republique algerienne democratique et populaire lecture « mystique
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republique algerienne democratique et populaire lecture « mystique
REPUBLIQUE ALGERIENNE DEMOCRATIQUE ET POPULAIRE MINISTERE DE L’ENSEIGNEMENT SUPERIEURE ET DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE UNIVERSITE D’ORAN FACULTE DES LETTRES THESE DE MAGISTERE LECTURE « MYSTIQUE » DE L’AUBE ISMAEL Les traces de la pensée soufie dans l’écriture Dibienne PRESENTE PAR : ENCADRE PAR : MEDDANE NADERA Mme SARI FOUZIA ANNEE UNIVERSITAIRE 2006-2007 « Le désert n’est que le début d’un jardin, n’est que la nostalgie d’une roseraie. Et d’autres transfuges s’y retrouveront. » DIB Mohamed (L’Aube Ismaël) SOMMAIRE INTRODUCTION ……………………………………………………………………..…………….3 I- Considérations théoriques ………………………………………………………………………. 6 1- Dib, l’écriture et le « mysticisme » ……………………………………………………... 6 2-Le soufisme …………………………………………………………………………….... 8 2-1 Dib et le soufisme …………………………………………………………..…. 8 2-2 Pourquoi le soufisme ? ……………………………………………………...…. 8 3- Regard sur le langage ……………………………………………………………….…. 10 3-1 Le sens et la référence ……………………………………………………..…. 10 3-2 La référence dans la poésie ……………………………………………..……. 13 4- Problématique …………………………………………………………………………. 15 II- Les quatre temps du poème ou la négation du temps historique (linéaire) …………...…… 16 1- Ismaël au temps d’Abraham le prophète …………………………………...…………. 16 1-1 L’exil …………………………………………………………………………. 16 1-2 La voie / Voix de l’Ange …………………………………………..………… 18 1-2-1 Le chemin ……………………………………………...………. 18 1-2-2 La figure de l’Ange ………………………………….…………. 20 1-3 La personnification des éléments de la nature ……………………..………… 21 2- Ismaël au 20ème siècle ………………………………………………………..………. 24 3- Ismaël le fils de sa mère ……………………………………………………….………. 27 4- Ismaël le poète hors du temps …………………………………………………………. 28 4-1 Le désert ………………………………………………………………...……. 28 4-2 La parole ………………………………………………………………..……. 32 4-2-1 Le nom …………………………………………………………. 32 4-2-2 L’autre nom ……………………………………………………. 34 4-3 L’écoute ………………………………………………………………...……. 37 4-4 Symbole de la mer/ L’eau ……………………………………………………. 39 4-5 Ismaël, symbole d’un archétype …………………………………………..…. 43 III- Réflexions sur la poésie …………………………………………………………………...…. 45 1- L’être et la parole …………………………………………………………………...…. 45 2- Le mot et la chose …………………………………………………………………..…. 47 3- Poésie et religion ………………………………………………………………………. 49 CONCLUSION ……………………………………………………………………………………. 52 BIBLIOGRAPHIE …………………………………………………………………………..……. 53 INTRODUCTION « Il n’y a rien qui ne nous fasse signe et que nous ne soyons en mesure de déchiffrer. Il n’y a rien d’écrit que nous ne soyons capables de lire »1 Encouragée par ces propos de Dib, notre quête du sens s’efforce d’aller à la poursuite de ce qui fait « signe » dans l’Aube Ismaël. 2 Comment lire une œuvre décrite telle une vague : «Parmi les vagues, immense, celle-là, une lame de fond qui creuse jusque dans les stratifications bibliques et coraniques, interrogeant, dès la première page, l’éternité foulée, à un bout, par les pieds de Hagar l’égyptienne …………. et à l’autre bout par Ismaël ». 3 Peut-être faut-il commencer par suivre le mouvement du poème lorsque celui-ci nous invite à remonter le cours du temps et nous projette au cœur du désert sur les traces de Hagar et d’Ismaël. De traces en traces, nous serons probablement mener à découvrir une voie qui nous guidera à la découverte du sens. C’est peut être la voie indiquée par la voix de l’Ange : «Ismaël, maintenant tu le sais, Ismaël pétri à même l’argile de Hagar, le ciel te montre la voie ; mets tes pas dans les pas qu’il aura placés sur cette voie » 4 1 Dib Mohammed, l’arbre a dires, Albin Michel, 1998, P195 Dib Mohammed, l’aube Ismaël, louange, Editions Tassili, Paris, 1996, 69p. 3 Dib Souheil, l’Aube Ismaël de Mohammed Dib entre une philosophie du langage et une inspiration illuminative, le Quotidien d’Oran, N° du 08/04/1999. 4 Dib Mohammed, l’Aube Ismaël, op cit, P 13 2 3 La référence à la mystique soufie dans l’œuvre de Dib est un fait observé et signalé dans de nombreux travaux universitaires. Un fait souvent décrit comme composante fondamentale de sa poésie. Cet aspect « mystique » constitue pour nous un « système de référence » susceptible de nous ouvrir une porte donnant sur un des sens que l’œuvre recèle. Autrement dit, notre lecture va s’orienter en s’appuyant essentiellement sur les éclairages que peuvent nous fournir certaines notions appartenant à la mystique de l’Islam, le soufisme. Plus précisément, à travers l’étude de l’Aube Ismaël, nous allons tenter de montrer comment la présence de certains « signes » pouvant être rapportés ou faire référence à la mystique soufie sont susceptible de nous éclairer et de nous orienter dans la lecture de l’œuvre. Les fragments de poèmes mystiques sont disséminés dans l’œuvre de Dib. Notre choix s’est porté sur l’Aube Ismaël pour les raisons suivantes : Au niveau des thèmes contenus dans l’œuvre, nous avons une série de quêtes axées sur un certains nombres de thèmes privilégiés chez Dib (et que l’on retrouve aussi exprimée différemment dans la poésie soufie) : L’Exil, intérieur associé à l’errance, être éloigné de ses références ; l’Amour, comme moyen de communication entre les êtres ; Dieu, non pas en tant que représentant d’une quelconque religion au sens large mais en tant que présence immanente au monde et en tant que mystère. Au niveau de la forme, il est aisée de remarquer la présence de « signes » qui renvoient directement à la culture religieuse : l’évocation de personnages bien connus de l’histoire religieuse biblique et coranique (Ismaël, Hagar, l’Ange). 4 Par ailleurs, la poésie en tant que langage et expression se caractérise par son authenticité et sa sincérité car comme le dit Steiner : « La rhétorique politique, les mensonges fluctuants des mass médias, le jargon trivial utilisé par les discours publics et socialement approuvés, ont fait de presque tout ce que les hommes et les femmes des villes disent, entendent ou lisent, un jargon vide, un verbalisme cancéreux »1 L’interpénétration de ces éléments dans l’Aube Ismaël en fait la singularité comme forme particulière de dire le monde ou plutôt le rapport au monde. Dans un premier temps nous consacrerons un chapitre à la présentation de ce qui constitue l’appui théorique à partir duquel l’analyse de l’œuvre est possible. Le second chapitre constitue la partie proprement analytique de l’Aube Ismaël qui s’effectue dans un mouvement allant de l’explication à l’interprétation. Le découpage du poème en quatre temps a pour but de faire apparaître la traversée temporelle d’Ismaël qui manifeste une sorte d’atemporalité. Le dernier chapitre décrit comment la poésie en tant qu’écriture et parole révèle l’être des choses et du monde, et sous cet angle ce manifeste la possibilité de sa mise en relation avec ce qui relève de l’ordre religieux ou mystique. 1 Steiner Georges, le sens du sens, librairie philosophique J.Vrin, Paris, 1988. 5 CHAPITRE I I- Considérations théoriques 1. Dib, l’écriture et le « mysticisme » « L’écriture est une forme de saisie du monde » 1 Affirme Dib dans Tlemcen ou les lieux de l’écriture. Dans ce même recueil et toujours à propos de l’écriture, Dib remarque aussi : « L’écrivain ne serait-il qu’une entité ayant pour fonction de produire du texte ? Non, certes On vient à l’écriture avec le désir, inconscient de créer un espace de liberté dans l’espace imposé à tous des contraintes. On y vient aussi, et toujours avec ses propres références » 2 Pour éclairer cette notion de « propres références », revenons toujours aux propos de l’auteur : « Au commencement est le paysage s’entend comme cadre où l’être vient à la vie, puis à la conscience. A la fin aussi. Et de même dans l’entre deux. Avant que la conscience n’ouvre les yeux sur le paysage, déjà sa relation avec lui est établie. Elle a déjà fait maintes découvertes et s’en est nourrie les yeux grands ouverts ensuite, elle continuera. Secret travail d’identification et d’assimilation où conscience et paysage se renvoient leurs images, où s’élaborant, la relation ne cesse de se modifier, de s’enrichir, où le dehors s’introverti en dedans, pour devenir objet de l’imaginaire, substrat de la référence, orée de la nostalgie » 3 Ainsi la « référence » se construit à partir de ce « paysage » qui encadre la vie, puis la conscience de l’écrivain et du rapport qui s’installe entre ce « paysage » et la conscience que l’auteur s’en fait. 1 Dib Mohammed - Philippe Bordas, Tlemcen ou les lieux de l’écriture, Revue Noire, Paris, Oct 1994, P53 Id, p 61. 3 Id, p 43. 2 6 Notons que Dib lui-même décrit la ville de Tlemcen comme étant le lieu premier de ses écritures. S’entend comme « paysage » (cadre de référence) et source d’émergence de son écriture. Et lorsqu’il raconte le souvenir de son entrée dans « la maison du Dikhr » où se réunissait la confrérie des Derkaouas, Dib confie : « J’entrai mais j’eus du coup la sensation de tomber de l’autre côté du monde » 1 Et d’ajouter : « frôlons nous ainsi constamment des univers étrangers sans que nous nous en doutions » 2 Soulignons aussi que Dib nomme les adeptes de la Zaouia « mes frères » lorsqu’il s’interroge : « mes frères Derkaoua continuent-ils à se rencontrer comme ils le faisaient et dans ce lumineux patio » 3 Quelques lignes plus loin, évoquant le souvenir de ces moments de fêtes où défilent toutes les confréries réunis (Aissaoua, Gnawoua ….), Dib remarque : « Bien d’autres cortèges suivent avec leur chants, leur danses extatiques ouvrant les portes d’un délire sacré, et ce délire vous gagne, vous appelle » 4 A travers ces textes s’expriment quelques uns des éléments constitutifs de ce que Dib nomme « ses propres références ». Marquant ainsi son enracinement dans la culture Arabo-musulmane et plus particulièrement son rapport à une certaine pratique de la religion, le soufisme. 1 id P 91. id p 91 3 Id, p 92 4 Id, p 114 2 7 2. Le soufisme Dib et le soufisme Comme déjà vu plus haut le rapport de Dib au soufisme est évoqué par l’auteur en des termes qui laissent aussi présumer du rapport du soufisme à l’écriture. Il s’agit donc du rapport de Dib au soufisme tel qu’il se manifeste dans l’écriture. Est-ce que Dib est mystique ? En réalité nous ne pouvons donner de réponse à cette question, mais nous pouvons dire que la mystique est présente dans son œuvre par ses thèmes et par la référence à des textes de grands soufis. Ce qui en fait une composante de son écriture. Pourquoi le soufisme ? Notre but n’est pas ici de présenter ce qu’est le soufisme. Néanmoins, celui-ci nous intéresse comme « système de référence » auquel l’œuvre étudiée semble avoir la possibilité d’être rapportée et d’être ainsi éclairée sous un angle particulier. A ce titre, le soufisme comme manière d’être au monde et de voir le monde est un chemin spirituel sur lequel nous indiquons quelques points de repères significatifs dans le cadre de notre recherche : - Une certaine notion du temps - Une psychologie transcendantale. Nous essayerons de montrer comment ces éléments et d’autres que nous indiquerons plus loin, sont susceptibles d’êtres identifiés dans la structure du poème, ouvrant ainsi le chemin vers la référence mystique comme manière d’être au monde et de dire le monde. Au fur et à mesure de notre analyse va se tisser un réseau de relations qui mettra en reliefs les traces de la pensée soufis dans l’écriture du poème. 8 Par ailleurs, il est aussi important de noter que le soufisme est une pratique qui a donné naissance à des textes se caractérisant par leur poésie et par leur pouvoir de désignation d’un monde qu’ils tentent de saisir. Textes à propos desquelles (en dépit de leurs diversités d’origines et d’époques) Eva de Vitray nous dit : « Partout nous retrouverons un certain nombre de constantes qui conditionnent et reflètent à la fois une vision du monde: une mentalité commune, forgée en premier lieu par la méditation de la parole révélée et des traditions inspirées » 1 Ces textes issus de l’expression d’expériences spécifiques au contact de la parole divine expriment et révèlent « une même réalité intemporelle » 2 Un aspect de cette réalité intemporelle s’exprime dans l’Aube Ismaël à travers la répartition des personnages Hagar et Ismaël dans différentes époques, ce qui leur confère un mode d’être qu’on peut qualifier «d’intemporelle ». 1 Eva de Vitray- Meyerovitch, Anthologie du soufisme, Editions Sindbad, Paris, 1978, p 12. 2 Expression d’Eric Geoffroy, maître de conférence au département d’études Arabes et Islamiques de Strasbourg II. 9 3. Regard sur le langage Le sens et la référence Il est difficile de parler d’une œuvre, du (des) sens qu’elle véhicule, contient enfermé ou ouvert à la perception du lecteur. Mise à part la difficulté inhérente à « l’opacité » que peut présenter une œuvre, il y a aussi la réalité du langage telle que décrite par la linguistique. Dans un article encyclopédique intitulé « signe et sens », Paul Ricoeur retrace l’histoire d’une problématique qui remonte à l’antiquité (à Platon), celle du rapport entre signe et sens. A propos de la linguistique contemporaine, l’auteur indique : « En dépit de la manière dont elle renouvelle la question, et de la priorité qu’elle semble conférer avec plus de rigueur encore à l’empire du signe, la linguistique contemporaine ne fait pas disparaître l’enjeu philosophique qui a préoccupé les penseurs des siècles précédents. Plusieurs approches d’ailleurs, la diversification dont certaines appliquent les lois vérifiées pour l’unité signifié –signifiant à la phrase, à des unités encore plus larges (….). Cette linguistique du discours conduit à une sémantique philosophique à l’intérieure de laquelle apparaît, à coté d’une perspective sémiologique de type explicatif, une seconde notion de sens, corrélative d’un comportement interprétatif soucieux de suivre celui-ci vers la « référence », c'est-à-dire vers le monde ouvert devant le texte. » 1 1 Paul Ricoeur, Signe et sens, article encyclopédique. 10 La poursuite de cette « référence » constitue l’optique dans laquelle s’inscrit notre travail de recherche. On sait par ailleurs que l’analyse structurale fait dériver le sens à partir des « lois du signe » ; bien sûr en admettant l’équivalence de sens et de signifié et ne permet donc aucun : « renvoi du langage à quoi que ce soit d’extérieur à lui ; aucune transcendance au langage n’est admise dans une conception du sens dérivée des lois d’immanence qui régissent les systèmes de signes » 1 Mais la notion de sens n’étant pas absolument rattachée à celle de signifié en tant que corrélatif de signifiant, et pouvant être : «plutôt un trait caractéristique de la phrase en tant qu’acte de parole » 2 Nous passons alors à une linguistique du discours ayant pour unité sémantique la phrase qui repose sur la prédication, c’est à dire l’acte de « dire quelque chose sur quelque chose ». Et comme nous l’explique Paul Ricoeur : «Alors que les signes n’ont de rapport qu’entre eux, selon un système de dépendance interne, le discours se rapporte aux choses d’une manière spécifique qu’on peut appeler dénotation ou référence. Alors qu’un signe n’est qu’une différence dans un système, le discours fait référence à une réalité extralinguistique à laquelle il prétend s’appliquer, qu’il veut atteindre, exprimer ou représenter (…). Le langage paraît alors mû par deux mouvements : l’un qui sépare le signe de la chose et le rapporte à d’autres signes dans la clôture ‘un système linguistique, l’autre qui applique le signe à la réalité, le rapporte au monde et ainsi ne cesse de compenser le mouvement de la différence par celui de la référence »3. 1 Id, article encyclopédique Id. 3 Id, 2 11 La possibilité d’établir un lien entre le langage et le monde qu’il représente ou auquel il fait référence est un fait inhérent aux caractéristiques du discours. Les textes, les œuvres peuvent être considérés comme des « séquences plus longue de discours ». Deux concepts d’une du sens relevant de deux attitudes sont donc susceptibles d’être employés pour l’analyse d’une œuvre : l’explication et l’interprétation. « Pour l’explication … le sens d’une œuvre lui est immanent : c’est son arrangement interne. Pour l’interprétation, une œuvre présente à une grande échelle, et avec des traits nouveaux liés au changement d’échelle, les caractères de l’instances de discours : actualité de l’événement de parole, référence à son locuteur, adresse à un destinataire, référence au réel ou dénotation »1 Au terme de son analyse dans la partie intitulée « sens et interprétation », Paul Ricoeur conclut : « Interpréter un texte, en effet, ce n’est pas chercher une intention cachée derrière lui, c’est suivre le mouvement du sens vers la référence, c'est-à-dire vers la sorte de monde, ou plutôt d’être au monde, ouverte devant le texte. Interpréter, c’est déployer les médiations nouvelles que le discours instaure entre l’homme et le monde » 2 1 2 Id, Id, 12 Comme déjà indiquée plus haut, c’est à la poursuite de ce mouvement du sens vers la référence que tentent d’aller nos efforts dans la compréhension de l’Aube Ismaël. Notre analyse obéit donc à un mouvement qui va de l’explication à l’interprétation. A partir d’une exploration sémantique (explicative) permettant l’identification des thèmes abordés dans le poème, nous essayerons de passer à une investigation interprétative en rapportant certains « signes » à des référents essentiellement « transhistoriques »1 au sens mystique du terme. Nous verrons que c’est la structure même du poème qui nous autorise à suivre ce mouvement des signes vers la référence transhistorique. Par ailleurs, il n’est pas sans intérêt de rappeler ici ce que Levistrauss déclarait à la revue Esprit (Novembre 1963) : « Qu’est-ce que le sens, selon moi ? Une saveur spécifique perçue par une conscience quand elle goutte une combinaisons d’éléments dont aucun pris en particulier n’offrirait une saveur comparable » La référence dans la poésie De part sa forme, l’œuvre exprime son inscription dans une catégorie défini de texte : le poème. Dib lui-même d’ailleurs reconnaît que sa vocation première est d’être poète. Raman Jakobson définit le poétique par : « L’accentuation du message comme tel au dépend de la référence » 2 1 Notion capitale dans le soufisme, qui réfère à une réalité autre que la réalité physique et se caractérise par une atemporalité. 2 Article encyclopédique 13 Mais nous rassure Paul Ricoeur : « Si la référence proprement descriptive, didactique, est abolie, une autre forme est ouverte, qui s’adresse à des manières d’être au monde,plutôt qu’à des objets empiriquement désignés »1 L’Aube Ismaël est une ouverture vers une autre forme de référence qui désigne un mode « d’être au monde ». « L’être » étant la thématique globale autour de laquelle s’articule l’écriture dibienne. Aussi, il nous paraît pertinent ici de noter que : « L’écriture a un pouvoir de désignation qui s’étend bien au-delà de toute situation déterminée ; elle ouvre véritablement un monde » 2 Tout poème qu’il est, l’Aube Ismaël est un texte écrit qui « ouvre véritablement un monde ». A présent, se précise plus nettement à nous que la « référence » qui s’ouvre par le biais du poème ne renvoie pas à des « objets empiriquement désignés » mais plutôt à une manière « d’être au monde » qui tient sa spécificité de la culture arabo-musulmane. 1 2 Id, Id, 14 4. Problématique Ce qui caractérise les œuvres contemporaines (leur capacité à receler plusieurs sens) a été expliqué par UMBERTO eco dans l’œuvre ouverte 1, par leur enracinement dans une certaine pensée (vision de l’univers) inspirée par les différentes sciences contemporaine : linguistiques, psychanalyse, physique moderne …. Pour notre œuvre ce qui la caractérise, c’est son enracinement dans une double culture : la culture occidentale et la culture Arabo-musulmane. Ainsi, notre travail part de ce constat qu’il y a comme une sorte d’analogie entre, d’une part le travail d’écriture mis en œuvre dans l’Aube Ismaël, et d’autre part la « structure » du monde, tel que décrite par la mystique soufie. Analogie parallèle a celle qu’établit UMBERTO Eco entre la structure des œuvres ouverte et la structure du monde lorsqu’il est décrit par le discours scientifique contemporain. « Les œuvres d’art se structurent en conformité avec la manière dont le monde se structure lorsqu’il est décrit à l’aide de modèle descriptif scientifique » 2 Il s’agit donc pour lui d’expliquer certains aspects de l’œuvre à l’aide de concepts empruntés à la science. Pour nous, il est question d’expliquer un aspect de l’œuvre à partir de notions appartenant à la pensée soufie. C’est ainsi que nous posons le problème de savoir s’il est possible de rendre compte de certains aspects de l’œuvre en faisant appel à la philosophie soufie. Quelles sont les traces de manifestations de cette philosophie et comment fonctionnent- elles dans l’œuvre ? Est- il possible d’expliquer le sens qui peut émaner de l’œuvre à l’aide de la notion de ta’wil 3 A défaut de pouvoir répondre exhaustivement à ces questions, nous avons du moins l’espoir d’apporter quelques éclairages qui permettront l’amorce d’une recherche plus approfondie. 1 Umberto Eco, l’œuvre ouverte, Editions du seuil, 1979. Id, p. 3 Vocable emprunté au lexique du soufisme, signifie étymologiquement « reconduction » d’une chose à son principe, du symbole au symbolisé. 2 15 CHAPITRE II II- Les quatre temps du poème ou la négation du temps historique (linéaire) Le poème est divisé en quatre parties correspondant à quatre textes : Hagar aux cris, qui occupe 7 pages ; Feu sur l’ange de l’Intifida en 4pages ; La danseuse bleue qui prend 5 pages ; L’Aube Ismaël qui s’étend sur 38 pages. Chacun de ces textes fait apparaître le personnage Ismaël à des époques différentes de l’Histoire. Ce passage d’un temps à l’autre peut être expliqué en référence à la dimension transhistorique qui confère au personnage une réalité « Archétypale » 1. Ismaël au temps d’Abraham le prophète 1.1 L’exil Ismaël, Hagar sa mère : deux personnages bien connus de la tradition biblique et coranique. Dans cette 1ère partie, l’auteur évoque avec des mots simple un épisode de l’histoire religieuse : L’exil de Hagar (seconde épouse d’Ibrahim el Khalil). Le poème s’ouvre d’ailleurs par un mot qui à lui seul marque la privation, l’exclusion et l’absence : « Sans un regard En arrière, elle s’éloigne Ismaël dans ses bras » 1 1 Dib Mohammed, l’Aube Ismaël, op, cit, p 7. 16 Hagar en arabe signifie exil. C’est un nom qui correspond ainsi parfaitement à son destin et à celui de son fils: « Fini, mon fils Fini, mon Ismaël C’est fini. le feu Du désert ne souffle plus. Chassés, nous sommes partis Et c’est fini » 1 Ce passage qui indique une rupture marquant le début d’un exil exprimée par la voix que l’auteur donne à Hagar, est suivie d’un texte biblique évoquant le départ de Hagar et de son enfant Ismaël en direction pour l’exil dans le désert. «On lui mit l’enfant sur l’épaule, une outre d’eau à la main, et elle fut congédiée. Elle s’en alla, erra avec l’enfant dans le désert de Beer Sheba » 2 Ces deux voix qui se font écho sont l’expression de l’abolition du temps dans l’espace du poème. La douleur de l’exil s’exprime tout au long du texte à travers la voix que l’auteur prête à Hagar : « Le soleil m’a mordu, La voix m’a manqué. Moi dans cet enfer Mon enfant sur le sein Où aller ? J’ai crié » 3 Dans tous ces « cris », Ismaël est sans cesse évoquée d’où l’expression du thème de l’amour et de l’union. Mais aussi l’allusion au destin identique de Hagar et d’Ismaël qui est celui de l’exil et de l’errance. Cette première partie de l’œuvre fonctionne comme une introduction dans l’univers originel du personnage « Ismaël », elle oriente déjà la courbe que va suivre le cheminement d’Ismaël . 1 Id, p 9 Id, p 9 3 Id, p 9 2 17 De par son origine et sa naissance, Ismaël le fils de sa mère est voué à l’errance comme l’indique la voix de l’Ange : « Ismaël, maintenant tu le sais. Ismaël pétri à même l’argile de Hagar, le ciel te montre la voie ; mets tes pas dans les pas qu’il aura sur cette voie » 1 Ou encore : « Présences dans le matin, nous vous regardons Aller, ton fils et toi, Hagar deux fois née pour avoir enfanté de lui » 2 1.2 La voie / Voix de l’Ange 1.2.1 Le chemin Cette voie indiquée par l’Ange semble aussi être celle qui ne peut se passer de sa présence tel que nous le suggère le passage suivant : «Grâce à la brise Répandu par l’Ange Ni les choses nommées Ni l’air respiré Ni en moi la chair Qui t’a donné vie Ismaël et te sert de lit Ni la sourde rumeur Rancuneuse loin derrière N’entravent notre marche »3 L’exil de Hagar et d’Ismaël devient synonyme d’une « marche » accomplie « grâce à la brise répandu par l’Ange ». 1 Id p 13 Id p 14 3 Dib Mohammed, L’aube Ismaël, op.cit, p 14 2 18 Nous pouvons aussi lire dans ce passage une possible référence de « la marche » au chemin spirituel qui nécessite un certain nombre de conditions exprimée ici sous forme d’obstacles susceptible de l’entraver et qu’il est impératif d’éviter si l’on veut parvenir à se mettre en route vers Dieu, ou vers la réalisation d’une dimension de l’être à un niveau supérieur car : « L’essence du message des prophètes …. vise à conduire les êtres humains vers l’expérience d’un état plus élevé de leur être »1 C’est donc sous l’effet de la présence de l’Ange, que le franchissement des éléments constituants une entrave à l’accomplissement de cette réalisation, est possible. Que signifient ces éléments cités ? 1.2.1.1 Les choses nommées : La nomination des choses peut être un obstacle à leur connaissance car ne rendant pas compte de leur véritable nature, et les enfermant dans un seul sens qui n’a que la fonction de les désigner par rapport à une pratique langagière (écrite ou orale), elle nous empêche donc de les saisir dans leur essence qui est d’être des créatures de Dieu. A ce propos, rappelons celui de Claudel lorsqu’il affirme que : « La poésie rejoint la prière, parce qu’elle dégage des choses leur essence pure qui est de créatures de Dieu et de témoignages à Dieu » 2 Une façon de dire que la poésie est un chemin qui peut mener à Dieu ou à la parfaite réalisation de soi. 1.2.1.2 L’air respiré et la chair Une probable allusion aux nécessités impérieuses de la vie qui constituent souvent des obstacles majeurs à la réalisation de soi de par le temps et l’énergie qui leur est consacré par les êtres, et de par l’accaparement de l’esprit qu’elles occasionnent au détriment de la méditation sur la lumière divine en tant qu’elle permet de voir les choses au-delà de leur matérialité, de transcender le corps par l’esprit. 1 2 Shah Angha Nader, Le soufisme,La réalité de la religion, Ed Al Bouraq, Liban, 1999, p 35. Claudel Paul, Réflexions sur la poésie, Editions Gallinard, 1963, p 98 19 1.2.2 La figure de l’Ange : La figure de l’Ange 1 dans le soufisme tient son importance de sa fonction déterminante pour la conception même de l’individu humain. Par elle, « L’individu humain est rattaché directement au plérôme céleste, sans avoir besoin de médiation » 2 En son état supérieur, l’âme humaine lorsqu’elle est proche de « L’Ange de la révélation » est qualifiée « d’esprit prophétique ». Ce qui rend possible «La psychologie prophétique dont dépendra l’esprit d’exégèse symbolique, la compréhension spirituelle des révélations, ce ta’wil… » 3 A cette conception de l’humain, ce qui est aussi impliqué ici, c’est une conception du savoir en tant qu’il mène à la connaissance de l’être suprême : Dieu. Par cette figure de l’Ange se présente aussi la possibilité de découvrir un « monde intermédiaire » 4 où « le spirituel prend corps et où le corps de vient spirituel ». Dans le poème, la présence de l’Ange et les motifs dont s’entourent cette présence (ces effets sur Hagar et Ismaël tel que leur capacité d’entendre parler la nature), leur confère des traits spécifiques qui les élèvent au rang de personnage « transcendant ». Il est également possible de rapprocher la capacité qu’ont Hagar et Ismaël d’écouter la nature par cette aptitude que possèdent les mystiques (parvenus à la réalisation supérieur de leur être) de comprendre le « langage » de tout ce qui est crée : «Pour les mystiques, Dieu fait parler chaque atome des cieux et de la terre de son omnipotence, d’une façons telle qu’ils entendent comme tout proclame sa sainteté, chante ses louanges ….. dans un langage parfaitement clair » 5 1 Sohrawadi l’appel : « Ange de l’humanité ». Avicenne l’identifie à l’esprit saint, c'est-à-dire à l’Ange Gabrielle, l’Ange de la révélation et de la connaissance. 2 Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Flammarion, Paris, 1958, p 11. 3 Id, 4 Voir la note à la page 23. 5 Eva de Vitray- Meyerovitch, Anthologie du soufisme, op cit, p 199. 20 Ou encore : «Les initiés arrivent à saisir ce que disent le vent qui souffle, les arbres qui se penchent, l’eau qui coule, les mouches qui bourdonnent, le chant des oiseaux …. » 1 Parfaitement à l’image de l’harmonie des êtres en présences dans l’Aube Ismaël : le désert, la nature, le vent qui parlent et que nos personnages ont la capacité d’entendre. 1.3 La personnification des éléments de la nature Ismaël se caractérise aussi de par ce qui constitue sa dimension spatiale : sa présence dans un désert où la nature est personnifiée. Le vent «Grand corps dispersé, Le vent de vive voix Dés lors m’en finit pas de jargonner » 2 Le désert « J’ai chanté de nuit Mes peurs de la nuit Et le désert à joint Sa voix à la mienne » 3 Les voix de l’air «La montagne à l’entour Et seules à jaser Les voix de l’air Me disant tout bas : ” Hagar, va. Chante ” La mère et sa joie, Chante pour le matin ” que ton chant réveille les bois et les sources » 4 1 Id, p 200. 2 L’Aube Ismaël, op cit ,p 7. 3 Id, p 10. 4 Id p 13. 21 Notons ici que FR. SHELEGEL décrit l’art comme : « L’interpénétration de l’allégorie et de la personnification, qu’il définit à leur tour de la façon suivante : A la base de la personnification, on trouve l’impératif : rendre spirituel tout le sensible de l’allégorie : Rendre sensible tout le spirituel. Les deux ensemble donnent la détermination de l’art » 1 C’est principalement ce que nous observons à l’œuvre dans l’Aube Ismaël qui se présente sous un aspect comme un incessant va et vient entre ses deux impératifs. Le vent, le désert sont personnifiés par la possession de l’atout proprement humain de la parole. Ce qui a pour effet de les élever à un rang d’être « spirituel », à un mode « d’être » supérieur, à un autre plan d’existence. D’un autre côté, comme nous le verrons plus loin, des vocables propres à désigner ce qui est strictement sensible sont utilisés pour décrire une réalité « supra-sensible », spirituelle. Par ce procédé d’écriture, le poème fait émerger par les mots la représentation d’un monde qui s’apparente au monde intermédiaire évoqué plus haut. L’écriture imite le mouvement de ce monde « où le spirituel prend corps et où le corps devient sensible » en donnant un aspect immatériel spirituel à ce qui dans notre perception du monde n’est qu’un corps, qu’une entité physique et ne possède pas d’âme. Une manière d’écrire et une manière de dire qu’on peut «voir » ou percevoir des réalités cachées ou plus simplement qu’on peut voir le monde qui nous entoure de façon différente. Le monde évoqué par l’écriture, par la mise en présence d’éléments (Hagar, Ismaël, l’Ange, le vent, le désert) se situant dans un cadre spatiotemporel et entretenant des rapports particuliers, et qui s’apparente par un certain aspect au monde intermédiaire ouvre ainsi la porte à la référence mystique. Mystique de l’écriture lorsque celle-ci à la capacité d’ouvrir « véritablement un monde ». 1 Tzvetan Todorov, Théories du symbole, 1977, Ed du Seuil, p 221. 22 Note Ce monde intermédiaire est présenté par Henry Corbin dans l’introduction de son ouvrage « L’imagination créatrice dans le soufisme d’IBN ARABI » : Entre « l’univers intelligible » appréhensible par l’intellect, et « l’univers sensible » perceptible par les sens, il existe un autre monde tout aussi réel : « un monde intermédiaire, celui des Idées- images, des Figures – archétypes, des corps subtils de la matière immatériel (…) constitué d’une matière et d’une étendue réelles, quoique à l’état subtil et immatériel par rapport à la matière sensible et corruptible » (p6) L’imagination créatrice ou active dans le soufisme d’IBNARABI est « l’organe de perception » de ce monde qui «est le lieu des visions théophaniques, la scène où arrivent dans leur vraie réalité les évènements visionnaires et les histoires symboliques » (p6). Et «où ont lieu les visions théophaniques … un monde des symboles et des connaissances symboliques ». (p11) 23 2. Ismaël au 20ème siècle Nous retrouvons le personnage Ismaël dans la 2ème partie du poème intitulée « feu sur l’ange de l’Intifada » L’ange dont il est ici question n’est autre qu’un enfant de 10 ans nommé Ismaël dont l’absence est déploré par sa mère : « mon Ismaël, mon roi de dix ans, Mon héro et ma douleur » 1 Le mot Intifada à lui seul inscrit le poème dans l’histoire contemporaine et nous renvoie au centre de « l’éternel » conflit Israëlo-Palestinien. Un seul mot pour cadrer l’environnement dans lequel se déploie l’expression de l’amour, l’angoisse et l’espoir d’une mère face à l’absence de son fils et la présence d’un danger (la mort) : «Qu’as-tu à courir ainsi Au devant du danger, fils ? J’ai pensé au devant de la mort Mais il ne faut pas Je n’ai rien pensé » 2 Ismaël est ici présent par son absence en même temps qu’il est décrit « ange de l’Intifada ». Son absence peut d’une certaine manière être lu comme celle de l’Ange. Nous passons d’une époque (le temps d’Ismaël le prophète) à une époque contemporaine (Ismaël l’enfant de l’Intifada). D’un certain point de vue c’est l’expression du passage d’un moment où le rapport de l’homme à Dieu et au monde est pleinement vécu (la présence de l’Ange en témoignage), à un moment où ce même rapport devient problématique. En témoigne les prières adressées au seigneur : «Seigneur nous as-tu abandonné ? » 3 1 Dib Mohammed, l’Aube Ismaël, op cit, p 17. Id, p 19. 3 Id, p 19. 2 24 Loin du temps où l’Ange s’adresse à l’homme (temps des révélations) et loin de ce monde décrivant la nature parlante et écoutant les « cris » de Hagar. «En vain j’use mes mots Ne m’entendent que le silence et les ombres » 1 La douleur comme composante fondamentale de toute existence ne trouve de résolution que dans l’être du Seigneur. «Le pire n’a jamais lieu, Seigneur Puisque tu es Mais la vie est tissée de douleurs Nous somme privés de nous-même » 2 Souheil Dib quant à lui y voit l’expression « d’une parole historisée » qui révèle « la vie tissée de douleurs ». D’un autre côté, ce saut dans l’histoire contemporaine nous intéresse particulièrement comme passage à un temps où se déploie la parole angoissée d’une mère face à la perte de son enfant. Dans l’espace du poème la notion du temps est abolit par le rapport mère-fils exprimé en parole dans les deux temps du poème (et donc hors du temps historique). Pour mieux saisir cette négation du temps, essayons de voir comment elle prend forme dans l’écriture par la négation de l’espace. 1 2 Id, p 18. Id, p 18. 25 Négation de l’espace Dans cette seconde partie du poème, la référence à un espace réel, existant dans la réalité est absente. Cette négation de l’espace a pour effet d’accentuer le détachement (du poème et de ce qui s’y exprime ici : la douleur) par rapport à la réalité historique (l’Intifada) et ce en une vue de faire apparaître le caractère éternel de la douleur, du déchirement. L’auteur insiste sur cette douleur, ce déchirement, cet exil. Exil qui prend ici le visage de la séparation, de l’éloignement non d’un lieu mais d’une personne aimée. Ainsi l’exil vécu par la mère de l’enfant Ismaël s’exprime non plus par l’expatriement, par l’éloignement d’un lieu mais par la séparation d’avec son fils. D’où l’expression du thème de l’amour, toujours en corrélation avec celui de l’exil. En effet, s’il y a sentiment d’exil, c’est parce qu’en même temps, il y a sentiment d’attachement, d’amour à « quelque chose » ou quelqu’un qu’on a perdu. Cette négation de l’espace en corrélation avec la situation dans un temps (l’époque de l’Intifada : événement qui a pris naissance dans la terre même qui a vu naître Ismaël (le prophète) permet donc d’une part l’accentuation du détachement de l’écriture par rapport à la réalité du fait historique pour insister sur l’expression de la douleur, de l’exil ; d’autre part de créer un lien qui n’est pas celui d’une continuité historique linéaire mais celui d’une parole qui évoque l’exil vécu par Hagar et Ismaël (personnages biblique et coranique). 26 3. Ismaël le fils de sa mère « La danseuse bleue » est le titre donné à la 3ème partie du poème et qui précède la dernière intitulée «l’Aube Ismaël » Placée hors du temps et hors de l’espace, cette « danseuse bleue » est nommée Hagar. Son fils nom nommée Ismaël, n’est évoqué que par la question qu’elle se pose à son sujet : «Je reste et, ombre Venue me visiter, l’ombre De mon fils ou est- elle ? » 1 Où lorsqu’elle lui dédie sa danse : «Danse, Je ne danse que pour toi, Garçon à L’odeur de figuier » 2 Ou encore, il est cette « petite flamme » qui la guidera « jusqu’au Seigneur » : «Brille, petite flamme, Vers toi, je cours Et jusqu’au Seigneur irai. Clair- obscur d’un mal Qui écoutes et te souviens ; Pas à pas, guide moi » 3 La disparité des formes sous les quelles progressivement Hagar se présente : Perchoir à oiseaux – danse- mer-, admet d’être le signe de son annihilation entant que mère dans la mer et prépare l’avènement d’Ismaël. Dans le sens indiqué par Souheil Dib : «La danseuse bleue….. prépare une voie vers la présence localisée du poète.» 4 Voie qui aboutit à « l’Aube Ismaël » et faisant « d’Ismaël, tout autant que l’œuvre d’ailleurs, le point d’attraction essentiel où se rencontrent, à la fois, mission prophétique et tentative poétique » 5 1 Id, p 23. Id, p 25. 3 Id, p 24. 4 Dib Souheil, op cit. 5 Id. 2 27 4. Ismaël le poète hors du temps : Dernière partie du poème « l’Aube Ismaël » est aussi le titre donné à l’ouvrage, et se présente dans une « opacité » qui rend l’accès au sens assez difficile. Nous allons tout de même tenter de suivre les traces de l’écriture d’Ismaël au désert. Le personnage Ismaël réapparaît, prend la parole et exprime le poète hors du temps. Un poète dont l’œuvre signifie selon Souheil Dib « par l’affirmation insistante du mot sur l’espace de l’écrit ». L’Aube Ismaël étant présenté telle une louange, il était permis de supposer qu’il allait être question de la louange d’Ismaël, or ce qui est glorifié ici n’est rien d’autre que le désert : « Gloire qui est ce vide avivé où tout voit et rien n’arrive »1 4.1 Le désert : L’être d’Ismaël est intimement mêlé à celui du désert. A l’image de ce lieu qui « n’est pas », Ismaël est de même dans le non être : «Lieu qui n’arrive pas, qui n’a pas lieu. Désert sur ma langue, vois comme je n’arrive pas non plus, comme je n’ai pas lieu. » 2 Ismaël est aussi dans l’incapacité de parler : « Désert sur ma langue………. Et si en attendant, la parole qui règne Sur ton mutisme s’écoute et s’entend de soi à soi » 3 Dans l’impossibilité de parler, Ismaël reconnaît l’insignifiance de son être qui est aussi le nôtre : «Nous ne sommes que rire et que veut sous le ciel Et tu es unique le site de notre expansion » 4 1 Dib Mohammed, L’Aube Ismaël, op cit, p 31. Id, p 33. 3 Id, p 33. 4 Id. p 33. 2 28 Que représente et que signifie ce désert ? Dans l’Arbre à dires, Dib nous rappelle : « Le désert, souvenons-nous- en, Les trois religions révélées y sont nées (….). Il est partout le lieu de la négation de l’histoire, De même que, par leur passage et pour y être apparues, Les religions sont ahistoriques. Lieu de toutes Les naissances, le désert est également celui de Toutes les régressions »1 Mais pour Dib le désert est aussi l’image de cette « Feuille blanche sur laquelle tout peut s’écrire et s’effacer l’instant d’après. L’effacement, effet d’une intolérance à tout ce qui transgresse et ambitionne de laisser une trace, produit aussi le désert »2 A cette image du désert Dib adjoint celle du signe et reconnaît que: « Désert et signe semblent avoir conclu un pacte dés les origines et que, depuis lors, ils agissent de connivence : le désert s’affiche en page blanche qu’une nostalgie du signe consume, et le signe à son tour s’y laisse prendre avec la conscience que, jalouse de sa blancheur, cette page l’aspirera, l’avalera en même temps qu’il s’y inscrira, ou guère longtemps après. Et plus du tout de signes, d’écriture. L’unique, le grand espoir sera que d’improbable traces (Atlal) en subsiste » 3 Revenons à présent à notre poème où il est possible de voir que dés son introduction dans l’œuvre, présenté en association avec « l’oubli des mots » : « Presque illusoire Ce qui se veut ouvrir Et va s’ouvrir. Le désert Avec ses poumons Et l’oubli des mots. » 4 1 Dib Mohammed, L’arbre à dires, op cit p 18. Id, p 18. 3 Id, p 37. 4 Dib Mohammed, L’Aube Ismaël, op cit, p 7. 2 29 Le désert est un lieu d’exil, d’errance pour Hagar et son fils Ismaël. En revanche, dans la dernière partie du poème, l’exil d’Ismaël devient celui de la parole : «Parle, nudité qui veille sur le désert et sa perte. Dis la perte qui se perd et se voit reconstituée, à mesure, en père dans la perte d’un fils. Exil de la parole qui ne parle que pour soi : Parle, je n’entend que moi » 1 Car en effet, le désert est aussi un lieu de perte : « Le désert se manifeste comme perte…… Et le signe, qui par vocation ne se résout pas à S’abîmer dans l’oubli, il est ce qui se perd ici » 2 Le désert, encore et toujours, ce lieu dans lequel Ismaël évolue : « Ce désert où tu ne cesse d’arriver. D’où tu ne cesses de venir ….. Œil ouvert, lieu où le vent a soufflé …. Prémonition, blancheur, silence en marche : où va le désert, tu vas. Peut être jusqu’ où l’orante nuit attend »3 Ce lieu au centre duquel Ismaël a vocation d’être : «Tu seras toujours au centre ici, à l’endroit désert de l’œil, du regard tranquille. Et rien ne sera changé » 4 Et s’affirme être : « Moi Ismaël, ici je suis au centre. »5 1 Id, p 45. Dib Mohammed, L’arbre à dires, op cit, p 37. 3 Dib Mohammed, L’Aube Ismaël, op cit, p 34. 4 Id, p 34. 5 Id, p 35. 2 30 Ajoutons par ailleurs que le désert, ce lieu du silence : « L’espace est ici poudre granuleuse, Silence aux jointures cassantes »1 est parfaitement propice à la méditation et aux interrogations, d’où une série de questions au centre desquels se trouve celle relative aux signes : «Blancheur déversée par le ciel, j’unis mes mains pour te recevoir. Où es-tu père ? Signes, signes, signes. Présent je suis. Montrez-vous. Que je vous voie » 2 Inépuisable, cette image du désert. Espace poétique créer par les images qui tentent de le dire, il est aussi cette espace qui permet de dire. Dans sa représentation comme « page blanche en attente de signes »3 se lit la quête essentielle et incessante du poète : « Histoire incessante qui du silence à la parole va. De la parole au silence va. Je suis ce qui écoute debout Mon visage est ma question » 4 1 Id, p 37. Id, p 41-42. 3 Dib Mohammed, L’arbre à dires¸op cit, p 40. 4 Dib Mohammed, L'aube Ismaël, op cit, p 43. 2 31 4.2 La parole : La quête d’Ismaël prend donc ici la forme d’une quête de la parole. Parole susceptible de se révéler : «Voix inaudible, haleine légère, Réponse à toute chose » 1 Cette quête de la parole prend origine et se manifeste à travers la signification du nom. 4.2.1 Le nom : Rappelons d’abord que pour Dib, le nom est un véritable « élément fondateur de l’être » 2 Etre sans nom, c’est être sans parole. Et être sans parole c’est ne pas être tel qu’il nous le confie dans « L’arbre à dires » : « Que je parle ou écrive, il n’y a que cette agent verbal qu’est mon nom pour m’introduire dans l’univers du langage (….). Sans un nom apte à me faire une place dans le langage, que serai-je ? Et que ferais-je d’une présence au monde absent du logos ? » 3 Dib fait donc dépendre sa faculté nomante de son nom : « Ma fonction nomante, je la dois à l’identification dont j’ai bénéficié En recevant mon nom » 4 Or, par son nom Ismaël est voué à l’écoute et se définit par cette faculté d’écoute : « Mon nom Ismaël entre nous, j’écoute jusqu’à celui qui écoute. Qui ne sait, ne veut qu’écouter » 5 le mot Ismaël en arabe est dérivé du verbe Sama’a qui signifie écouter. Au mode impératif Isma’ signifie écoute. 1 Id, p 62. Dib Mohammed, L’arbre à dires, op cit, p 12. 3 Id, p 12. 4 Id, p 13. 5 Dib Mohammed, L’aube Ismaël, op cit, p 36. 2 32 Cette écoute suppose d’une part une ignorance « qui ne sait ne veut qu’écouter » qui est l’expression d’une attitude à laquelle peut s’opposer une autre attitude : celle de l’homme moderne qui prétend vouloir, savoir et pouvoir s’imposer en maître du monde. A ce sujet : « Toute la pensée moderne, de Descartes à Hegel et à Nietzshe est une exaltation du vouloir (du pouvoir et du savoir), un effort pour faire le monde l’achever et le dominer. L’homme est une grande puissance souveraine, capable de l’univers et par le développement de la science, par l’entente des ressources inconnues qui sont en lui, capable de faire tout et défaire le tout » 1 Le vouloir de l’humanité représenté par la voix de notre poète relève d’un autre ordre : «Vous qui dites nous voulons, nous aussi Nous voulons. Je dis : Je veux me porter à votre rencontre. Porter mon nom à votre connaissance » 2 Car l’écoute est aussi la base, le fondement constitutif de toute parole, de toute communication et de toute entente avec l’autre. L’entente, la rencontre avec l’autre semble se heurter à des obstacles : « Des murs devant le coureur qui sert le mouvement et le répand devant soi » 3 Mais le vouloir de l’auteur à entendre et faire entendre le conduira à affirmer : «Guépard comme un tunnel dans la lumière, je veux aussi. Mon nom Ismaël, j’en colporterai la nouvelle et, nuit en plein jour, je me présenterai devant la porte, et je feulerai » 4 Et ce, en dépit de la : « Mélancolie sans limite ; blessure sans objet »5 1 Blanchot Maurice, Le livre à venir, Gallimard, 1959, p 92. Dib Mohammed, L’aube Ismaël, P 53. 3 Id, P 53. 4 Id, p 53. 5 Id, p 52. 2 33 Car Ismaël est : « La question informulée qui, creuse le monde Jusqu’à en faire disjoindre les os »1 Question se rapportant à l’être dans son rapport à l’autre : « Parce que, présent, tu es unique. Et qui est l’autre ? Toi ou l’autre, qui est l’autre, toi qui es seul ? » 2 Porteur d’un nom emblématique, Ismaël lui est fidèle et en assume les effets : «L’absolu me fait violence mais, gardien de mon nom, je reste. Jusqu'à la fin. Et audelà. » 3 4.2.2 L’autre nom : Par ailleurs le nom fait référence à deux dimensions de l’être : l’une métaphysique se rapporte à l’essence et l’autre physique désigne « l’apparence-objet ». Les anciens grammairiens arabes faisaient dériver « L’ism » c'est -à-dire le nom, soit de « WSM » qui signifie signe ; soit de « sumuw » qui veut dire, élévation. C’est probablement dans ce sens que Dib nous indique : « L’ism (nom) …. Réunit et confond en lui dans un mouvement ascendant le ciel (SMW) comme indication de l’essence et, descendant, le signe (WSM), comme désignation de l’apparence-objet » 4 Cette indication de l’essence peut s’articuler sur le mystère de l’autre nom qui, à son tour participe du mystère de la divinité dans la mesure où les noms dans la religion musulmane « désignent Allah par prétérition ». Allah, le nom dont dérive tous les noms. 99 noms d’Allah sont connus, mais il en est un qui demeure inconnu. 1 Id, p 61. Id, p 61. 3 Id, p 52. 4 Dib Mohammed, L’arbre à dires, p 11 2 34 Est-il donc possible que « par la grâce de son nom », l’homme, à l’image de la divinité puissent participer à cette part d’inconnu et de mystère « qui permet tous les espoirs et celui, pour commencer, de nous voir élevés à une dignité secrète »1. Espoir qui fait dire à Ismaël : «Cherches-tu un autre nom, et qui récitera tous les noms, trouvera ton autre nom ? Va plus loin. Trouve ton autre nom. Va toujours lus loin. Ne compte que sur toi-même. Va dans l’ailleurs, va dans l’avant, va dans l’après : tombe dans la hauteur»2 Cette « dignité secrète » nous amène à réevoquer la figure de l’Ange. L’Ange est ici « le silence de l’Ange » et constitue l’unique voix qu’Ismaël entend «Ismaël, Ismaël, tu es au centre de ce nom, à l’ombre de sa parole. Je suis le silence de l’Ange et je te le 3 dis » Toujours à l’écoute, Ismaël n’entend que le silence « J’écoute. Mais tout ce silence, à qui répond-il ? Terre et ciel verrouillés, à qui ? »4 hormis la voix de l’Ange qui d’ailleurs le renvoie au silence : « Tu fondera ma demeure sur le nom d’Ismaël » Par son nom, Ismaël est aussi acculé au désert et au silence: « Tu n’as nommé Ismaël, parole qui fais le désert et le silence continuer, l’une dépositaire de l’autre »5. 1 Id, p 13. Dib Mohammed, L’aube Ismaël, p 38. 3 Id, p 36. 4 Id, p 36. 5 Id, p 44. 2 35 Ismaël devenant la parole qui fait être le silence et el désert nous renvoie à la parole même du poète objet d’une quête qui ne cesse de l’aduler au silence, le silence du désert et de la page blanche : « Je reprends : désert blanc, parabole blanche Je suis la blancheur, la figure du secret qui Attend son heure. Je suis le silence.» 1 Mais la parole du poète échappant au silence s’élève à la mesure de la parole du prophète, lorsqu’elle enjoint à l’Ange de parler : « Moi, j’ai nom : écoute El et toi l’Ange, Parle. Tu as déjà dit l’eau ; et l’eau a étendu Sa réparation. Maintenant, fais-moi de l’ombre » 2 Signalons que le mot El désigne Dieu en hébreux. Isma-El est donc celui qui écoute Dieu. Ecoute impliqué par le nom même d’Ismaël, et qui malgré le silence auquel il renvoie où grâce à lui, fut permis la recherche de l’autre nom ; permettant ainsi l’aboutissement d’une quête arrivée à sa fin. Quête d’une parole qui a trouver sa source. Le désert, le silence cède la place à l’eau, à la mer. Avant d’en dire plus sur cette évocation de l’eau et de la mer. Il est important de faire remarquer ici que par le sémantisme inféré à partir de l’évocation du nom d’Ismaël et de tout ce qu’il implique, ce nom d’Ismaël ouvre une porte donnant sur un monde où la proximité avec l’Ange permet à l’homme d’avoir un regard différent, plus profond sur ce qui fond la nature de l’être et du monde, et du rapport entre les êtres et ce monde en tant qu’ils sont des créatures de Dieu. 1 2 Id p 54. Id p 66. 36 4.3 L’écoute: Par son nom, Ismaël à la fonction d’être celui qui écoute et il est destiner à écouter la parole divine. Avant d’aller sur les traces de cette parole divine, considérons la manière dont Dib nous entretiens à propos de cette faculté d’écoute. Pour lui l’écoute ou l’ouïe est le véritable « espace de la réception » du signe. « L’écoute agit en réalité comme le vrai lecteur du signe »1 C’est par l’ouïe que le signe fait sens. Et « C’est bien l’oreille qui, en tant qu’œil du cœur, dispose de la mémoire véridique »2 Pour cette raison, le Coran, nous dit-il : « N’est-il pas de son nom, le livre mais, Avec valeur de récitation, la lecture ? »3 Et seul le « Savoir-Réciter » permet d’acquérir une vraie connaissance des signes du coran. « Vierge de signes, le parchemin aussi où le récitant lit et où, lisant, il s’abîme. Mais pas sa voix. Sa voix dit, je, masque d’absence assujettie déjà sur un masque » 4 Sont désignés Aveugles et autistes ceux qui sont dans l’inaptitude à saisir le sens des signes du coran. L’œil et l’ouie sont ce qui aide à comprendre et entendre la parole divine. Parole transmise par l’Ange et dont les livres sacrés en constitue la lettre « La lettre. Et qui l’aura dessinée ? Non une main. Plutôt une voix » 5 En tant que telle, la lettre est l’objet d’une incessante confrontation : « Confrontation éternelle avec la lettre …… » 6 1 Dib Mohammed, L’arbre à dires, p 39. Id, p 39. 3 Id, p 39. 4 Dib Mohammed, L’aube Ismaël, p 60.. 5 Id p 44. 6 Id p 47. 2 37 Et « Ce qui sera la lettre appelée au sacrifice, sera le chiffre du sacrifice consommé. Et la renaissance, après ; le redoublement. » 1 Dans sa matérialité, son apparence externe, la lettre relève de l’exotérique (le zahir) et sous cet aspect renvoie à un sens strictement littéral. En langage mystique, le ta’wil qui est exégèse ésotérique du livre sacré, le coran, repose sur le principe suivant : Tout exotérique (zâhir) possède un ésotérique (bâtin). Or le ta’wil est « naissance spirituelle » car il « fait pénétrer dans un nouveau monde, accéder à un plan supérieur » 2 C’est peut être en ce sens qu’Ismaël aspire à naître : « L’autre livre. L’unique livre. Je me vois naître d’entre ses pages. Livre, garde moi entre tes pages. Deviens la réponse. Sois l’assentiment » 3 La révélation de l’ésotérique ne peut se faire sans la proximité avec l’Ange. « Ecris, Ange, dans la mémoire du sable : « Tu es » Et je serai. » 4 C’est l’Ange qui révèle à Ismaël : « Qui ne comprend ; Ismaël, la terreur qu’abrite le jour destinataire de la lettre et de son ombre, et de ce rien en plus qui se dessine en leurre ? [……] Tu fonderas ma demeure sur le nom d’Ismaël » 5 Et peut être que pour la « douceur d’un nom », le nom Isma El ou celui qui écoute Dieu, « une eau naîtra des sables et d’entres les pages tournées par le vent »6 1 Id p50. Henry Corbin, L’imagination créatrice, op cit, p 23. 3 Id, p 48. 4 Id p 37. 5 Id p 47. 6 Id p 48. 2 38 Ce qui permettra à Ismaël de proclamer : « Je t’appelle : eau née sous mon talon »1 Et voilà que la mer « gagne » : « L’aube Ismaël, et bientôt la secrète présence. La mer » 2 Et plus loin : « A présent, marée ne te lassant pas de franchir la porte noire, tu foule au pieds le sable qui se prosterne. Tu es venu. »3 Nous conduisant ainsi a devoir analyser ce qui impliqué par cette « secrète présence » et ce qu’elle est appelée à signifier dans l’Aube Ismaël. 4.4 Symbole de la mer/ L’eau Présente dans l’œuvre de Dib, l’image de la mer ou de l’eau revêt des significations diverses mais rapprochées : Dans qui se souvient de la mer 4, c’est par le chant de la mer que le narrateur trouvera le salut. Dans le maître de chasse 5, il est fait référence à une source dont dépend la survie des personnages. Associée et identifiée à celle de la femme, l’image de la mer apparaît aussi dans la partie intitulée « Dites à la mer » du poème O Vive6. Jean Déjeux a signalé la permanence de cet thème non seulement chez Dib mais également chez d’autres auteurs Maghrébins qu’il qualifie ainsi : « Il s’agit d’abord de l’inconscient collectif algérien, de l’énergie cachée depuis le début de la « nuit colonial » ..... Elle représente l’occulté et le protégé, la matrice secrétant une structure qui envahie peu à peu la ville étrangère. Oublié, cette mer intérieure est pourtant sagesse, protection, rempart. En elle sont le refuge, la survie, les énergies pour une résurrection. »7 1 Id, p 66. Id p 68 3 Id, p 67. 4 Dib Mohammed, Qui se souvient de la mer, Le seuil, Paris, 1964. 5 Dib Mohammed, Le maître de chasse, Le seuil, Paris, 1973. 6 Dib Mohammed, O Vive, Simbad, Paris, 1987. 7 Dejeux Jean, Mohamed Dib écrivain algérein, Noman, Canada, 1977, p 17. 2 39 Dans l’imaginaire universel, le symbole de l’eau ou de la mer est principalement lié au mythe du déluge comme symbole de purification et de renouveau. La manifestation de ce thème dans l’Aube Ismaël est présentée simultanément sous l’aspect de son rapport à la mère et à la parole : « Je t’appelle : eau née sous mon talon. Et maintenant tu circules sur ma langue et toi l’Ange, parle. Tu as déjà dit l’eau ; et l’eau a entendu sa réparation …… celle qui ne fut mère a reçu ta parole. »1 L’eau est ici donc parole réparatrice : « Lieu de fondation Parole réparatrice Ouverte et qui est »2 Signalons qu’une source a surgi sous les pieds de Hagar pour permettre à l’enfant Ismaël de satisfaire à sa soif. « Je ne ressemble qu’à l’enfant prêt à gémir de soif. Ouvre la source, Ange, je veut boire » 3 Rappelons que la danseuse bleu représentant Hagar la mère, au rythme d’une danse ou d’une transe, est transfigurée en mer : « Immobile, la danseuse bleue [ …… ] Les houles retrouvant Leur position à chaque pas Immobiles avant chaque pas. Les mains, feuilles tendues Au dessus d’un feu invisible, Il y a une histoire qui se raconte. Déjà, la mer est la renvorsée …… Ce qui avance là, Hagar toujours rebelle Et qui multiplie le mouvement Hagar toujours rebelle, La danse faite mer. »4 1 Dib Mohammed, L’aube Ismaël, op cit, p 66. Id, p 65. 3 Id, p 64. 4 Id, p 27. 2 40 On peut supposer qu’il est fait allusion à la danse mystique en tant qu’elle est un moyen d’atteindre le divin et que Dib cite dans l’Arbre à dire1. D’autre part, la figure féminine chez nombres de mystiques est investie d’une fonction spirituelle. En témoignage ce passage d’IBNARABI cité dans Le Sommeil d’Eve par Dib lui-même : « ….Contempler l’absolu dans une femme […..] C’est le voir plus parfaitement que dans toutes Les autres formes où il se manifeste »2 Et la mer est aussi associé chez les mystiques au bâtin, à l’exotérique, à l’intérieur, à l’invisible,à l’occulte, au spirituel dans l’être. Par opposition au Zahir, l’exotérique, l’extérieur, le paraître, le corps physique et sensible. Par le rapprochement opéré entre la mer et la mère, la mère en tant que figure féminine est source de naissance spirituelle. Naissance déjà suggérée suite à l’interpellation de Hagar par l’Ange : «Alors des ciels, l’Ange interpella Hagar : Qu’as-tu, Hagar ? Ne crains pas. Sur les monts, Dans toute son auréole, De toute sa fraîcheur Le jour se lève Le jour ouvre Son œil de nouveau-né Ismaël ouvre de même les yeux sur moi »3 Faisant d’Ismaël et de l’aube (le jour qui se lève) deux êtres nouveaux nées qui se confondent, ce passage donne aussi à lire dans l’Aube Ismaël le titre du poème, par la juxtaposition de ces deux terme « L’aube » et « Ismaël », l’expression d’une idée d’origine qui fait d’Ismaël le signe d’une lumière, d’une source. En ce sens, l’Aube Ismaël est un retour aux sources, aux origines les plus profondes de l’être dans sa singularité et son universalité. 1 Voir la page 22. Dib Mohammed, Le sommeil d’Eve, Simbad, 1989, p 195. 3 Id, p 10. 2 41 D’une part, Ismaël, le fils d’Abraham est considéré par la tradition biblique et coranique comme l’ancêtre du peuple arabe : « Et l’Ange dit : « Je ferai de lui une grande nation »1 D’autre part, le désert, ce « lieu de toute les naissances » a vu naître les trois religions révélées. Il est le lieu de passage des signes du monde comme l’est « la feuille blanche en attente de signe ». Aller à la rencontre d’une origine dans l’être, c’est inévitablement atteindre l’humain car être « humain » c’est avant tout reconnaître une « fraternité commune » profonde au sens où l’être a une origine commune par delà les différences d’ordre ethniques, historiques, sociales, culturelles …. Ainsi le retour sur l’origine auquel nous invite l’œuvre ne peut être lu comme le désir d’affirmer une singularité dans la négation de « l’autre » mais dans le but d’atteindre l’autre. « La voix qui dit nous a le dernier mot, est la plus autorisée : voix qui vient de loin pour aller plus loin que nous »2 Mais dans un autre sens, l’Aube Ismaël qui se clôt sur la phrase : « Porte de l’aube »3 est aussi le signe d’une porte qui s’ouvre sur un autre monde, un monde qui s’apparente au monde « transhistorique ou intermédiaire » évoqué plus haut. 1 Id, p 11. Dib Mohammed, L’arbre à dire, p 84. 3 Dib Mohammed, L’aube Ismaël, p 69. 2 42 4.5 Ismaël, symbole d’un archétype Les données relatives au cheminement et à la présentation d’Ismaël apparaissent comme chargé de signification transhistorique et appelle ainsi à un autre regard sur le monde, sur l’être et sur l’autre. Nous avons vu que l’évocation d’Ismaël à des époques différentes confère au personnage une sorte « d’existence » atemporelle et rend possible la référence à une dimension transhistorique qui ouvre à un autre sens, une autre réalité, à un dépassement du champ spatio-temporel telle que perçu dans la réalité historique. De ces multiples manifestations dans différents temps Ismaël est comme investi d’une dimension qui le rend capable de référer à un archétype. Et sous cet angle, on peut dire que l’être d’Ismaël typifie l’être de son nom. La pluralité de ses manifestations est en quelque sorte à l’image de la personne archétype Khezr* et dont la fonction est de « révéler chacun à soi même »1 Nous tenons à préciser que nous indiquons cette ouverture dans le but de montrer comment l’œuvre a la possibilité de s’ouvrir à un champ qui dépasse le cadre spatio-temporel auquel nous sommes habitués, et devenir ainsi le lieu d’une ouverture du champ de la perception, une invitation à élargir notre vision du monde, de l’être et de l’autre. Par le nom d’Ismaël donc, se révèle l’être de celui qui écoute et nous avons évoqué plus loin comment l’écoute prend chez Dib une signification qui l’associe à la vision du cœur. Et Dib se définit lui-même en tant qu’« œil ouvert » attentif à tout ce qu’il entend fussent une « voix inaudible » et à tout ce qu’il voit. Ismaël, qui reçoit par l’Ange la révélation d’être au centre : «Tu seras toujours au centre ici, à l’endroit désert de l’œil »2 1 2 Henry Corbin, L’imagination créatrice, p 49. Dib Mohammed, L’aube Ismaël, op cit, p . 43 S’affirme et se reconnaît dans ce lieu : «Moi Ismaël, ici, je suis au centre. [……..] Les choses comme si elles devaient perdre leur nom. Comme s’il fallait que se perdent les mots. [……..] Ici, je serai toujours au centre »1 Au centre du désert, de cette page blanche en attente de signes. Se lit alors dans la parole du poète qui se mesure et se confond à la parole prophétique une illumination qui confirme Dib dans sa mission de poète et d’écrivain : « Ce n’est peut-être affaire que de mots, ces mots qui attendent la nuit. Et ceux qui ont rejoint le centre Sortis d’où ? Non de ma bouche. Moi n’est plus maître de soi, plus maître de sa parole»2 Loin d’avoir épuiser les possibilités contenues dans l’œuvre, nous avons parfaitement conscience qu’une bonne partie de l’œuvre nous échappe et pour nous en justifier nous revenons encore à Dib : « ….. une part de l’inentendu, demeurera hors de notre atteinte et devra, obscur comme elle est, ne faisant pas sens, être versée au compte du mystère naturel de l’être, de cet inaudible que nulle force d’entendement ne saurait violer »3 1 Id, p 35. Id, p 41. 3 Di Mohammed, L’arbre à dires, op cit, p 29. 2 44 CHAPITRE III III- Réflexions sur la poésie) 1. L’être et la parole L’écriture, cette activité qui se manifeste en apparence par un recouvrement de mots, de signes sur la surface d’une page blanche, est en profondeur de lieu d’émergence de multiples interrogations concernant l’être et le monde mais aussi l’espace d’une réflexion sur le langage, la parole. A la fois matériau au service de l’expression de l’être, le langage, la parole est aussi l’objet d’une recherche d’une quête. Quête qui se confond avec celle de l’être. « Un écrivain se découvre et découvre son œuvre en écrivant » L’écriture est donc l’espace privilégié où il est possible d’interroger l’être et l’écriture à la fois. L’Aube Ismaël se présente comme le lieu où se manifeste de manière prononcée la relation qui s’instaure entre l’écriture, la parole et l’être. L’affirmation : « Moi Ismaël, ici, je suis au centre. ………. Ici, je serai toujours au centre. »1 fait écho à une autre affirmation de Dib dans le sommeil d’Eve : « Qu’elle ne se déshabitue pas d’entendre ma voix la parole humaine (…..) lieu exclusif où je me dois d’être, où je suis. »2 1 2 Id, p 35. Dib Mohammed, Le sommeil d’Eve, Simbad, 1989, p 196. 45 A l’image de ce qui s’exprime dans l’Aube Ismaël, c’est être au centre, au centre de l’écriture, que se révèle l’être pour Dib. « Le cadre premier de mon écriture fût cette cour, ce que nous Appelons le centre de la maison »1 Dib est toujours au centre de cette grande maison qu’est le monde par son écriture. Mais ce matériau que constitue le mot, le signe s’érige en obstacle à la connaissance de l’être et de l’autre d’où la confrontation avec la lettre déjà évoquée plus haut : « Confrontation éternelle avec la lettre s’arrachant de soi pour s’inscrire en sacrifice et perte. »2 Passage qui évoque l’impossibilité de dire autrement que dans la perte. Et qui est une manière de dire aussi que l’expression de l’être et du monde est une expérience vouée à se prolonger infiniment et indéfiniment car il n’y a pas de sens donnée une fois pour toutes et pour tous. Chaque chose à chaque instant peut avoir un sens inédit, inouï ; mais à condition de savoir écouter. L’Aube Ismaël, une expression de l’être en même temps qu’un appel à l’écoute. L’écoute des signes du monde, l’écoute de dieu. Et comme nous l’indique Dib : « Omniprésent : universel, le signe roi et pour finir, on commencer : la révélation (divine) d’où part toute lumière, n’est elle pas un signe en soi et pour soi ? Le signe nous est venu avant la parole [….] que l’homme, pour sa survie, doit continuer à savoir entendre » 3 Dans la pensée musulmane, l’univers est un ensemble de signes. Et c’est en méditant sur ces signes et ceux du livre sacré, le Coran, que l’ascète peut parvenir à appréhender la réalité ultime : Dieu. Dans un ordre de chose plus terrestre, le signe, le mot est simplement ce qui permet à l’homme de communiquer et de référer au monde qui l’entoure. 1 Dib Mohammed, Tlemcen ou les lieux de l’écriture, op cit, p 47. Id, p 47. 3 Dib Mohammed, L’arbre à dire, op cit, p 14. 2 46 2. Le mot et la chose Grâce au signe que représente le mot, les hommes ont la possibilité de communiquer leurs pensées, leurs rêves, leurs angoisses et de parler du monde avec tous ces « objets » qu’il renferme. Les mots, ces signes dont l’homme à affubler le monde ne rendent pas compte de l’essence de l’objet, de sa réalité intrinsèque. C’est pour rendre l’univers intelligible que l’homme s’est empressé de le nommer car : « Réduit à soi, nul doute que l’objet matériel ou abstrait ne saurait faire sens. Un tel mutisme, nous l’assimilons volontiers à de l’indifférence ou même à du défi, il nous le rend inintelligible et cela nous est intolérable. Nous nous empressons alors de l’affecter d’un signe et, le premier que l’objet se voit imposer est le nom. Il ne peut plus à partir de ce moment ne pas nous parler, ne pas nous adresser, au moyen de son nom, un signe d’intelligence. Il n’est pas, c’est certain, à court d’expédient pour échapper à notre tutelle et la ruse, dont il est toujours prêt, à user, consiste à nous abandonner la coque vide de son nom, qu’il dura désertée. Sans nous en apercevoir, nous nous trouvons du coup en train de manipuler des signes sans objets »1 La capacité du signe à révéler les choses est toute relative. Le signe ne reflète qu’une partie de la réalité des choses. D’où la quête incessante de la parole qui a pour objet le signe. Pour faire parler le monde, le poète ne se satisfait pas du langage ordinaire qui donne une impression d’emprise sur le réel, sur le monde et le fige dans une image stable alors que celui-ci est en perpétuel mouvement. Pour dire le monde, le poète travail à transcender le langage pour faire éclore des significations inédites et donner de la réalité une vision profonde. 1 Id, p 41. 47 Dans un sens, on peut dire que le désir du poète dans sa tentative de dire l’indicible, ou l’inaudible, cette partie non nommé ou non entendu dans les choses, est comparable à la quête du mystique dans son désir d’atteindre la réalité suprême : Dieu. Le signe en tant que trace de la configuration du monde à une époque donnée est lui-même le signe d’une étape de la saisie du réel à un moment donné. D’une manière analogue la « station » du mystique n’est qu’une étape parmi tant d’autre avant d’arriver à son but. Ne dit-on pas en langage mystique qu’il faut méditer sur les « signes » de Dieu pour connaître Dieu. De façon analogue, le poète réfléchit sur les signes (les mots) et ne cessent de les déconstruire et reconstruire pour les rapprocher le mieux possible de la réalité des choses. Ainsi l’oeuvre qui se caractérise par une réflexion sur les signes du langage pour tenter d’atteindre la source première de sa parole, est le signe d’une quête que l’on peut qualifier de mystique en ce sens qu’elle interroge la parole humaine dans son origine et sa fin. Le mystique n’est–il pas celui qui s’interroge d’où vient-il et vers ou va-t-il ? Et qui est activement en perpétuelle quête de son « objet ». Le travail du poète interrogeant les signes n’est pas indépendant d’une réflexion sur le monde et le sens du monde. En ce sens le poète rejoint le mystique. 48 3. Poésie et religion: On dit souvent que le poète est un inspiré au sens où il reçoit le don de la parole poétique par Dieu. Claudel assimile l’inspiration qu’il décrit comme ce « souffle mystérieux que les anciens appelaient la muse »1 à la grâce divine et n’hésite pas à la comparer à l’esprit prophétique : « L’inspiration est comme la prophétie, une grâce divine »2 A cette idée peut s’articuler une autre de Souheil Dib : «Le poète n’est-il pas chargé de continuer Comme le croit fermement Djalal al-dine al-rûmi dans ses odes, la parole des prophètes et des saints?»3 Mais surtout, la poésie nous dit Paul Claudel : « Rejoint la prière, parce qu’elle dégage des choses leur essence pure qui est de créature de Dieu et de témoignage à Dieu »4 Par chose pure, il entend : « La chose non pas en tant qu’elle sert à notre usage quotidien mais en tant que dans la plénitude de son sens elle est de Dieu une image partielle intelligible et délectable »5 1 Claudel Paul, Réflexions sur la poésie op cit, p . Id, p 180. 3 Dib Souheil, op cit. 4 Claudel Paul, Réflexions sur la poésie, op cit, p 98.. 5 id p 98. 2 49 C’est dans la manière d’exprimer le monde ou le rapport au monde que se manifeste le lien qu permet d’articuler entre poésie et religion si l’on considère à la manière de Claudel que : « L’objet de la poésie, ce n’est donc pas, comme on le dit souvent, les rêves, les illusions ou les idées. C’est cette sainte réalité …… au centre de laquelle nous sommes placés. C’est l’univers des choses invisibles. C’est tout cela qui nous regarde et que nous regardons. Tout cela est l’œuvre de Dieu, qui fait la matière inépuisable des récits et des chants du plus grand poète comme du plus pauvre petit oiseaux. […..] Le but de la poésie n’est pas, comme dis Baudelaire, de plonger « au fond de l’infini pour trouver du nouveau », mais au fond du défini pour y trouver de l’inépuisable »1 L’expression poétique est donc le lieu où s’exprime un certain rapport au monde. L’Aube Ismaël est le lieu d’une expression qui a permis de référer à un monde autre, ou plutôt à une autre manière d’être au monde. Par ailleurs, la langue avec son cortège de signes comme moyen d’expression et le réel, sont étroitement et intimement liés que l’on ne peut interroger l’un sans l’autre. Et quand Barthes affirme que : « Les concepts principaux de la philosophie aristotélicienne ont été en quelque sorte contraints par les principales articulations de la langue grecques.»2 C’est une façon de dire que le sens du monde, du réel, dérive du sens que la langue permet d’articuler. D’où la possibilité de: « Défaire notre « réel » sous l’effet d’autres découpages, d’autres syntaxes ; découvrir des positions inouïes du sujet dans l’énonciation ( ……) descendre dans l’intraduisible… »3 1 Id, p145- 146. Roland Barthes, L’empire des signes, Flammarion, Paris, 1970, p 11. 3 Id, p 11. . 2 50 Et l’une des caractéristiques de la poésie est cette création d’un langage particulier qui a pour effet de reconsidérer les choses dans leur existence et leur sens. Une reconsidération du monde et de l’être qui passe inévitablement par celle des signes qui servent à décrire ce monde ou l’être dans ce monde. Par ce langage poétique, contraint d’être attentif à ses signes et à ce qu’ils signifient, l’on se trouve par la même occasion inviter à méditer sur les choses même. La poésie, cette manière autre de dire les choses, a pour effet de modifier notre vision du monde et nous invite a plus de méditation sur l’être, sur tout ce qui « est ». Et c’est en ce sens que la poésie peut rejoindre la religion, la mystique. Et c’est en ce sens profond d’être une invitation à ce qui fait la profondeur de l’être que l’Aube Ismaël est aussi mystique. 51 CONCLUSION Les langues, les cultures catégorisent le monde de façon relative. Il y a possibilité de faire correspondre ces différentes catégorisations. C’est ici le lieu où joue l’écriture de Dib : les mots ne disent pas la réalité intrinsèque des choses, ils ne révèlent que peu de choses en réalité et ne font que donner une vérité relative par rapport au monde. Par le biais du langage nous ne pouvons donc nommer que le rapport que nous avons au monde. Par le fait qu’elle tente de transcender les choses, l’Aube Ismaël est une œuvre qui accède à une profonde compréhension de « l’être » et du monde. C’est l’expression de la quête du sens de l’homme en tant qu’esprit, l’expression d’une transcendance et d’un dépassement qui donne sens à l’être et au monde. On assiste comme à une sorte de rapprochement des signes de l’épistémè occidentale à celui des signes de la culture Arabo-musulane. Par ce rapprochement, il y a émergence d’une possibilité d’accéder à une réalité supérieure, une conscience supérieure de l’être et du monde, et de l’être au monde qui élève l’homme à un rang d’être supérieur, divin. 52 BIBLIOGRAPHIE 1) Ouvrage de Mohammed Dib : - L’aube Ismaël, Tassili, Paris, 1996. - L’arbre à dires, Albin Michel, Paris, 1998. - Tlemcen ou les lieux de l’écriture, Revue Noire, Paris,1994. - Le sommeil d’Eve, Sindbad,1989. 2) Ouvrages généraux : - ‘Attar, Le langage des oiseaux (traduction de Garcin de Tassy), Sindbad, Paris, 1982. - BARTHES Roland, L’empire des signes, Flammarion, Paris, 1970. - BLANCHOT Maurice, Le livre à venir, Gallimard, Paris, 1959. - CLAUDEL Paul, Réflexions sur la poésie, Gallimard, 1963. - CORBIN Henry, L’imagination créatrice dans le soufisme d’IBN ARABI, Flammarion, Paris, 1958. - DEJEUX Jean, Mohammed Dib écrivain algérien, Naaman, Canada, 1977. - DIB Souheil, « L’aube Ismaël de Mohammed Dib, entre une philosophie du langage et une inspiration illuminative», Le quotidien d’Oran, N° du 08 Avril1999. - DURAND Gilbert, Les Structures Anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, Paris, 1992. - ECO Umberto, L’œuvre ouverte, collection points, Essais, Paris, 1996. -IBN ARABI, Les soufis d’Andalousie (Rûh al- quads et ad- Durat alfâkhirah), Sindbad, Paris, 1979. - MEYEROVITCH Eva de vitray, Anthologie du soufisme, Sindbad, Paris, 1978. - STEINER Georges, Le sens du sens, Librairie philosophique J. 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