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Résumé
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Habilitation à diriger des recherches, 11ème section.
Sophie Mantrant – Université de Strasbourg.
Synthèse : ARTHUR MACHEN ET LE FANTASTIQUES DES ORIGINES
Le titre de cette synthèse vise à mettre en relief les trois fils croisés qui parcourent
mon travail de recherche. Mon étude de l’œuvre de l’auteur gallois Arthur Machen, dont
l’ouvrage Arthur Machen et l’art du hiéroglyphe (2016) constitue l’aboutissement, s’inscrit
dans un champ de recherche plus vaste, celui de la littérature fantastique du tournant du
XXe
siècle. La question des origines de l’homme agite alors les esprits en raison, notamment, du
vertige ontologique provoqué par les théories évolutionnistes et par l’hypothèse de la
dégénérescence. Il m’a semblé d’autant plus intéressant de faire des origines le cœur de cette
synthèse qu’Arthur Machen propose dans sa fiction deux récits radicalement différents des
commencements : issu du protoplasme visqueux dans ses récits d’horreur surnaturelle, l’homo
protoplastus a pour pays natal un monde paradisiaque dans ses textes postérieurs. Gelée
visqueuse et jardin édénique sont ainsi deux images opposées des origines qui coexistent au
sein de l’œuvre de l’auteur gallois.
1- La première partie de ma synthèse revient sur les problèmes définitoires posés par
le fantastique. Je convoque en particulier les propos de Denis Mellier dans L’Écriture de
l’excès : fiction fantastique et poétique de la terreur1. Sa double modélisation (modèle de
l’indétermination / modèle de la présence) rejoint et précise la distinction « fantastique du
soupçon / fantastique de la monstration » proposée par Gwenhaël Ponnau2. J’utilise cette
dernière dans plusieurs articles, car les récits d’horreur écrits par Machen dans les années
1890 fournissent des exemples de monstration spectaculaire. Les figures de l’altérité
auxquelles ils confrontent le lecteur relèvent très souvent de l’esthétique du grotesque,
élément qui peut expliquer le rire que ces textes ont parfois provoqué. Mes propos sur la
figuration explicite trouvent un prolongement dans mon étude de la série télévisée Penny
Denis Mellier, L’Écriture de l’excès : fiction fantastique et poétique de la terreur, Paris : Honoré Champion,
1999.
2
Dans son introduction de 1997 à La Folie dans la littérature fantastique, Paris : PUF, 1997.
1
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Dreadful, qui affiche le choix d’une esthétique de l’excès, non seulement dans son titre, mais
aussi dans la mise en abyme métatextuelle que constitue le spectacle de grand-guignol. Cette
étude de Penny Dreadful fait partie d’une démarche de ré-orientation progressive de ma
recherche vers les études filmiques, déjà amorcée dans deux articles portant sur des
adaptations littéraires, l’un sur The Woman in Black (James Watkins, 2012)3, l’autre sur
Sredni Vashtar (Andrew Birkin, 1981)4.
La première partie de cette synthèse retrace également l’évolution de mon approche
critique des textes fantastiques. L’approche psychanalytique, dominante dans mon travail de
thèse, a peu à peu fait place à des lectures interprétatives qui ancrent solidement les textes
dans leur contexte. Un ouvrage en particulier a eu une influence considérable sur cette
évolution : A Geography of Victorian Gothic Fiction: Mapping History’s Nightmares de
Robert Mighall5. Dans les premières lignes de son introduction, le critique explique très
clairement son choix d’une approche historiciste. Ce qui caractérise le mode gothique selon
Mighall, c’est son attitude au passé et à ces vestiges indésirables (unwelcome legacies). Selon
l’époque, ces vestiges sont localisés à des endroits différents et revêtent des formes
différentes. Dans tous les cas, les textes sont structurés par un « conflit anachronique », le
passé venant perturber un présent qui pensait l’avoir dépassé. La notion de « conflit
anachronique » constitue un outil exploratoire que j’utilise dans plusieurs articles, ainsi que
dans la première partie de mon ouvrage sur Arthur Machen. De plus, Robert Mighall met en
relief les deux orientations complémentaires du gothique dans la deuxième moitié du
XIXe
siècle, l’une biologique, l’autre anthropologique. Ces propos ont trouvé un prolongement dans
mes réflexions sur le gothique darwinien, qui place l’accent sur le corporel, et le gothique
impérial tel qu’il a été défini par Patrick Brantlinger dans Rule of Darkness6.
2- La deuxième partie traite du thème de la métamorphose dans son rapport à la
question des origines. J’y rends compte de mes propos sur le spectacle de la dissolution du
corps dans les textes d’Arthur Machen, dissolution qui renvoie l’homme au protoplasme
visqueux des commencements. L’image de la masse informe, mi-solide mi-liquide, revient de
façon obsédante dans les textes de l’écrivain gallois, et elle peut être lue au filtre du concept
3
« A New Old Hammer? The Woman in Black (James Watkins, 2012) ». Communication au colloque
international « Le studio Hammer : laboratoire de l’horreur moderne » à Paris, 10-12 juin 2015. À paraître.
4
« L’univers sonore de Sredni Vashtar (Andrew Birkin, 1981) », Cahiers Victoriens et Édouardiens en ligne, 82
(automne 2015, mis en ligne en mai 2016).
5
Robert Mighall, A Geography of Victorian Gothic Fiction: Mapping History’s Nightmares, Oxford: Oxford
UP, 1999.
6
Patrick Brantlinger, Rule of Darkness: British Literature and Imperialism, 1830-1914, Ithaca: Cornell
University Press, 1988.
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d’abjection défini par Julia Kristeva dans Pouvoirs de l’horreur7. Mon analyse convoque
également les propos de Sartre sur le visqueux dans l’Être et le néant. « Toucher du visqueux,
c’est risquer de se diluer en viscosité8 », écrit notamment le philosophe français, activant ainsi
l’imaginaire de la contagion. J’explore la façon dont cet imaginaire se déploie dans le
domaine du langage, qui peut lui aussi être contaminé et revenir à un état antérieur, à ce que
l’évolutionniste George Romanes a appelé dans un ouvrage de 1898 « le protoplasme non
différencié du langage9 ».
L’image du corps instable et métamorphique apparaît également dans « The Story of a
Panic » de E. M. Forster, dont je propose une lecture critique dans « La métamorphose
d’Eustace dans ‘The Story of a Panic’10 ». Mon second article sur E. M. Forster concerne
l’ensemble du recueil The Celestial Omnibus11. Dans les textes qui le composent, et qui sont
qualifiés de fantasies par leur auteur, la métamorphose rétablit la connexion perdue au divin.
Elle n’est dysphorique que pour les personnages « limités » qui ne savent pas lire les signes.
Cet article met les nouvelles en relation avec les propos sur le « moment symbolique » tenus
par Rickie Elliot dans le roman The Longest Journey (1907). L’accent placé sur le symbole
comme catalyseur de la révélation est un point commun avec l’œuvre de Machen. Les auteurs
mettent également tous deux en scène le retour de divinités païennes, en particulier le dieu
aux sabots de bouc.
3- La troisième partie de la synthèse rend compte de mes recherches sur ce que j’ai
appelé « le gothique païen ». Dans Fantastique et décadence, Catherine Rancy souligne que
les divinités païennes font un retour en force dans la littérature fantastique de l’époque 12. Mes
travaux s’intéressent plus particulièrement au retour de Pan, et ils mettent en évidence une
évolution dans son utilisation qui confirme et précise les propos de Julia Briggs : « Early in
the next century, the goat-foot god was reinstated and unlicensed orgy, associated by Machen
with the powers of evil, now became a sacred mystery, the source of all that was most vital
and creative in Man13. » Pan est en effet une figure ambivalente et la fiction du tournant du
siècle montre ses deux visages, parfois au sein du même texte. Sommairement, la créature
Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris : Seuil, 1980.
Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant (1943), Paris : Gallimard, 1986, p. 672.
9
George John Romanes, L’Évolution mentale chez l’homme (1888), Paris : L’Harmattan, 2006, p. 292.
10
« La métamorphose d’Eustace dans ‘The Story of a Panic’ (E. M. Forster) », Imaginaires (Presses
Universitaires de Reims), 4 (1999), 133-142.
11
« Entre-deux et étrangeté dans The Celestial Omnibus (1911) d’ E. M. Forster », in Clavaron, Yves (éd.), E.
M. Forster et l’étrange étranger, Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2010, 97-108.
12
Catherine Rancy, Fantastique et décadence en Angleterre, 1890-1914, Paris : Éditions du CNRS, 1982.
13
Julia Briggs, Night Visitors: The Rise and Fall of the English Ghost Story, London: Faber, 1977, p. 21
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hybride met en image le lien indissociable de l’homme et de la bête, image qui entre en
résonance avec les théories évolutionnistes. Cette bestialité effrayante, qui inclut la
transgression des normes sexuelles, est plus généralement une force chaotique qui menace la
civilisation. Cependant, le dieu païen peut être synonyme de libération et de retour à un état
« naturel », préférable au malaise de la civilisation, comme c’est le cas dans « The Story of a
Panic ». Plus généralement, chez Forster comme dans d’autres textes de l’époque, Pan est une
figure homoérotique, porteuse d’un discours sur la normativité hétérosexuelle.
La mise en équation de l’enfant et du primitif relève du « gothique païen ». On sait
l’importance de la théorie de la récapitulation culturelle à la fin de l’ère victorienne.
L’anthropologie fait des races dites primitives une survivance dans le présent du passé de
l’humanité civilisée. De même, un parallèle est établi entre l’évolution de l’individu et celle
de l’Homme, l’enfant étant alors rapproché du sauvage. C’est sur cet aspect que se centre mon
analyse dans « L’idole et l’enfant : une lecture de ‘Sambo’ (W. F. Harvey, 1910)14 ». La
nouvelle ressortit au gothique impérial tel qu’il a été défini par Patrick Brantlinger, car elle
fait planer la menace de la colonisation à rebours, c’est-à-dire de la contamination de
l’Anglais civilisé par le primitif des colonies. Dans le cadre défini par le titre du colloque
« Voix d’enfants, regards d’enfants », mon article s’attache à montrer comment la vision
animiste de l’enfant semble contaminer le récit du narrateur adulte, qui se fait « récit
animiste ». J’étudie en particulier l’utilisation du style indirect libre, forme de bivocalité qui
atténue la dénivellation entre le discours de l’enfant et celui du narrateur. La menace de la
dissolution s’esquisse dans cette infiltration du discours adulte par la voix de l’enfant.
L’enfant se livre également à un rituel païen au fond du jardin dans « Sredni Vashtar »
de Saki (1911). Dans un article publié en mai 201615, j’étudie l’adaptation de cette nouvelle
en 1981 par le réalisateur Andrew Birkin, en me concentrant plus précisément sur son univers
sonore. L’un des traits saillants du court-métrage est l’utilisation à deux reprises du « O
Fortuna » de Carl Orff, musique non diégétique qui accompagne le rituel païen. À ce rituel
sanglant sont opposées les cérémonies du christianisme, que le texte et le film présentent tous
deux comme une religion dénuée de ferveur. Mon article montre que l’anachronisme du mode
gothique prend ici une forme musicale, et que l’adaptation de Birkin fait de « O Fortuna » une
musique colorée, une musique rouge qui ébranle les fondements d’un monde de grisaille.
« L’idole et l’enfant : une lecture de ‘Sambo’ (W. F. Harvey, 1910) », Leaves (Université de Bordeaux
Montaigne), 2 (2016).
15
« L’univers sonore de Sredni Vashtar (Andrew Birkin, 1981) », Cahiers Victoriens et Édouardiens en ligne,
82 (automne 2015, mis en ligne en mai 2016).
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Cette troisième partie rend également compte de mon étude des liens qui se tissent
entre paganisme et catholicisme dans l’œuvre de Machen. Un ouvrage en particulier m’a
permis d’explorer cette voie en mettant son œuvre en regard avec les textes d’autres auteurs
de l’époque dite décadente : Le Calice vide : l’imaginaire catholique dans la littérature
décadente anglaise de Claire Masurel-Murray16.
Dans son ouvrage sur la littérature intitulé Hieroglyphics, Arthur Machen affirme que,
pour faire de la littérature, il est indispensable d’être catholique, ne serait-ce
qu’inconsciemment. Il entend par là que la spiritualité sacramentelle du catholicisme est
nécessaire, qu’il faut croire en la présence d’un univers spirituel à la fois caché et révélé par le
voile des apparences. Il affirme qu’en célébrant les mystères dionysiens, les Grecs se
montraient
« suffisamment
catholiques ».
« Pagan Revenants
in
Arthur Machen’s
Supernatural Tales of the Nineties17 » s’intéresse plus précisément au symbolisme du vin et à
son lien à la spiritualité sacramentelle prônée par l’auteur. La chronologie de mes articles sur
la fiction de Machen montre ainsi que je suis passée de l’étude du contenu explicite qu’est le
retour de Pan à celle de la présence implicite de Dionysos dans son œuvre, qui soulève des
questions touchant à l’inspiration et à la création. Machen réactive le lien très ancien établi
entre ivresse et création. Grand admirateur de Rabelais, auquel il rend de fréquents hommages
dans ses textes, l’écrivain gallois avance très souvent l’idée que le vin rend divin. Le
merveilleux breuvage provoque l’enivrement mystique, l’expérience extatique. L’écrivain
selon Machen se donne pour mission de communiquer cette émotion à son lecteur, en la
traduisant dans un texte. Cependant, cette traduction ne peut être qu’un « accident » dans
lequel s’incarne la « substance » : elle ne peut être qu’une apparence. C’est ainsi l’image
eucharistique qui fournit un modèle à l’art de l’écriture. L’écrivain effectue l’incarnation de la
substance, donc une forme de transsubstantiation, et se fait tel un prêtre. Il est doté d’un
pouvoir sacramentel en ce qu’il rend présente dans son œuvre l’invisible transcendance. En
d’autres termes, tout comme l’univers selon Machen, la littérature est un sacrement. L’auteur
institue ainsi, à l’instar de maints Décadents et Symbolistes, une religion de l’art.
4- La quatrième partie, « Origine des traces et traces de l’origine », revient sur
l’utilisation des codes du récit de détection dans les textes de Machen. Elle prend pour base de
réflexion l’article de Carlo Ginzburg intitulé « Signes, traces, pistes : racine d’un paradigme
Claire Masurel-Murray, Le Calice vide : l’imaginaire catholique dans la littérature décadente anglaise, Paris :
Presses de la Sorbonne nouvelle, 2011.
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« Pagan Revenants in Arthur Machen’s Supernatural Tales of the Nineties », Cahiers Victoriens et
Édouardiens en ligne, 80 (Automne 2015).
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de l’indice18 ». Signes picturaux, indices et symptômes sont, dans les termes de l’auteur, les
traces « d’une réalité plus profonde, impossible à atteindre autrement ». L’enquête déclenchée
par la trace vise à remonter à ce qui l’a causée, mais, dans nombre de textes fantastiques, cette
origine est simultanément celle de l’humanité. Ainsi, dans The Great God Pan (1894) de
Machen, l’enquête sur la mystérieuse Helen met finalement les personnages et le lecteur face
à la gelée visqueuse des commencements, face aux origines informes.
Les implications métafictionnelles du roman policer ont souvent été soulignées et ce,
en raison de la thématisation de l’activité de lecture dans le déchiffrement des indices.
L’interprétation est en effet au cœur de la problématique de la trace, puisque cette dernière est
un témoin muet du passé qu’il faut « faire parler ». C’est ce que s’attachent à faire les
enquêteurs de Machen, et le discours métatextuel inséré dans la fiction souligne que le texte
qui est soumis au lecteur est lui aussi un effet-signe proposé à l’interprétation. La vision du
texte qui se dessine chez Machen est celle d’un palimpseste, dont la surface dissimule un
signifié secret, que le lecteur tente de mettre au jour lors d’une lecture de type archéologique.
Pour rendre compte de cette vision du texte (et la remettre en cause), Barthes utilise l’image
du voile, voile « sous lequel se tient, plus ou moins caché, le sens (la vérité)19». L’image du
voile est une image essentielle dans les textes de Machen, qu’ils soient fictionnels ou non
fictionnels. C’est elle qu’il utilise pour définir la littérature, « the art of the veil, which reveals
what it conceals ». Son traité sur la littérature s’intitule Hieroglyphics, terme qui suggère
d’emblée l’opacité et l’opération de déchiffrement nécessitée par le texte littéraire. Le terme
nimbe en outre la littérature d’un halo lumineux par sa référence au sacré (hiero-) : le texte
littéraire devient le portail d’accès à une réalité supérieure.
Cette réalité, cependant, reste à jamais inaccessible. L’importance de l’activité de
déchiffrement dans la fiction de Machen doit être mise en rapport avec sa présentation du
monde comme ensemble de symboles, qui indiquent l’existence d’une réalité plus profonde
sans la dévoiler. Le symbolisant proposé par le texte de fiction, analogue linguistique du
monde, invite à reconstituer la part manquante pour obtenir une présence pleine, qui est aussi
un signe clos. Cependant, la clôture est exclue dans l’œuvre du Symboliste, qui valorise
l’opacité, et le signe reste indéfiniment ouvert.
Carlo Ginzburg, « Signes, traces et pistes : racine d’un paradigme de l’indice », Le Débat, 6 (1980), 3-44.
Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris : Seuil, 1973, pp. 101-102. Après avoir souligné que la critique tend
à considérer le texte comme un voile, Barthes privilégie l’image du tissu et de ses entrelacs.
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5- La dernière partie s’interroge sur l’appartenance de l’œuvre de Machen au
mouvement diffus que fut le Symbolisme. Elle aborde tout d’abord ce point par le biais de la
représentation de la ville, en soulignant que Machen est désormais considéré comme l’un des
grands précurseurs littéraires de la psychogéographie, au même titre que Blake ou De
Quincey. J’ai notamment découvert en suivant cette piste que Peter Ackroyd a souvent fait
référence à Machen, qu’il place parmi les « great London Visionaries » aux côtés de Blake
dans London: The Biography (2000). Il s’agit d’auteurs qui ont su percevoir le Londres
éternel sous le Londres visible au visage changeant et qui, souligne Ackroyd, ont un intense
sens du sacré. Il trouve chez eux la vision mystique qui témoigne de ce qu’il voit comme la
survivance d’une culture catholique en Angleterre.
La représentation de la ville dans les textes de Machen est qualifiée de « symboliste »
par Nicholas Freeman dans son ouvrage Conceiving the City: London, Literature, and Art,
1870-191420. Le critique met au jour plusieurs traits récurrents dans les représentations
symbolistes de Londres, notamment l’image du labyrinthe et celle du voile. L’image du voile
est d’une importance fondamentale dans l’œuvre de l’auteur gallois, non seulement parce que
sa levée est souvent l’enjeu de l’intrigue, mais aussi parce qu’elle est, nous l’avons dit, au
cœur de sa définition de la littérature. Le voile littéraire est celui du langage symbolique, qui
suggère ce qui ne peut être représenté. Nicholas Freeman souligne que, dans les textes
symbolistes, l’enquête dans le labyrinthe urbain construit un voile générique, celui du récit de
détection, qui dissimule une quête spirituelle comparable à celle du Graal ou de la pierre
philosophale. Le dévoilement a une dimension initiatique, tout comme le parcours dans le
labyrinthe, qui peut mener au centre caché. Cependant, le texte symboliste exclut la clôture,
car les mystères suggérés sont de ceux qui échappent à la compréhension humaine. La
quatrième partie de mon ouvrage sur Machen explore ce que j’ai appelé son « écriture du
secret », une écriture qui met en lumière l’énigmaticité du monde et du texte, plutôt qu’elle ne
dévoile.
Dans son Symbolist Movement in Literature (1899)21, Arthur Symons souligne que le
symbolisme de son époque est un symbolisme qui a conscience de ce qu’il est. Les propos
métasymboliques qui parsèment l’œuvre de Machen témoignent de cette « conscience » de
l’écrivain. Dans The Great God Pan, par exemple, le mythe de Pan est identifié par l’un des
personnages comme un symbole, porteur de vérités qu’il cache et révèle et à la fois. La
novella étant une transposition diégétique de cet hypotexte, le discours sur le mythe qui est
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Nicholas Freeman, Conceiving the City: London, Literature, and Art, 1870-1914, Oxford: Oxford UP, 2007.
Arthur Symons, The Symbolist Movement in Literature, New York: E. P. Dutton & Company, 1919.
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intégré à la fiction souligne simultanément que le texte soumis au lecteur est lui aussi un
symbole renvoyant à « quelque chose », qui reste indéfini. Pour Machen, le langage
symbolique fait partie de ces voiles qui ne dévoilent pas : il attire vers un inconnu qui n’est
toutefois jamais atteint. Même s’il n’utilise pas les termes, Machen active l’opposition
muthos/logos et affirme la supériorité du premier. Il rejoint en cela la pensée littéraire d’un
XIXe
siècle qui valorise les mythes dans un projet plus vaste de réhabilitation de l’imaginaire.
Le discours sur les textes allégoriques va dans le même sens, celui d’un rejet de la
transparence et d’une valorisation de l’opacité. À plusieurs points de sa réflexion esthétique,
Machen distingue l’allégorie du symbole, et il participe ainsi à un débat d’idées qui a marqué
l’époque romantique et s’est poursuivi à l’époque symboliste. Dans Hieroglyphics, il rejoint le
Symboliste Maeterlinck lorsqu’il distingue le symbole de propos délibéré du symbole
inconscient, le second surgissant à l’insu du poète. Le symbole de propos délibéré mène à
l’allégorie, et c’est la symbolisation inconsciente qui fait l’art véritable.