Le livre haïtien entre succès et détresse

Transcription

Le livre haïtien entre succès et détresse
CULTURE
Le livre haïtien entre succès et détresse
Emmelie PROPHÈTE
Le séisme du 12 janvier 2010 a surpris une Haïti euphorique, très fière de ses
écrivains et écrivaines qui avaient su imposer le pays de manière positive aux
salles des nouvelles du monde, particulièrement francophone.
2
009 a été une année de grande consécration pour la littérature haïtienne.
Treize prix et distinctions littéraires ont
été attribués à des écrivains haïtiens où
d’origine haïtienne, dont le Médicis, l’un
des cinq grands prix littéraires français, à
Dany Laferrière pour son roman L’énigme du retour.
Ces livres ont un point commun : ils ont
été écrits en français ou en anglais, en
Haïti même ou à l’extérieur. Ils ont tous
été inspirés de la terre natale
En février 2009, l’écrivaine Yanick
Lahens a été lauréate de la première
édition du Prix Richelieu de la francophonie. Un jury de 1 500 lecteurs de divers pays francophones a plébiscité le
roman La couleur de l’aube paru aux
éditions Sabine Wespieser.
En mai 2009, Yanick Lahens a aussi reçu
Le Prix Mille pages. Selon ses créateurs,
ce prix se veut « un prix littéraire volontairement pluriel qui a pour ambition de
récompenser la création littéraire dans
tous ses états avec exigence et enthousiasme ».
Le 24 juin 2009, au 4ème concours d’écriture théâtrale contemporaine de la Caraïbe, le dramaturge Guy Régis Junior a obtenu le prix ETC Caraïbes / Beaumarchais
du meilleur texte francophone 2009 pour
son texte Le Père.
Il n’est pas inutile de signaler que trois
Haïtiens étaient parmi les onze nominés
pour ce prix : Guy Régis Junior, Jean
Durosier Desrivières et Duckens Charitable.
VALCIN II, Tradition, 1995
Culture
À la mi-septembre de cette année 2009,
l’écrivaine Edwige Danticat a obtenu la
bourse de 500 000 dollars attribuée sans
condition par la Fondation McArthur
pour l’importance de son œuvre. La Fondation McArthur tenait à récompenser
« une romancière qui capture toute l’es-
81
sence de l’endurance et du renouveau humain à travers des personnages inspirés
de son Haïti natale ».
Au début du mois d’octobre 2009, l’écrivain Louis-Philippe Dalembert a reçu la
prestigieuse bourse « Artists in Berlin
Programme » décernée par le German
Academic Exchange Service. Attribuée
par un jury composé d’auteurs, d’universitaires et d’artistes, cette bourse récompense le travail d’un écrivain, d’un cinéaste ou d’un compositeur.
Louis-Philippe Dalembert a résidé à Berlin durant l’année 2010 et a participé à la
vie culturelle de la ville dans des rencontres et échanges avec les artistes et auteurs allemands. Au cours de son séjour,
Il a écrit son livre Noires blessures paru à
Paris début 2011 aux éditions Mercure de
France.
Toujours en octobre 2009, pour l’ensemble de son travail, Dany Laferrière a reçu
à Montréal le prix international Métropolis bleu. Cette distinction soulignant le
travail international d’un auteur, a déjà
été décerné aux écrivains Margaret
Atwood en 2007 et Daniel Pennac en
2008.
Quelques jours après le Prix Médicis décerné le 4 novembre 2009, Dany Laferrière a reçu pour L’Énigme du retour le
Grand prix du roman de la ville de Montréal, un des prix littéraires parmi les plus
convoités au Québec. Le 2 décembre,
L’Énigme du retour a été élu meilleur
roman français de l’année par le magazine Lire qui est une référence en matière
de littérature. Le livre de Dany Laferrière
a été sélectionné parmi 659 romans parus
en France pour la rentrée littéraire 2009.
Encore en novembre 2009, l’écrivain
Dominique Batraville a reçu de l’Association internationale de poésie La Porte
des poètes un diplôme accessit pour l’ensemble de ses textes poétiques disponibles sur le web à l’occasion de la troisième édition de son concours annuel.
Toujours en novembre, l’écrivain Lyonel
Trouillot recevait pour son roman Yanvalou pour Charlie le prix Wepler Fondation La Poste 2009. Le prix Wepler
Fondation. Créée en 1998 par l’alliance
d’une librairie, d’une brasserie et d’une
entreprise publique, cette distinction est
attribuée par les lecteurs.
82
Le 26 novembre 2009 Yanick Lahens
s’est vu octroyer le 15ème prix RFO du
Livre pour son roman La Couleur de
l’aube en récompense à un ouvrage de
fiction d’expression française, ayant un
lien avec l’Outre-Mer français ou les
zones géographiques et géopolitiques
proches.
Le premier décembre le prix littéraire Caraïbes a été remis à l’écrivaine Emmelie
Prophète pour Le Testament des solitudes, paru aux éditions Mémoire d’encrier
à Montréal. Le Prix Littéraire Caraïbes,
récompense tous les deux ans un auteur
des Antilles francophones pour un livre
écrit avec une prose élégante et une thématique qui reflète le monde fantastique
de cette région particulière qu’est la
Caraïbe.
Haïti se relèvera grâce à sa
culture
Le séisme du 12 janvier 2010 a surpris
une Haïti euphorique, très fière de ses
écrivains et écrivaines qui avaient su
imposer le pays de manière positive aux
salles des nouvelles du monde, particulièrement francophone.
Le 14 janvier 2010 allait s’ouvrir la deuxième édition du Festival du livre et du
film Étonnants Voyageurs. Les écrivains
sur place en grand nombre ont porté témoignage de la catastrophe et ont été les
ambassadeurs de la nécessité de rester
debout. Les journaux francophones, anglophones, hispaniques et germanophones, du monde entier ont publié les déclarations de ce qu’ils ont vu et entendu,
loin du sensationnalisme et de la xénophobie qui suivent généralement des
catastrophes de cette ampleur.
Les livres haïtiens parus au cours de cette
année 2010 ont, dans leur grande majorité, décrit ce qui s’est passé le 12 janvier
et les jours suivant la catastrophe. Pas
moins d’une douzaine de livres sur le
tremblement de terre ont été publiés
avant la tenue de la foire annuelle « Livres en folie » dont la plupart sont passés
inaperçus. Écrits dans la précipitation, disons carrément qu’à part trois ou quatre,
ils étaient tous mauvais.
Dany Laferrière, succès et notoriété obligent, était très recherché par la presse internationale après le séisme. Sa première
déclaration : Haïti se relèvera grâce à sa
culture a vite fait le tour de monde et a
semblé inspirer même les politiques qui
l’ont répété tous azimuts sans que cela
n’ait été suivi d’actes concrets.
D’autres publications ont suivi, vers le
mois de septembre qui ont beaucoup circulé et ont fait l’objet d’amples commentaires.
En juin 2010, au Festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, en France, les
écrivains haïtiens ont fait de belles prestations et ont attiré un public nombreux.
En décembre 2010, Evelyne Trouillot,
pour son roman La mémoire aux abois, a
reçu le prix Carbet de la Caraïbe et du
Tout Monde institué pour récompenser et
promouvoir une œuvre de réflexion ou de
fiction illustrant l’unité-diversité de la
Caraïbe et des Amériques.
Le poète d’origine haïtienne Robert Berrouet-Oriol a été le lauréat de poésie
2010 du Prix Ouessant du Livre insulaire
pour son recueil Poème du décours paru
aux éditions Triptyque à Montréal.
En mai 2011, Marvin Victor a réussi
l’exploit de publier son premier roman,
Corps Mêlés dans la Collection Blanche
de Gallimard pour lequel il a reçu le
Grand prix du roman de société des gens
de lettres en France.
Toujours en mai 2011, le poète James
Noël était officiellement accepté, pendant
l’année 2012, comme résident de la Villa
Médicis à Rome, prestigieuse résidence
d’écriture. Cette bourse est attribuée par
le ministère français de la Culture et est
briguée chaque année par des dizaines de
candidats. James Noël est le deuxième
Haïtien, après Louis-Philippe Dalembert,
à la décrocher.
En septembre 2011, l’écrivaine Kettly
Mars a reçu le Prix de la Fondation Prince Claus pour son engagement en faveur
de la culture et du développement.
Le 8 novembre 2011, le jury du Grand
Prix du roman Métis annonçait, à SaintDenis de la Réunion, l’attribution de
l’édition 2011 à l’écrivain Lyonel Trouillot pour La belle amour humaine paru
aux éditions Actes sud. Signalons que,
pour ce livre, l’auteur a été sur la liste des
finalistes du Prix Goncourt, le plus prestigieux des prix littéraires français.
Toujours en novembre 2011, l’écrivaine
Yanick Lahens recevait le prix de la Hai-
Rencontre n° 24 – 25 / Février 2012
tian Studies Association à la Jamaïque
pour son roman Failles paru en 2010 aux
Éditions Sabine Wespieser en France.
pris par des éditeurs étrangers francophones, ont été recensés ces deux dernières
années.
L’écrivain d’origine haïtienne Joël Des
Rosiers est le récipiendaire du prix Athanase-David 2011 au Québec. Ce prix récompense chaque année un écrivain pour
l’ensemble de son œuvre.
Les auteurs les plus connus publient en
général à l’extérieur. Ils entrent forcément dans un circuit qui leur permet de
porter leur littérature un peu plus loin et
de se confronter avec d’autres écrivains.
Nous tenons quand même à préciser que
tous ces auteurs publiés à l’extérieur
s’étaient déjà fait connaître en Haïti et
que, grâce à cette reconnaissance locale
conférée par leurs œuvres, ils ont pu être
publiés par des maisons d’édition étrangères.
Nous ne saurons ne pas parler, dans cet
article, des conditions dans lesquelles
évoluent les auteurs haïtiens et de l’état
du livre et de la lecture en général, ce qui
nous permettra, s’il en est besoin, d’apprécier encore plus le travail de ces femmes et de ces hommes.
Les écrivains haïtiens, sont à
leur manière, les passeurs de ce
savoir essentiel pour la modernisation
du pays.
Il y a très peu de maisons d’édition en
Haïti. Le plus souvent, elles publient des
livres scolaires avec le support du ministère de l’Éducation nationale. Les Presses
de l’Université travaillent avec un budget
fourni par l’institution et n’ont pas les
mêmes difficultés que les autres éditeurs.
Elles ont publié en 2011 plus de titres
que l’ensemble des maisons d’édition. Il
faut espérer un regain de la non-fiction,
vraiment laissée en rade par la poésie et
le roman.
La Bibliothèque Nationale s’occupe du
dépôt légal et recense chaque année environ 300 publications à compte d’auteur
dans les catégories Poésie et romans.
Globalement, la production des livres
haïtiens se fait à compte d’auteur lequel
est son propre éditeur sans les compétences et la structure commerciale pour appréhender toutes les dimensions de l’activité, en particulier la gestion, la promotion et la commercialisation de son livre.
Publiés en général à l’occasion de la
grande foire Livres en folie, on entend
plus parler de ces livres. Aucune recension, aucun suivi des auteurs, aucune
promotion. L’ISBN délivré par la Bibliothèque Nationale n’est pas référencé dans
le système international. Ces ouvrages
ont beaucoup de difficultés à circuler sur
le marché international. Seulement trois
de ces livres publiés à compte d’auteur
ou par de petites structures d’éditions re-
Culture
La présence d’auteurs haïtiens dans des
maisons d’édition étrangères donne certes
plus de visibilité et de légitimité à la création et à la pensée haïtienne. Cependant
les livres haïtiens introduits en Haïti sont
trop chers pour être accessibles à un large
public.
entreprises (publiques et privées) dans
l’implantation et la gestion des bibliothèques, qu’elles soient patrimoniales, scolaires, universitaires, spécialisées ou publiques.
L’accès au savoir, à la culture, reste très
difficile en Haïti. Les écrivains haïtiens,
qui sont publiés ici ou à l’extérieur, qui
reçoivent ou non des prix littéraires, sont
à leur manière, les passeurs de ce savoir
essentiel pour la modernisation du pays.
Les prix littéraires témoignent du positionnement de la pensée haïtienne et de
l’importance de plus en plus croissante
d’une littérature qui dit le monde et qui
raconte une humanité essentielle. Il faut à
tout prix consolider cette passerelle jetée
entre les auteurs confirmés et les autres
qui écrivent et publient dans des conditions difficiles, loin des projecteurs et de
la reconnaissance internationale.
La couverture documentaire nationale est
loin d’être assurée par les réseaux des bibliothèques municipales, des centres de
lecture et d’animation culturelle, des bibliothèques de la Fokal ainsi que des bibliothèques scolaires. Malgré la présence
de plusieurs opérateurs tant publics que
privés, il n’existe pas un texte général de
référence sur le fonctionnement et le développement des bibliothèques.
Malgré l’absence d’une structure d’observation de l’état du livre et de la lecture
publique en Haïti, il est facile de constater que les centres de ressources documentaires sont inéquitablement répartis
entre zones rurales, urbaines et périurbaines.
Les bibliothèques peinent à répondre aux
attentes de service public, de soutien scolaire et universitaire, de décloisonnement
territorial ainsi que d’appui au développement national et local. Également, les
maigres ressources documentaires disponibles ne sont pas partagées en réseaux
fonctionnels et accessibles à distance.
Les bibliothèques, quelle que soit leur catégorie, ne disposent pas d’un cadre juridique, de normes législatives et d’un dispositif de gestion cohérent. Il en ressort
qu’aucune loi ne propose un cadre général et ne clarifie, encore moins, le rôle de
l’État central, des collectivités territoriales, des établissements d’enseignement et
de recherche ainsi que des institutions ou
83

Documents pareils