Droit pénal routier : un nouvel eldorado très

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Droit pénal routier : un nouvel eldorado très
(métier)
SPÉCIALISATION LE « BUSINESS » DU PERMIS À POINTS
Droit pénal routier : un
nouvel eldorado très convoité
© yellowj
Un nombre croissant d’avocats investissent le champ du droit pénal de
l’automobile. En promettant parfois monts et merveilles, faisant fi de toute
règle déontologique. PAR BRUNO WALTER
Rome, Jules César interdisait la circulation
des chars pendant la
nuit. Henri IV, lui,
prenait des ordonnances pour
réglementer celle des carrosses
dans Paris. Depuis qu’il y a des
routes et des véhicules, il y a
des lois, des infractions, des
amendes. Mais l’histoire s’est
brutalement accélérée à partir
de 2002. « Jusqu’à la fin des années soixante-dix, la route était
un espace de liberté. Ensuite, on
À
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MÉDIATIQUE,
rémunérateur,
le droit routier fait
des émules
chez les avocats
a assisté à un accroissement exponentiel de la répression. Et aujourd’hui, dès que je monte dans
ma voiture, je suis potentiellement en infraction, rappelle Éric
de Caumont, le plus ancien –
mais aussi le plus connu – des
avocats de la cause automobile.
La situation actuelle est le produit d’une alchimie entre différentes causes, mais il y a clairement, depuis quatre à cinq ans,
un dérapage complet. » Une alchimie dont l’ingrédient de base
est le fameux permis à points,
dont le principe a été voté en
1989 et dont la mise en œuvre,
trois ans plus tard, a été saluée
par un blocage généralisé des
principales artères du pays −
blocage organisé par les routiers, inquiets pour leur permis.
Pourtant, pendant dix ans, peu
de Français ont perdu leur carton rose. Mais l’arrivée de
Nicolas Sarkozy au ministère
de l’Intérieur en 2002 change la
donne. « Il a institué les primes
au mérite, fixé des objectifs aux
policiers…, précise Éric de
Caumont. Et du côté du tribunal, le permis blanc est tombé en
désuétude. C’est ce qui explique
que le nombre d’automobilistes
roulant sans permis a explosé. »
Cent mille permis ont été
annulés en 2008, la plupart à
cause d’une perte de points
successive. De nouvelles infractions sont apparues – téléphoner au volant, par exemple
– et d’autres ont vu leur “tarif”
augmenter – comme le nonport de la ceinture de sécurité.
« On a criminalisé l’automobiliste. On peut finir en prison pour
un grand excès de vitesse sur
autoroute en récidive. Si ça continue, un jour, on plaidera aux
assises… », poursuit-il.
PROFESSION AVOCAT Le Magazine • N°9 • Mai-juin 2009
(métier)
40 MILLIONS DE CLIENTS
POTENTIELS
Selon Jean-Baptiste Iosca, du
cabinet parisien Samson-Iosca,
« 80 % des audiences correctionnelles sont désormais consacrées
aux infractions au Code de la
route. L’État fait n’importe quoi
et a ouvert la chasse aux automobilistes. » De fait, la répression touche tout le monde.
« Avant, le profil type de mon client,
c’était un homme dans la force de
l’âge, qui abattait ses 100 000 kilomètres par an au volant d’une
grosse cylindrée, explique Éric de
Caumont. Aujourd’hui, j’ai des
retraités, des institutrices, des étudiants… » Les 40 millions de
Français utilisateurs de véhicules
terrestres à moteur sont ainsi
devenus autant de clients potentiels. D’autant que les automobilistes se rebellent de plus
en plus. « Ils veulent se battre car
la répression est aveugle et n’est
donc plus acceptée », poursuit
Jean-Baptiste Iosca.
De leur côté, les avocats spécialisés dans la défense des
conducteurs s’accordent pour
dénoncer une évolution plus
que défavorable de la jurisprudence, voire des décisions contra
legem. Mais au-delà de leurs récriminations, ils affichent tous
quelques milliers de relaxes au
compteur. « Il y a des failles un
peu partout, et nous avons au
moins une trentaine de moyens
pour obtenir la relaxe », affirme
Éric de Caumont. Jean-Baptiste
Iosca va même plus loin. Ce
jeune avocat rédige actuellement un ouvrage intitulé Les
200 astuces et vices de procédure
pour ne jamais perdre son permis, qui devrait vite devenir un
succès en librairie. « Ce sera un
guide pratique à laisser dans sa
boîte à gants…, explique-t-il.
Les policiers ne connaissent pas
les textes. Et encore faut-il que
ces derniers soient applicables…
Tout le système est faillible. Mon
bouquin est donc destiné à le
contrer. »
POPULAIRE ET MÉDIATIQUE
Les avocats s’intéressent ainsi
de plus en plus à ce droit pénal
routier. Éric de Caumont s’est
lancé il y a 25 ans et a suivi cette
évolution. « J’ai choisi ce droit
par passion. J’étais seul, à l’époque,
puis, j’ai vu arriver des confrères,
sérieux ou moins sérieux… »
L’avocat parisien sillonne d’ailleurs les barreaux de France pour
former ses confrères à cette
branche bien particulière du
droit pénal. Des formations très
courues : lors de la dernière
Convention nationale des barreaux, à Lille l’hiver dernier,
sa conférence a attiré près de
400 avocats. Certains grands cabinets d’affaires commencent
même à s’y intéresser. « Au départ, ils rendaient services à leurs
clients qui avaient eu un problème
sur la route et nous les envoyaient.
Aujourd’hui, ils ont pris conscience
qu’il y avait un marché. »
Généralement, les tarifs des forfaits vont de 2 000 à 4 500 euros. De quoi susciter des vocations. « Depuis trois ou quatre
ans, c’est bien simple, tout le
monde se dit spécialiste en la matière », regrette Rémi Josseaume,
président de la commission juridique de l’association 40 millions d’automobilistes. Docteur
en droit, il a passé une thèse sur
« l’exercice des droits de la défense du contrevenant au Code
de la route ». Sans être avocat
lui-même, il travaille en cabinet depuis 2001 et connaît bien
le milieu des “avocats automobiles” : « Il y a une course folle
des avocats trentenaires vers le
droit routier, qui a l’avantage
d’être très médiatique. » Certains
avocats spécialisés sont effectivement très présents dans les
médias. Ainsi Éric de Caumont
Mai-juin 2009 • N°9 • PROFESSION AVOCAT Le Magazine
a été la caution juridique du
magazine Auto Plus ; JeanBaptiste Iosca tient une chronique sur le site webcarcenter.com… Les clients, eux, se
pressent dans les cabinets. Il est
vrai que, selon le député des
Bouches-du-Rhône Bernard
Les 40 millions de Français utilisateurs
de véhicules terrestres à moteur sont
autant de clients potentiels
Reynes, auteur d’une proposition de loi visant à l’instauration d’un seuil de tolérance pour
les petites infractions, près de
30 000 personnes auraient perdu
leur travail après la perte de leur
permis de conduire.
DÉRAPAGES
ET FRANCHISSEMENT
DE LIGNE BLANCHE
Si, dans la plupart des cas, les
avocats se lancent avec sérieux
vers ce nouvel eldorado, les
praticiens dénoncent certaines
pratiques commerciales pour
le moins curieuses. Et pas toujours compatibles avec la déontologie. Sur Internet, par exemple, c’est la grande foire à la
surenchère. Graphisme agressif, promesses de récupérer son
100 000
La barre symbolique
des 100 000
annulations de
permis a été
franchie en 2008
EN CHIFFRES
Les infractions au Code de la route
5,9 millions d’infractions au Code de la route ont été
enregistrées en France en 2008, soit une augmentation de 1 % par rapport à l’année précédente (alors
que ce nombre avait augmenté de 31 % en 2007).
Le nombre de points retirés sur les permis de
conduire a reculé de 0,5 % (contre une augmentation de 29 % en 2007), mais la barre symbolique des
100 000 annulations de permis de conduire a été
franchie pour la première fois en 2008. C’est deux
fois plus qu’en 2005. Le nombre de PV dressés pour
excès de vitesse est quant à lui passé de un à dix
millions en quelques années. Un effet de la multiplication des radars automatiques.
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permis… Tous les coups semblent permis. « Il y a désormais
une voie lactée d’avocats qui
s’autoproclament spécialistes
sur Internet et qui achètent des
publicités sur les moteurs de
recherche, fulmine Éric de
Caumont. Un jeune confrère a
même acheté mon propre nom
sur Google ! »
Sur le web, on trouve de tout :
des associations, des sociétés
commerciales qui promettent
à l’internaute de récupérer son
permis « grâce à l’intervention
de nos avocats spécialisés », sans
toutefois que ceux-ci ne soient
cités. « C’est invraisemblable,
reprend Rémy Josseaume. Il y
a désormais des sociétés commerciales qui font de l’intermédiation juridique, qui facturent
des prestations, qui entretiennent l’ambiguïté en se présentant comme étant un cabinet
d’avocats… » Et parfois, ce sont
des avocats eux-mêmes que l’on
trouve derrière ces associations,
qu’ils ont créées de toute pièce…
ATTIRÉS PAR L’ODEUR DE
LA CONFITURE
D’autres ne se cachent pas et
annoncent la couleur, comme
ce très médiatique avocat qui
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LE NOMBRE
DE PV POUR
EXCÈS DE
VITESSE est
passé de un à
dix millions en
quelques
années
vient d’être suspendu neuf mois deux tiers de décrets et arrêtés.
par le conseil de discipline de On doit sans cesse se former, réacl’Ordre du barreau de Paris – tualiser ses connaissances… »
décision dont il a fait appel. En Éric de Caumont parle d’une
cause, ses deux sites web – l’un « veille juridique permanente
à son nom, l’autre au nom dans la mesure où tous les deux
d’une association – qui pro- ou trois mois de nouveaux
mettent, par exemple, « une décrets sortent, sans compter la
décision de relaxe garantie à réglementation européenne.
l’issue de la procédure », ou en- C’est un rythme qu’on ne recore « la possibilité de conduire trouve dans aucun autre dopendant la durée des procé- maine du droit. »
dures ». Pour l’Ordre, tout cela
n’est pas franchement en règle BUSINESS ET TESTING
avec l’article 10 du RIN, qui dé- JURIDIQUE
finit les bonnes pratiques en Plus critique, Rémy Josseaume
matière de publicité. « La vic- observe qu’« aujourd’hui, beautime, c’est l’automobiliste qui a coup d’avocats ne font qu’applicru ces promesses. Aujourd’hui, quer les recettes déjà éprouvées.
si un avocat affirme qu’il a ga- Peu peuvent se prévaloir d’une
décision qui a réellegné tous ses proment fait avancer le
cès, c’est un mendroit. » Selon lui, « il
teur », dénonce
n’y a plus de secret,
Rémy Josseaume.
tout le monde sait
« L’odeur de la
comment faire dans
confiture les rend
tel ou tel dossier. C’est
fous ! Il est urgent
un business… »
de nettoyer tout
Bien entendu, il
cela, c’est l’image
reste des zones de
de toute la profesflou. La commission
sion qui en pâtit »,
juridique de l’assoregrette Éric de
ciation 40 millions
Caumont, qui
affirme – tout Depuis la fin des années 70, d’automobilistes
comme Jean- on assiste à un accroissement s’est d’ailleurs fixé
Baptiste Iosca – exponentiel de la répression comme objectif de
les éliminer. Cette
avoir ouvert un sur les routes
véritable “service après-vente” commission regroupe quatre
pour récupérer les dossiers avocats, deux magistrats, quatre docteurs en droit et deux
« plantés » par des confrères.
universitaires. C’est elle qui a,
UN DROIT TECHNIQUE EN
par exemple, soulevé la quesPERPÉTUELLE ÉVOLUTION
tion de la légalité des tickets de
Car cette branche du droit n’est stationnement. « On fait du
pas simple. « C’est un droit très testing juridique, poursuit Rémy
technique, qui demande énorJosseaume, et c’est ce qui est pasmément de travail personnel, sionnant dans ce droit, nous
confirme Jean-Baptiste Iosca. sommes uniquement sur la forme.
Moi, je me considère comme une Quand une cliente vient me voir
sorte de chien truffier du Code parce qu’elle a grillé un feu rouge,
de la route. Toutes les failles du je ne cherche pas à savoir si elle
système sont contenues à l’inté- est passée à l’orange, mais s’il y
rieur. Il faut fouiller. Le Code de a un arrêté qui valide la présence
la route, c’est un tiers de loi et du feu… » n
© A. Roger
© Victor Rudometov
(métier)
PROFESSION AVOCAT Le Magazine • N°9 • Mai-juin 2009