Le plaisir de conter - le dernier Caragiale, Caragiale et le conte

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Le plaisir de conter - le dernier Caragiale, Caragiale et le conte
Le plaisir de conter - le dernier Caragiale,
Caragiale et le conte
Tatiana-Ana Fluieraru, est chercheuse à l’Université Valahia de Târgoviste. La communication qu’elle
nous propose ici, "Le plaisir de conter - le dernier Caragiale, Caragiale et le conte" porte sur l’oeuvre
d’un grand auteur roumain de la seconde moitié du XIXe siècle, puisqu’on le situe comme un
précurseur de Ionesco et de l’absurde. L’article porte sur la création de Caragiale réalisée à partir des
contes roumains.
Résumé : Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, les grands auteurs roumains ont (r)écrit des
contes ; le conte populaire était pour eux un moyen privilégié d’atteindre à l’esprit du peuple, essentiel
pour la coagulation de l’identité nationale, mais aussi un filon littéraire d’une saveur et d’une richesse
extraordinaires. Rien ne recommandait Caragiale à devenir à son tour remanieur de contes. Ses quatre
comédies l’avaient consacré comme le plus grand dramaturge roumain. À ce titre il est le précurseur
d’Eugène Ionesco et de l’absurde. Quelles pourraient être les raisons de sa conversion au conte ? C’est
une question qui n’a nullement préoccupé la critique littéraire. Chaque étape de silence dans le parcours
de Caragiale s’accompagne de la découverte d’une nouvelle forme d’écriture ; le racontage est la
dernière formule stylistique expérimentée par Caragiale qui mérite bien d’être examinée avec le même
sérieux que les formes « consacrées » (comédie, prose courte, nouvelle). D’autant plus que le conte - ou
plutôt le racontage - est, dans la conception esthétique de Caragiale, le modèle achevé de la prose.
Rester en bras de chemise, nu-pieds, me vautrer dans quelque port du sud et entretenir les
passants de contes... (paroles de Caragiale rapportées par Paul Zarifopol)
À la différence de ses contemporains, Vasile Alecsandri, Mihai Eminescu, Ioan Slavici, Alexandru
Odobescu, Ion Creangă, George Coşbuc, Barbu Ştefănescu-Delavrancea, rien ne semblait
recommander Ion Luca Caragiale à devenir remanieur de contes et d’anecdotes populaires. Sa curiosité
idéologique et sociologique n’est pas attirée par la culture paysanne, par les traditions et les coutumes
populaires et le fonds psychologique qu’elles recèlent ; aussi les exégètes de Caragiale n’ont-ils jamais
pensé à regrouper ses textes d’inspiration folklorique et à les analyser comme un corpus à part pour en
déterminer l’importance dans l’ensemble de l’œuvre, dans l’évolution de l’écrivain, pour en saisir
l’enjeu esthétique. Les pièces les plus remarquables, Kir Ianulea en tête, sont analysées le plus souvent
solidairement avec les autres écrits rassemblés dans le volume, composite dans son contenu. Plus
subtil, l’autre procédé n’est pas moins inapproprié : les contes et les anecdotes d’inspiration
folklorique, surtout ceux qui ont été repris en volume, sont regroupés avec d’autres pièces lorsqu’il
s’agit de délimiter la zone fantastique de la création de Caragiale ou bien de faire valoir son esprit
balkanique. Seuls Şerban Cioculescu et Silvian Iosifescu considèrent les textes à hypotexte populaire
publiés après 1908 comme constituant un ensemble. C’est pourquoi je me suis proposé tout d’abord de
dresser la liste de ces textes - remaniements ou récits à hypotexte populaire -, pour pouvoir par la suite
les interroger en vue d’une meilleure compréhension de l’évolution esthétique de Caragiale. Le tableau
ci-dessous, sans avoir la prétention d’être exhaustif, regroupe les principaux textes à hypotexte
populaire (attesté ou diffus) ; il permet une situation de ces textes du point de vue chronologique, selon
la date de la première publication, et du point de vue taxinomique, pouvant rendre compte de
l’évolution progressive de la vision de Caragiale en la matière (tableau 1).
Tableau 1. Chronologie des contes et anecdotes populaires de Caragiale
Titre
Année de parution Espèce littéraire
La chance du compositeur
1892
conte parodique
Olga et Esprit. Conte
1893
conte parodique
Une grande invention. Conte
1893
légende parodique
L’eau bénite. Légende indienne
1893
apologue zen parodié
L’arrêté royal
1893
facétie
Jeune homme
1893
dialogue sot (charge)
Précaution inutile
1893
anecdote
Conte. Imitation
1894
conte parodique
La longueur du nez. Conte oriental
1896
conte
Le mensonge. Une facétie populaire
1896
apologue
La Chance et la Sagesse
1896
apologue
Le malchanceux. Facétie populaire
1897
facétie
Talmudique
1901
anecdote juive
Conte pascal
1908
légende pascale
Le Prince charmant à la houppe
1908
conte
Mère...
1909
conte parodique
Le lot du poète
1909
légende parodique
Boucan en primeur. Anecdote orientale 1909
anecdote
Kir Ianulea
1909
conte
La monture du diable
1909
conte fantastique
Prise de guerre. Anecdote orientale
1909
anecdote
Abou Hassan. Conte oriental
posthume
conte
Conte
posthume
conte parodique ?
Il était une fois
posthume
conte parodique
Le cas de Caragiale remanieur de littérature « orale » me semble distinct de celui de ses contemporains
et amis qui eux aussi ont (r)écrit des contes populaires. Caragiale ne s’intéresse pas à la collecte de
textes populaires, à la circulation des motifs, à l’originalité de la littérature orale roumaine, essentielle
dans la coagulation de l’esprit national, un des piliers de l’identité nationale qui se forge à cette époquelà Le fait d’avoir côtoyé Eminescu, Creangă, Slavici ne semble pas avoir eu une influence directe sur sa
décision ultérieure de (r)écrire des contes ou des anecdotes populaires ; par contre, Delavrancea stimule
sa veine parodique comme romancier et comme conteur. Mieux encore, à la différence de ses
contemporains remanieurs, l’inspiration de Caragiale est assez cosmopolite, comme on peut le voir
dans le tableau ci-dessous :
Tableau 2. Classification des contes et anecdotes de Caragiale selon leur hypotexte
Inspiration autochtone
La chance du compositeur
Olga et Esprit. Conte
Une grande invention. Conte
L’arrêté royal
Jeune homme
Inspiration diverse
L’eau bénite. Légende indienne
La longueur du nez. Conte oriental
Talmudique
Le Prince charmant à la houppe
Boucan en primeur. Anecdote orientale
Inspiration autochtone
Inspiration diverse
Précaution inutile
Kir Ianulea
Conte. Imitation
Prise de guerre. Anecdote orientale
Le mensonge. Une facétie populaire Abou Hassan. Conte oriental
La Chance et la Sagesse
Le malchanceux. Facétie populaire
Conte pascal
Mère...
Le lot du poète
La monture du diable
Conte
Il était une fois
En fait, c’est grâce à son activité de journaliste et de directeur de revue, toujours à la recherche de
sujets, et à son goût pour la parodie que Caragiale en vient à la littérature orale : déjà dans la revue
Claponul, 1877, il publie des textes d’Anton Pann (Fables et historiettes, des fragments d’une Veillée à
la campagne). Certains de ces textes seront repris dans Epoca literară, 1896, et dans Epoca, 1897, où
Caragiale fait l’éloge de ce « merveilleux poète et conteur ». Dans un premier temps, Caragiale semble
s’amuser à parodier des contes, des légendes ou des anecdotes populaires, comme d’autres formes
propres à la littérature orale, quitte à fâcher certains de ses amis qui y voient parfois une preuve
blâmable de raillerie. Si de 1892 à 1894 il n’écrit que des parodies, peu à peu il se laisse gagner par
cette nouvelle écriture sans jamais renoncer totalement aux parodies. Le récit d’inspiration folklorique
semble avoir été au début un expédient : il fournissait un sujet qui, sans trop d’effort, pouvait être
transformé en un récit. Et, en plus, le contenu du récit populaire convenait à l’esprit drôle et cocasse de
Caragiale, comme à son intention moralisatrice. Comment ne pas mettre en relation le Conte pascal et
les contes de Noël sur la production desquels Caragiale a laissé au moins deux récits savoureux ? Mais
un changement se produit qui lui fait précéder la publication de son Conte de 1894 de cette remarque :
« C’est un vieux conte, que [l’auteur] signe uniquement parce qu’il lui a semblé utile de le
dépoussiérer. ». En fait, il prend conscience qu’il est en train de découvrir une nouvelle forme
d’expression et de génération du texte qu’il doit s’approprier, assumer pleinement en la signant. Ce
n’est pas la paresse caractérisée que soupçonne Paul Zarifopol - qui « lui fait fuir la peine contrariante
qu’implique toute révision intellectuelle propre » -, qui explique « le conservatisme esthétique » de
Caragiale. Malgré ses efforts, les projets pour Titircă, Sotirescu & Co, une comédie qui devait se
constituer en continuation d’une de ses comédies, n’avancent guère. Par ailleurs, la correspondance de
Caragiale du temps de son exil à Berlin montre qu’il ne s’intéresse aucunement au théâtre
contemporain. Par contre, lors des trois périodes de silence, il réussit à renouveler sa plume, découvre
de nouvelles zones à explorer, expérimente de nouvelles formes d’écriture en prose : nouvelle, y
compris la nouvelle et le « roman » parodiques, prose courte, récit. Ces recherches que l’on peut
soupçonner douloureuses pour un auteur réputé précèdent indubitablement les recommandations de
Zarifopol qui propose à Caragiale la lecture d’Anatole France. Je considère que certaines pièces
anticléricales sans grand intérêt sont peut-être dues à cette influence, qui reste toutefois mineure et qui
est largement postérieure à l’élaboration de plusieurs textes à hypotexte populaire. Par contre, il est
évident qu’une transformation se produisait ; même s’il se trompe sur les raisons de cette évolution
qu’il ne définit peut-être pas de manière tout à fait appropriée, Zarifopol comprend que « ces
modifications de son art ont toutes ce sens défini : il se faisait de plus en plus conteur ». Caragiale le
savait lui aussi et l’explique dans une lettre adressée à Mihail Dragomirescu où il parle de la traduction
qu’il fait de Riquet à la houppe de Charles Perrault :
[...] le relisant à cette occasion, [Perrault] m’a paru beaucoup plus merveilleux qu’il ne
m’avait paru du temps de ma jeunesse ; ces contes, semble-t-il, comme toutes les bonnes
choses de ce monde, ne sont pas destinés tant à l’âge de l’enfance, incapable de
comprendre, ni à l’âge de la jeunesse, quand on est soi-même héros de conte de fées, mais à
la vieillesse, quand on en vient à comprendre qu’il n’y a rien de plus beau que le vrai, ni de
plus vrai que le beau. (lettre à Mihail Dragomirescu, 11/24 décembre 1908)
Il se dit « consumé par la passion des contes », état qu’il qualifie plaisamment de « fureur sénile »
(lettre à Milhail Dragomirescu, 27 février 1909). Il se montre cette fois intéressé par les sources et la
circulation des motifs non pas en folkloriste, mais en conteur qui compare son art à celui des autres
conteurs. Il veut discuter avec Paul Zarifopol de la version en français de Belphégor, Le Diable marié,
fier d’avoir fait mieux que son modèle ; il se demande s’il faut ajouter des vers originaux et des
pastiches de Conachi pour raviver une scène du récit ; il se renseigne sur Mille et Une Nuits, également
pendant l’élaboration d’Abou Hassan. Il s’adonne au conte avec sa minutie et sa fougue habituelles,
hanté par les personnages, comme une femme en travail : il aurait écrit Kir Ianulea en trois jours et
aurait mis trois semaines à le peaufiner ; il refait quatre fois La monture du diable, prêtant une attention
scrupuleuse à tous les détails :
Il butait sur la place d’un adverbe, sur le sens précis d’un mot, et même sur la nécessité
d’une virgule. Je dois avouer que souvent les changements étaient sans importance et que
l’œuvre était tout aussi parfaite au début que dans sa forme ultime. Je lui en ai parlé une
fois et il m’a répliqué : « Comment ça ? Tu ne comprends donc pas que si aujourd’hui je
passe une petite erreur, si demain j’oublie une virgule, après-demain le public aura le droit
de me conspuer et je devrai l’encaisser ? » (Luca Ion Caragiale, Ideea europeană, janvier
1920)
En professionnel des lettres, il se pose le problème de la « propriété littéraire ». Les remarques qui
accompagnent Kir Ianulea valent pour tous les écrits à hypotexte populaire de la même époque :
[...] l’auteur conserve des droits de propriété littéraire intacts sur la manière dont [les
contes] sont présentés ici ; car, sans conteste, depuis toujours les contes appartiennent à tout
le monde, mais la manière de conter appartient, quelle que soit l’époque, au conteur [...]
Il indique souvent ses sources, qu’elles soient écrites ou orales : dans Prise de guerre Caragiale
mentionne Anton Pann, la renommée de Nasreddin-Hodja qui en fait un héros populaire et indique sa
source directe, « un livre précieux, traduit du turc ». Ce même livre est l’hypotexte de Boucan en
primeur, complété par un hypotexte oral - le même récit entendu dans son enfance dans la version
beaucoup plus savoureuse de Kir Stefan - qu’il se propose de rendre le plus fidèlement possible. Si,
pour Caragiale, la propriété littéraire sur ses remaniements ne fait pas de doute, les critiques et les
historiens littéraires ne l’entendent pas de cette oreille-là. Le conte Abou Hassan, considéré comme une
simple traduction, se verra exilé du corpus des œuvres de Caragiale dans l’édition Rosseti, Cioculescu,
Călin et renvoyé au tome réservé aux traductions, Nuvele, povestiri, amintiri, versuri, parodii, varia. Si
Mihail Dragomirescu considère La monture du diable comme un « récit symbolique » et Kir Ianulea
comme un « roman symbolique », si Şerban Cioculescu pense que dans ses proses Caragiale nous a fait
don d’une œuvre « d’une substance encore plus savoureuse » que son théâtre, George Călinescu accuse
le manque d’originalité et les effets faciles :
Si Ghica était balkanique dans la matière, Caragiale tente une adaptation artistique au
niveau du langage et de l’atmosphère. C’est pourquoi il ne se creuse pas la tête à inventer.
Boucan en primeur est une adaptation, d’après une source orale, d’une anecdote de
Nasreddine, Kir Ianulea est une version allongée de Belphagor de Machiavel, Abou
Hassan, un récit de Halima (Mille et une Nuits). Toute l’odeur ineffable de Boucan en
primeur [...] est due au ton de celui qui s’y connaît en plats orientaux. Comme dans tout ce
qui est raffiné, il y a là une certaine dose de primitivisme et d’âpreté [...] (George
Călinescu, Istoria literaturii române de la origini până în prezent, p. 439)
Eugen Lovinescu est lui aussi plutôt réservé en ce qui concerne la valeur de ces proses, déplorant lui
aussi le peu d’invention investi par Caragiale dans ce volume (« [...] quelques récits comme Kir
Ianulea, La monture du diable, Le Prince charmant à la houppe, remaniés ou traduits, auxquels
l’auteur n’a apporté que son art de conter, et nullement son invention [...] » - Convorbiri critice). Ce
n’est pas au niveau de l’invention d’un sujet que se situe la valeur du dernier Caragiale. Il n’avait
jamais considéré avilir son art en cultivant des genres dits mineurs, à l’existence desquels il ne croyait
d’ailleurs pas : l’oeuvre viable est celle dans laquelle « l’expression matérielle revêt fidèlement une
intention », qu’il s’agisse d’une scène de clowns, de quatre vers défiant les lois de la prosodie ou d’une
tête de saint byzantin. Il croyait par contre à l’avenir de la prose ; selon lui, il est plus facile d’écrire des
vers que de faire de la prose : « La technique du vers qui, à première vue, semblerait très difficile, est
certainement plus facile que celle de la prose » (O bună lectură). Ce degré supplémentaire de difficulté
de la prose vient d’une valorisation différente de l’idée-forme, car la prose ne peut miser sur l’effet
musical et de symétrie que certaines compositions en vers détournent à leur profit :
[...] on peut écrire beaucoup de vers qui paraissent très convenables sans trop d’idées si leur
facture est plus ou moins parfaite [...] Si la prose ne revêt pas quelques idées qui intéressent
l’esprit avisé, elle sonne creux tout de suite, dénonçant l’absence de valeur. (O bună
lectură)
La fortune promise à la prose tient à sa complexité même, aux « milliers de secrets dont la subtilité
défierait les cours de rhétorique les plus raffinés » car, si elle peut « paraître [...] aussi facile et naturelle
que l’apprentissage du parler usuel, [la prose] reste pour celui qui en connaît quelques secrets un
éternel desideratum ». C’est pour découvrir ces secrets que Caragiale s’est investi dans l’écriture des
contes. Si pour de nombreux auteurs de sa génération le conte est une voie d’accès à l’esprit du peuple,
pour Caragiale il est une voie royale : son écriture tente de s’émanciper de tout assujettissement, de
rompre toute entrave. Son long cheminement du conte parodique aux derniers contes l’amène à
réfléchir à - sinon à écrire - ce « livre sur rien », dont rêvait Flaubert. L’œuvre d’art, quelque imparfaite
qu’elle soit, « gardera telle quelle une manière toujours identique de réflexion - il y aura toujours un
équilibre, un mode constant de rapports entre ce qui s’y réfléchit et comment ». Ce travail semble être
fondé sur la recherche des mots. Caragiale (r)écrivain de contes invente peu au niveau de l’action, des
personnages, à l’exception de Kir Ianulea où il se livre à une véritable reconstitution. Son Prince
charmant et son Abou Hassan sont des traductions assez fidèles à l’original, même si l’auteur s’y prend
différemment. Dans Le Prince charmant il procède par ajouts, mineurs, alors que dans Abou Hassan, il
concentre la trame et renonce à un tiers de l’hypotexte, y compris à un épisode du Dormeur éveillé ;
dans tous les cas, il dynamise l’action, remplace autant qu’il peut le style indirect par le style direct et
introduit une note de familiarité dans les dialogues. Cette familiarité qui peut paraître mal à propos
n’est pas si choquante que certains critiques, habitués au ton majestueux des contes transcrits pas
Ispirescu, par exemple, la ressentent. Des contes collectés et transcrits tels quels présentent souvent ce
langage égalisant, dépourvu de grandeur et si celui qui raconte est devenu citadin, son racontage se
ressent encore plus de ce changement de milieu. Les contes de Caragiale, bien qu’écrits, tentent de
conserver une oralité, feinte, certes, mais tellement authentique. Le caractère simple, naturel que laisse
apparaître le conte fascine Caragiale qui craint la menace de la moindre inadvertance : « [...] des
coquilles et une ponctuation fautive privent de sens la prose simplicissisme du conte de fées. » (lettre à
M. Dragomirescu, 11/24 décembre 1908) Le travail du conteur se consume donc dans la recherche des
mots et les soucis de ponctuation rendue difficile par l’oralité feinte - une activité fastidieuse qui réduit
le créateur à la condition d’un artisan : « je me tue à la tâche comme un artisan, à grande peine » ; « ça
fait longtemps [...] que je n’ai senti tant de joie, en tant qu’artisan, que celle que m’a procurée votre
carte postale sur le Lot du poète ». Le parachèvement de l’œuvre est conçu comme une succession de
gestes concrets : « jour et nuit je martèle » ; « il ne me reste plus qu’à le fignoler [Kir Ianulea], à le
peigner et à le cirer, je me mets à le frotter aujourd’hui même ». Le fruit et la récompense de ce travail
est « un volume de contes raffinés, inédits, que je n’échangerais pas contre tout ce que j’ai écrit dans
toute ma vie, une vie gaspillée en des broutilles d’art grossier ! ». Une simple traduction ne pouvait
exiger tant de travail, une telle concentration. L’enjeu était ailleurs. Car le mot n’est pas le but de ses
recherches, il n’en est qu’un moyen, ce qui compte, c’est le conte, le récit, le dit - ambigu, malgré
l’univocité que son immobilisation par écrit lui confère. Le dernier art poétique de Caragiale est
contenu dans son Conte inachevé :
Je pourrais m’y prendre de cette manière aussi pour vous faire plaisir ... si c’était pour
l’amour des mots que je me serais investi à inventer un récit. N’y croyez surtout pas. C’est
l’amour pour le récit qui me fait chercher des mots, qui me permettent de le conter tel que
je l’imagine, le plus vite et le plus clairement que je puisse le faire. Et cela puisque - le récit
n’est pas lui aussi un métier ? [...] le cordonnier, pour mauvais qu’il soit, c’est par amour
pour ses outils [...] qu’il se met à faire des chaussures ? Ou bien c’est par amour pour les
bottes qu’il saisit, seulement au besoin et avec prudence, un outil, ensuite un autre ? [...] Et
puis, pendant que je vous conte selon l’entendement que j’ai de mon métier, je ne veux pas
qu’un de vous me fasse le coup du bigleux auquel un soir un voyageur dévoyé lui demanda
son chemin [...] et le bigleux lui indiqua de la main une direction ; et le voyageur de lui
demander : - Mon ami, [...] de quel côté dois-je me diriger ? du côté que vous désignez de
la main ou du côté vers lequel vous regardez ? (Conte)
À la fin de sa vie, Caragiale dépasse à maints égards ses convictions classiques ; il démontre qu’il n’y a
pas de genres majeurs et mineurs, que l’art de l’écrivain ne s’épuise pas dans la recherche de la forme
et que ce n’est pas le contenu non plus qui compte à lui seul, mais le dit. S’il avait en horreur toute
invention en matière de littérature, ses recherches l’ont conduit loin du classicisme, faisant de lui non
seulement un précurseur de l’absurde, mais aussi des postmodernes. À deux points doctrinaux près :
seuls le talent et le travail honnête font le livre qui vaut au moins l’effort investi par le lecteur à le lire ;
le Beau et le Vrai font la bonne littérature.

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