Écrivains entre deux langues: un regard sur la langue de l`autre

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Écrivains entre deux langues: un regard sur la langue de l`autre
Écrivains entre deux langues: un regard sur la langue de l’autre
M. Carmen MOLINA ROMERO
Universidad de Granada
Jetés dans le monde doublement étranger de l’exil et de la langue autre, des
enfants chassés d’Espagne par la guerre civile deviendront un jour des écrivains en
langue française. Le choc que la langue française suppose pour ces jeunes
hispanophones secoue à jamais leur conscience linguistique. Des écrivains tels que
Jorge Semprun, Michel del Castillo, Adélaïde Blasquez, Rodrigo de Zayas ou Jacques
Folch-Ribas possèdent une perception plurilingue qui parle surtout de l’écart des
langues. Ces écrivains bilingues, toujours aux marges des langues, sont conscients de
leurs frontières et de leurs différences ; ils parcourent de manière spéciale cet espace
blanc autour du texte, de la langue et du langage. Tout en écrivant en français ces
auteurs d’origine espagnole se tiennent à l’écoute des langues aussi bien de l’espagnol
que du français. Il y a chez eux une certaine manière d’entendre et de voir la langue
française : muette, délicate, ambiguë elle est analysée par l’entremise d’une langue
étrangère.
La plupart de ces auteurs accueillent, à l’intérieur de leurs romans, l’espagnol
comme une voix primaire qui devient elle-même une matière narrative. Tous ces auteurs
ont fait une réflexion plus ou moins importante sur la langue maternelle qui vient
prendre une place à l’intérieur de la fiction. La langue maternelle, l’exil, l’enfance
deviennent les principales clés d’une thématique de la mémoire. Le contact de langues,
les commentaires métalinguistiques et culturels ou les problèmes de traduction habitent
ces écritures hantées par la polyphonie de l’autre langue. Les mots, les expressions
prennent un sens tout nouveau sous leurs plumes, ils se chargent de toute leur force
linguistique et idiomatique.
Nous allons considérer la part que ces auteurs font à la langue maternelle dans
leurs fictions et à son contraste avec la langue d’expression qu’ils ont choisie. La
scission linguistique est vécue comme un désaccord vocal qui leur fait percevoir
lucidement les différentes nuances du mot langue. Langue qui se dédouble non
seulement d’après le concept saussurien en langue (code abstrait) et parole, mais aussi
langue en tant qu’idiome. Ce dernier enjeu apporte de nouveaux aspects qui enrichissent
l’écriture d’une sève nouvelle: la langue se dédouble alors en langue maternelle et
langue seconde, provoquant ainsi le contact de langue et l’interférence ; en tant que
forme et substance, elle nous attache à son aspect phonétique et à sa manière
particulière d’appréhender du monde. La langue se déploie pour ces auteurs dans toute
son épaisseur, matière ductile et vivante qui nous exprime et nous comprime dans les
bornes d’une réalité qu’elle exprime à sa manière. La réflexion de ces auteurs sur la
langue, les langues et le langage est plus qu’un lieu commun, elle devient une réflexion
linguistique et métaphysique obligée sur la capacité orale de l’être humain.
Jean Tena insiste sur l’apport linguistique et culturel de ces auteurs qui, nous ditil, « semblent avoir une sensibilité et une faculté d’émerveillement tout à fait
caractéristique des écrivains bilingues. D’où le goût du jeu de mots, une recherche du
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terme pittoresque vieilli ou rare » (Tena, 1994 : 57). Ce critique signale l’utilisation
volontaire du calque sémantique et linguistique, mais il souligne surtout leur
contribution culturelle à travers des références à une certaine littérature espagnole peu
connue des Français. De la simple citation en espagnol, isolée par les italiques ou les
guillemets jusqu’au sabir résultant de l’hybridation de deux langues, en passant par
toutes sortes d’emprunts, le pérégrinisme joue un rôle clé dans leurs œuvres de fiction.
Nous tenterons dans notre analyse de cerner ce phénomène à double face de ces
récits en français qui nous parlent de l’Espagne. Ils proposent une « image de l’Espagne
à la fois intériorisée au niveau du vécu et distancée par une langue et une écriture
autres » (Tena, 1994 : 58). Jeux donc de forces centripètes et centrifuges entre le
contenu et la forme de ces fictions. L’aspect linguistique et langagier produit un effet
centrifuge et d’étrangeté qui réfléchit aussi sur lui-même. Ce genre d’auteur bilingue
pose un regard attentif sur la langue. Ses facettes se montrent à lui de manière plus
évidente : il confronte le système de la langue à son autre, et par là même interroge son
identité. Sa sensibilité, plus à vif, s’écorche aux contours de l’autre langue dans laquelle
sa pensée continue de se forme malgré lui. Bilinguisme réel ou hérité par le sang, qu’ils
doivent à un moment ou à un autre, depuis une instance narrative ou une autre,
affronter, contourner ou concilier.
D’après l’attitude qu’ils prennent face aux différents aspects de la langue que nous
venons d’évoquer nous pouvons classer ces écrivains en plusieurs groupes. Leur
comportement linguistique au moment de citer l’autre langue vient déterminer, en
quelque sorte, un clivage du moi où identité et altérité sont ressenties à travers la double
langue. Le pérégrinisme ou « étrangisme » est non seulement un élément
obligatoirement présent dans les romans des auteurs exilés, mais c’est aussi un procédé
littéraire qui révèle ce passage plus ou moins conflictuel entre une langue apprise et la
langue de l’enfance.
1. La double dualité. Ce phénomène caractérise les écrivains qui sont hantés par
l’interférence et le contact des langues. L’espagnol reste non seulement une langue
maternelle pour eux mais aussi un langue qu’on parle, qui jaillit spontanément à ces
moments où il faut exprimer la colère, la surprise ou les autres sentiments. On peut
classer L’Algarabie de Jorge Semprun et Le Bel exil d’Adélaïde Blasquez dans ce
registre. L’hispanisme devient la figure clé dans ces romans, aussi bien pour secouer la
langue française et lui donner un écho particulier, que comme une prise de possession
de l’autre langue où l’espagnol « entre à sac » pour la saccager, la bouleverser.
Dans L’Algarabie de Jorge Semprun, le plurilinguisme conduit à Babel et à la
confusion de langues. Ce titre qui semble vouloir naturaliser un mot espagnol n’est
qu’un hispanisme, un croisement hybride de deux langues, annonçant que le roman
n’est pas écrit seulement en français. En effet, la voix narrative fait jouer un rôle-clé à
l’espagnol et au contact de langues. La plupart des personnages sont des émigrés
politiques qui, la veille de la mort de Franco, tiennent encore un discours utopique bercé
par leur langue contaminée. Retranchés derrière leurs idées périmées, ils donnent libre
cours à l’interférence et s’expriment dans une langue hybride à mi-chemin entre le
français et l’espagnol. Ce roman possède un corpus en espagnol considérable, composé
d’unités idiomatiques dénotant la peur, la colère, la joie... auxquelles s’ajoutent des
réflexions linguistiques et culturelles d’un narrateur métèque lui aussi. Il s’agit d’un
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récit polyglotte et polyphonique centré sur le langage, à tel point qu’on peut affirmer
que la véritable histoire ne sont pas les péripéties de l’argument mais l’importance de la
voix narrative multilingue et verbeuse, gonflée de commentaires, traversée par l’autre
langue, qui ne cesse de croître et engloutit tout autour d’elle.
Sans doute le bilinguisme, au niveau de la création d’auteur, échappe aux règles
du bilinguisme courant, et surtout déjoue les règles policières de l’interférence et du
calque. Cette pénétration de l’espagnol dans le français est vue par le narrateur tantôt
comme une provocation tantôt comme un enrichissement de la langue française. Malgré
ces jeux linguistiques nous ne devons pas oublier que le bilinguisme littéraire est soumis
à d’exigeantes contraintes et que les écrits de ces auteurs francisés, soupçonnés en
permanence, sont soigneusement examinés par les puristes. Chez eux, la langue est en
permanence en surveillance d’elle-même.
Nous classerons également Adélaïde Blasquez dans ce même groupe linguistique.
Son écriture, dans Le Bel exil, vient du côté de l’amour fou : il s’agit d’un testament
espagnol, allemand et français, le testament de l’exil, les confessions d’une mère à sa
fille pour lui restituer la mémoire familiale. Elle doit conjuguer deux romantismes
adverses : le germanisme et l’hispanisme par rapport à une troisième langue qui est
devenue la sienne, le français. Née d’une mère bavaroise et d’un père castillan son choix
porte d’abord vers ces deux langues. Elle opte pour la seconde à l’exclusion de la
première. Sorte de marrane ou « conversa » elle tente d’occulter soigneusement ses
origines, d’effacer « le moindre relent de germanisme ». La schizophrénie de son
cerveau bilingue crée très tôt une image manichéenne des langues qui rappelle, sans
doute, celle de Michel del Castillo.
Pour Adélaïde Blasquez l’espagnol c’est la voix de l’enfance, mais surtout la voix
du cœur et des sentiments qui exprime aussi bien l’intimité que l’ineffable. Le français,
langue d’une exigence inouïe, est la langue de l’intellect, de l’ordre et de la clarté de sa
pensée. Cette romancière possède une sensibilité linguistique toute spéciale qui rend
plus aiguë sa conscience langagière; elle se tient, comme Jorge Semprun, à l’écoute de
la langue, de sa sonorité, de son vocabulaire, de sa syntaxe, de ces tournures
idiomatiques qui montrent une manière particulière de voir le monde. Jorge Semprun et
Adélaïde Blasquez sont de vrais philologues de la parole et parfois même des
philosophes des langues qu’ils parlent. Ils considèrent l’espagnol en tant qu’une langue
qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de parler et qui leur permet d’exprimer certains
aspects parfois mieux que le français. Les commentaires linguistiques d’A. Blasquez
vont aussi bien à la forme qu’au contenu et rappellent ceux du narrateur de L’Algarabie.
Elle subit la tentation d’introduire l’ «algarabie » linguistique :
[J]e joue aussi avec les hispanismes. Puisqu’après tout, il y a énormément des
gallicismes dans l’espagnol moderne, pourquoi ne pas introduire des hispanismes en
français. Par exemple, on dit bénevole en français, mais on ne dit pas malévole. Alors
moi, j’emploierais malévole. Je dis aussi, par exemple, merci à Dieu au lieu de grâce à
Dieu […] Je joue donc avec la langue, j’essaie de casser le français pour lui donner ma
liberté à moi. Mais non sans avoir fait un apprentissage très rude, sans avoir une
connaissance aussi précise et académique que possible de cette langue. (Martin et
Devret, 2001 : 272)
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Elle apporte un exemple très complet, à trois volets, d’un de ces tics de pensée qu’a
une langue et qu’elle rapproche de certains mouvements convulsif d’un visage, auxquels
on finit tôt ou tard par s’habituer.
[…] Renée s’offrait souvent à lui tenir compagnie, le mercredi à partir de quatre heures
et, s’il le fallait, jusque tard dans l’après-midi. B. ne veut pas s’en souvenir. De fil en
aiguille s’avise, contre son gré, que « tenir compagnie » se dit en espagnol « faire de la
compagnie », hacer compañía. Ça l’étonne. Ça l’occupe. Ça fait diversion de la
mémoire. Là, tout d’un coup, elle lui paraît de taille, la nuance. On tient à la main une
casserole, un balai, un livre, on tient le sexe de l’homme aimé dans sa main, mais
qu’est-ce qu’on tient quand on tient compagnie ? Du vent, voilà ce qu’on tient. Et c’est
stupéfiant, de la part de la nation la plus intelligente de la terre, oui, stupéfiant chez un
peuple qui professe une telle horreur des vides de la langue. En Espagne, s’avise-t-elle,
on donne, on reçoit, l’un ne va pas sans l’autre […] Renée Lestorade faisait de la
compagnie à l’espagnole sans le savoir. (Blasquez, 1999 : 313-314)
Elle examine d’autres tournures avec le verbe espagnol hacer et ses équivalents en
français.
Il y a une expression très jolie en français pour dire qu’on essaie de se rappeler quelque
chose.
Fouiller dans les souvenirs ?
Perdu
Se rafraîchir la mémoire ?
Gagné. Dans votre langue, la mémoire est au mieux un objet qu’on manipule avec
certaines précautions…
Et au pire ?
Une cave. Une cave glacée où on descend à contre-cœur et qu’on fouille par nécessité,
des fois qu’on y retrouverait la chose perdue. En espagnol…
En espagnol « on fait de la mémoire » ?
Affirmatif. Se hace memoria.
[…]
En Espagne, on n’a pas l’habitude de fouiller dans ses souvenirs, il ne viendrait à l’idée
de personne de mettre son passé au frais.
Oh, ça va, il y a des exceptions partout, si on tombe dans les généralités…
Oui, mais en Espagne tout individu est une exception.
Eh, doucement ! C’est tout de même bien un gars de chez nous qui l’a retrouvé, le passé
perdu, ce n’est pas un de chez vous ni d’ailleurs, non, mais quoi !
Oui seulement en Espagne le passé ne se retrouve pas. Le passé, la vérité, ça ne se
retrouve pas, ça s’invente. On s’en tape ou on ne s’en tape pas. Et si on ne s’en tape pas,
on s’amuse avec, on fait œuvre avec.
Si tu n’es pas contente chez nous, t’as qu’à retourner d’où tu viens ! (Blasquez, 1999 :
317-318)
Ce deuxième exemple nous permet d’observer la richesse des commentaires
linguistiques et culturels qui s’en dérivent. Des références littéraires claires à M. Proust
et à Antonio Machado1. Jean Tena remarque avec pertinence que le lecteur français de
1
Jean Tena (1994 : 58) souligne aussi à propos d’une phrase de Jorge Semprun dans Quel beau
dimanche ! (« on n’arrive jamais à la vérité sans un peu d’invention ») l’adaptation du vers du poète
« también la verdad se inventa » (Antonio Machado, chanson XLVI de Nuevas Canciones (1917-1930).
Dans Le Greffon de Jacques Folch-Ribas nous trouvons aussi cette référence : « Tiens, laisse-moi inventer
la vérité, que je n’ai pas vue » (1971 : 248).
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ces écrivains est « victime d’un certain matraquage et se voit proposer, de façon souvent
volontairement provocatrice, un nouveau barème des valeurs littéraires » (Tena, 1994 :
58). L’allusion à Proust reste toutefois chez Semprun plus agressive que chez
Blasquez2.
Voici le troisième exemple qui boucle le commentaire logico-sémantique sur le
verbe hacer.
Chez vous, on dit « tuer le temps ». Chez nous, on dit « faire du temps ». Chez
vous les temps vides sont les ennemis à abattre, on les transforme en temps morts et la
question est réglée. Vous autres Français, vous usez sans compter des auxiliaires
indirects. Les Espagnols sont très précautionneux avec les verbes. Quand ils disent
« tenir », « prendre », « faire », « avoir », « être », ils savent à quoi s’engagent.
Mais retournes-y donc, on ne te retient pas, retournes-y donc aux pays des
grands airs, on verra si tu trouveras encore moyen de romances et enjoliver !
En Espagne, comprends-tu, l’ennemi à abattre c’est ce que vous tenez pour
réel, ce sont les limites que vous supposez d’avance et que vous voudriez bien imposer
au reste du monde… (Blasquez, 1999 : 319)
2. Langue de la discorde : double langue, langue morte. Nous classerons sous cette
rubrique des auteurs hispano-français qui s’intéressent à un aspect plus théorique ou
diachronique de leur langue maternelle. Ils se comportent en tant qu’historiens de la
langue cherchant dans de profonds gisements lexicaux les mots les plus intrinsèques à la
langue, les plus irréductibles, ceux qui échappent même à la traduction. Des mots
espagnols tant par la forme (phonétique) que par la substance (analyse d’une réalité
culturelle espagnole). Ces archéologues de la langue, étudient des fossiles lexicaux
comme des spécimens autochtones d’une langue qui a façonné les traits de la race et de
l’histoire elle-même. Ils décortiquent en quelque sorte une langue morte qu’ils ne
veulent pas parler pour des raisons plus ou moins personnelles. Rodrigo de Zayas dans
La Brigue et le talion et Michel del Castillo dans La Tunique d’infamie ou Le Sortilège
espagnol, pour n’en prendre que deux titres3, font un travail linguistique dans ce sens.
Dans ces romans, il est question de la limpieza de sangre, de la honra, de las tientas, de
los señoritos ou de los hidalgos... Ces mots ou ces phrases isolés que leurs récits
charrient, fonctionnent comme des noyaux sémantiques forts autour desquels se déploie
le commentaire des narrateurs.
Rodrigo de Zayas et Michel del Castillo contestent à l’espagnol le droit de s’appeler
langue maternelle. Langue plutôt marâtre parce qu’imposée par la haine qui s’accumule
depuis des siècles en Espagne. Michel del Castillo, écartelé entre fascination et
répulsion, considère la langue espagnole tantôt comme une langue altière et de violence
tantôt comme une langue fausse, creuse, superficielle (Castillo, 1996 : 220-221). Les
2
« [I]l déclarait péremptoirement que Proust était de toute évidence illisible en français, la seule façon de
prendre un plaisir relatif à sa lecture consistant à se servir de la remarquable traduction de Pedro Salinas
[…] Salinas, grand poète méconnu des Français, qui n’en finissent pas de s’extasier à Propos de Lorca et
de Neruda, écrivains de second ordre s’il en fut, dont la vie a été démesurément grandie par les
circonstances de leur mort » (Semprun, 1981 : 30).
3
L’oeuvre de Michel del Castillo est écrite comme une sorte d’œuvre musicale où chacun de ses romans,
de ses récits ou de ses essais sont autant de variations sur le thème de l’identité où histoire
autobiographique ou autofictionnelle et histoire de l’Espagne se mêlent.
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différentes connotations qu’il attache à cette langue de son enfance roman après roman,
font d’elle un élément récurrent de son écriture et nous autorisent même à lui donner le
statut de personnage de fiction. L’espagnol qu’il entendait autour de lui lors de sa petite
enfance exprime la haine et les « fureurs gutturales » des disputes et de la guerre ; le
français, par contre, apparaît comme un baume, langue d’amour et de rêves.
Et cette haine accumulée dans la langue et qu’il a ressentie depuis qu’il était dans le
ventre de sa mère (Castillo,1993 : 18, 20) est très ancienne. L’écriture de Michel del
Castillo est hantée par une langue espagnole séculaire et plus dangereuse que celle que
nous trouvons sous son aspect actuel. C’est le côté non aimable d’une langue terrible au
pouvoir redoutable liée à l’histoire noire de l’Espagne. Exorcisme donc, descente aux
enfers, le mal s’est engendré à travers la parole, les mots que Michel del Castillo et
Rodrigo de Zayas exhument ne sont que les restes d’un échafaudage mortel créé par la
langue. Rencontre avec le passé le moins espagnol d’une histoire espagnole
ensanglantée qui, depuis les rois catholiques jusqu’à Franco, tente de rayer de la carte
les traces de l’Espagne multiraciale et multilingue.
3. La douce langue française : si écrire en français c’est l’occasion d’apercevoir la
langue espagnole du dehors, comme on vient de voir, ses contours, son aspect imposant,
son accent, la manière d’envisager ce qui nous entoure (la mort, le temps, la vie), cette
perspective nous renvoie en même temps et par ce même biais le reflet de la langue
française dans le miroir d’une perception espagnole. Ces auteurs francophones nous
offrent une image impressionniste de la langue française ; ils mettent l’accent sur une
certaine manière d’entendre et de percevoir leur langue d’emprunt, sans nulle doute,
plus délicate, plus muette, plus ambiguë pour eux que le castillan.
Jacques Folch-Ribas n’a passé que dix ans de sa vie à Barcelone où il est né, dixhuit ans en France et le reste au Québec où il s’y installe définitivement. Son roman Le
Greffon est construit sur le thème de la vie nouvelle des déplacés. « Ce greffon, c’est
une sorte de bâtard, un métèque, un étranger, une importation. Puisqu’il faut bien qu’il y
ait un nom, il s’appelle ici Jaume, c’est l’un des membres d’une horde, cette Horde des
Zamé dont j’ai entrepris de compter les aventures ». Pour cet auteur l’imposture
commence avec le nom. Jacques est la parfaite doublure de Jaume : le clivage du moi se
structure autour de ces deux noms bessons et pourtant si différents pour le protagoniste,
sur lesquels vient se greffer le jeu pronominal JE /IL de Jacques le supplanteur (FolchRibas, 1971 : 45). L’incipit et l’excipit du roman se relient comme une boucle à travers
ce même nom JAUME. L’effort d’adaptation de Jaume pour pénétrer le monde de
l’étranger est tel que même certains aspects de son physique ou de sa voix changent.
Son identité éclatée se manifeste à travers ses yeux vairons4 ou à travers l’adaptation de
ses organes buccaux à la prononciation de l’autre langue.
Le problème linguistique dans Le Greffon est vécu comme une prise de conscience
de la différence qui se traduit en honte et dans une ferme volonté d’apprendre la langue
nouvelle. Nuria, la sœur de Jaume, a toujours le regard froid de la désapprobation
(Folch-Ribas, 1971 : 126), elle souffre l’humiliation de la pauvreté et de la langue ; elle
corrige son père quand il a des problèmes d’expression (Folch-Ribas, 1971 : 48) ; elle
4
L’une de ses pupilles s’est légèrement décolorée dans les tons du bleu, c’est un phénomène parasympathique. Jaume, nourri comme une plante dans une terre trop grasse, perd sa nature et devient de
plus en plus nordique.
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refuse la mémoire de la famille (« Chez nous, chez nous, sifflait Nuria. Vous parlez
toujours de chez nous. Chez nous, c’est ici. » Folch-Ribas, 1971 : 56).
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-
-
Il m’a dit : Suis peut-être fou, mais j’ai confiance avec votre système. Je
vais le recommander.
Je suis, papa. Pas «suis», je suis.
Tais-toi Nuria, tu nous embêtes, disait Gracia. Et tu es malpolie. Ce n’est
pas bien.
Sa mère regardait Nuria avec reproche, et Nuria avait fini de manger. Elle se
tenait très droite devant son assiette. Elle avait les lèvres serrées et un peu
pincées, les narines gonflées. Un léger dégoût lui redressait la tête et la tordait
de côté.
Jaume regardait sa sœur en coin et il savait exactement ce qu’elle pensait : elle
observe ses parents, et elle n’a qu’un peu plus de douze ans ; elle voit que papa
mange vite, comme chez nous, et montrant son plaisir ; qu’il parle vite aussi, et
un ton fort, peut-être ; qu’il ne prend pas le temps d’étudier ses phrases ; qu’il
traduit parfois ainsi, presque littéralement ; qu’il a fait deux fautes. Cela faisait
sourire Jaume. Lui aussi, aurait préféré… Mais Nuria exagérait :
Ce que tu peux nous embêter, toi, ma sœur !
Taisez-vous, disait Gracia, je ne veux pas qu’on interrompe papa à table. Ni
jamais. Mangez. (Folch-Ribas, 1971 : 50)
L’adaptation linguistique de Jaume, qui devient Jacques en allant à l’école, se
produit quand il apprend à écrire et à parler sans le moindre accent. Voici la première
dictée de Jaume où il ne transcrit que les mots qu’il comprend, laissant d’énormes
espaces blancs entre eux :
J’avais trouvé la bonne méthode. Je comptais grossièrement les syllabes que le Saint
prononçait lentement, pour toute la classe, entre chacun des mots que je connaissais.
Puis j’écrivais ce mot, phonétiquement, en laissant entre le précédent et lui une distance
à peu près équivalente au nombre de sons que j’avais cru entendre. Cela faisait, sur la
page, un joli dessin, les mots reconnus et écrits se promenaient un peu au hasard sur les
lignes bleues du papier, séparés par d’énormes blancs. Je me disais : mon ignorance est
grande. Je comptais sept, huit, neuf espaces d’un son chacun et j’écrivais : je sui (je
reconnaissais la petite moue en cul-de-poule du «u », cette lettre étrange) dit-il en
plorant (ça je comprenais, c’était presque pareil). Puis quatre blancs, et j’écrivais
encore : meson (une maison : ça aussi, je comprenais). Et ainsi de suite. (Folch-Ribas,
1971 : 114-115)
En ce qui concerne la dimension orale :
Jaume se taisait, en classe. Il se tut longtemps. Le Saint ne l’interrogeait jamais, même
après des mois d’école. Jaume était une oreille, il écoutait ses voisins dont les gutturales
et les basses l’effaraient un peu. S’il fallait crier « présent » à l’appel du maître, ce qui
sortait de sa gorge, à lui, les premiers temps surtout, ressemblait à un cri d’oiseau –
Amazonas, œil-de-dieu, silence ! Jacques se rasseyait en rougissant. Les autres riaient,
chœur de dindes. (Folch-Ribas, 1971 : 116)
Après avoir été la risée de ses compagnons d’école et avoir renforcé son français
avec son patient instituteur, M. Métivier, le Saint, le miracle linguistique s’accomplit :
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Nul ne décelait, en quelques mois, une année peut-être, la moindre trace du moindre
accent. La musculature, les infimes fibres, les plus petits tendons de la bouche de Jaume
et même peut-être le milieu liquide dans lequel ils baignent s’étaient déplacés, allongés
ou raccourcis, agencés et organisés pour créer cette merveille : la Parole. Je suis devenu
Jacques. (Folch-Ribas, 1971 : 117)
Le bilinguisme prend bien chez Folch-Ribas une connotation physique,
l’apprentissage de la nouvelle langue entraîne une adaptation de la cavité et des muscles
buccaux. Dès lors Jacques s’est caparaçonné, il devient fort pour affronter la nouvelle
vie dans sa nouvelle langue. Chez Semprun, il existe le même besoin d’apprendre le
français sans la moindre trace d’accent pour ne plus se faire reconnaître par la
boulangère du boulevard Saint-Michel (Semprun, 1998 : 132) ni par personne d’autre.
Jaume surveille en permanence sa langue, son plagiat linguistique l’oblige aussi à
changer le ton, la vitesse, à ralentir considérablement le débit de sa pensée : il a baissé la
voix de quatre tons, mais un « soupçon de nasillement s’y distingue, dans cette voix que
je ne peux surveiller continuellement ? » (Folch-Ribas, 1971 : 263). J’ai une belle voix
grave, posée, dans le masque affirme-t-il.
Pour Jacques la nouvelle langue est l’image de sa nouvelle vie :
Jacques aimait la musique de cette langue, le français. Il aimait les images que les mots
exhumaient du néant et déposaient autour de lui, et qu’après, ces images fussent lentes à
s’estomper et disparaître, que la musique française planât longtemps autour d’elles,
délice persistant. Il aimait les chausse-trapes surprenantes, comme les doubles
consonnes qui ne servent à rien, qu’à structurer certains mots, dirait-on, les agrafant au
papier ; ou, lorsqu’on les prononce, qui font danser en saccades la phrase tout entière. Il
aimait les muettes immobiles, qui reposent et allongent les choses sur des lits moelleux.
Il aimait les liaisons qu’il faut faire, et que deux mots tout à coup n’en fassent plus
qu’un, fort insolite. Il aimait tout cela, et ce qui est derrière tout cela, que la langue ne
dit pas mais que l’on comprend, merveille, merveille. (Folch-Ribas, 1971 : 146)
Cette même idée est exprimée par le narrateur de L’Algarabie de façon plus crue :
Je vous présente Anna-Lise, avait dit Karin.
Elle prononçait le « e » final, bien entendu. Il faut être tordu comme les Français le sont
pour s’interdire de prononcer des lettres, et même des groupes de lettres, alors qu’elles
sont bel et bien écrites, ou pour prononcer de la même façon des choses écrites
différemment. Karin, donc, en bonne logique phonétique, prononçait le « e » d’AnnaLise. (Semprun, 1981 : 26)
Le français est, en général pour ces auteurs, une langue douce, aimable et subtile.
Elle est surtout plus ambiguë que l’espagnol ; une langue à double sens, plus
énigmatique. L’oral s’est distancié de l’écrit et permet des jeux de mots. Jorge Semprun,
par exemple, aime les jeux phonétiques, qui en jouant avec la frontière des mots,
permettent de voir une signification différente5. D’autres, comme Michel del Castillo,
insistent sur les propriétés salutaires de la langue française, langue heureuse qui l’a
sauvé d’une enfance mortelle et lui a permis de refaire sa vie à travers l’écriture. La
5
Il partage avec Nancy Huston ce goût pour les jeux de mots ; elle entend dans le mot « littérature » =
« Lis tes ratures ». « Ainsi ferait-on d’une pierre deux coups : les fleurs respectables de l’hyménée
occulteraient –au cul tairaient ?– la double souillure. » (Semprun, 1981 : 261).
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langue française est un baume pour ses blessures espagnoles (Castillo, 1993 : 26), elle
lui permet enfin d’en parler, d’apprivoiser l’horreur, d’en désamorcer la violence.
La parole humaine n’est qu’une forme changeante qui miroite dans les mille et une
langue d’une tour de Babel. Il y a parmi ces auteurs que nous venons de citer ceux pour
qui le bilinguisme éclate en plurilinguisme. Jorge Semprun et Rodrigo de Zayas, sans
doute les plus cosmopolites, sont des polyglottes. Dans leurs romans, il est possible de
trouver des fragments écrits dans de nombreuses langues. Le polyglottisme des
personnages de Rodrigo de Zayas dans La Brigue et le talion est, à la différence de celui
de L’Algarabie, plus maîtrisé et révèle une d’une tout autre lecture : il est envisagé
comme une conséquence des exils des hommes à travers l’histoire, obligés à apprendre
toutes les langues dans leur déracinement continuel. Judith, la jeune Juive new-yorkaise,
âgée d’à peine 24 ans, connaît parfaitement vingt-quatre langues étrangères plus
quelques autres presque mortes, dont le castillan du XVe siècle que parlent encore les
Séfarades. Elle se sert de la langue des Incas pour coder ses messages radiodiffusés
depuis Burgos aux républicains de Madrid. La langue des Séfarades et le quechua sont
deux langues écrasées et anéanties par l’espagnol, langue de l’oppresseur. Il faut dire
que la disposition de Judith aux langues est celle d’une exilée congénitale, qu’elle aurait
en quelque sorte héritée de sa mémoire ancestrale.
-
Imre, je vais te donner le salut des Incas : ama sua, ama llulla, ama quella !
Traduction ?
Ne sois pas voleur, ne sois pas menteur, ne sois pas désoeuvré !
Les Incas disaient ça ? Ha ! Je comprends qu’ils aient eu quelques déboires avec
les Espagnols ! (De Zayas, 1996 : 118)
Rodrigo de Zayas nous propose une lecture linguistique chargée d’une connotation
idéologique et politique : l’espagnol n’est pas une langue maternelle, mais une langue
imposée par le pouvoir catholique. Écrire sa tétralogie Ce nom sans écho, dont La
Brigue et le talion n’est que le premier volet, en français suppose pour l’auteur revenir
en quelque sorte au temps utopique d’une Espagne multiraciale et plurielle. Pour
Rodrigo de Zayas l’exil de langue espagnole n’en est pas vraiment un, car le vrai exil
linguistique a commencé avant, dans Al-Andalus. De Zayas devient de ce point de vue
un converso à la francophonie, au sens propre de ce mot « convertis », pour faire
enrager une fois de plus ceux qui ont empêché de parler l’arabe ou l’hébreu.
Le cas contraire est celui du général Francisco Pizarro, héros au nom légendaire du
roman de José Luis de Vilallonga L’Homme de sang. Le lecteur est sans doute frappé
par le héros de ce roman qui, tout en parlant en français s’efforce de nous dire qu’il ne
le parle pas. Non seulement Francisco Pizarro ne parle pas en français mais il tient à ne
pas bouger de sa langue, le français ne l’intéresse pas. C’est un trait de plus de son
caractère irréductible.
Le problème linguistique ne se pose pas pour ce héros car il ne tient pas à apprendre
le français ni à s’adapter ; la France et Paris ne sont pour lui qu’une halte dans son
chemin vers l’Espagne où il sait qu’une mort sûre l’attend. Le bilinguisme dans ce
roman se pose donc à un niveau narratif supérieur car l’enjeu consiste justement à
suggérer que les personnages parlent une autre langue. Cependant les efforts que le
narrateur consacre à maintenir cette fiction linguistique postiche ne sont pas suffisants.
La différence de langues est mise en évidence au début du roman au moment où le
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M. Carmen MOLINA ROMERO
personnage, à son arrivée à Paris après un long voyage, s’exprime constamment en
espagnol et son incompréhension du français est manifeste. Mais par la suite ce
mécanisme coûteux disparaît et c’est à peine si nous trouvons quelques phrases en
espagnol destinées à rappeler timidement au lecteur ce contraste linguistique saillant
(Vilallonga, 1959 : 151).
L’Homme de sang est l’un des premiers romans à paraître, seulement deux ans après
Tanguy de Michel del Castillo (1957), et reçut le prix Rivarol6. Francisco Pizarro7 est un
vagabond muet qui a traversé toute l’Europe sans prendre racine : s’il a mis deux ans
pour venir à pied de Russie, où le brave Général Pizarro s’était rendu après la guerre
civile, c’est tout simplement, nous dit-il, parce que « je parle pas un mot de russe. Alors,
les trains, les voitures, les transports en commun… c’était trop dangereux » (Vilallonga,
1959 : 76). Ce déraciné refuse carrément de parler d’autres langues, de tenter de refaire
sa vie ailleurs, il s’accroche à ses souvenirs de jeunesse au cortijo de La Paloma où se
mêlent la passion et le drame8, à son rêve de rencontrer la femme aimée et l’Espagne. À
Paris il essaye de ressusciter le passé à force de vin et de paroles et il découvre qu’il est
aboli. Ses amis sont morts ou disparus, les autres exilés à Paris où ils ont refait leur vie,
y compris sa femme Soledad. Francisco n’est pas mort en Russie ni ne mourra en
Espagne, mais à Paris où il prend conscience de sa vraie « solitude ». Il sait que Paris
est une ville accueillante où la vie serait encore possible mais au prix de l’oubli et il ne
tient à renoncer ni à son passé ni à sa langue.
Nous ne voudrions terminer cet aperçu sur ces auteurs espagnols d’expression
française sans évoquer le nom d’Agustin Gomez-Arcos. Cet Andalou, né en 1933 à
Enix (Almeria), pense que le français est une langue de liberté et de grande diffusion qui
lui permettra enfin d’échapper au silence castrateur de sa langue étouffée par la
dictature. La carrière littéraire de cet auteur commence en Espagne où il écrit des pièces
de théâtre, mais il est obligé de continuer son travail littéraire dans une autre langue et
dans un genre différent. Le français va lui donner la possibilité d’écrire librement, ses
romans français vont même le libérer du monolithisme monolinguistique, du localisme,
du folklore, les matériaux narratifs s’enrichissent et se distancent, s’universalisent
(Gomez-Arcos, 1992 : 161-162). Écrire en français est aussi l’occasion de donner
naissance à une parole rebelle (Gomez-Arcos, 1992 : 161) qui dénonce cette vérité
cachée que personne ne veut entendre dans la péninsule. Ses romans se situent en
Espagne et ses personnages croupissent dans l’après-guerre franquiste. Pour eux donc,
la question de la langue ne se pose pas en tant que bilinguisme ou pluralité d’idiomes,
mais comme un interdit : ne pas devoir dire, ne pas pouvoir dire. L’Espagne s’enlise
dans un silence poisseux, coupé seulement par le grésillement monotone de la voix
officielle du régime à la radio.
6
Ce prix, réservé depuis 1949 à des auteurs étrangers originaires d’espaces non francophones, révèle la
dimension du phénomène littéraire que nous décrivons ici.
7
Maryse Bertrand de Muñoz (2001 : 158) souligne la ressemblance entre ce personnage et Valentin
Gonzales, El Campesino (1978).
8
Cet argument rappelle celui du dernier roman de Jorge Semprun Veinte años y un día, situé au début de
la guerre civile espagnole où des crimes sommaires se commettent contre les propriétaires des terres.
Soledad, la fille des propriétaires de La Paloma, épouse Francisco son ancien travailleur, devenu général,
pour échapper au lynchage dont est objet sa famille par la foule des miliciens. Après avoir tué le frère de
Soledad et avoir consommé ses noces de sang, Pizarro fonce dans la guerre à tombeau ouvert et devient
alors un redoutable combattant.
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Écrivains entre deux langues: un regard sur la langue de l’autre, pp. 558-569
La vision plus ou moins manichéenne des langues chez les autres auteurs cités se
déplace chez Gomez-Arcos vers un manichinéisme dans l’ordre politique. Le
franquisme symbolise, même à travers son drapeau bicolore, ce partage immuable entre
le bien et le mal, entre dieu et le diable, entre vainqueurs et vaincus ; la république
démocratique rompt cette structure binaire oppressive, ce qui est symbolisé aussi à son
drapeau tricolore, comme celui de la France (Tena, 1994 : 64).
Le français n’est qu’un moyen, inouï et privilégié, pour parler de l’Espagne et de
montrer les conflits et les confrontations entre vaincus et vainqueurs dans un univers
peuplé d’enfants malheureux, de bonnes, de prostituées, de prêtes, de monstres mivivants mi-morts. Gomez-Arcos dénonce les mécanismes de torture de ceux qui ont le
pouvoir : les riches, l’église et les militaires. Une écriture abrupte, viscérale, faite de
traits noirs dont le but est de secouer le lecteur et l’obliger à regarder enfin une réalité
insupportable.
Langue double, donc pour tous ces auteurs, mais écriture du même et de l’identité
qui les mène vers le thème lancinant de la mémoire, de l’enfance et de l’exil. Écritures
retracées sous d’autres mots, sous des mots autres que ceux à travers lequel se déroule
leur pensée. Etrangeté linguistique, duplicité orale, langue autre pour parler encore une
fois de ce qui est similaire et de ce qui nous ressemble, et démontre cette capacité de
nous assimiler et de nous rendre semblable à l’autre.
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