La guerre peut-elle avoir du bon ? Héraclite (VI
Transcription
La guerre peut-elle avoir du bon ? Héraclite (VI
La guerre peut-elle avoir du bon ? Héraclite (VI-V°S av JC) avait parlé de la guerre (polemos) comme « du père de toutes les choses ». Même si Héraclite n'entend pas par « guerre » la même chose que nous, à savoir « un conflit armé entre des entités politiques organisées », on peut s'appuyer sur cette citation pour se demander si la guerre peut engendrer le bien comme le mal ? -Qu'elle puisse engendre le mal, cela semble plus facile à concevoir que l'hypothèse inverse. En effet, comme a pu le dire le général nordiste Sherman, lors de la guerre de Sécession, « la guerre, c'est l'enfer », parce qu'à la guerre, tous les moyens sont bons. Car, en temps de guerre la loi serait muette »inter arma silent leges », et donc tout serait permis. De même, Karl von Clausewitz, (général et théoricien militaire prussien, 1780-1831) écrit dans de la guerre , la guerre est « un acte de violence » théoriquement sans limite. Elle « tend vers un emploi extrême des forces en présence, ce qui entraîne une cruauté croissante, dans la mesure où celui qui use sans pitié de cette force et ne recule devant aucune effusion de sang, prendra avantage sur son adversaire, si celui-ci n'agit pas de même » : « der Zweck ist nur den Feind zu schwächen, so kann man gewiss nicht den Verlust der Privat Personen in Achtung nehment » -Mais peut-on s'en tenir à ce constat cynique que la guerre ne supporte aucune limite, qu'elle est étrangère à tout code moral , à toute justice? La guerre est elle, autrement dit, étrangère à la morale ou nous faut-il au contraire reconnaître que la tyrannie de la guerre n'a pas moins de limites que la tyrannie politique et que la guerre, comme tout pouvoir, doit se justifier. Une guerre par conséquent peut-elle être juste et jusqu'où peut aller sa justification ? Car précisément la violence qui fait rage dans la guerre n'est pas comparable à celle de l'enfer. En enfer, ceux qui souffrent le méritent. A la guerre, ceux qui souffrent sont les victimes des combats et elles n'ont, pour la majorité d'entre elles, rien fait qui mérite châtiment. Donc, alors qu'on mérite d'aller en enfer, on ne mérite pas de mourir à la guerre ! Notre démarche sera donc la suivante: nous nous demanderons dans un premier temps, si la guerre peut-être justifiée, en disant qu'elle peut avoir du bon pour les individus qui la font. Puis nous verrons s'il faut (et pour quelles raisons) se contenter d'admettre qu'elle n'a de bon, c'est-à-dire d' intérêt, que pour les États qui déclenchent les hostilités. Mais dire qu'elle est nécessaire comme moyen pour un État de défendre ses intérêts, cela peut-il suffire à la rendre légitime ou à la justifier ? Nous montrerons enfin que si la guerre n'a jamais renoncé à se justifier, c'est peut-être qu'à défaut d'être morale, elle n'est pas étrangère au droit (D'aucuns diront qu'elle l'a peut être même engendré ?). I/De quel bien la guerre pourrait elle être porteuse pour ceux qui la font ? Quelle vertu peut elle avoir ? On entend parfois prononcer cette phrase : « il leur faudrait une bonne guerre pour comprendre ou pour savoir ce qui a de la valeur! », comme si la guerre pouvait nous donner des leçons de morale, nous dispenser un enseignement ? Dans cette même perspective, Nietzsche écrit : » une humanité aussi supérieurement civilisée, et par suite aussi fatalement exténuée que celle des Européens d'aujourd'hui, a besoin, non seulement de guerres, mais des plus grandes et des plus terribles qui soient (a besoin, donc, de rechutes dans la barbarie) pour éviter de se voir frustrée par les moyens de la civilisation, de sa civilisation et de son existence mêmes ». Friedrich NIETZSCHE, Humain, trop humain (1878), I, § 477. Quelle vertu civilisatrice peut-donc bien avoir la guerre ? Quel bien peut-elle nous faire ? 1) Longtemps on a idéalisé la guerre en pensant qu'elle pouvait anoblir l'homme, parce qu'elle exige du courage. Celui qui fait la guerre court des risques non dans son intérêt propre, mais pour une cause qui le dépasse. Et quand cette cause est l'intérêt général, alors le sacrifice du citoyen pour l’État est synonyme de vertu, d’héroïsme. Ainsi, au § 324 de la Philosophie du Droit, le philosophe allemand Hegel écrit : « la guerre conserve la santé éthique des peuples...tout comme le mouvement des vents préserve les eaux des lacs du danger de la putréfaction où les plongerait un calme durable, comme le ferait pour les peuples une paix durable et a fortiori perpétuelle ». La guerre semble donc avoir plus de valeur morale que la paix. Alors que la première exalte le sens du sacrifice (notons que « Opfer » en allemand est le terme pour désigner la victime et le sacrifice) et le dépassement de l’égoïsme, la seconde enferme l'individu dans le souci étriqué de son confort personnel et matériel. La guerre n'exprime donc pas les tendances viles de l'homme , mais au contraire, elle est l'acte par lequel il nie sa nature animale : l'homme libre est celui qui ne craint pas la mort. 2) Cette thèse qui idéalise la guerre peut aussi faire écho à certaines analyses de Kant sur le sublime. Comme la nature, la guerre peut nous apparaître comme sublime d'un point de vue esthétique, si on la considère comme un spectacle, parce qu'elle constitue un appel à la force qui est en nous, force qui nous permet de regarder tout ce dont nous nous soucions (les biens, la santé et la vie) comme de petites choses. Face à elle, l'homme découvre que le danger ne le fera pas plier. Kant déclare que l'admiration pour le guerrier n'existe pas seulement chez les sauvages, mais aussi chez les hommes civilisés, qui exigent en plus que le guerrier ait des vertus pacifiques, douceur, compassion et souci du convenable, car il manifestera ainsi avec d'autant plus de majesté une âme inaccessible au danger. Il écrit :« la guerre elle même, lorsqu'elle est conduite avec ordre et un respect sacré des droits civils, a quelque chose de sublime et elle rend d'autant plus sublime la forme de penser du peuple qui la conduit ainsi, qu'il fut exposé à d'autant plus de périls en lesquels il a pu se maintenir courageusement ; en revanche une longue paix rend souverain le pur esprit mercantile en même temps que l’égoïsme vil, la lâcheté et la mollesse, abaissant ainsi la manière de penser du peuple ». KU, 28, p.101, vrin. Sans entrer trop dans le détail concernant l'esthétique de la guerre, un peu en marge de notre propos, on peut quand même relever un pb ici intéressant : la guerre est-elle sublime parce qu'un ordre y serait perceptible, qui témoignerait du pouvoir de commandement du grand stratège incarné, par ex. aux yeux de Hegel, par Napoléon, ou bien la guerre n'est elle pas en fait un désordre dont l' issue, toujours aléatoire, ne pourrait être attribuée au génie militaire du grand homme ? La question serait alors de savoir en quoi il peut y avoir une beauté du désordre, du chaos ou même de la ruine. 3)En tout état de cause, Kant ou Hegel ne font que reprendre des analyses de Rousseau , déjà présentes dans son discours sur les sciences et les arts, où ce dernier déplore qu'au fur et à mesure que le luxe s'étend, les vertus militaires s'évanouissent et le courage s'énerve. Rousseau a la nostalgie de la vertu militaire qui est, à ses yeux, la vertu antique par excellence, ou encore celle du citoyen romain qui n'a d'existence qu'au sein d'une patrie pour laquelle il est prêt à se sacrifier, parce qu'elle lui inspire plus de courage que ne le ferait une humanité trop vaste. Pour Rousseau et Hegel surtout, s'il y a du bon dans la guerre, si même elle peut rendre les hommes meilleurs ou témoigner de leur moralité, c'est parce que l’État a une valeur éthique : il est juste qu'ils lui soient subordonnés, parce qu'il incarne l'intérêt général, pour ne pas dire la raison et même le progrès de l'histoire. Cette vision de la guerre découle donc d'une conception holiste de la politique d'après laquelle l’État est une totalité (holos en grec) dont les individus ne sont que des parties subordonnées , car « le tout n'est pas au service des parties » ! Transition :Cette position suscite néanmoins bien des interrogations et des doutes : -La guerre libère -t-elle l'homme,en effet, de sa nature animale ou ne doit-on pas dire au contraire, qu'à la guerre, l'humanité se perd ? -L’État lui-même a t-il toujours de bonnes raisons de la déclarer ? Est-ce toujours pour défendre l'intérêt général ? Est-ce d'ailleurs à lui d'en juger, sans chercher au préalable à obtenir le consentement de ceux qu'il va justement envoyer à la guerre ? Napoléon, par exemple, s'est vanté de pouvoir se permettre de perdre 30000 hommes par mois. Cela lui aurait-il été possible s'il avait dû demander leur avis aux hommes qu'il allait ainsi perdre ? II/Nous allons voir comment peuvent être réfutés ces arguments concernant les bienfaits de la guerre, aussi bien en raison de la nature humaine, qu'en raison de la nature du politique : la guerre ne peut rien avoir de bon ou, plus exactement, elle est étrangère à la morale. 1)-Le premier argument consisterait à dire qu'elle met au jour non pas les vertus qui font la dignité de l'homme, mais sa nature agressive. Comme le dit Freud, à l'instar de Hobbes par exemple, l'homme est un loup pour l'homme et la guerre révèle sa nature profondément asociale plutôt d'ailleurs qu'animale, car comme l'a écrit Proudhon, dans la guerre et la paix, « les loups, les lions, pas plus que les moutons et les castors, ne se font entre eux la guerre ». De plus la guerre témoigne, selon Freud, de l'échec de la civilisation dans ses efforts pour venir à bout de la pulsion de mort. Dans Malaise dans la civilisation, il écrit : « Dans certaines circonstances favorables..., quand par exemple les forces morales qui s'opposaient à ces manifestations et jusque là les inhibaient, ont été mises hors d'action, l'agressivité se manifeste de façon spontanée, démasque sous l'homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce. » p.65 PUF De même, dans les considérations actuelles sur la guerre et sur la mort rédigées en 1915, Freud parle de la guerre comme de l'échec de la répression contre les forces destructrices de notre nature instinctive qui reprennent le dessus. Quand tous les tabous tombent, l'homme se révèle sous son vrai jour, comme naturellement et non pas accidentellement, capable de barbarie.Il déclare : nous descendons d'une infiniment longue lignée de meurtriers qui avaient dans le sang le plaisir du meurtre, comme peut-être nous-mêmes encore ! Donc la guerre reste le déchet inévitable de la civilisation et rend vaines justement les critiques de la guerre au nom de la civilisation. On pourrait cependant objecter à Freud que, la civilisation, loin de séparer l'homme de sa nature animale, a aussi permis à celle-ci de s'épanouir . La civilisation lutte-t-elle vraiment contre la nature belliqueuse de l'homme ou l'exalte-t-elle ? On pourrait néanmoins, à l'appui de ce pessimisme freudien concernant la nature humaine et des échecs de la civilisation, citer aussi les phrases de Tolstoï pour lequel la guerre ne naît pas de l'intelligence et de la raison, mais seulement des pulsions animales. Dans Guerre et paix, il écrit en effet: « pourquoi des millions d'hommes se sont ils entre-tués, alors que chacun sait, depuis que le monde est monde, que c'est mal agir moralement et physiquement ? « Parce que la chose était si inévitable qu'en la faisant, ils obéissaient à cette loi élémentaire, zoologique, à laquelle obéissent les abeilles qui s'entre-tuent à l'automne et les mâles des animaux qui s'exterminent les uns les autres ». Remarquez au passage que la contradiction entre les propos de Tolstoï et ceux de Proudhon, concernant l'animal, prouvent que la nature justifie tout et son contraire : aussi bien le fait que l' agressivité de l'homme le ferait ressembler à l'animal que l'inverse, à savoir l'idée qu'elle lui serait propre, de sorte que parler de la nature de l'homme est toujours sujet à débat, surtout si c'est pour en conclure à la fatalité de la guerre. Celle-ci est plutôt, me semble-t-il, un fait de culture et il n'est pas certain que la violence, dont l'homme est capable, le condamne nécessairement par la guerre. Cependant, pour illustrer encore la thèse de Freud, on pourrait citer Ernst Junger , dans la guerre comme expérience intérieure de 1922 : Au combat, qui dépouille l'homme de toute convention comme des loques rapiécées d'un mendiant, la bête se fait jour, monstre mystérieux resurgi des tréfonds de l'âme. Elle jaillit en dévorant, geyser de flamme, irrésistible griserie qui enivre les masses, divinité trônant au-dessus des armées. Lorsque toute pensée, lorsque tout acte se ramènent à une formule, il faut que les sentiments eux-mêmes régressent et se confondent, se conforment à l'effrayante simplicité du but : anéantir l'adversaire. Il n’en sera pas autrement, tant qu'il y aura des hommes. En somme la leçon de Freud est qu'il ne faut pas être angélique, ou s'étonner de la barbarie de la guerre, mais plutôt considérer qu'elle est une nécessité inéluctable, à laquelle nous pouvons tout au plus nous préparer. Que signifie cependant s'y préparer ? Savoir qu'elle est toujours possible et s'armer jusqu'aux dents ou essayer par tous les moyens de la prévenir ? 2) Cette thèse que la guerre est inéluctable, Carl Schmitt, (1888-1985), juriste et officier du troisième Reich, la soutiendra également. Mais si son argumentation part du même constat que chez Freud, l'homme n'est pas bon par nature, mais dangereux et capable d'inimitié, elle est en revanche chez lui de nature plus politique, puisqu'elle dépend d'une conception absolutiste de l’État (que Freud n'aurait pas soutenue). Dans son ouvrage intitulé « la notion du politique » de 1933, Schmitt explique en effet, que c'est en raison de la nature de ce dernier que la guerre est une réalité complètement étrangère à la morale. D'une certaine manière, Schmitt reprend la célèbre formule de Clausewitz : « la guerre n'est que la continuation de la politique par d'autres moyens ». Donc la guerre, c'est l'acte politique par excellence, ce qui pose la question de savoir si la politique est compatible avec la paix. Il explique en effet que l’État réalisera d'autant mieux la pacification à l'intérieur de ses frontières qu'il désignera à l'extérieur l'ennemi à combattre. La politique se définit donc à partir de la discrimination, étrangère à toute considération morale, entre l'ami et l'ennemi public= hostes (et non privé =inimicus), ce dernier devant être désigné par la décision autoritaire du souverain. On ne peut donc, selon Schmitt, envisager un monde sans guerre, car on ne peut l'imaginer sans États, destinés à entrer par définition en conflits, puisqu'une société ne se définit qu'en opposition aux autres : pour exister, il lui faut repérer son ennemi et le combattre. La justice n'est donc pas incluse dans la guerre, toujours menée pour des motifs politiques et non moraux ou humanitaires. Ce motif politique, c'est pour l’État d'affirmer et de conserver, sur un territoire donné, sa souveraineté.C'est pourquoi d'après lui, des organismes comme la SDN puis l' ONU sont condamnés à l'échec. Il en veut pour preuve que ces organisations, loin d'avoir empêché les guerres, en ont bien permis certaines. Mais Schmitt reste sceptique quant à leur légitimité, car il est persuadé que c'est le droit du plus fort qui règne dans les relations internationales. On ne peut donc d'après lui justifier une guerre par des valeurs qui transcenderaient le politique (= qui ne seraient pas politiques). Les justifier par des motifs religieux ou même par les droits de l'homme par ex. les rend encore plus inhumaines.Cela revient à nier l'humanité de l'ennemi et à pousser la guerre jusqu'aux limites de l'inhumain. L'humanité, dit il, n'a pas d'ennemi et si on prétend mener une guerre au nom de l'humanité, c'est en réalité de nos jours, pour donner une justification idéologique à un impérialisme économique. Vouloir autrement dit, rétablir le règne du droit par la guerre, revient à imposer le droit de ceux qui l'établissent afin d'en dominer d'autres. 3)Dans ces conditions, la paix ne peut résulter que d'un équilibre des forces, extrêmement précaire (et non d'un progrès du droit international) ; elle résulte de la neutralisation mutuelle des puissances, comme cela a été le cas, grâce à la dissuasion nucléaire, durant la guerre froide, qualifiée par R.Aron de « paix impossible » et de « guerre improbable ». Une paix perpétuelle (résultant d'un progrès du droit) ne serait en revanche pas souhaitable, car elle serait synonyme d'un monde sans politique, cela signifierait la dépolitisation de l'humanité au nom par ex. de l'intérêt économique, qu'il y aurait à ne plus faire la guerre. (la mondialisation conduira-t-elle à une société pacifiée et cosmopolitique?) Schmitt s'oppose donc au credo libéral tel que l'avait très bien formulé B.Constant dans « de l'esprit de conquête et de l'usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne » dès 1814, lorsque ce dernier déclarait que la guerre et la conquête violente ne sont plus des moyens efficaces de se procurer les agréments de la vie et le confort que le commerce et l'industrie nous fournissent. Les guerres ont perdu leur utilité et sont une mauvaise affaire, y compris pour le vainqueur. » En réalité, Schmitt pense que le libéralisme prétendument apolitique n'échappe pas à la logique politique de regroupements en amis/ ennemis et on pourrait même se demander, toujours pour reprendre la formule de Clausewitz si « l'économie n'est pas la continuation de la guerre par d'autres moyens ». Transition :L'argumentaire de C.Schmitt est-il vraiment fondé sur les faits et vérifié par eux? Car non seulement on peut discuter le postulat que l'efficacité d'une politique intérieure (sauf peut-être sous une dictature) s'obtienne par la désignation d'un ennemi extérieur, et non pas par sa capacité à laisser s'exprimer en son sein et démocratiquement des désaccords et même une certaine conflictualité. Mais en se basant aussi sur l'observation des relations internationales, il nous faut bien constater que les hommes n'ont jamais fait la guerre sans faire naître un droit de la guerre, puis un droit international, destiné à condamner le recours au droit du plus fort. L'histoire ne nous prouve-t-elle donc pas que malgré sa constance, la guerre n'est pas à elle même sa propre fin et qu'à défaut d'être morale, elle a peut-être engendré le système du droit tout entier (pour reprendre la formule de Proudhon, dans Guerre et paix 1861) ? III/Le seul effet bénéfique de la guerre n'a-t-il pas été de nous obliger à rechercher la paix ? Faut-il pour autant en déduire que toute guerre soit injuste? 1) En 1795, Kant oriente la réflexion dans cette direction et nous invite à penser que l'existence du mal, inscrit au cœur de la nature humaine ne doit pas nous conduire à abandonner l'idée d'un principe de paix perpétuelle. De même qu'à l'intérieur des sociétés civiles, les hommes qui ne sont pas des anges ont réussi à sortir de l'état de guerre de tous contre tous et à accepter de vivre sous le régime des lois, de même, l'effet historique des guerres successives a été de conduire les États à adopter un droit international, afin de se reconnaître les mêmes droits et cela quelle que soit leur puissance. Donc même si la diversité des langues et des religions par ex, nous dirions aujourd'hui « le choc des civilisations », semblent favoriser la guerre, et lui servir de prétexte, ils ont conduit les États, soucieux de leur autodétermination, à refuser de se voir imposer une puissance hégémonique, et à s'entendre sur des règles communes pour trouver un règlement pacifique à leurs différends. Donc même si ce n'est pas par bonne volonté, les États seront poussés mécaniquement et par intérêt à rechercher la paix, ne serait-ce, que pour pouvoir commercer ensemble, comme Kant le pense à l'instar de Montesquieu. Mais la meilleure garantie qu'ils seront capables de travailler à la paix, c'est surtout l'instauration de régimes républicains, dotés d'une constitution, prenant en considération l'intérêt des populations qui auraient à faire les frais d'une guerre. Travailler à la paix n'est donc pas chimérique selon Kant, c'est le seul vrai bien que les hommes doivent viser et qui sera d'autant plus facilement atteint, que nous aurons su mettre en place, à l'intérieur de nos États, des régimes républicains (et non plus despotiques ou impérialistes), nous dirions aujourd'hui des régimes démocratiques, ne se risquant pas à déclarer une guerre, qui ne serait pas approuvée par le peuple et contraire à son intérêt. Pourtant, si le projet de paix perpétuelle nous apparaît encore comme chimérique, c'est d'abord parce que le droit international, malgré ses progrès, n'est pas parvenu à empêcher toutes les guerres et, ensuite, parce que certaines guerres nous apparaissent même comme justes, cad pouvoir être menées au nom du droit. Que vaut cet argument ? 2) Les premiers à avoir soulevé la question de savoir si une guerre peut être juste, ce sont les théologiens, soucieux de concilier le commandement du « tu ne tueras point » avec la réalité de la guerre. Or pour qu'une guerre soit juste, St-Thomas d'Aquin,théologien du XIII°S, dans la Somme théologique, à la question 40 article 1 du LII, dit que 3 conditions sont requises : -il faut qu'elle soit conduite par une autorité publique légitime. - il lui faut une cause juste (jus ad bellum= la légitime défense) - il faut que l'intention du belligérant soit droite : limiter le mal et rétablir la paix ! La riposte doit donc être proportionnée , car « on fait la guerre pour obtenir la paix », phrase déjà prononcée par St-Augustin (il faut donc ajouter au jus ad bellum un jus in bello et post bellum). 3)Or en démocratie, le gouvernement, qui a été élu par le peuple, décide du combat et dispose des soldats grâce à la conscription (sans elle, les soldats de 14-18, morts à Verdun ou sur la Somme, n'auraient pas choisi de se jeter sur les barbelés et les mitrailleuses dans un accès d'enthousiasme patriotique !). Donc en démocratie où le gouvernement peut légitimement exiger la perte des soldats , la question se repose avec acuité de savoir ce que peut être une guerre juste, à laquelle le peuple pourrait « consentir », non pas pour justifier toutes les guerres, mais pour ne les envisager qu'en dernier ressort. Quelles sont donc en démocratie les raisons qui peuvent justifier la guerre ? Dans Guerres justes et injustes, ouvrage traduit en français en 1999, M.Walzer, philosophe américain, cherche à répondre à cette question, en s'appuyant sur des exemples historiques et pas seulement sur des principes abstraits. Il réaffirme ainsi l'idée qu'une guerre juste est avant tout une guerre défensive (=jus ad bellum)dont le paradigme nous est fourni par les guerres déclarées en 39 par la Pologne, la France ou la Grande Bretagne à l'Allemagne, même s'il condamne le recours (contraire au jus in bello) à la bombe atomique contre le Japon ou le bombardement des villes allemandes de 43 à 45 qui ont fait près de 600000 victimes civiles, soi-disant pour mettre fin plus rapidement à la guerre; cf sur l'opération Gomorrah, Sebald, de la destruction p.34sq, idem Walzer critique du calcul utilitariste p.467. Walzer dénonce, en revanche, comme injustes les guerres préventives, comme l'a été celle de 2003, menée par les américains contre l'Irak, tenu pour capable de produire dans un avenir proche, des armes de destruction massive , mais destinée en réalité à renverser son régime. Il considère que les guerres, pour rester limitées, doivent être régies « par la doctrine de la non intervention qui veut que les changements de régime soient l’œuvre des individus qui vivent sous ses lois et qui sont également ceux qui supporteront les coûts du changement et les risques d'échec. »p21. Mais cela n'exclut pas l'éventualité d'un droit d'ingérence, s'il le faut par la force, reconnu par l'ONU en 2005, après le conflit yougoslave et le massacre des Tutsi au Rwanda en 1994, pour prévenir de tels crimes : génocides, nettoyages ethniques etc...mais ce dernier droit est sujet à plus de controverses :ex de la Syrie) Mais ce sont aussi ce qu'il appelle les moyens de coercition « hors guerre » qu'il condamne, car ils sont certes utilisés pour faire plier un régime non démocratique, mais ce sont les populations qui en sont les principales victimes. Il songe en particulier à l'embargo contre l'Irak, destiné à empêcher l'importation d'armes, mais aussi de vivres et de nourriture qui frappe surtout les populations civiles et il préconise un jeu de sanctions plus intelligent. (ex pétrole contre nourriture , programme décidé et appliqué par l'ONU entre 1996 et 2003, après l'invasion du Koweït par l'Irak en 90, afin d'éviter la mort de 150 enfants par jour, conséquence de l'embargo économique ayant fait près de 1,5 M de morts). CCL. Ce que Walzer veut donc montrer, sans cynisme et sans angélisme, c'est que même en enfer, il est possible d'être plus ou moins humain, de se battre avec plus ou moins de cruauté et que toute limitation apportée à la cruauté reste le meilleur moyen de rétablir une paix juste et durable. C'est pourquoi, il suggère d'essayer par tous les moyens d'accéder à la justice sans la guerre, (par une force « hors guerre » collective et multilatérale, conjuguée à une politique « hors force » pour favoriser partout l'éclosion de sociétés civiles démocratiques). Ainsi nous faut-il aussi modifier notre représentation de la paix : la paix n'est pas la fin de l'antagonisme, mais la fin du massacre. Quand la guerre éclate en revanche, elle ne se distingue de l'assassinat ou du crime contre l'humanité, qu'à la condition d'imposer des limites à la portée des combats. Ces limites tendent, en particulier, à maintenir certaines catégories de personnes (civils, prisonniers de guerre) en dehors des zones où la poursuite de la guerre est autorisée, de sorte que tuer l'une d'entre elles n'est plus un acte de guerre légitime, mais un crime puni par les cours de justice internationales. Car comme le dit Proudhon, la guerre ne saurait être de l'ordre de l'assassinat ; c' est « un combat entre combattants », une situation légale qui autorise à part égale à entrer dans un conflit dont les limites sont fixées par des conventions internationales, certes imparfaites, puisqu'elles n'ont pas empêché la guerre, mais dont la violation suscite notre indignation morale, ce qui prouve bien que même à la guerre, il doit y avoir des règles...!cf ex. de Rommel p.105, Walzer. On pourrait, au regard de ces dernières remarques, se demander si, aujourd'hui, les guerres asymétriques qui ont pris le pas sur les guerres conventionnelles méritent de ce point de vue le nom de guerres, dans la mesure où ce sont des guerres sans front, dont les adversaires sont difficilement repérables et où ces derniers ne visent pas la victoire sur le champ de bataille, mais cherchent plutôt, par leurs crimes, à semer la terreur dans l'opinion.