Les effectifs de la Saôneet-Loire et du Jura, quant à eux, sont comparables quand on tient compte de la démographie : 16 Chatot sur une population d'environ 250.000 habitants (0,0064 %) dans le Jura contre 28 Chatot sur une population d'environ 560.000 habitants (0.005 %) en Saône-et-Loire. La microdistribution (→ illlus4 tration 3 page suivante) assigne au NF Chatot une zone de plus forte densité s'étendant sur les deux départements (la limite départementale a été tracée en jaune). Les localités où le nom de famille est représenté ont été entourées d'un cercle et accompagnées de la mention du nombre d'abonnés. Deux noyaux se distinguent : Montcony, en Saône-et-Loire, avec quatre abonnés, ainsi que deux communes voisines dans le Jura : Bletterans (trois porteurs ; marqué en rouge) et Villevieux (deux porteurs) ; au niveau des cantons, Bletterans (sept porteurs) totalise le maximum, suivi de Beaurepaire-en-Bresse (dont fait partie Montcony ; cinq porteurs). Entre les deux noyaux, c'est celui du Jura qui est le plus consistant géométriquement. C'est aussi celui qu'on aurait le plus de mal à expliquer comme issu d'une migration secondaire : la population de la Saône-et-Loire est plus de deux fois supérieure à celle du Jura, et Lons-le-Saunier, avec ses 19.000 habitants, représente un centre beaucoup moins attractif 5 que Chalon-sur-Saône, qui en totalise 55.000 . Qui plus est, le noyau de la variante graphique Chattot (21 porteurs, dont 7 dans le Jura) se localise également dans le canton de Bletterans (trois porteurs) : cette concentration des deux noms de famille dans un canton rural atteste de leur ancienneté dans la région. 4 Pour des raisons techniques, cette carte, que j'ai présentée lors de la conférence au Congrès national de la Fédération française de généalogie de 1999, n'a pas pu être imprimée dans Buchi 2001. 5 Notons que les flèches reportées sur la carte ne prétendent pas reconstruire à la lettre les déplacements concrets des populations : il s'agit d'un modèle qui n'a de valeur que globale et non pas individuelle. 54 Anthroponymie Illustration 10 : carte schématique de la région d'origine et de la diffusion du nom de famille Chat(t)ot 55 Anthroponymie b) Les données historiques L'origine comtoise du nom de famille Chatot proposée dans le Volume de présentation ne s'appuyait sur aucune attestation historique, ce qui en constituait une faiblesse. Depuis, j'ai pu réunir dix données anciennes, qui se répartissent comme suit (cf. les carrés bleus de l'illustration 10 ; on y ajoutera la localisation des NF Chatot et Chattot vers 1900 selon Fordant, cf. les deux dernières entrées du tableau) : Datation Localisation Descriptif de la localité 1470 (Chatot) Beaune (Côte-d'Or) Ville importante depuis le 13e siècle (viticulture, fabrication de draps) 1657 (Chattoz) Commenailles (Jura, canton de Village [au nord de Bletterans] [2 attestations] Chaumergy) 1700 (Chattot) Beauvernois (Saône-et-Loire, Village [au nord-ouest de Bletterans] canton de Pierre-de-Bresse) 1740 (Chattot) Cosges (Jura, canton de Bletterans) 1748 (Chatot) 1748 (Chatot) Village [à l'ouest de Bletterans] Bouhans (Saône-et-Loire, canton de Village [à l'ouest de Bletterans, sur la route vers Saint-Germain-du-Bois) Chalon-sur-Saône] Mâcon (Saône-et-Loire) Siège d'un évêché du 6e siècle à la Révolution 1776 (Chattot) Commenailles (Jura, canton de Village [au nord de Bletterans] Chauvergy) 1793 (Chatot) Paris Capitale 1811 (Chattot) Vers-sous-Sellières (Jura, canton de Village [au nord de Bletterans] Sellières) 1891—1915 Saint-Usuge (Saône-et-Loire, (Chatot) canton de Louhans) 1891—1915 Villevieux (Jura, canton de (Chattot) Bletterans) Village Village 56 Anthroponymie On fera évidemment abstraction des attestations relevées dans des villes (Beaune, Mâcon et Paris), attractives depuis le Moyen Âge. Celles qui ont été relevées dans des communautés rurales (Commenailles, Beauvernois, Cosges, Bouhans et Vers-sous-Sellières) se localisent dans une aire compacte au nord et à l'ouest de Bletterans. Il y a donc homologie entre les répartitions ancienne et contemporaine, ce qui signifie continuité du nom de famille dans la région. On voit bien ici que la documentation historique — quand on a la chance d'en disposer — confirme les conclusions tirées sur la base de la documentation contemporaine. c) Les particularités linguistiques de l'étymon Le troisième critère est constitué par la structure linguistique, en l'occurrence morphologique, de l'étymon. Ce dernier fait l'unanimité : tant le DENF (Ø DNFF) que PatRom rattachent le nom de famille à un diminutif du nom d'animal chat (la critique de Billy ne porte pas sur ce point). Or un lexème chatot n.m. "petit chat" se conçoit le plus aisément dans une région où -ITTU, suffixe diminutif par excellence, se réalise -ot, comme c'est le cas pour la partie septentrionale du Jura et de la Saône-et-Loire (cf. illustration 10, où un trait discontinu vert marque la limite entre la zone, au sud, où -ITTU passe, comme en français standard, à -et, et celle, au nord, où le suffixe vit sous la forme de -ot). Le foyer originel présumé du nom de famille Chatot — la zone autour de Bletterans — ainsi que la localité de la première attestation rurale (Commenailles) se trouvent (de justesse !) dans la partie -ot, où on peut postuler l'existence d'un lexème *chatot d'ancien comtois (avant 1470), parallèle à lorr. champ. òchatotó n.m. "petit chat" (FEW 2, 515b). La confrontation entre la géographie des noms de famille et la géolinguistique se fait encore plus parlante quand on quitte le cadre étroit d'un seul NF pour se pencher sur l'ensemble des NF issus d'un même étymon lointain. En l'occurrence, il s'agit de CATTUS/GATTUS, dont les reflets anthroponymiques sont synthétisés dans l'illustration 11 de la page suivante : comme Chatot, les noms de famille qui se rattachent à cet étymon lointain apparaissent à l'intérieur de l'aire d'extension des lexèmes dont ils proviennent. 57 Anthroponymie Les noms de famille français issus de CATTUS/GATTUS Types òcható/òcató/ògató n.m. "chat" (ALF 250) ○ Noyaux originels des différents noms de famille –.–. Limite méridionale de -ITTU > -ot Illustration 11 : carte synthétique des noms de famille issus de CATTUS/GATTUS 58 Anthroponymie 2. 4. 2. Sur base ibéroromane • "Los antropónimos de origen toponímico : reflexiones metodológicas a partir de ejemplos del dominio lingüístico asturiano" (→ Buchi 1998a) Cette publication issue d'une conférence présentée devant l'Académie Asturienne a pour la première fois transporté le débat méthodologique, initié parmi les galloromanistes, dans un autre domaine linguistique. Cette contribution se penche sur la délimitation entre les noms de famille d'origine détoponymique et ceux d'origine délexicale et établit l'étymologie de onze noms de famille asturiens : Argüelles, Brañas, Campo, Canga(s), Poladura, Prado, Prendes, Quintas/Quintes, Reque(i)jo, Ruenes et Solares. Le nom de famille Prendes servira à exemplifier la démarche. En 1995, on comptait 306 abonnés au téléphone du nom de Prendes dans les Asturies, dont 117 (38 %) dans le concejo de Gijón et 65 (21 %) dans celui de Carreño. Ces indications demandent à être nuancées par une comparaison avec les données démographiques : le concejo de Gijón, dont le chef-lieu constitue un centre industriel important, réunit plus de 257.000 habitants, tandis que celui de Carreño, plus rural, n'en connaît qu'un peu plus de 11.000. Par rapport à la densité de la population, le NF Prendes est donc dix fois plus fréquent dans le concejo de Carreño, et c'est là que se localisera l'éponyme. On relève en effet un nom de lieu Priendes, nom d'une paroisse de 160 habitants, dans ce concejo (→ illustration 12 de la page suivante). Le premier porteur devait soit habiter à Priendes (et la microdistribution suggère que tel était le cas), soit en être originaire. À partir de cette localité, ses descendants pouvaient emprunter quatre directions, dont trois sont représentées, et cela proportionnellement à la force attractive des lieux entourant Priendes : la majeure partie des porteurs du NF Prendes du concejo de Carreño (46 abonnés au téléphone) habitent actuellement à Candás (6.000 habitants), onze à Albandi 6 (600 habitants) et huit à Quimarán (500 habitants) . Cette publication, qui, dans la mesure où elle m'a incitée à travailler sur un domaine qui ne m'était pas familier, constituait un certain défi, a reçu un écho favorable de la part des spécialistes de l'asturien : d'une part, les applications de la méthodologie à des cas similaires rencontrés dans les synthèses régionales asturiennes sont légion, d'autre part, Susana Villa Basalo, membre de l'équipe PatRom d'Oviedo, en a proposé un prolongement dans un article consacré aux noms de famille détoponymiques du concejo de Villaviciosa (Villa Basalo 2000). 6 La première attestation du nom de personne, de 1462 (sous la forme de Prendes), est localisée à Oviedo (Fernández Conde et al. 1990, 102). 59 Anthroponymie Le nom de famille asturien Prendes ∆ Nom de lieu Priendes (éponyme) ⃞ Nom de famille Prendes (total du concejo : 65) Illustration 12 : microdistribution du nom de famille Prendes dans le concejo de Carreño 60 Anthroponymie 2. 5. Formation des rédacteurs PatRom et enseignement universitaire L'avance méthodologique acquise par l'équipe galloromane du projet m'a amenée à m'investir de façon notable dans la révision des articles et dans la formation des rédacteurs, qu'ils soient chargés de synthèses régionales ou d'articles romans. Je me suis ainsi vu confier l'animation de trois séminaires de formation lors des colloques annuels du projet : L'élaboration des synthèses régionales (Bucarest 30/9/1994), Les phases de la rédaction (Oviedo 27/10/1995) et Problèmes de lemmatisation (Udine 11/10/1996). D'autre part, j'ai donné, en 1999/2000, un cours sur l'anthroponymie française à l'Université de Strasbourg au niveau licence. Dans le prolongement de cet enseignement, j'ai eu l'occasion de codiriger avec M.-D. Gleßgen la maîtrise d'Aude Wirth (La méthodologie PatRom : application à une sélection de noms de famille lorrains [Université de Strasbourg ; soutenance : 7/6/2001, mémoire à paraître à l'A.B.E.L.L.] ; cf. aussi son DEA : Prolégomènes à un dictionnaire des noms de famille lorrains [Université de Strasbourg ; soutenance : 26/6/2002]). Depuis septembre 2002, Aude Wirth prépare à l'Université de Nancy 2, au sein de l'ATILF et sous la direction de Jean-Paul Chauveau, une thèse intitulée L'anthroponymie de la Lorraine romane du XIe au XVIIe siècle. 2. 6. Bilan Si mon orientation de recherche originelle est constituée par la lexicologie historique (→ 1.), j'ai été amenée à consacrer une partie importante de mon activité scientifique des dix dernières années à l'anthroponymie. Jj'ai eu le souci constant d'arrimer l'anthroponymie romane, discipline dans une large mesure à fonder, à la lexicologie (historique), dont la constitution remonte, pour le domaine roman, à Diez (1853) et à Meyer-Lübke (REW : 1911—1920). Parties de la rédaction de synthèses et d'articles pour le projet PatRom, mes recherches ont, au fil du temps, pris une orientation davantage méthodologique. Cependant, l'une et l'autre activité, travail rédactionnel et réflexion théorique, doivent être considérées comme les pierres d'un seul et unique édifice : la constitution d'une anthroponymie romane digne de ce nom, conçue en tant que partie intégrante de la linguistique romane. 61 Anthroponymie 2. 7. Références bibliographiques 2. 7. 1. Publications réalisées dans le cadre du dictionnaire PatRom — Collaboration à Kremer (Dieter) (coord.), 1997. Dictionnaire historique de l'anthroponymie romane (PatRom). Présentation d'un projet, Tübingen, Niemeyer, CVIII + 370 pages : • "Quelques repères concernant la structure du dictionnaire" (XCIII-CVIII). • Articles CABALLUS LUS/*GRILLIUS (en collaboration, 8-22), (100-111), LEPUS CATTUS/GATTUS (en collaboration, 52-69), (en collaboration, 123-134), LEPORĀRIUS GRIL- (en collaboration, 135-136), *PETTĪTUS (en collaboration, 171-197), *SCUĪRUS (247-248), *SCŪRIOLUS (249250), *SQUIRĪOLUS (251-254). • Synthèses galloromanes des articles TUNDUS FIDĒLIS (86-89), FIDĒLIS (90-92), MANUS (145-157), *RE- (231-246), VETUS (315-320), VETULUS (321-343). • Révision de l'ensemble des articles. — Collaboration à Cano (Ana Maria)/Germain (Jean)/Kremer (Dieter) (éd.), à paraître. Dictionnaire historique de l'anthroponymie romane (PatRom), 6 vol., Tübingen, Niemeyer : • Cahier des normes rédactionnelles (CDN) (version interne parue en 1994 ; cf. aussi "Pour un Cahier des normes rédactionnelles du futur Dictionnaire génétique de l'anthroponymie romane (PatRom)", Patronymica Romanica. Bulletin interne 7 [1991], 18-41). • Articles ALAMANNUS, BĒSTIA, BĪSTIA, *PATTA, *PAUT(T)A, POTE (au total, 101 pages de tapus- crit) et une version révisée des articles parus dans Kremer 1997. • Synthèses galloromanes des articles AURICULA, BUCCA, *CALCEA, CALCEĀRE, CALCEĀRIUM, CALCEĀRIUS, CAPUT, CHRĪSTIĀNUS/CHRESTIĀNUS, COTURNIX, DIGITUS, DISCALCEĀRE, DISCALCIUS, FORMOSUS, LEO, LEO, MINŪTUS, *MULTO, NĀTĀLIS/NŌTĀLIS, PĪPIO, RUBEUS, RUSSUS, SURDUS, TURTUR, *TURTURELLA NĀTĀLIUS, OCULUS, (au total, 179 pages de tapuscrit). • Révision, en partie réécriture de nombreux articles. — À paraître. "Les problèmes lexicographiques du futur dictionnaire", in : Müller (Wulf) (éd.), Dictionnaire historique des noms de famille romans. Actes du Colloque VII (Neuchâtel, 29 septembre–3 octobre 1993), Tübingen, Niemeyer. 62 Anthroponymie 2. 7. 2. Réalisations indépendantes • 1995/1996. "La position des noms de famille sardes à l'intérieur de la patronymie romane", in : Kremer (Dieter)/Monjour (Alf) (éd.), Studia ex hilaritate. Mélanges de linguistique et d'onomastique sardes et romanes offerts à M. Heinz Jürgen Wolf, Travaux de linguistique et de philologie 33/34, 45-65. • 1998a. "Los antropónimos de origen toponímico : reflexiones metodológicas a partir de ejemplos del dominio lingüístico asturiano", in : Cano González (Ana Maria)/Villa Basalo (Susana) (éd.), Actas del IX Coloquio (Uvieu/Oviedo, 26-29 de octubre 1995), Dictionnaire historique de noms de famille romans [IX], Tübingen, Niemeyer, 1-33. • 1998b. "L'origine des noms de famille thiernois et ambertois" (conférence non publiée présentée à Thiers, en marge du colloque ″Albert Dauzat et le patrimoine linguistique auvergnat″ , 58/11/1998). • 2000a. "N comme les noms de lieux et de personnes. La quête des origines", in : Cerquiglini (Bernard) et al. (dir.), Tu parles ! ? Le français dans tous ses états, Paris, Flammarion, 205216. • 2000b. "Albert Dauzat anthroponymiste", in : Colloque Albert Dauzat et le patrimoine linguistique auvergnat (5-6-7 novembre 1998, Thiers). Actes, Thiers, Parc naturel régional LivradoisForez-CRPD-CNRS, 135-163. • 2001. "La méthodologie de l'étymologie des noms de famille (domaine français et galloroman)", Rivista Italiana di Onomastica 7, 105-127 (= 2000, in : XVe Congrès national de la Fédération française de généalogie. Conférences et actes du congrès de Brest [13-16 mai 1999], s.l., 8291). 63 Étude de la transition entre catégories linguistiques 3. Étude de la transition entre catégories linguistiques Outre la lexicologie (→ 1.) et l'anthroponymie (→ 2.), qui constituent mes deux principaux axes de recherche, je me consacre à l'analyse d'un ensemble de phénomènes linguistiques que l'on peut réunir sous l'appellation de transition entre catégories linguistiques. Il s'agit de travaux que j'ai consacrés à la grammaticalisation (→ 3. 1.), à la pragmatisation (→ 3. 2.), à la déonomastique (→ 3. 3.), enfin à la délocutivité (→ 3. 4.). Le point commun de ces différentes recherches réside dans le fait qu'elles concernent l'étude des changements de catégorie observables en linguistique diachronique (→ illustration 13 de la page suivante), puisqu'elles analysent la transition du lexique à la grammaire, de la grammaire à la pragmatique, enfin des noms propres ou encore du discours au lexique. On rangera à part l'étude de la standardisation (→ 3. 5.), dont le lien avec les travaux ici classés se limite à cette idée de transition (en l'occurrence, il s'agit de l'accès d'une variété régionale au rôle de standard national). 64 Morphosyntaxe (grammèmes) Grammaticalisation : lat. mens, -tis n.f. "esprit" ¾ frm. -ment (suffixe adverbial) (Buchi 1998a) Lexicalisation : afr. garz CS/garçon CR ¾ frm. gars n.m. "type"/ garçon n.m. "enfant mâle" (FEW) Délocutivité : Énoncé : Cessez le feu ! ¾ frm. cessez-le-feu n.m. "trêve" (Buchi 1990, 1995) Pragmatisation : frm. quoi ? pron. interr. ¾ quoi ! (marqueur métadiscursif) (Buchi 2000) Discours (énoncés) Pragmatique (pragmatèmes) Lexique (lexèmes) Déonomastique : nom de famille Poubelle ¾ frm. poubelle n.f. "récipient à ordures" (Buchi 2002a/b) Fixation des noms propres : afr. et picard viez adj. "vieux" ¾ nom de famille picard Viez (PatRom) Onomastique (noms propres) Illustration 13 : vue d'ensemble des changements de catégorie linguistique 65 Étude de la transition entre catégories linguistiques 3. 1. Grammaticalisation • "La conjugaison objective et les langues romanes" (→ Buchi 1998a) Cette communication porte un regard comparatif sur les traces de conjugaison objective que l'on peut déceler en roumain, en italien, en sarde, en français, en occitan, en catalan, en espagnol, en portugais et en piémontais, variété dialectale incluse dans la comparaison en raison de la disponibilité des données la concernant (cf. Ilari/Franchi 1993). En principe, les langues romanes sont caractérisées par la seule conjugaison subjective. En Europe, la conjugaison objective s'observe uniquement dans certaines langues non-indo-européennes tel le hongrois. Dans cette langue, «les formes personnelles du verbe, aux différents temps et modes, sont constituées en deux séries parallèles [...] dont l'emploi respectif est réglé par la présence ou l'absence d'un objet défini (explicite ou implicite)» (Perrot 1984, 25). Par exemple : lát "il voit" látja "il le voit" látja a könyvet "il Ø voit le livre" Depuis les études fondatrices de Heger (1966) et de Rothe (1966), plusieurs linguistes ont dégagé des systèmes embryonnaires d'une conjugaison objective dans divers parlers romans (Llorente/Mondéjar 1974 ; Jaeggli 1986 ; Berretta 1989 ; Stolz 1992 ; Koch 1993 ; Manoliu-Manea 1993). Ces diverses contributions rendaient possible une étude comparative synthétique. Laissant de côté la question de savoir si les différentes langues romanes possèdent ou non une véritable conjugaison objective, j'ai tenté de les situer sur un axe qui mène de celle qui est complètement dépourvue de toute trace de conjugaison objective à celle qui se rapproche le plus d'une langue comme le hongrois qui en est dotée. Le critère retenu était le degré de grammaticalisation des pronoms personnels clitiques. D'une façon générale, ces derniers possèdent une autonomie phonétique et sémantique très réduite, ils forment des paradigmes cohérents, leur distance au syntagme nominal coréférenciel peut être zéro, ils sont dans un rapport de dépendance au verbe-support, et leur position syntaxique est quasiment fixe. Ils réunissent donc presque toutes les conditions que Lehmann (cf. Aguado/Lehmann 1989, 151) considère comme les indices d'une grammaticalisation achevée. Un paramètre fait toutefois difficulté : la variabilité paradigmatique, c'est-à-dire le caractère plus ou moins obligatoire des pronoms clitiques. C'est cet aspect qui a été retenu comme pertinent : un idiome se situera d'autant plus près d'une langue à conjugaison objective qu'il impose (ou, à défaut, qu'il tolère) ce qu'on est convenu d'appeler le pléonasme pronominal, donc la cooccurrence dans la même proposition d'un complément d'objet (nom ou pronom) et d'un pronom conjoint coréférentiel qui le reprend ou l'annonce. 66 Étude de la transition entre catégories linguistiques Une seule langue romane est complètement dépourvue de toute trace de conjugaison objective : c'est le sursilvain. En effet, ce dialecte romanche ne possède pas de pronoms personnels conjoints, de sorte que le second et le tiers actant y sont exprimés exclusivement dans le syntagme nominal. Pour ce qui est des autres parlers romans, le schéma suivant résume leur position respective, en partant de l'italien, qui est le plus faiblement marqué par la conjugaison objective, jusqu'au sarde, qui en présente le système le plus achevé. Langue Clitique anaphorique Clitique cataphorique 1. Italien a) COD = nom : 78 % a) COD = nom : 5 % Io la neve non l'ho mai vista. Voleva che gliele dessi a lui, quelle b) COD = pronom : 92—100 % forbici. A me, mi hanno destinato in b) COD = pronom : 50 % fanteria. Mi ha colpito (a) me. c) COI = nom : 79 % c) COI = nom : 17 % A mio padre gliel'ho detto. Gliel'ho detto a mio padre. d) COI = pronom : 74 % d) COI = pronom : 63 % A me mi facevano pietà. Voleva che gliele dessi a lui, quelle forbici. 2. Occitan a) COD = nom : facultatif a) COD = nom : rare Lou tresòr, lou tenèn. Te l'azeigarai, ta ferigoulo. b) COD = pronom : de règle b) COD = pronom : obligatoire Tu, lou clar soulèu te reviho. Te creiran, tu ! c) COI = nom : fréquent c) COI = nom : rare A la bouorio li cha un ome. De qu'acô li fai al bon Dieus que... ? d) COI = pronom : facultatif d) COI = pronom : facultatif Als uns, lor donava un conselh [...]. Li aviá cridat a ela. 3. Français a) COD = nom : 63 % a) COD = nom : 4 % Le président, je le connais. Je le connais, le président. b) COD = pronom : obligatoire b) COD = pronom : obligatoire Lui, je peux le prendre. J'peux l'prendre lui maintenant. c) COI = nom : obligatoire c) COI = nom : rare (À) mon père, je le lui ai dit. Quand on lui demanda à cette jeune d) COI = pronom : obligatoire fille [...]. (À) moi, ça me plaît. d) COI = pronom : obligatoire Ça me plaît, à moi. 67 Étude de la transition entre catégories linguistiques 4. Portugais a) COD = nom : majoritaire a) COD = nom : rare A língua dessa terra não a Vejo-o, o meu amigo. sabíamos. b) COD = pronom : obligatoire b) COD = pronom : obligatoire Vejo-te a ti. A mim, o passado deixava-me c) COI = nom : très rare indiferente. Não lho disse, ao senhor. c) COI = nom : majoritaire d) COI = pronom : obligatoire Ao amigo dou-lhe a mão. Ele disse-mo a mim. d) COI = pronom : obligatoire A mim, prometeu-me. 5. Catalan a) COD = nom : majoritaire a) COD = nom : marqué El teu marit sí que no l'entenc. L'entenc molt bé, el teu marit. b) COD = pronom : obligatoire b) COD = pronom : obligatoire A ell, l'entenc molt bé. Àdhuc la vigilava a ella. c) COI = nom : majoritaire c) COI = nom : fréquent à l'oral Al seu fill Lluís li ha comprat Li passa a molta gent. llenguado. d) COI = pronom : obligatoire d) COI = pronom : obligatoire Digues-li-ho també al ella. A ell, li he comprat un llibre. 6. Espagnol a) COD = nom : 86—100 % a) COD = nom : très rare A un tipo así, se le llama un tío Lo cogieron al cholo Martínez. antipático. b) COD = pronom : obligatoire b) COD = pronom : obligatoire Juan me saludó a mí. A vosotros no os he visto. c) COI = nom : 51—100 % c) COI = nom : 100 % Le duele la cabeza a Mafalda. A Grossmann le han dejado la d) COI = pronom : obligatoire fábrica. Juan me lo dijo a mí. d) COI = pronom : obligatoire La novela enseña las cosas que a ellos les gustan. 68 Étude de la transition entre catégories linguistiques 7. Roumain a) COD = nom : obligatoire si a) COD = nom : majoritaire déterminé L-am văzut pe Ion. Aceeaşi formaţiune o avem şi în b) COD = pronom : obligatoire limba bulgară. L-a văzut pe el. b) COD = pronom : obligatoire c) COI = nom : fréquent Pe ea s'o vezi, mă Iancule. Cînd o să le povestesc fetelor că m- c) COI = nom : obligatoire si aţi sărutat [...]. déterminé d) COI = pronom : obligatoire Fetelor le plăceau orele lui de Mi-a dat cartea mie. lecţie. d) COI = pronom : obligatoire Iar ţie îţi place simplicitatea. 8. Piémontais a) COD = nom : obligatoire a) COD = nom : obligatoire si le Al liber i u purta-lo via. verbe est séparé du COD b) COD = pronom : obligatoire avec I u purta-i-lo al Juzep al liber. 9. Sarde un temps composé b) COD = pronom : obligatoire L'an fischiálu. Al an chama-me mi. c) COI = nom : obligatoire c) COI = nom : obligatoire Al Juzep at ai de l liber. I-i parlava na fiia. d) COI = pronom : obligatoire avec d) COI = pronom : obligatoire avec un temps composé un temps composé I a di-ie. I l ai parla-ie. a) COD = nom : obligatoire a) COD = nom : de règle à l'oral S'ebba l'appo vida paschende. Bi l ápo naráu déo sa váula. b) COD = pronom : obligatoire b) COD = pronom : obligatoire A isse l'appo idu dromminde. L'appo idu dromminde, a isse. c) COI = nom : obligatoire c) COI = nom : de règle à l'oral A su cane dormidu non li pistes sa Su babbu li narat a su fizu. coa. d) COI = pronom : obligatoire d) COI = pronom : obligatoire Donamiddu a mimi. A mie mi paret. 69 Étude de la transition entre catégories linguistiques Cette présentation schématique montre clairement que, si la conjugaison romane est au départ uniactancielle, la Romania a vu se former dans son sein (à l'exclusion du sursilvain) des systèmes nouveaux, qui intègrent, de manière plus ou moins obligatoire, la référence à d'autres actants dans le syntagme verbal. Si les marqueurs qui véhiculent cette information restent des pronoms clitiques, sans s'assimiler à des affixes de conjugaison, il est néanmoins intéressant de constater que les marques de la conjugaison objective dans les langues qui, tel le hongrois, en sont clairement pourvues, sont issues de l'intégration de pronoms autrefois indépendants dans le verbe conjugué. Autre fait digne d'être relevé : la «conjugaison objective» des langues romanes est dans beaucoup de cas une conjugaison objective différentielle : en occitan, l'annonce du syntagme nominal par un clitique est de règle seulement avec un COD prépositionnel ; en espagnol, on observe ce que Bossong (1985) appelle le marquage différentiel de l'objet : le redoublement pronominal est particulièrement fréquent dans le cas des compléments qui présentent les traits [+ humain] et [+ déterminé] ; en roumain, le clitique cataphorique annonçant un COD nominal est seulement obligatoire pour annoncer un nom propre ou un nom de parenté, ainsi que dans le cas de la possession inaliénable. On constate d'autre part des disparités notables à l'intérieur d'un diasystème donné : ainsi l'espagnol du Río de la Plata est doté d'une conjugaison objective bien plus accomplie que l'espagnol standard. 3. 2. Pragmatisation • "Approche diachronique du marqueur métadiscursif français quoi («La pragmatisation d'un réévaluatif, quoi»)" (→ Buchi 2000) Cette intervention postule que le temps est venu d'ouvrir en linguistique française un chantier en pragmatique diachronique, c'est-à-dire de considérer les phénomènes délimités par l'analyse du discours dans leur dimension historique. La pragmatique a en effet vu s'élargir son domaine d'emploi de la synchronie contemporaine, où elle a longtemps été consignée, à la synchronie d'époques du passé (cf. Radtke 1994 [et mon compte rendu, → Buchi 1998b]), de sorte qu'un minimum de bases matérielles paraît à présent réuni pour tenter de passer à une première approche diachronique. Cette préoccupation rejoint celle de la revue Journal of Historical Pragmatics (Amsterdam/Philadelphie 2000–), très majoritairement consacrée à l'anglais, dont la visée est ainsi définie : «the editorial focus is on socio-historical and pragmatic aspects of historical texts in their sociocultural context of communication (e. g. conversational principles, politeness strategies, or speech acts) and on diachronic pragmatics as seen in linguistic processes such as grammaticalization or discoursization». J'ai choisi d'illustrer cette approche diachronique de l'énonciation par l'étude de la pragmatisation7 du marqueur métadiscursif quoi tel qu'il apparaît dans la dernière réplique du dialogue suivant : 7 Je propose ce terme, dérivé de pragmatique et calqué sur grammaticalisation et lexicalisation, pour désigner le processus par lequel une unité linguistique devient un pragmatème (défini par "unité 70 Étude de la transition entre catégories linguistiques «— Ouais. La partie supérieure de votre bibliothèque. — Eh bien quoi ? — Elle passe pas. — Elle passe pas quoi ? — Elle passe pas, quoi, nulle part. Rien à faire pour vous la monter. » (J.-L. Benoziglio, Cabinet portrait, 1980, Frantext.) Je me suis appuyée sur un corpus de 751 énoncés, dont la majorité sont tirés de la base textuelle Frantext. L'illustration 14 visualise un premier résultat, à savoir la répartition chronologique de ces occurrences pas tranches de dizaines d'années. Il apparaît que le marqueur quoi est fréquent à partir de 1900, de sorte qu'il n'est pas tout à fait faux de l'appeler «the twentieth-century quoi» (cf. Breazeale 1962). Mais l'origine du pragmatème remonte au début du 19e siècle. minimale de sens et d'interaction" par Sarfati 1997, 27). On notera que cette définition fait éclater la limite entre la pragmatique et l'analyse du discours. 71 Étude de la transition entre catégories linguistiques Répartition chronologique des occurrences du marqueur quoi 120 100 80 60 40 Illustration 14 : répartition des 751 occurrences du marqueur quoi dans le temps 72 1990 1980-1989 1970-1979 1960-1969 1950-1959 1940-1949 1930-1939 1920-1929 1910-1919 1900-1909 1890-1899 1880-1889 1870-1879 1860-1869 1850-1859 1840-1849 1830-1839 1820-1829 1810-1819 0 1800-1809 20 Étude de la transition entre catégories linguistiques J'ai conçu cette étude en particulier comme une contribution à la réflexion sur les éclairages à tirer d'un dialogue entre la linguistique synchronique et la linguistique diachronique. C'est pourquoi j'ai centré mon attention sur trois points qui ne sont pas résolus dans l'analyse synchronique de quoi, en m'efforçant de montrer en quoi la dimension historique peut apporter des pistes complémentaires. a) La fonction centrale du marqueur quoi Parmi les chercheurs qui ont analysé des corpus contemporains, deux opinions sont en lice : pour les uns, notamment Gülich (1970) et Kotschi (1985), quoi marque avant tout le fait qu'un segment est terminé, qu'on n'en dira pas plus sur un sujet donné : sa fonction communicative consisterait essentiellement à marquer la clôture thématique, valeur typiquement actualisée dans l'exemple suivant : «D'abord maman et elle se ressemblaient comme deux gouttes d'eau : la même taille, la même silhouette, les mêmes yeux, le même sourire. Tout quoi.» (1990, F. Seguin, L'Arme à gauche, Frantext.) À l'opposé se situe Hölker (1988), pour qui la fonction centrale de quoi consiste à marquer une répétition référentielle, c'est-à-dire à indiquer que le segment qui le précède reprend une information qui a déjà été donnée auparavant. Cette analyse se vérifie bien dans l'exemple suivant : «Il est question dans l'histoire d'un gars qui branle le chef. Qui remue la tronche, quoi, au cas que tu comprendrais pas !» (1987, J.-L. Degaudenzi, Zone, Frantext.) À noter que ces trois auteurs ne nient pas l'existence de la fonction qu'ils ne considèrent pas comme centrale ; ils l'estiment seulement secondaire. Et Hölker (1988, 95) rappelle à juste titre que pour déterminer le sémantisme central d'une unité linguistique, il ne suffit pas de montrer que celui-ci est activé dans la majorité des cas : il convient de plus de démontrer qu'il permet d'expliquer la genèse des sens secondaires. C'est ici que la linguistique historique peut intervenir avec pertinence : au lieu d'envisager la genèse des différents sémantismes au niveau purement logique (de manière spéculative), elle le fait de manière concrète en se basant sur la chronologie des attestations. J'ai donc testé les deux hypothèses à l'aide des occurrences les plus anciennes du corpus. Il se trouve que pour les treize premières attestations, les deux analyses se valent, dans la mesure où quoi y marque à la fois une clôture et une répétition. La première occurrence qui invite à donner la préférence à l'une des deux hypothèses est la suivante : «En revanche, quand je passais devant un sujet plus soigneux et mieux brossé que les autres, je ne manquais pas de l'encourager du geste et de la voix : – tenue ficelée, parole d'honneur ! ... voltigeur modèle, quoi ! ... chic militaire numéro un !» (1842, L. Reybaud, Jérôme Paturot, Frantext.) S'il y a bien répétition référentielle (voltigeur modèle reprend tenue ficelée), il n'y a pas clôture thématique, car l'énumération continue par chic militaire numéro un. D'autres occurrences relativement précoces orientent dans la même direction, de sorte que l'analyse diachronique tend à confirmer ici l'inter- 73 Étude de la transition entre catégories linguistiques prétation de Hölker : historiquement, quoi marque bien d'abord la répétition référentielle, ce qui en fait, selon la terminologie de l'école genevoise, un réévaluatif. b) Le caractère définitoire ou non de la fonction topographique de quoi La deuxième question sur laquelle il y a désaccord entre les synchroniciens est de savoir si quoi a obligatoirement une fonction topographique. Rappelons ici qu'on distingue classiquement trois types de marqueurs de structuration de la conversation : I. Marqueurs de structuration de la conversation à fonction argumentative : ils marquent le rôle respectif de segments énonciatifs dans des structures discursives qui contiennent une intention de convaincre (d'ailleurs, donc, mais). II. Marqueurs de structuration de la conversation à fonction topographique : ils marquent le rôle respectif de segments énonciatifs pour la cohérence thématique (ben, bref, voilà). III. Marqueurs de structuration de la conversation à fonction interactive : ils marquent un énoncé en tant que réaction ou «préaction» à un énoncé de l'interlocuteur (oui ; non ; n'est-ce pas). Les valeurs «répétition référentielle» et «clôture thématique» appartiennent toutes les deux aux fonctions topographiques, si bien que quoi se classe d'abord, en ce qui concerne sa valeur de base, dans la catégorie des marqueurs à fonction topographique. Mais des études récentes ont montré que dans certains contextes, quoi peut revêtir une fonction argumentative (notamment causale ou concessive). Selon Hölker (1985), la fonction argumentative ne fait cependant que se greffer sur la fonction topographique, qui est toujours présente. Kotschi (1985) et Schepper (1987) vont plus loin, puisqu'ils postulent que quoi peut avoir un emploi uniquement argumentatif, à l'exclusion de toute valeur topographique. L'analyse historique peut verser au dossier des contextes comme le suivant : «C'est donc vous que nous avons cogné en passant hier au soir. On n'y voyait pas, quoi ! J'ai dit à ma sœur : est-ce que c'est un monsieur ? Ma sœur m'a dit : je crois que c'est un monsieur !» (1862, V. Hugo, Les Misérables, Frantext.) Dans ce type d'attestations, quoi ne présente pas la moindre valeur topographique, qu'elle soit de clôture thématique ou de répétition référentielle. Ainsi, dans l'exemple ci-dessus, la valeur argumentative (en l'occurrence, causale) est indéniable : le fait qu'on n'y voyait pas est présenté comme la cause de la collision, et c'est là l'unique valeur actualisée de quoi : force est de constater que la fonction argumentative peut exister seule, sans son support topographique originel. Mais de telles occurrences sont rares et tardivement attestées, ce qui montre clairement le caractère secondaire de la valeur argumentative. c) Le caractère obligatoire ou non de la postposition de quoi Enfin, je me suis penchée sur la question de la délimitation du réévaluatif quoi, qui se ramène en dernière analyse à une question de syntaxe : le marqueur quoi est-il nécessairement postposé à l'élément auquel il se réfère ? À noter que cette question est indépendante de celle traitée sous a) : s'il s'agissait cidessus de décider si quoi marque la position finale de l'élément qu'il détermine par rapport à une 74 Étude de la transition entre catégories linguistiques thématique, il s'agit ici de s'interroger sur la position finale ou non de quoi par rapport à l'élément auquel il se réfère. Contrairement aux deux questions traitées jusqu'ici, celle-ci ne divise pas les auteurs qui ont abordé le marqueur quoi, puisqu'ils sont unanimes pour considérer que ce marqueur suit toujours immédiatement l'unité de discours sur laquelle il porte. Il est vrai que l'immense majorité du corpus d'exemples que j'ai réuni valide cette analyse. Cependant il n'y a pas de raison d'écarter les occurrences, certes minoritaires et tardives — elles apparaissent à la fin du 19e siècle —, où quoi est placé en incise : «À sa crainte de s'attirer des embêtements, s'il poussait le manque de pudeur jusqu'à lâcher le ministère après la mise en demeure nette et claire de la veille, se mêlait l'envie folle de le lâcher tout de même, et il pensait : — Après tout, quoi, Chavarax a raison ; je peux être tombé malade.» (1893, G. Courteline, Messieurs les ronds de cuir, Frantext.) «[...] en qualité de protecteur, de vice-époux, si j'ose dire, de l'Angiolina. C'était, quoi, une affaire de famille.» (1913, V. Larbaud, A. O. Barnabooth, Frantext.) Si l'on accepte cet élargissement du champ d'application du marqueur énonciatif quoi, il apparaît que ce dernier se range, selon la terminologie d'Auchlin (1981, 97-8), d'abord dans la catégorie des marqueurs rétroactifs, et en second lieu — après près d'un siècle d'existence écrite, et seulement à la 121e attestation connue — dans celle des marqueurs à la fois rétro- et proactifs. On comble ainsi une lacune de la description. d) Conclusion Au-delà de l'analyse concrète du réévaluatif quoi, j'espère avoir pu faire entrevoir les capacités de l'histoire de la langue à apporter des réponses complémentaires à des questions que se posent les pragmaticiens qui travaillent sur des matériaux contemporains. S'il est vrai que les diachroniciens ont beaucoup à gagner à prendre en compte les acquis de la pragmatique, il me semble que, de son côté, cette dernière aurait tort de se priver de l'enseignement de la linguistique historique. Dans le prolongement de cette intervention, j'envisage l'élaboration d'un projet d'étude historique des marqueurs discursifs du français. 75 Étude de la transition entre catégories linguistiques 3. 3. Déonomastique • "Stand und Perspektiven der wortgeschichtlichen Behandlung von Deonomastika in der französischen Lexikographie" (→ Buchi 2002b) Il s'agit de la contribution à une table ronde organisée par Wolfgang Schweickard, le fondateur de la recherche déonomastique romane (cf. Schweickard 1992), dans le cadre du 18e Congrès International des Sciences Onomastiques. Les participants à la table ronde (W. Haubrichs [allemand], K. Hengst/E. Gebauer [russe], A. Monjour [espagnol et portugais], M. Pfister [italien], W. Schweickard [anglais], H. J. Wolf [sarde] et moi-même [français]) étaient invités à analyser le traitement des déonomastiques (ou dérivés de noms propres) dans la lexicographie générale de leur domaine linguistique. J'ai fait porter mon analyse sur deux dictionnaires français d'orientation historico-étymologique, le FEW et le Robert Historique (RobHist), sur les trois principaux dictionnaires contemporains synchroniques qui contiennent des informations historiques : le TLF, le Grand Robert (Robert 1985) et le Grand Larousse (Lar 1971—1978), enfin sur le Larousse Encyclopédique (LarEnc 1982—1985). À titre d'exemple, j'ai analysé plus précisément la tranche alphabétique E-, ce qui a permis de mettre à jour 236 formations à partir de noms de lieux et 93 formations à partir de noms de personnes. J'ai voulu que cette analyse soit aussi bien qualitative que quantitative, passant en revue d'une part des questions de nomenclature, de l'autre, des problèmes d'étymologie et d'histoire interne (comme la datation ou la phraséologie). L'examen détaillé des pratiques des six dictionnaires retenus fait apparaître une situation assez encourageante au niveau quantitatif (à l'intérieur des langues romanes, le français détient ici une place de pionnier), mais très perfectible au niveau qualitatif : le traitement étymologique et historique des déonomastiques français est loin de l'excellence du standard pour les lemmes d'origine lexicale. Tout se passe en effet comme si les lexicographes ne s'astreignaient pas, dans le traitement des déonomastiques — sans doute considérés comme un phénomène marginal —, à la même rigueur que pour le noyau central du lexique. Ainsi, dans le cas des déonomastiques créés en latin scientifique (par exemple fr. endymion n.m. "jacinthe des bois" [dp. 1870] < latsc. Endymion [dp. 1827] < NP Endymion), cette étape est systématiquement ignorée, les rubriques étymologiques se contentant de renvoyer au nom propre (etimologia remota). D'autre part, alors qu'en lexicologie française, des indications précises sur la première datation font en principe partie intégrante du traitement historique minimal, on constate que pour de nombreux déonomastiques, les dictionnaires s'abstiennent de toute indication chronologique. Pour d'autres, il m'a été aisé d'améliorer les datations avancées (par exemple fr. égéen adj. "relatif à la mer Égée", daté de 1914, mais antédatable en 1855, ou fr. états-unien adj. "relatif aux États-Unis", daté de 1947, mais antédatable en 1935). 76 Étude de la transition entre catégories linguistiques • "Réflexions sur l'apport de la déonomastique pour la théorie du nom propre : le cas des éponymes à article intégré (domaine roman)" (→ Buchi 2002a) constitue une contribution à l'analyse du statut (plus ou moins figé) de l'article intégré des noms de personne comme Le Corbusier et des noms de lieu comme La Rochelle. Les critères interrogés habituellement pour traiter cette question (cf. Arthur 1972/1973 ; Doppagne 1981 ; Kleiber 1981) sont d'ordre syntaxique (pososibilité d'intercaler un adjectif entre l'article et le nom, effacement de l'article dans certaines positions, etc.), phonologique (élision du schwa de l'article le dans la chaîne parlée), morphologique (règle d'amalgame des articles définis), orthographique (majuscule ou minuscule) ou méta-linguistique (place d'apparition dans la nomenclature des dictionnaires). Le recours à un critère lexicologique et «transformationnel» que j'ai préconisé (cf. l'analyse sémique basée sur les emplois métaphoriques d'un lexème par Le Guern 1973, 114-117), qui consiste à étudier le comportement de l'article défini lors de la dérivation déonomastique, est inédit, et il complète utilement les aspects classiques. Indépendamment de sa rentabilité pratique, ce critère revêt aussi une importance théorique, car il se situe en amont de la majorité des critères retenus d'ordinaire. Il s'impose parce qu'il fait intervenir le niveau logique précédant la mise en discours du nom propre. Purement lexical, le critère que peut apporter ici la déonomastique à la théorie du nom propre a un statut en quelque sorte plus interne à la matière traitée que ceux de la syntaxe. La base de mes réflexions est constituée d'un corpus (tiré des dictionnaires généraux tant synchroniques qu'historiques ainsi que des principaux recueils de dérivés de noms propres) de 786 déonomastiques appartenant à toutes les langues romanes formés sur des éponymes à article intégré, dont une majorité de noms d'habitants ou ethniques. L'analyse de ces données m'amène à formuler dix thèses sur le statut de l'article intégré des noms propres romans. a) Noms de lieu Thèse 1 : À l'exception du français du Canada (→ thèse 3), l'article des toponymes romans indigènes a en général le statut d'un déterminant libre Le tableau suivant présente un exemple par domaine linguistique : Langue Toponyme Déonomastique portugais o Funchal funchalense espagnol El Biezo berciano catalan La Canonja canongí occitan La Molo moulian francoprovençal /la'barma/ /barmeẽ/ français (de France) La Brigue brigasque italien La Cugna cugnese roumain Bârsanu bârsănean 77 Étude de la transition entre catégories linguistiques Thèse 2 : L'article des toponymes indigènes des langues romanes autres que le français du Canada (→ thèse 3) a le statut d'un affixe dans les cas où le toponyme ne s'identifie pas à un lexème de la langue considérée Cette règle est nécessaire pour rendre compte des rares cas qui échappent à la première thèse : Langue Toponyme Déonomastique occitan Labrillano labrihano n.f. "variété de figue" français (de France) Laval lavallois adj. "concernant Laval" En effet, les locuteurs ne peuvent pas dégager un nom féminin *brillano en occitan, et le français moderne ne présente pas de nom féminin *val non plus. Thèse 3 : En français du Canada, l'article des toponymes indigènes a un statut complexe, tantôt assimilable à un prédéterminant libre, tantôt à un préfixe On observe notamment deux cas de figure : 3.1. L'article intégré pluriel se comporte toujours, et l'article intégré singulier en général, comme un déterminant : Les Cèdres > cèdreau ; Le Bic > bicois. 3.2. L'article intégré singulier se comporte comme un préfixe quand l'orthographe officielle du toponyme ne comporte pas d'espace : Lachute > lachutois ; LeMoyne > lemoynois. On peut se demander pourquoi le français du Canada occupe une place à ce point particulière à l'intérieur du diasystème français. La réponse réside sans doute dans le caractère relativement récent de bon nombre de ces ethniques, de sorte que du point de vue de l'article intégré, le français du Canada représente en quelque sorte du "français (voire du roman) avancé". 78 Étude de la transition entre catégories linguistiques Thèse 4 : L'article des toponymes d'origine arabe désignant des localités romanes est à considérer comme un affixe Exemples : Langue Toponyme Déonomastique espagnol Algeciras algecireño adj. "concernant Algeciras" catalan Alboraia alboraier adj. "concernant Alboraia" français Albarracín albrasin n.m. "sorte de laine d'Espagne" Un indice supplémentaire du figement de l'article est fourni par l'existence de toponymes espagnols (La Alberca) et catalans (L'Alforí), qui comportent un article intégré indigène en plus de l'article arabe que peut dégager l'étymologie. Thèse 5 : L'article des toponymes exolingues traduits ou adaptés dans une langue romane acquiert le statut d'un déterminant libre Ce cas de figure est donc assimilable aux toponymes indigènes (→ thèse 1). Exemples : Langue Toponyme étranger Toponyme traduit Déonomastique espagnol Le Havre (français) El Havre havrés adj. "concernant Le Havre" français Al-Quāhirah (arabe) Le Caire cairin n.m. "tapis turc" Thèse 6 : L'article des toponymes exolingues non traduits dans les langues romanes a le statut d'un déterminant libre Les seuls exemples relevés concernent des ethniques espagnols : Toponyme Déonomastique De Koog (néerlandais) kogés El-Obeid (arabe) obeidiano C'est sans doute là le constat le plus étonnant, mais la base documentaire est encore trop faible pour que ce résultat puisse être considéré comme définitif. 79 Étude de la transition entre catégories linguistiques Thèse 7 : L'article des toponymes d'une langue romane autre que celle considérée et qui ne se traduit pas se comporte comme un préfixe Exemples : Langue Toponyme Déonomastique espagnol Le Pont (français) lepontino italien Las Plassas (espagnol) lasplassese b) Noms de personne Thèse 8 : Dans les langues romanes à article défini antéposé (toutes les langues romanes à l'exception du roumain), l'article des anthroponymes indigènes a le statut d'un préfixe Exemples : Langue Anthroponyme Déonomastique espagnol Las Casas lascasista n.m. "connaisseur de Las Casas" occitan Labadié labadié n.m. "médecin" français Le Corbusier lecorbuserie n.f. "bâtiment dans le style de Le Corbusier" italien La Malfa lamalfiano adj. "concernant La Malfa" 80 Étude de la transition entre catégories linguistiques Thèse 9 : En roumain (seule langue romane à article défini postposé), le statut de l'article des anthroponymes indigènes dépend de leur genre : tandis que l'article féminin représente un déterminant libre, l'article masculin est assimilable tantôt à un suffixe, tantôt à un déterminant libre Exemples : Genre Anthroponyme Déonomastique Féminin Vlădoianca vlădoiancă n.f. "sorte de cépage" Eminescu eminescian adj. "concernant Eminescu" Lascu(l) lăsculească n.f. "sorte de cépage" Masculin Thèse 10 : Dans les langues romanes, l'article des anthroponymes exolingues est à considérer comme un préfixe Exemples : Langue Anthroponyme Déonomastique portugais Al-mansur (arabe) almançor n.m. "musulman qui s'est distingué pendant la guerre" espagnol Al-mansur (arabe) almansor n.m. "chef des Maures" catalan Lamarck (français) lamarckià adj. "concernant Lamarck" français (ancien ~) Al-mansur (arabe) almançur n.m. "prince sarrasin" italien Laforgue (français) laforghiano adj. "qui ressemble aux idées de Laforgue" roumain Lebel (français) lebel n. "sorte de fusil" Au terme de ce survol, il apparaît que le rendement du critère déonomastique pour l'analyse de l'article intégré des noms propres est évident. Toutefois il serait téméraire de baser des analyses 81 Étude de la transition entre catégories linguistiques définitives sur ce seul critère, ne serait-ce que du fait que par son essence même, le critère lexical ne peut jamais nous renseigner que sur le degré de figement de l'article intégré au moment de la formation des déonomastiques qu'il a générés. D'autre part, la nature du critère retenu ne permet que deux possibilités de solution, tandis que l'analyse syntaxique permet un nombre bien plus important de combinaisons. Le recours à d'autres critères conjoints paraît donc absolument incontournable. 3. 4. Délocutivité • Je passerai rapidement sur l'article "Typologie des délocutifs galloromans" (→ Buchi 1995), qui représente une version abrégée et légèrement remaniée de mon mémoire de maîtrise, présenté en 1989 à l'Université de Berne. La découverte de la délocutivité remonte à É. Benveniste (1958), qui attire l'attention sur les seuls verbes délocutifs, définis comme des dérivés d'une «locution». Sa démonstration, appuyée avant tout sur des exemples tirés des langues classiques, met en évidence le rapport synchronique entre une locution (nous dirions plus volontiers une formule conventionnelle) telle que salut ! et son verbe correspondant saluer : un délocutif est défini par la relation «dire x !» qu'il entretient avec sa base énonciative x ! (qui doit être pourvue de sens). Le propre des délocutifs est donc de ne pas constituer, comme c'est le cas pour l'immense majorité du lexique, des signes de la langue dérivés d'autres signes de la langue, mais des signes de la langue provenant de fragments de discours. Par la suite, divers élargissements ont été apportés à la théorie de Benveniste (entre autres par Cornulier 1976 ; Ducrot 1980 ; Anscombre 1985 ; Chambon 1986), notamment pour étendre le phénomène à d'autres espèces de mots, voire à des faits à première vue assez dissemblables. Pour établir ma typologie, je m'en suis tenue à la définition des délocutifs telle qu'elle se dégage de ces élargissements, à la restriction près que je n'ai retenu que les cas où la délocutivité recouvre une notion diachronique (à l'exclusion donc des cas comme saluer) : est appelée délocutif toute unité lexicale qui provient d'un fragment de discours, indépendamment de sa catégorie grammaticale, de son mode de formation (dérivation impropre incluse) et de son éventuelle valeur illocutoire. Étant donné qu'il n'existe aucune marque objective de la cristallisation d'un énoncé en lexème, cette recherche a d'abord posé des problèmes de reconnaissance. Il y a bien parfois des amorces de critères formels comme l'impératif, les indicateurs déictiques ou la présence d'une interrogation qui font présumer un délocutif, mais ces cas sont plutôt rares. Souvent, à défaut de tels critères manifestes en synchronie et dans les cas où la source est muette sur l'étymologie, il a fallu faire appel à l'histoire de la langue, en comparant les datations et les localisations de la base énonciative et du présumé délocutif, mais aussi en cherchant par hypothèse les conditions primitives dans lesquelles la fonction de la locution se justifierait le mieux. Cette méthode m'a permis de réunir 641 délocutifs galloromans. Comme la base empirique des travaux consacrés à la délocutivité est en général assez faible, voire très faible, c'était là déjà un premier 82 Étude de la transition entre catégories linguistiques résultat intéressant. Il s'agissait aussi d'un nombre suffisamment élevé pour en tirer des conclusions valables au niveau de la typologie. Face à ce corpus assez étendu et peu homogène, plusieurs possibilités de classement s'offraient, par exemple morphologique, syntaxique, chronologique ou diasystémique. Cependant, la délocutivité étant une catégorie pragma-lexicale, il m'a semblé plus intéressant d'axer cette typologie sur l'énonciation, en partant du schéma de la communication de Jakobson (1963) : on relève en effet des délocutifs qui désignent le locuteur, l'allocutaire, le contexte, le canal, le code ou encore le message par rapport à l'énoncé de base. Pourtant toute situation d'énonciation suppose également un moment et un lieu, de sorte qu'il faut joindre ces deux cases à celles en rapport direct avec la théorie de Jakobson. En outre, une partie assez importante du corpus, et singulièrement les verbes délocutifs stricto sensu, ne désignent pas un seul participant du discours, mais l'énonciation dans son ensemble. On en arrive donc à neuf catégories distinctes : a) Énonciation Cette catégorie concerne la variété de délocutifs la plus accomplie, puisqu'elle désigne l'acte énonciatif complet. Par exemple : fr. bisser v.tr. "demander à un artiste de recommencer ce qu'il vient d'interpréter" (dp. 1820, TLF) < fr. bis ! interj. "une nouvelle fois !" (dp. 1762, ibid.). b) Locuteur Il s'agit de délocutifs dont le sémantisme se fige sur la personne qui prononce les fragments du discours à leur origine ; ils sont assez fréquents. Par exemple : fr. dabo n.m. "celui qui donne, qui paie ; maître du logis" (dp. 16e s., vieilli, FEW 3, 1a) < lat. dabo fut. 1e pers. "je donnerai". c) Allocutaire Inversement, et ce n'est pas rare, c'est l'allocutaire qui peut être désigné par un délocutif. Par exemple : frcomt. tiatia n. "vache" (FEW 22/2, 62b) < tia ! tia ! interj. "en avant ! en avant !" (ibid.). d) Contexte Ce sous-groupe est consacré à des délocutifs qui désignent non pas un acteur de la communication, mais un objet présent lors de l'énonciation. Par exemple : fr. hallope n.m. "vaste filet de pêche qu'on traîne sur le fond" (dp. 1803, FEW 16, 106a) < néerl. haal op ! "tirez en haut !". e) Canal J'entends par délocutifs du canal ceux qui désignent le support de l'énoncé de base. Dans la majorité des cas (peu nombreux par ailleurs), la formation délocutive intervient à partir de fragments de discours écrits. Par exemple : argot sit nomen n.m. "écu de six francs" (env. 1800, FEW 7, 177a) < lat. sit nomen (Domini benedictum), inscription que portait cette pièce de monnaie. 83 Étude de la transition entre catégories linguistiques f) Code Très rarement, les délocutifs désignent le code, c'est-à-dire la langue qui sert à proférer l'énoncé de départ. Par exemple : Hainaut canifèchtône n.m. "langage de flamand" (FEW 16, 300a) < néerl. kan niet verstaan ! "je ne comprends pas". g) Message Ce sous-groupe concerne les délocutifs dont le sémantisme traduit l'accomplissement du message d'origine. Par exemple : fr. garde-à-vous n.m. "position immobile du soldat qui est prêt à exécuter un ordre" (dp. 1923, FEW 17, 517a) < fr. garde à vous ! interj. "attention ! (commandement militaire)" (dp. 1835, ibid.). h) Moment Les délocutifs de ce type, rarissimes, sont qualifiés par une focalisation sur l'instant où l'énoncé d'origine est proféré. Par exemple : apic. dire tu autem, Domine loc.v. "finir (une œuvre littéraire)" (déb. 13e s., FEW 13/2, 383a) < lat. tu autem, Domine (, miserere nobis), formule par laquelle se terminent les leçons du bréviaire. i) Lieu Enfin, quelques rares délocutifs désignent l'endroit où un fragment de discours est prononcé. Par exemple : fr. décrochez-moi-ça n.m. "boutique de fripier" (dp. 1870, FEW 16, 402b) < fr. décrochez-moiça !, phrase prononcée par le client. Ces quelques exemples auront montré le caractère fécond du recours à l'énonciation pour la typologie des délocutifs. • "Les noms de famille français d'origine délocutive. Essais de traitement lexi- cographique" (→ Buchi/Chambon 1990), communication non publiée, se rattache à une thématique voisine : l'apport de l'énonciation à l'anthroponymie. 84 Étude de la transition entre catégories linguistiques 3. 5. Une thématique à part : la standardisation • "Variétés locales et suprarégionales dans la genèse des langues romanes standard" (→ Buchi/Glessgen 2001) Cette publication est issue d'une contribution invitée à la journée d'étude sur la standardisation linguistique organisée par la Société de Linguistique de Paris en janvier 2000. La question suivante était posée aux participants : «Les langues de communication (koiné, lingua franca) ont-elles des propriétés linguistiques (morphologiques, syntaxiques, lexicales) qui les prédisposent à jouer ce rôle indépendamment des aléas de la constitution des États, empires, fédérations ou acquièrent-elles progressivement ces propriétés en accédant à cette fonction ?» Sur les quatre paragraphes de l'article, je me suis chargée plus précisément de la partie introductive, qui délimite la problématique et la pose à l'intérieur du modèle «langues écart»/«langues par élaboration» de H. Kloss (cf. Kloss 1987), ainsi que de la troisième partie, qui s'interroge concrètement sur l'importance des données linguistiques dans la sélection des variétés qui ont accédé au standard. Elle comporte trois études de cas : une première dédiée à la phonologie, sur la base de l'exemple portugais ; une autre, consacrée à la morphologie, l'exemple retenu étant le français ; une dernière, enfin, se penche sur la syntaxe espagnole. 85 Étude de la transition entre catégories linguistiques a) Phonologie (portugais) Le diasystème du portugais européen moderne présente essentiellement deux ensembles dialectaux, le premier au Nord, le second au centre et au Sud, qui s'opposent sur cinq traits phonologiques (→ illustration 15 de la page suivante, établie d'après Woll 1994). On peut donc se poser la question de savoir laquelle de ces variétés s'est imposée comme standard, et pour quelle raison. Bien entendu, lors de l'élaboration du portugais standard, qui remonte au 14e siècle, la majorité des différences phonologiques entre les deux zones dialectales n'avait pas encore pris place : on ne les atteste que pour le 16e siècle et, pour certains traits, même pas avant le 18e siècle. Il s'agit donc en réalité de délimiter si le portugais standard a suivi les évolutions de l'une ou de l'autre aire dialectale ou non. Il existe a priori deux possibilités : soit la variété la plus riche en oppositions phonologiques se serait imposée. En l'occurrence, cela qualifierait la variété septentrionale, qui présente quatre oppositions sur cinq (ce dialecte est en général archaїsant : il ne participe pas aux simplifications du sud). Si l'on compare cette hypothèse avec les données du portugais standard (colonne 3 de l'illustration 15), on s'aperçoit qu'elle est invalidée par quatre traits sur cinq ; il faut donc la rejeter. On peut tester ensuite l'hypothèse contraire : la variété la moins riche en oppositions phonologiques se serait imposée, en raison de sa simplicité. Cela mettrait en avant le dialecte centro-méridional, qui compte quatre simplifications sur cinq. Or cette thèse est invalidée par un trait (le numéro 5) du portugais standard, que l'on n'arrive pas à expliquer par un motif intra-linguistique : il n'y a aucune raison pour laquelle le standard aurait maintenu la diphtongue /ei/, alors qu'il a éliminé /ou/ (trait 4). En résumé, le système phonologique du portugais standard ne partage l'ensemble de ses traits ni avec les parlers centro-méridionaux, ni encore moins avec ceux du nord. Il est tout simplement identique à celui de Lisbonne (reproduit dans la dernière colonne de l'illustration 15), sur lequel il a été calqué pour des raisons historiques et sociopolitiques. 86 Étude de la transition entre catégories linguistiques Le système phonologique du portugais standard comparé à celui de ses dialectes Parlers septentrionaux Parlers centroméridionaux Portugais standard Parler de Lisbonne [sauf Lisbonne] 1. Opposition Neutralisation en /b/ Maintien de l'opposition Maintien de l'opposition Maintien de l'opposition Maintien de l'opposition Neutralisation en /ʃ/ Neutralisation en /ʃ/ Neutralisation en /ʃ/ Maintien de l'opposition Neutralisation en /s/ Neutralisation en /s/ Neutralisation en /s/ Maintien de la diphtongue Monophtongaison en /o/ Monophtongaison en Monophtongaison en /o/ /o/ Maintien de la diphtongue Monophtongaison en /e/ Maintien de la diphtongue phonologique /v/ ↔ /b/ 2. Opposition phonologique /tʃ/ ↔ /ʃ/ 3. Opposition phonologique /s/ ↔ /ʂ/ [exemple : passo n.m. "pas" ↔ paço n.m. "palais"] 4. Diphtongue /ou/ versus /o/ 5. Diphtongue /ei/ versus /e/ Illustration 15 : genèse du système phonologique du portugais standard 87 Maintien de la diphtongue Étude de la transition entre catégories linguistiques b) Morphologie (français) Au Moyen Âge, on observe dans la France d'oïl l'émergence de plusieurs variétés régionales partiellement standardisées de la langue vernaculaire écrite. Parmi ces variétés ou scriptae se distingue notamment, à côté de l'anglo-normand, du picard, du champenois, ce qu'on a coutume d'appeler le francien, la langue de la capitale administrative et intellectuelle, scripta de la cour et de la chancellerie royale, qui est l'ancêtre direct du français standard moderne. Si le francien l'a emporté sur les autres scriptae, c'est avant tout, à l'évidence, pour des raisons extralinguistiques. On peut néanmoins se poser la question de savoir si des raisons internes n'ont pas favorisé la promotion et la diffusion de cette variété particulière. Pour ce qui est de l'aspect morphologique, il m'a paru particulièrement intéressant de comparer le francien à l'ancien picard, pour lequel Gossen (1970, 153) compte sept traits différentiels par rapport à la langue centrale (→ illustration 16 deux pages plus loin). Notons tout de suite que du point de vue de la variation interne, les deux systèmes considérés étaient d'une grande complexité, de sorte que, quelle que soit la variété prise comme base, le processus d'élaboration de la norme commune impliquait une sélection morphologique, et donc l'élimination d'un nombre considérable de variantes non rentables. L'aspect de la variation interne n'étant pas discriminatoire, n'ont été reportées dans le schéma que les variantes morphématiques les plus typiques. Peut-on déceler, parmi les sept particularités morphologiques qui opposent l'ancien picard au francien, des cas où celui-ci présente un système plus régulier, plus cohérent que celui-là ? Le premier trait considéré, la forme du pronom personnel de la première personne, je en francien et jou en ancien picard, ne donne l'avantage à aucune des deux variétés : les paradigmes des pronoms personnels des deux variétés sont aussi irréguliers l'un que l'autre. Des remarques analogues valent pour le deuxième trait, la forme du pronom personnel neutre. Pour ce qui est du troisième critère, la forme du pronom possessif féminin, les deux systèmes sont tous les deux réguliers à leur manière. La quatrième opposition concerne les formes de passé simple issues de HABUIT, SAPUIT et TACUIT, réalisées ot, sot, tot en francien et eut, seut, teut en ancien picard. Ce point donne un avantage au picard : tandis que le francien présente un paradigme à deux allomorphes (oi, eüs, ot, eümes, eüstes, orent), le système de l'ancien picard est régulier (eus, eüs, eut, eümes, eüstes, eürent). De manière assez caractéristique d'ailleurs, cette «faiblesse» du francien a été éliminée dès le moyen français, où la variété centrale aboutit, par analogie avec le paradigme de estre, à un système identique à celui de l'ancien picard. Il y a donc match nul dès l'époque du moyen français. Quant au cinquième trait, la forme de la première personne de l'indicatif présent des verbes faire, plaire et taire, il ne favorise, au niveau du paradigme de ces verbes, aucune des deux variétés en présence : une forme fach est aussi biunivoque — mais en même temps aussi isolée — que faz. En revanche, on constate en ancien picard une tendance à la généralisation de la désinence -ch à toutes les classes 88 Étude de la transition entre catégories linguistiques de conjugaison, ce qui confère une plus grande cohérence interne à la morphologie de l'indicatif de cette variété. Le sixième trait concerne la forme de la quatrième personne de l'indicatif imparfait ; il donne l'avantage au francien, qui présente un système assez régulier avec juste une alternance vocalique /ei/ ↔ /i/, tandis que la forme -iemes du picard introduit de la disparité dans le système. Pour ce qui est du dernier critère, les formes de la première personne du subjonctif présent issues du type FACIAM, TACIAM, les deux variétés se valent à l'intérieur de leur paradigme. Mais les formes en -che de l'ancien picard ont eu tendance à s'étendre à l'ensemble des conjugaisons, ce qui aboutit à ce que l'on peut appeler une «tentative[s] intéressante[s] pour instaurer un système économique d'opposition entre indicatif et subjonctif» (Buridant 2000, 251). En résumé, sur sept traits morphologiques opposant le francien et l'ancien picard, trois (1, 2 et 3) présentent un paradigme aussi cohérent d'un côté que de l'autre. Trois autres (4, 5 et 7) assignent une plus grande régularité à l'ancien picard, tandis qu'un seul (6) favorise le francien. On peut donc conclure que la cohérence du système morphologique n'est pour rien dans la sélection de la variété de base pour le français standard. 89 Étude de la transition entre catégories linguistiques La morphologie du francien comparée à celle de l'ancien picard Francien Ancien picard Français standard > je (Buridant 2000, 408) > jou (Gossen 1970, 123) je > ce (Buridant 2000, 123) > chou (Gossen 1970, 123-4) ce > (la) moie (Buridant 2000, 148) → (la) toie, (la) soie (Hasenohr 1993, 48) > (le) mi(e)ue (féminin analogique sur *mieus < MEUS) → (le) ti(e)ue, (le) si(e)ue (Gossen 1970, 128) la mienne (forme analogique sur le masculin) (Bourciez/Bourciez 1967, 70 ; Marchello-Nizia 1997, 177) > ot, sot, tot (Buridant 2000, 257) > eut, seut, teut (phénomène purement phonétique) (Gossen 1970, 129-30) eut, sut, tut (formes analogiques sur fut < FUIT) (Zink 1989, 205) > faz, plaz, taz (Zink 1989, 148) > fach, plach, tach → commanch, demanch, loch (loer) (Gossen 1970, 132-3 ; Buridant 2000, 247-8) fais, plais, tais (formes analogiques sur finis < *FINISCO) (Zink 1989, 158) -i(i)ens (Buridant 2000, 271) > -iemes (-iens X sommes/chantames/...) (Gossen 1970, 136-40) -ions (forme étymologique) (Picoche 1979, 49) > face, tace (Picoche 1979, 43) > fache, tache → demeurche, doiche (devoir) (Gossen 1970, 140-2) fasse (forme étymologique) ↔ taise (forme analogique sur celle de l'indicatif présent) (Picoche 1979, 43) 1. Pron.pers. 1 EGO 2. Pron.pers. neutre ECCE-HŌC 3. Pron.poss. f. MEA 4. Passé simple HABUIT, SAPUIT, TACUIT 5. Ind. prés. 1 FACIO, PLACEO, TACEO 6. Ind. impf. 4 -ĒBAMUS 7. Subj. prés. 1 FACIAM, TACEAM > (évolution directe) → (analogie) ↔ (opposition) Illustration 16 : comparaison de la morphologie du francien avec celle de l'ancien picard 90 Étude de la transition entre catégories linguistiques c) Syntaxe (espagnol) C'est le règne d'Alphonse le Sage, s'étendant de 1252 à 1284, qui constitue la période décisive pour la formation de la langue espagnole standard : il voit fleurir, sous l'impulsion du roi lui-même, d'innombrables traductions à partir du latin et de l'arabe ainsi que des œuvres originales dans les domaines scientifique et littéraire, et on peut dire qu'à cette époque naît à proprement parler la prose castillane (Lapesa 1981, 237-8). C'est la norme élaborée à Tolède, en Nouvelle-Castille, résidence, du 13e au 16e siècle, des rois de Castille et lieu de haute culture, qui servit de référence pour la langue commune, notamment en ce qui concerne la phonétique et la morphologie (Lapesa 1981, 241-2). On a coutume de dire que c'est pendant la période alphonsine qu'intervient aussi l'élaboration de la syntaxe castillane, la complexité des idées exprimées dans les genres textuels alors arrachés au latin et à l'arabe nécessitant de nouveaux moyens d'expression (Lapesa 1981, 242 ; Penny 1993, 17). Voici un extrait des Siete Partidas, un texte juridique remontant à 1256/1263 et rédigé sous le contrôle personnel d'Alphonse le Sage : Cómo el rey debe amar, et honrar et guardar a su muger. — Amar debe el rey a la reina su muger por tres razones : la primera porque él et ella por casamiento segund nuestra ley son como una cosa, de manera que se non pueden partir sinon por muerte o por otras cosas ciertas, segunt manda santa Eglesia ; la segunda porque ella solamente debe ser segunt derecho su compaña en los sabores et en los placeres, et otrosí ella ha de seer su aparcera en los pesares et en los cuidados ; la tercera porque el linage que en ella ha o espera haber, [Dios quiera (?)/ojalá (?)] que finque en su lugar después de su muerte. Honrarla debe otrosí por tres razones : la primera porque, pues ella es una cosa con él, cuanto más honrada fuere, tanto es él más honrado por ella ; la segunda [...]. (Lapesa 1981, 242) L'analyse de la période fait apparaître une indépendante et deux phrases complexes. La première phrase complexe enchaîne, outre la principale, trois causales juxtaposées (elles suivent les segments appositifs de la principale la primera, la segunda, la tercera). La première de ces causales a dans son sillon une consécutive, dont dépend à son tour une modale. La deuxième est coordonnée par et otrosí avec une autre causale. L'interprétation de la troisième n'est pas aisée, car elle contient une rupture de construction (ou une ellipse : l'interjection serait alors sous-entendue). Je proposerais de suppléer un élément interjectif et d'analyser 'porque el linage [Dios quiera (?)/ojalá (?)] que finque en su lugar después de su muerte' à la fois comme une causale (dont dépend une relative) et comme une optative. La seconde phrase complexe a été coupée par Lapesa ; le début comprend, à part la principale, une causale, dont dépend une autre causale et une modale. La période comprend donc, au niveau des subordonnées, une relative et différentes circonstancielles, introduites par porque, de manera que, segunt, que et cuanto más. Pris un à un, aucun des moyens syntaxiques en place ici n'était inconnu avant la période alphonsine, même si les textes d'avant cette époque charnière se caractérisent surtout par un emploi récurrent du que plurifonctionnel. Ce qui frappe, pourtant, c'est leur cooccurrence dans une même phrase, et surtout le fait que ces subordonnées soient imbriquées les unes dans les autres. Même au niveau supra-phrastique, la cohérence est assurée, 91 Étude de la transition entre catégories linguistiques notamment par la reprise d'éléments (amar, honrar, guardar) et par une énumération explicite (primera, segunda, tercera). Cette élaboration tant au niveau de la syntaxe phrastique complexe que de la syntaxe textuelle confère une complexité syntaxique certaine à notre texte. D'où cette question : existe-t-il des textes pré-alphonsins qui se hissent au même niveau de complexité syntaxique (c'est-à-dire, qui imbriquent un nombre comparable de types de subordonnées à l'intérieur d'une période), et à quelle région sont-ils assignables ? Cano Aguilar (1998, 313) dénombre quatre textes pré-alphonsins qui répondent à ce critère : un document de Burgos de 1100, une convention rédigée en 1206 à Uclés (province de Cuenca), un acte produit à Tolède au début du 13e siècle et un texte non localisable émanant de la chancellerie de Ferdinand III, donc datable entre 1230 et 1252. Entre les quatre, Cano Aguilar estime que celui de Tolède est le moins complexe au niveau syntaxique, tandis qu'il considère le dernier comme très proche de la complexité alphonsine. Or, si la scripta pré-alphonsine de Tolède ne se distingue pas par une syntaxe particulièrement élaborée, force est de conclure que ce n'est qu'au moment de son élaboration que la langue standard acquiert la complexité syntaxique mise en évidence dans les Siete Partidas. On peut donc affirmer que ce n'est pas la richesse du modèle syntaxique qui a été déterminante dans le choix d'une variété pour former le standard espagnol. d) Conclusion En résumé, la réponse à la question posée lors de la journée d'étude sur la standardisation linguistique est sans équivoque : les variétés qui se sont imposées comme langues romanes standard n'étaient dotées au départ d'aucune propriété linguistique qui aurait pu favoriser leur accès à ce rôle. La désarmante naïveté de la question imposée a obligé — ce qui n'est pas inintéressant — à justifier la réponse, qui paraissait pourtant évidente, en tout cas pour les langues romanes. 92 Étude de la transition entre catégories linguistiques 3. 6. Bilan S'il est évident que la lexicologie (→ 1.) et l'anthroponymie (→ 2.) forment le noyau central de ma recherche, les travaux regroupés sous le chef transition entre catégories linguistiques sont à considérer comme autant d'incursions dans des domaines voisins qui, chacun, enrichissent ma perspective de recherche et, ensemble, lui donnent sens et profondeur, et cela indépendamment de la valeur concrète des résultats obtenus (pondération de la place relative de la conjugaison objective dans les différentes langues romanes ; analyse historique du marqueur de la conversation quoi ; enseignement à tirer de la déonomastique pour l'appréhension de l'article intégré des noms de lieu et de personne ; typologie des délocutifs). On notera par ailleurs que l'anthroponymie historique (→ 2.) relève en dernière analyse de la même préoccupation d'ensemble, puisqu'il s'agit là aussi de l'étude de la transition d'une catégorie linguistique à l'autre (cf. la fixation des noms propres en bas à droite de l'illustration 13). De plus, s'il est vrai que ma recherche sur les slavismes des langues romanes (→ 1. 4.) ne quitte pas le domaine du lexique, et qu'il n'y a donc pas là de changement de catégorie, elle est néanmoins consacrée à un phénomène de transition, à savoir le passage d'un système linguistique à un autre. Ainsi, c'est sans doute dans la notion de transition que se situe l'unité (dans la diversité) de mon activité de recherche. Ce troisième axe de recherche, non moins que les deux premiers, est donc définitoire de ma personnalité de chercheur : je me considère comme une linguiste (spécialisée en lexicologie et en anthroponymie), et non pas comme une lexicologue et anthroponymiste — et comme une romaniste (spécialisée en galloroman), et non pas comme une galloromaniste. La tâche des romanistes de ma génération, formés au sein de projets lexicographiques comme le FEW, le LEI ou le DEAF, ne peut pas se limiter à continuer (on hésite à dire : terminer, tant ces ouvrages semblent défier, par leurs exigences sans cesse renouvelées, toute tentative d'achèvement) l'œuvre de leurs aînés. Il s'agit au contraire de faire fructifier les connaissances — et la vision d'ensemble — acquises dans le cadre du travail pour ces ouvrages de base de la linguistique romane en les appliquant à des domaines que la romanistique traditionnelle, attachée le plus souvent à l'étude des états les plus anciens de la langue, n'a pas songé à aborder. D'une part, cela concerne des sous-disciplines lexicologiques récentes comme la déonomastique ou l'étude de la délocutivité, de l'autre, la linguistique historique se doit aussi d'aller généreusement vers d'autres horizons, comme l'analyse du discours ou la sociolinguistique (à l'intérieur de laquelle l'étude de la standardisation trouve sa place naturelle), en adoptant ainsi la giveand-take attitude que Yakov Malkiel (1989, I, 5) préconise en étymologie. 93 Étude de la transition entre catégories linguistiques 3. 7. Références bibliographiques • 1990. "Les noms de famille français d'origine délocutive. 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Liste des abréviations et des signes conventionnels a. année lat. latin adj. adjectif latsc. latin scientifique afr. ancien français loc.adj. locution all. allemand apic. ancien picard art.dét. article adjectivale loc.adv. locution adverbiale déterminant loc.v. locution verbale aruss. ancien russe lorr. lorrain aslmérid. ancien slave m. masculin méridional mbulg. moyen bulgare (ancien bulgare) mfr. moyen français auv. auvergnat moit. moitié av. avant ms. manuscrit bourg. bourguignon n. nom cat. catalan n. [+ chiffre] note cf. confer néerl. néerlandais champ. champenois NF nom de famille coll. collaboration n.f. nom féminin CR cas régime NL nom de lieu CS cas sujet n.m. nom masculin déb. début n.n. nom neutre dp. depuis norm. normand env. environ NP nom de personne esp. espagnol occit. occitan f. féminin pers. personne fr. français pic. picard frcomt. franc-comtois pl. pluriel frm. français moderne port. portugais frpr. francoprovençal prés. présent fut. futur pron.interr. pronom gr. grec id. idem pron.pers. pronom personnel ibid. ibidem pron.poss. pronom possessif impf. imparfait prov. provençal ind. indicatif rég. régional interj. interjection roum. roumain it. italien russ. russe interrogatif 103 Annexes s. siècle saint. saintongeais s.l. sans lieu slcomm. slave commun subj. subjonctif s.v. sub voce trad. traduit var. variante v.intr. verbe intransitif v.pron. verbe pronominal v.tr. verbe transitif < provient de Ø absent dans 104 Annexes III. Table des illustrations 1. Origine des 218 noms de genres botaniques introduits par Lamarck 09 2. Données statistiques sur la fréquence de roum. vreme et timp 15 3. Apport des sources textuelles pour l'histoire de roum. nădejde et de sa famille 18 4. Exemple de notice étymologique panromane : IZBA 24 5. Évolutions sémantiques et formations secondaires à partir des désignations du moujik 27 6. Russismes roumains d'après 1917 en comparaison avec ceux des autres langues romanes 30 7. Exemple du parallélisme roumano-français : le cas de roum. ucaz/fr. ukase 32 8. Affinités étymologiques des noms de famille sardes avec ceux des autres domaines romans 44 9. Microdistribution des 111 porteurs du nom de famille Barge dans le Puy-de-Dôme 48 10. Carte schématique de la région d'origine et de la diffusion du nom de famille Chat(t)ot 55 11. Carte synthétique des noms de famille issus de CATTUS/GATTUS 58 12. Microdistribution du nom de famille Prendes dans le concejo de Carreño 60 13. Vue d'ensemble des changements de catégorie linguistique 65 14. Répartition des 751 occurrences du marqueur quoi dans le temps 72 15. Genèse du système phonologique du portugais standard 87 16. Comparaison de la morphologie du francien avec celle de l'ancien picard 90 105