republique algerienne democratique et populaire lecture « mystique

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republique algerienne democratique et populaire lecture « mystique
REPUBLIQUE ALGERIENNE DEMOCRATIQUE ET POPULAIRE
MINISTERE DE L’ENSEIGNEMENT SUPERIEURE
ET DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
UNIVERSITE D’ORAN
FACULTE DES LETTRES
THESE DE MAGISTERE
LECTURE « MYSTIQUE » DE L’AUBE ISMAEL
Les traces de la pensée soufie dans l’écriture Dibienne
PRESENTE PAR :
ENCADRE PAR :
MEDDANE NADERA
Mme SARI FOUZIA
ANNEE UNIVERSITAIRE 2006-2007
« Le désert n’est que le début d’un jardin,
n’est que la nostalgie d’une roseraie. Et
d’autres transfuges s’y retrouveront. »
DIB Mohamed (L’Aube Ismaël)
SOMMAIRE
INTRODUCTION ……………………………………………………………………..…………….3
I- Considérations théoriques ………………………………………………………………………. 6
1- Dib, l’écriture et le « mysticisme » ……………………………………………………... 6
2-Le soufisme …………………………………………………………………………….... 8
2-1 Dib et le soufisme …………………………………………………………..…. 8
2-2 Pourquoi le soufisme ? ……………………………………………………...…. 8
3- Regard sur le langage ……………………………………………………………….…. 10
3-1 Le sens et la référence ……………………………………………………..…. 10
3-2 La référence dans la poésie ……………………………………………..……. 13
4- Problématique …………………………………………………………………………. 15
II- Les quatre temps du poème ou la négation du temps historique (linéaire) …………...…… 16
1- Ismaël au temps d’Abraham le prophète …………………………………...…………. 16
1-1 L’exil …………………………………………………………………………. 16
1-2 La voie / Voix de l’Ange …………………………………………..………… 18
1-2-1 Le chemin ……………………………………………...………. 18
1-2-2 La figure de l’Ange ………………………………….…………. 20
1-3 La personnification des éléments de la nature ……………………..………… 21
2- Ismaël au 20ème siècle ………………………………………………………..………. 24
3- Ismaël le fils de sa mère ……………………………………………………….………. 27
4- Ismaël le poète hors du temps …………………………………………………………. 28
4-1 Le désert ………………………………………………………………...……. 28
4-2 La parole ………………………………………………………………..……. 32
4-2-1 Le nom …………………………………………………………. 32
4-2-2 L’autre nom ……………………………………………………. 34
4-3 L’écoute ………………………………………………………………...……. 37
4-4 Symbole de la mer/ L’eau ……………………………………………………. 39
4-5 Ismaël, symbole d’un archétype …………………………………………..…. 43
III- Réflexions sur la poésie …………………………………………………………………...…. 45
1- L’être et la parole …………………………………………………………………...…. 45
2- Le mot et la chose …………………………………………………………………..…. 47
3- Poésie et religion ………………………………………………………………………. 49
CONCLUSION ……………………………………………………………………………………. 52
BIBLIOGRAPHIE …………………………………………………………………………..……. 53
INTRODUCTION
« Il n’y a rien qui ne nous fasse signe
et que nous ne soyons en mesure
de déchiffrer. Il n’y a rien d’écrit
que nous ne soyons capables de lire »1
Encouragée par ces propos de Dib, notre quête du sens s’efforce d’aller à
la poursuite de ce qui fait « signe » dans l’Aube Ismaël. 2
Comment lire une œuvre décrite telle une vague :
«Parmi les vagues, immense, celle-là,
une lame de fond qui creuse jusque dans
les stratifications bibliques et coraniques,
interrogeant, dès la première page, l’éternité
foulée, à un bout, par les pieds
de Hagar l’égyptienne ………….
et à l’autre bout par Ismaël ». 3
Peut-être faut-il commencer par suivre le mouvement du poème lorsque
celui-ci nous invite à remonter le cours du temps et nous projette au cœur du
désert sur les traces de Hagar et d’Ismaël.
De traces en traces, nous serons probablement mener à découvrir une voie
qui nous guidera à la découverte du sens.
C’est peut être la voie indiquée par la voix de l’Ange :
«Ismaël, maintenant tu le sais, Ismaël
pétri à même l’argile de Hagar, le ciel
te montre la voie ; mets tes pas dans les pas
qu’il aura placés sur cette voie » 4
1
Dib Mohammed, l’arbre a dires, Albin Michel, 1998, P195
Dib Mohammed, l’aube Ismaël, louange, Editions Tassili, Paris, 1996, 69p.
3
Dib Souheil, l’Aube Ismaël de Mohammed Dib entre une philosophie du langage et une inspiration
illuminative, le Quotidien d’Oran, N° du 08/04/1999.
4
Dib Mohammed, l’Aube Ismaël, op cit, P 13
2
3
La référence à la mystique soufie dans l’œuvre de Dib est un fait observé
et signalé dans de nombreux travaux universitaires. Un fait souvent décrit
comme composante fondamentale de sa poésie.
Cet aspect « mystique » constitue pour nous un « système de référence »
susceptible de nous ouvrir une porte donnant sur un des sens que l’œuvre recèle.
Autrement dit, notre lecture va s’orienter en s’appuyant essentiellement
sur les éclairages que peuvent nous fournir certaines notions appartenant à la
mystique de l’Islam, le soufisme.
Plus précisément, à travers l’étude de l’Aube Ismaël, nous allons tenter de
montrer comment la présence de certains « signes » pouvant être rapportés ou
faire référence à la mystique soufie sont susceptible de nous éclairer et de nous
orienter dans la lecture de l’œuvre.
Les fragments de poèmes mystiques sont disséminés dans l’œuvre de Dib.
Notre choix s’est porté sur l’Aube Ismaël pour les raisons suivantes :
Au niveau des thèmes contenus dans l’œuvre, nous avons une série de
quêtes axées sur un certains nombres de thèmes privilégiés chez Dib (et que l’on
retrouve aussi exprimée différemment dans la poésie soufie) :
L’Exil, intérieur associé à l’errance, être éloigné de ses références ;
l’Amour, comme moyen de communication entre les êtres ; Dieu, non pas en
tant que représentant d’une quelconque religion au sens large mais en tant que
présence immanente au monde et en tant que mystère.
Au niveau de la forme, il est aisée de remarquer la présence de « signes »
qui renvoient directement à la culture religieuse : l’évocation de personnages
bien connus de l’histoire religieuse biblique et coranique (Ismaël, Hagar,
l’Ange).
4
Par ailleurs, la poésie en tant que langage et expression se caractérise par
son authenticité et sa sincérité car comme le dit Steiner :
« La rhétorique politique, les mensonges
fluctuants des mass médias, le jargon trivial
utilisé par les discours publics et socialement
approuvés, ont fait de presque tout ce que les
hommes et les femmes des villes disent, entendent
ou lisent, un jargon vide, un verbalisme cancéreux »1
L’interpénétration de ces éléments dans l’Aube Ismaël en fait la
singularité comme forme particulière de dire le monde ou plutôt le rapport au
monde.
Dans un premier temps nous consacrerons un chapitre à la présentation de
ce qui constitue l’appui théorique à partir duquel l’analyse de l’œuvre est
possible.
Le second chapitre constitue la partie proprement analytique de l’Aube
Ismaël qui s’effectue dans un mouvement allant de l’explication à
l’interprétation.
Le découpage du poème en quatre temps a pour but de faire apparaître la
traversée temporelle d’Ismaël qui manifeste une sorte d’atemporalité.
Le dernier chapitre décrit comment la poésie en tant qu’écriture et parole
révèle l’être des choses et du monde, et sous cet angle ce manifeste la possibilité
de sa mise en relation avec ce qui relève de l’ordre religieux ou mystique.
1
Steiner Georges, le sens du sens, librairie philosophique J.Vrin, Paris, 1988.
5
CHAPITRE I
I- Considérations théoriques
1. Dib, l’écriture et le « mysticisme »
« L’écriture est une forme de saisie du monde » 1
Affirme Dib dans Tlemcen ou les lieux de l’écriture. Dans ce même
recueil et toujours à propos de l’écriture, Dib remarque aussi :
« L’écrivain ne serait-il qu’une entité ayant pour
fonction de produire du texte ? Non, certes
On vient à l’écriture avec le désir,
inconscient de créer un espace de liberté
dans l’espace imposé à tous des contraintes.
On y vient aussi, et toujours
avec ses propres références » 2
Pour éclairer cette notion de « propres références », revenons toujours
aux propos de l’auteur :
« Au commencement est le paysage s’entend comme
cadre où l’être vient à la vie, puis à la conscience.
A la fin aussi. Et de même dans l’entre deux.
Avant que la conscience n’ouvre les yeux
sur le paysage, déjà sa relation avec lui est établie.
Elle a déjà fait maintes découvertes et s’en est nourrie
les yeux grands ouverts ensuite, elle continuera.
Secret travail d’identification et d’assimilation
où conscience et paysage se renvoient leurs images,
où s’élaborant, la relation ne cesse de se modifier,
de s’enrichir, où le dehors s’introverti en dedans,
pour devenir objet de l’imaginaire, substrat
de la référence, orée de la nostalgie » 3
Ainsi la « référence » se construit à partir de ce « paysage » qui encadre la
vie, puis la conscience de l’écrivain et du rapport qui s’installe entre ce
« paysage » et la conscience que l’auteur s’en fait.
1
Dib Mohammed - Philippe Bordas, Tlemcen ou les lieux de l’écriture, Revue Noire, Paris, Oct 1994, P53
Id, p 61.
3
Id, p 43.
2
6
Notons que Dib lui-même décrit la ville de Tlemcen comme étant le lieu
premier de ses écritures.
S’entend comme « paysage » (cadre de référence) et source d’émergence de son
écriture.
Et lorsqu’il raconte le souvenir de son entrée dans « la maison du Dikhr »
où se réunissait la confrérie des Derkaouas, Dib confie :
« J’entrai mais j’eus du coup la sensation
de tomber de l’autre côté du monde » 1
Et d’ajouter :
« frôlons nous ainsi constamment
des univers étrangers sans
que nous nous en doutions » 2
Soulignons aussi que Dib nomme les adeptes de la Zaouia « mes frères »
lorsqu’il s’interroge :
« mes frères Derkaoua continuent-ils
à se rencontrer comme ils le faisaient
et dans ce lumineux patio » 3
Quelques lignes plus loin, évoquant le souvenir de ces moments de fêtes
où défilent toutes les confréries réunis (Aissaoua, Gnawoua ….), Dib remarque :
« Bien d’autres cortèges suivent avec
leur chants, leur danses extatiques
ouvrant les portes d’un délire sacré,
et ce délire vous gagne, vous appelle » 4
A travers ces textes s’expriment quelques uns des éléments constitutifs de
ce que Dib nomme « ses propres références ». Marquant ainsi son enracinement
dans la culture Arabo-musulmane et plus particulièrement son rapport à une
certaine pratique de la religion, le soufisme.
1
id P 91.
id p 91
3
Id, p 92
4
Id, p 114
2
7
2. Le soufisme
Dib et le soufisme
Comme déjà vu plus haut le rapport de Dib au soufisme est évoqué par
l’auteur en des termes qui laissent aussi présumer du rapport du soufisme à
l’écriture. Il s’agit donc du rapport de Dib au soufisme tel qu’il se manifeste
dans l’écriture.
Est-ce que Dib est mystique ?
En réalité nous ne pouvons donner de réponse à cette question, mais nous
pouvons dire que la mystique est présente dans son œuvre par ses thèmes et par
la référence à des textes de grands soufis. Ce qui en fait une composante
de son écriture.
Pourquoi le soufisme ?
Notre but n’est pas ici de présenter ce qu’est le soufisme. Néanmoins,
celui-ci nous intéresse comme « système de référence » auquel l’œuvre étudiée
semble avoir la possibilité d’être rapportée et d’être ainsi éclairée sous un angle
particulier.
A ce titre, le soufisme comme manière d’être au monde et de voir le
monde est un chemin spirituel sur lequel nous indiquons quelques points de
repères significatifs dans le cadre de notre recherche :
- Une certaine notion du temps
- Une psychologie transcendantale.
Nous essayerons de montrer comment ces éléments et d’autres que nous
indiquerons plus loin, sont susceptibles d’êtres identifiés dans la structure du
poème, ouvrant ainsi le chemin vers la référence mystique comme manière
d’être au monde et de dire le monde.
Au fur et à mesure de notre analyse va se tisser un réseau de relations qui
mettra en reliefs les traces de la pensée soufis dans l’écriture du poème.
8
Par ailleurs, il est aussi important de noter que le soufisme est une
pratique qui a donné naissance à des textes se caractérisant par leur poésie et par
leur pouvoir de désignation d’un monde qu’ils tentent de saisir.
Textes à propos desquelles (en dépit de leurs diversités d’origines et
d’époques) Eva de Vitray nous dit :
« Partout nous retrouverons un certain nombre
de constantes qui conditionnent et reflètent à la fois
une vision du monde: une mentalité commune,
forgée en premier lieu par la méditation de la
parole révélée et des traditions inspirées » 1
Ces textes issus de l’expression d’expériences spécifiques au contact de la
parole divine expriment et révèlent « une même réalité intemporelle » 2
Un aspect de cette réalité intemporelle s’exprime dans l’Aube Ismaël à
travers la répartition des personnages Hagar et Ismaël dans différentes époques,
ce qui leur confère un mode d’être qu’on peut qualifier «d’intemporelle ».
1
Eva de Vitray- Meyerovitch, Anthologie du soufisme, Editions Sindbad, Paris, 1978, p 12.
2
Expression d’Eric Geoffroy, maître de conférence au département d’études Arabes et Islamiques de Strasbourg II.
9
3. Regard sur le langage
Le sens et la référence
Il est difficile de parler d’une œuvre, du (des) sens qu’elle véhicule,
contient enfermé ou ouvert à la perception du lecteur.
Mise à part la difficulté inhérente à « l’opacité » que peut présenter une
œuvre, il y a aussi la réalité du langage telle que décrite par la linguistique.
Dans un article encyclopédique intitulé « signe et sens », Paul Ricoeur
retrace l’histoire d’une problématique qui remonte à l’antiquité (à Platon), celle
du rapport entre signe et sens.
A propos de la linguistique contemporaine, l’auteur indique :
« En dépit de la manière dont elle
renouvelle la question, et de la
priorité qu’elle semble conférer
avec plus de rigueur encore
à l’empire du signe, la linguistique
contemporaine ne fait pas disparaître
l’enjeu philosophique qui a préoccupé
les penseurs des siècles précédents.
Plusieurs approches d’ailleurs,
la diversification dont certaines
appliquent les lois vérifiées pour
l’unité signifié –signifiant à la phrase,
à des unités encore plus larges (….).
Cette linguistique du discours conduit
à une sémantique philosophique à l’intérieure
de laquelle apparaît, à coté d’une perspective
sémiologique de type explicatif, une seconde
notion de sens, corrélative d’un comportement
interprétatif soucieux de suivre celui-ci vers la
« référence », c'est-à-dire vers le monde ouvert
devant le texte. » 1
1
Paul Ricoeur, Signe et sens, article encyclopédique.
10
La poursuite de cette « référence » constitue l’optique dans laquelle
s’inscrit notre travail de recherche.
On sait par ailleurs que l’analyse structurale fait dériver le sens à partir
des « lois du signe » ; bien sûr en admettant l’équivalence de sens et de signifié
et ne permet donc aucun :
« renvoi du langage à quoi que ce soit d’extérieur
à lui ; aucune transcendance au langage n’est admise
dans une conception du sens dérivée des lois
d’immanence qui régissent les systèmes de signes » 1
Mais la notion de sens n’étant pas absolument rattachée à celle de signifié
en tant que corrélatif de signifiant, et pouvant être :
«plutôt un trait caractéristique de
la phrase en tant qu’acte de parole » 2
Nous passons alors à une linguistique du discours ayant pour unité
sémantique la phrase qui repose sur la prédication, c’est à dire l’acte de
« dire quelque chose sur quelque chose ».
Et comme nous l’explique Paul Ricoeur :
«Alors que les signes n’ont de rapport qu’entre eux,
selon un système de dépendance interne, le discours
se rapporte aux choses d’une manière spécifique
qu’on peut appeler dénotation ou référence.
Alors qu’un signe n’est qu’une différence dans un
système, le discours fait référence à une réalité
extralinguistique à laquelle il prétend s’appliquer,
qu’il veut atteindre, exprimer ou représenter (…).
Le langage paraît alors mû par deux mouvements :
l’un qui sépare le signe de la chose et le rapporte
à d’autres signes dans la clôture ‘un système
linguistique, l’autre qui applique le signe à la réalité,
le rapporte au monde et ainsi ne cesse de compenser
le mouvement de la différence par celui de la référence »3.
1
Id, article encyclopédique
Id.
3
Id,
2
11
La possibilité d’établir un lien entre le langage et le monde qu’il
représente ou auquel il fait référence est un fait inhérent aux caractéristiques du
discours.
Les textes, les œuvres peuvent être considérés comme des « séquences
plus longue de discours ».
Deux concepts d’une du sens relevant de deux attitudes sont donc
susceptibles d’être employés pour l’analyse d’une œuvre : l’explication et
l’interprétation.
« Pour l’explication … le sens
d’une œuvre lui est immanent :
c’est son arrangement interne.
Pour l’interprétation, une œuvre
présente à une grande échelle,
et avec des traits nouveaux liés au
changement d’échelle, les caractères
de l’instances de discours : actualité
de l’événement de parole, référence
à son locuteur, adresse à un destinataire,
référence au réel ou dénotation »1
Au terme de son analyse dans la partie intitulée « sens et interprétation »,
Paul Ricoeur conclut :
« Interpréter un texte, en effet, ce n’est
pas chercher une intention cachée
derrière lui, c’est suivre le mouvement
du sens vers la référence, c'est-à-dire
vers la sorte de monde, ou plutôt
d’être au monde, ouverte devant le texte.
Interpréter, c’est déployer les médiations
nouvelles que le discours instaure entre
l’homme et le monde » 2
1
2
Id,
Id,
12
Comme déjà indiquée plus haut, c’est à la poursuite de ce mouvement du
sens vers la référence que tentent d’aller nos efforts dans la compréhension de
l’Aube Ismaël.
Notre analyse obéit donc à un mouvement qui va de l’explication à
l’interprétation.
A partir d’une exploration sémantique (explicative) permettant
l’identification des thèmes abordés dans le poème, nous essayerons de passer à
une investigation interprétative en rapportant certains « signes » à des référents
essentiellement « transhistoriques »1 au sens mystique du terme.
Nous verrons que c’est la structure même du poème qui nous autorise à
suivre ce mouvement des signes vers la référence transhistorique.
Par ailleurs, il n’est pas sans intérêt de rappeler ici ce que Levistrauss
déclarait à la revue Esprit (Novembre 1963) :
« Qu’est-ce que le sens, selon moi ?
Une saveur spécifique perçue par
une conscience quand elle goutte une
combinaisons d’éléments dont aucun pris
en particulier n’offrirait une saveur comparable »
La référence dans la poésie
De part sa forme, l’œuvre exprime son inscription dans une catégorie
défini de texte : le poème.
Dib lui-même d’ailleurs reconnaît que sa vocation première est d’être
poète.
Raman Jakobson définit le poétique par :
« L’accentuation du message comme
tel au dépend de la référence » 2
1
Notion capitale dans le soufisme, qui réfère à une réalité autre que la réalité physique et se caractérise par une
atemporalité.
2
Article encyclopédique
13
Mais nous rassure Paul Ricoeur :
« Si la référence proprement descriptive,
didactique, est abolie, une autre forme
est ouverte, qui s’adresse à des manières
d’être au monde,plutôt qu’à des objets
empiriquement désignés »1
L’Aube Ismaël est une ouverture vers une autre forme de référence qui
désigne un mode « d’être au monde ».
« L’être » étant la thématique globale autour de laquelle s’articule
l’écriture dibienne.
Aussi, il nous paraît pertinent ici de noter que :
« L’écriture a un pouvoir de désignation qui
s’étend bien au-delà de toute situation déterminée ;
elle ouvre véritablement un monde » 2
Tout poème qu’il est, l’Aube Ismaël est un texte écrit qui « ouvre
véritablement un monde ».
A présent, se précise plus nettement à nous que la « référence » qui s’ouvre par
le biais du poème ne renvoie pas à des « objets empiriquement désignés » mais
plutôt à une manière « d’être au monde » qui tient sa spécificité de la culture
arabo-musulmane.
1
2
Id,
Id,
14
4. Problématique
Ce qui caractérise les œuvres contemporaines (leur capacité à receler
plusieurs sens) a été expliqué par UMBERTO eco dans l’œuvre ouverte 1, par
leur enracinement dans une certaine pensée (vision de l’univers) inspirée par les
différentes sciences contemporaine : linguistiques, psychanalyse, physique
moderne ….
Pour notre œuvre ce qui la caractérise, c’est son enracinement dans une
double culture : la culture occidentale et la culture Arabo-musulmane.
Ainsi, notre travail part de ce constat qu’il y a comme une sorte
d’analogie entre, d’une part le travail d’écriture mis en œuvre dans l’Aube
Ismaël, et d’autre part la « structure » du monde, tel que décrite par la
mystique soufie.
Analogie parallèle a celle qu’établit UMBERTO Eco entre la structure des
œuvres ouverte et la structure du monde lorsqu’il est décrit par le discours
scientifique contemporain.
« Les œuvres d’art se structurent en
conformité avec la manière dont le monde
se structure lorsqu’il est décrit à l’aide
de modèle descriptif scientifique » 2
Il s’agit donc pour lui d’expliquer certains aspects de l’œuvre à l’aide de
concepts empruntés à la science.
Pour nous, il est question d’expliquer un aspect de l’œuvre à partir de
notions appartenant à la pensée soufie.
C’est ainsi que nous posons le problème de savoir s’il est possible de
rendre compte de certains aspects de l’œuvre en faisant appel à la philosophie
soufie. Quelles sont les traces de manifestations de cette philosophie et comment
fonctionnent- elles dans l’œuvre ?
Est- il possible d’expliquer le sens qui peut émaner de l’œuvre à l’aide de
la notion de ta’wil 3
A défaut de pouvoir répondre exhaustivement à ces questions, nous avons
du moins l’espoir d’apporter quelques éclairages qui permettront l’amorce d’une
recherche plus approfondie.
1
Umberto Eco, l’œuvre ouverte, Editions du seuil, 1979.
Id, p.
3
Vocable emprunté au lexique du soufisme, signifie étymologiquement « reconduction » d’une chose à son
principe, du symbole au symbolisé.
2
15
CHAPITRE II
II- Les quatre temps du poème
ou la négation du temps historique (linéaire)
Le poème est divisé en quatre parties correspondant à quatre textes :
Hagar aux cris, qui occupe 7 pages ;
Feu sur l’ange de l’Intifida en 4pages ;
La danseuse bleue qui prend 5 pages ;
L’Aube Ismaël qui s’étend sur 38 pages.
Chacun de ces textes fait apparaître le personnage Ismaël à des époques
différentes de l’Histoire.
Ce passage d’un temps à l’autre peut être expliqué en référence à la
dimension transhistorique qui confère au personnage une réalité « Archétypale »
1. Ismaël au temps d’Abraham le prophète
1.1 L’exil
Ismaël, Hagar sa mère : deux personnages bien connus de la tradition
biblique et coranique.
Dans cette 1ère partie, l’auteur évoque avec des mots simple un épisode de
l’histoire religieuse : L’exil de Hagar (seconde épouse d’Ibrahim el Khalil).
Le poème s’ouvre d’ailleurs par un mot qui à lui seul marque la privation,
l’exclusion et l’absence :
« Sans un regard
En arrière, elle s’éloigne
Ismaël dans ses bras » 1
1
Dib Mohammed, l’Aube Ismaël, op, cit, p 7.
16
Hagar en arabe signifie exil. C’est un nom qui correspond ainsi
parfaitement à son destin et à celui de son fils:
« Fini, mon fils
Fini, mon Ismaël
C’est fini. le feu
Du désert ne souffle plus.
Chassés, nous sommes partis
Et c’est fini » 1
Ce passage qui indique une rupture marquant le début d’un exil exprimée
par la voix que l’auteur donne à Hagar, est suivie d’un texte biblique évoquant le
départ de Hagar et de son enfant Ismaël en direction pour l’exil dans le désert.
«On lui mit l’enfant sur l’épaule, une outre
d’eau à la main, et elle fut congédiée.
Elle s’en alla, erra avec l’enfant dans
le désert de Beer Sheba » 2
Ces deux voix qui se font écho sont l’expression de l’abolition du temps
dans l’espace du poème.
La douleur de l’exil s’exprime tout au long du texte à travers la voix que
l’auteur prête à Hagar :
« Le soleil m’a mordu,
La voix m’a manqué.
Moi dans cet enfer
Mon enfant sur le sein
Où aller ? J’ai crié » 3
Dans tous ces « cris », Ismaël est sans cesse évoquée d’où l’expression du
thème de l’amour et de l’union. Mais aussi l’allusion au destin identique de
Hagar et d’Ismaël qui est celui de l’exil et de l’errance.
Cette première partie de l’œuvre fonctionne comme une introduction dans
l’univers originel du personnage « Ismaël », elle oriente déjà la courbe que va
suivre le cheminement d’Ismaël .
1
Id, p 9
Id, p 9
3
Id, p 9
2
17
De par son origine et sa naissance, Ismaël le fils de sa mère est voué à
l’errance comme l’indique la voix de l’Ange :
« Ismaël, maintenant tu le sais. Ismaël
pétri à même l’argile de Hagar, le ciel
te montre la voie ; mets tes pas dans les
pas qu’il aura sur cette voie » 1
Ou encore :
« Présences dans le matin, nous vous
regardons Aller, ton fils et toi, Hagar
deux fois née pour avoir enfanté de lui » 2
1.2 La voie / Voix de l’Ange
1.2.1 Le chemin
Cette voie indiquée par l’Ange semble aussi être celle qui ne peut se
passer de sa présence tel que nous le suggère le passage suivant :
«Grâce à la brise
Répandu par l’Ange
Ni les choses nommées
Ni l’air respiré
Ni en moi la chair
Qui t’a donné vie
Ismaël et te sert de lit
Ni la sourde rumeur
Rancuneuse loin derrière
N’entravent notre marche »3
L’exil de Hagar et d’Ismaël devient synonyme d’une « marche »
accomplie « grâce à la brise répandu par l’Ange ».
1
Id p 13
Id p 14
3
Dib Mohammed, L’aube Ismaël, op.cit, p 14
2
18
Nous pouvons aussi lire dans ce passage une possible référence de « la
marche » au chemin spirituel qui nécessite un certain nombre de conditions
exprimée ici sous forme d’obstacles susceptible de l’entraver et qu’il est
impératif d’éviter si l’on veut parvenir à se mettre en route vers Dieu, ou vers la
réalisation d’une dimension de l’être à un niveau supérieur car :
« L’essence du message des prophètes ….
vise à conduire les êtres humains vers
l’expérience d’un état plus élevé de leur être »1
C’est donc sous l’effet de la présence de l’Ange, que le franchissement
des éléments constituants une entrave à l’accomplissement de cette réalisation,
est possible.
Que signifient ces éléments cités ?
1.2.1.1 Les choses nommées :
La nomination des choses peut être un obstacle à leur connaissance car ne
rendant pas compte de leur véritable nature, et les enfermant dans un seul sens
qui n’a que la fonction de les désigner par rapport à une pratique langagière
(écrite ou orale), elle nous empêche donc de les saisir dans leur essence qui est
d’être des créatures de Dieu.
A ce propos, rappelons celui de Claudel lorsqu’il affirme que :
« La poésie rejoint la prière, parce qu’elle dégage
des choses leur essence pure qui est de
créatures de Dieu et de témoignages à Dieu » 2
Une façon de dire que la poésie est un chemin qui peut mener à Dieu ou à
la parfaite réalisation de soi.
1.2.1.2 L’air respiré et la chair
Une probable allusion aux nécessités impérieuses de la vie qui constituent
souvent des obstacles majeurs à la réalisation de soi de par le temps et l’énergie
qui leur est consacré par les êtres, et de par l’accaparement de l’esprit qu’elles
occasionnent au détriment de la méditation sur la lumière divine en tant qu’elle
permet de voir les choses au-delà de leur matérialité, de transcender le corps par
l’esprit.
1
2
Shah Angha Nader, Le soufisme,La réalité de la religion, Ed Al Bouraq, Liban, 1999, p 35.
Claudel Paul, Réflexions sur la poésie, Editions Gallinard, 1963, p 98
19
1.2.2 La figure de l’Ange :
La figure de l’Ange 1 dans le soufisme tient son importance de sa fonction
déterminante pour la conception même de l’individu humain.
Par elle,
« L’individu humain est rattaché directement
au plérôme céleste, sans avoir besoin de médiation » 2
En son état supérieur, l’âme humaine lorsqu’elle est proche de « L’Ange
de la révélation » est qualifiée « d’esprit prophétique ». Ce qui rend possible
«La psychologie prophétique dont dépendra
l’esprit d’exégèse symbolique, la compréhension
spirituelle des révélations, ce ta’wil… » 3
A cette conception de l’humain, ce qui est aussi impliqué ici, c’est une
conception du savoir en tant qu’il mène à la connaissance de l’être suprême :
Dieu.
Par cette figure de l’Ange se présente aussi la possibilité de découvrir un
« monde intermédiaire » 4 où « le spirituel prend corps et où le corps de vient
spirituel ».
Dans le poème, la présence de l’Ange et les motifs dont s’entourent cette
présence (ces effets sur Hagar et Ismaël tel que leur capacité d’entendre parler
la nature), leur confère des traits spécifiques qui les élèvent au rang de
personnage « transcendant ».
Il est également possible de rapprocher la capacité qu’ont Hagar et
Ismaël d’écouter la nature par cette aptitude que possèdent les mystiques
(parvenus à la réalisation supérieur de leur être) de comprendre le « langage »
de tout ce qui est crée :
«Pour les mystiques, Dieu fait parler chaque atome
des cieux et de la terre de son omnipotence,
d’une façons telle qu’ils entendent comme
tout proclame sa sainteté, chante ses louanges …..
dans un langage parfaitement clair » 5
1
Sohrawadi l’appel : « Ange de l’humanité ». Avicenne l’identifie à l’esprit saint, c'est-à-dire à l’Ange
Gabrielle, l’Ange de la révélation et de la connaissance.
2
Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Flammarion, Paris, 1958, p 11.
3
Id,
4
Voir la note à la page 23.
5
Eva de Vitray- Meyerovitch, Anthologie du soufisme, op cit, p 199.
20
Ou encore :
«Les initiés arrivent à saisir ce que disent
le vent qui souffle,
les arbres qui se penchent,
l’eau qui coule,
les mouches qui bourdonnent,
le chant des oiseaux …. » 1
Parfaitement à l’image de l’harmonie des êtres en présences dans l’Aube
Ismaël : le désert, la nature, le vent qui parlent et que nos personnages ont la
capacité d’entendre.
1.3 La personnification des éléments de la nature
Ismaël se caractérise aussi de par ce qui constitue sa dimension spatiale :
sa présence dans un désert où la nature est personnifiée.
Le vent
«Grand corps dispersé,
Le vent de vive voix
Dés lors m’en finit pas
de jargonner » 2
Le désert
« J’ai chanté de nuit
Mes peurs de la nuit
Et le désert à joint
Sa voix à la mienne » 3
Les voix de l’air
«La montagne à l’entour
Et seules à jaser
Les voix de l’air
Me disant tout bas :
” Hagar, va. Chante
” La mère et sa joie,
Chante pour le matin
” que ton chant réveille
les bois et les sources » 4
1
Id, p 200.
2 L’Aube Ismaël, op cit ,p 7.
3
Id, p 10.
4
Id p 13.
21
Notons ici que FR. SHELEGEL décrit l’art comme :
« L’interpénétration de l’allégorie et de
la personnification, qu’il définit à leur tour
de la façon suivante :
A la base de la personnification,
on trouve l’impératif : rendre spirituel tout le sensible
de l’allégorie : Rendre sensible tout le spirituel.
Les deux ensemble donnent la détermination de l’art » 1
C’est principalement ce que nous observons à l’œuvre dans l’Aube Ismaël
qui se présente sous un aspect comme un incessant va et vient entre ses deux
impératifs. Le vent, le désert sont personnifiés par la possession de l’atout
proprement humain de la parole. Ce qui a pour effet de les élever à un rang
d’être « spirituel », à un mode « d’être » supérieur, à un autre plan d’existence.
D’un autre côté, comme nous le verrons plus loin, des vocables propres à
désigner ce qui est strictement sensible sont utilisés pour décrire une réalité
« supra-sensible », spirituelle.
Par ce procédé d’écriture, le poème fait émerger par les mots la
représentation d’un monde qui s’apparente au monde intermédiaire évoqué plus
haut.
L’écriture imite le mouvement de ce monde « où le spirituel prend corps
et où le corps devient sensible » en donnant un aspect immatériel spirituel à ce
qui dans notre perception du monde n’est qu’un corps, qu’une entité physique et
ne possède pas d’âme. Une manière d’écrire et une manière de dire qu’on peut
«voir » ou percevoir des réalités cachées ou plus simplement qu’on peut voir le
monde qui nous entoure de façon différente.
Le monde évoqué par l’écriture, par la mise en présence d’éléments
(Hagar, Ismaël, l’Ange, le vent, le désert) se situant dans un cadre spatiotemporel et entretenant des rapports particuliers, et qui s’apparente par un
certain aspect au monde intermédiaire ouvre ainsi la porte à la référence
mystique.
Mystique de l’écriture lorsque celle-ci à la capacité d’ouvrir
« véritablement un monde ».
1
Tzvetan Todorov, Théories du symbole, 1977, Ed du Seuil, p 221.
22
Note
Ce monde intermédiaire est présenté par Henry Corbin dans l’introduction
de son ouvrage « L’imagination créatrice dans le soufisme d’IBN ARABI » :
Entre « l’univers intelligible » appréhensible par l’intellect, et « l’univers
sensible » perceptible par les sens, il existe un autre monde tout aussi réel :
« un monde intermédiaire, celui des Idées- images, des Figures – archétypes,
des corps subtils de la matière immatériel (…) constitué d’une matière et d’une
étendue réelles, quoique à l’état subtil et immatériel par rapport à la matière
sensible et corruptible » (p6)
L’imagination créatrice ou active dans le soufisme d’IBNARABI est
« l’organe de perception » de ce monde qui «est le lieu des visions
théophaniques, la scène où arrivent dans leur vraie réalité les évènements
visionnaires et les histoires symboliques » (p6). Et «où ont lieu les visions
théophaniques … un monde des symboles et des connaissances symboliques ».
(p11)
23
2. Ismaël au 20ème siècle
Nous retrouvons le personnage Ismaël dans la 2ème partie du poème
intitulée « feu sur l’ange de l’Intifada »
L’ange dont il est ici question n’est autre qu’un enfant de 10 ans nommé
Ismaël dont l’absence est déploré par sa mère :
« mon Ismaël, mon roi de dix ans,
Mon héro et ma douleur » 1
Le mot Intifada à lui seul inscrit le poème dans l’histoire contemporaine et
nous renvoie au centre de « l’éternel » conflit Israëlo-Palestinien.
Un seul mot pour cadrer l’environnement dans lequel se déploie
l’expression de l’amour, l’angoisse et l’espoir d’une mère face à l’absence de
son fils et la présence d’un danger (la mort) :
«Qu’as-tu à courir ainsi
Au devant du danger, fils ?
J’ai pensé au devant de la mort
Mais il ne faut pas
Je n’ai rien pensé » 2
Ismaël est ici présent par son absence en même temps qu’il est décrit
« ange de l’Intifada ». Son absence peut d’une certaine manière être lu comme
celle de l’Ange.
Nous passons d’une époque (le temps d’Ismaël le prophète) à une époque
contemporaine (Ismaël l’enfant de l’Intifada).
D’un certain point de vue c’est l’expression du passage d’un moment où le
rapport de l’homme à Dieu et au monde est pleinement vécu (la présence de
l’Ange en témoignage), à un moment où ce même rapport devient problématique.
En témoigne les prières adressées au seigneur :
«Seigneur nous as-tu abandonné ? » 3
1
Dib Mohammed, l’Aube Ismaël, op cit, p 17.
Id, p 19.
3
Id, p 19.
2
24
Loin du temps où l’Ange s’adresse à l’homme (temps des révélations) et
loin de ce monde décrivant la nature parlante et écoutant les « cris » de Hagar.
«En vain j’use mes mots
Ne m’entendent que
le silence et les ombres » 1
La douleur comme composante fondamentale de toute existence ne trouve
de résolution que dans l’être du Seigneur.
«Le pire n’a jamais lieu, Seigneur
Puisque tu es
Mais la vie est tissée de douleurs
Nous somme privés de nous-même » 2
Souheil Dib quant à lui y voit l’expression « d’une parole historisée » qui
révèle « la vie tissée de douleurs ».
D’un autre côté, ce saut dans l’histoire contemporaine nous intéresse
particulièrement comme passage à un temps où se déploie la parole angoissée
d’une mère face à la perte de son enfant.
Dans l’espace du poème la notion du temps est abolit par le rapport
mère-fils exprimé en parole dans les deux temps du poème (et donc hors du
temps historique).
Pour mieux saisir cette négation du temps, essayons de voir comment elle
prend forme dans l’écriture par la négation de l’espace.
1
2
Id, p 18.
Id, p 18.
25
 Négation de l’espace
Dans cette seconde partie du poème, la référence à un espace réel, existant
dans la réalité est absente. Cette négation de l’espace a pour effet d’accentuer le
détachement (du poème et de ce qui s’y exprime ici : la douleur) par rapport à la
réalité historique (l’Intifada) et ce en une vue de faire apparaître le caractère
éternel de la douleur, du déchirement.
L’auteur insiste sur cette douleur, ce déchirement, cet exil. Exil qui prend
ici le visage de la séparation, de l’éloignement non d’un lieu mais d’une
personne aimée.
Ainsi l’exil vécu par la mère de l’enfant Ismaël s’exprime non plus par
l’expatriement, par l’éloignement d’un lieu mais par la séparation d’avec son
fils.
D’où l’expression du thème de l’amour, toujours en corrélation avec celui
de l’exil. En effet, s’il y a sentiment d’exil, c’est parce qu’en même temps, il y a
sentiment d’attachement, d’amour à « quelque chose » ou quelqu’un qu’on a
perdu.
Cette négation de l’espace en corrélation avec la situation dans un temps
(l’époque de l’Intifada : événement qui a pris naissance dans la terre même qui a
vu naître Ismaël (le prophète) permet donc d’une part l’accentuation du
détachement de l’écriture par rapport à la réalité du fait historique pour insister
sur l’expression de la douleur, de l’exil ; d’autre part de créer un lien qui n’est
pas celui d’une continuité historique linéaire mais celui d’une parole qui évoque
l’exil vécu par Hagar et Ismaël (personnages biblique et coranique).
26
3. Ismaël le fils de sa mère
« La danseuse bleue » est le titre donné à la 3ème partie du poème et qui
précède la dernière intitulée «l’Aube Ismaël »
Placée hors du temps et hors de l’espace, cette « danseuse bleue » est
nommée Hagar.
Son fils nom nommée Ismaël, n’est évoqué que par la question qu’elle se
pose à son sujet :
«Je reste et, ombre
Venue me visiter, l’ombre
De mon fils ou est- elle ? » 1
Où lorsqu’elle lui dédie sa danse :
«Danse,
Je ne danse que pour toi,
Garçon à L’odeur de figuier » 2
Ou encore, il est cette « petite flamme » qui la guidera « jusqu’au
Seigneur » :
«Brille, petite flamme,
Vers toi, je cours
Et jusqu’au Seigneur irai.
Clair- obscur d’un mal
Qui écoutes et te souviens ;
Pas à pas, guide moi » 3
La disparité des formes sous les quelles progressivement Hagar se
présente : Perchoir à oiseaux – danse- mer-, admet d’être le signe de son
annihilation entant que mère dans la mer et prépare l’avènement d’Ismaël.
Dans le sens indiqué par Souheil Dib :
«La danseuse bleue….. prépare une voie
vers la présence localisée du poète.» 4
Voie qui aboutit à « l’Aube Ismaël » et faisant
« d’Ismaël, tout autant que l’œuvre
d’ailleurs, le point d’attraction essentiel
où se rencontrent, à la fois, mission
prophétique et tentative poétique » 5
1
Id, p 23.
Id, p 25.
3
Id, p 24.
4
Dib Souheil, op cit.
5
Id.
2
27
4. Ismaël le poète hors du temps :
Dernière partie du poème « l’Aube Ismaël » est aussi le titre donné à
l’ouvrage, et se présente dans une « opacité » qui rend l’accès au sens assez
difficile.
Nous allons tout de même tenter de suivre les traces de l’écriture d’Ismaël
au désert.
Le personnage Ismaël réapparaît, prend la parole et exprime le poète hors
du temps.
Un poète dont l’œuvre signifie selon Souheil Dib « par l’affirmation
insistante du mot sur l’espace de l’écrit ».
L’Aube Ismaël étant présenté telle une louange, il était permis de supposer
qu’il allait être question de la louange d’Ismaël, or ce qui est glorifié ici n’est
rien d’autre que le désert :
« Gloire qui est ce vide avivé où tout voit et rien n’arrive »1
4.1
Le désert :
L’être d’Ismaël est intimement mêlé à celui du désert. A l’image de ce
lieu qui « n’est pas », Ismaël est de même dans le non être :
«Lieu qui n’arrive pas, qui n’a pas lieu.
Désert sur ma langue, vois comme je n’arrive
pas non plus, comme je n’ai pas lieu. » 2
Ismaël est aussi dans l’incapacité de parler :
« Désert sur ma langue……….
Et si en attendant, la parole qui règne
Sur ton mutisme s’écoute et s’entend de soi à soi » 3
Dans l’impossibilité de parler, Ismaël reconnaît l’insignifiance de son être
qui est aussi le nôtre :
«Nous ne sommes que rire et que veut
sous le ciel
Et tu es unique le site de notre expansion » 4
1
Dib Mohammed, L’Aube Ismaël, op cit, p 31.
Id, p 33.
3
Id, p 33.
4
Id. p 33.
2
28
Que représente et que signifie ce désert ?
Dans l’Arbre à dires, Dib nous rappelle :
« Le désert, souvenons-nous- en,
Les trois religions révélées y sont nées (….).
Il est partout le lieu de la négation de l’histoire,
De même que, par leur passage et pour y être apparues,
Les religions sont ahistoriques. Lieu de toutes
Les naissances, le désert est également celui de
Toutes les régressions »1
Mais pour Dib le désert est aussi l’image de cette
« Feuille blanche sur laquelle tout peut s’écrire et
s’effacer l’instant d’après. L’effacement, effet
d’une intolérance à tout ce qui transgresse et
ambitionne de laisser une trace, produit aussi le désert »2
A cette image du désert Dib adjoint celle du signe et reconnaît que:
« Désert et signe semblent avoir conclu un pacte
dés les origines et que, depuis lors, ils agissent de
connivence : le désert s’affiche en page blanche
qu’une nostalgie du signe consume, et le signe à son
tour s’y laisse prendre avec la conscience que, jalouse
de sa blancheur, cette page l’aspirera, l’avalera en même
temps qu’il s’y inscrira, ou guère longtemps après.
Et plus du tout de signes, d’écriture.
L’unique, le grand espoir sera que d’improbable
traces (Atlal) en subsiste » 3
Revenons à présent à notre poème où il est possible de voir que dés son
introduction dans l’œuvre, présenté en association avec « l’oubli des mots » :
« Presque illusoire
Ce qui se veut ouvrir
Et va s’ouvrir. Le désert
Avec ses poumons
Et l’oubli des mots. » 4
1
Dib Mohammed, L’arbre à dires, op cit p 18.
Id, p 18.
3
Id, p 37.
4
Dib Mohammed, L’Aube Ismaël, op cit, p 7.
2
29
Le désert est un lieu d’exil, d’errance pour Hagar et son fils Ismaël.
En revanche, dans la dernière partie du poème, l’exil d’Ismaël devient
celui de la parole :
«Parle, nudité qui veille sur le désert et sa perte.
Dis la perte qui se perd et se voit reconstituée,
à mesure, en père dans la perte d’un fils. Exil de la
parole qui ne parle que pour soi : Parle, je n’entend
que moi » 1
Car en effet, le désert est aussi un lieu de perte :
« Le désert se manifeste comme perte……
Et le signe, qui par vocation ne se résout pas à
S’abîmer dans l’oubli, il est ce qui se perd ici » 2
Le désert, encore et toujours, ce lieu dans lequel Ismaël évolue :
« Ce désert où tu ne cesse d’arriver.
D’où tu ne cesses de venir …..
Œil ouvert, lieu où le vent a soufflé ….
Prémonition, blancheur, silence en marche :
où va le désert, tu vas. Peut être jusqu’ où
l’orante nuit attend »3
Ce lieu au centre duquel Ismaël a vocation d’être :
«Tu seras toujours au centre ici, à l’endroit
désert de l’œil, du regard tranquille. Et rien
ne sera changé » 4
Et s’affirme être :
« Moi Ismaël, ici je suis au centre. »5
1
Id, p 45.
Dib Mohammed, L’arbre à dires, op cit, p 37.
3
Dib Mohammed, L’Aube Ismaël, op cit, p 34.
4
Id, p 34.
5
Id, p 35.
2
30
Ajoutons par ailleurs que le désert, ce lieu du silence :
« L’espace est ici poudre granuleuse,
Silence aux jointures cassantes »1
est parfaitement propice à la méditation et aux interrogations, d’où une série de
questions au centre desquels se trouve celle relative aux signes :
«Blancheur déversée par le ciel, j’unis mes
mains pour te recevoir.
Où es-tu père ?
Signes, signes, signes. Présent je suis.
Montrez-vous.
Que je vous voie » 2
Inépuisable, cette image du désert.
Espace poétique créer par les images qui tentent de le dire, il est aussi
cette espace qui permet de dire.
Dans sa représentation comme « page blanche en attente de signes »3 se
lit la quête essentielle et incessante du poète :
« Histoire incessante qui du silence à la parole va.
De la parole au silence va.
Je suis ce qui écoute debout
Mon visage est ma question » 4
1
Id, p 37.
Id, p 41-42.
3
Dib Mohammed, L’arbre à dires¸op cit, p 40.
4
Dib Mohammed, L'aube Ismaël, op cit, p 43.
2
31
4.2
La parole :
La quête d’Ismaël prend donc ici la forme d’une quête de la parole.
Parole susceptible de se révéler :
«Voix inaudible, haleine légère,
Réponse à toute chose » 1
Cette quête de la parole prend origine et se manifeste à travers la
signification du nom.
4.2.1 Le nom :
Rappelons d’abord que pour Dib, le nom est un véritable « élément
fondateur de l’être » 2
Etre sans nom, c’est être sans parole. Et être sans parole c’est ne pas être tel
qu’il nous le confie dans « L’arbre à dires » :
« Que je parle ou écrive, il n’y a que cette
agent verbal qu’est mon nom pour m’introduire
dans l’univers du langage (….). Sans un nom apte
à me faire une place dans le langage, que serai-je ?
Et que ferais-je d’une présence au monde absent du logos ? » 3
Dib fait donc dépendre sa faculté nomante de son nom :
« Ma fonction nomante, je la dois à
l’identification dont j’ai bénéficié
En recevant mon nom » 4
Or, par son nom Ismaël est voué à l’écoute et se définit par cette faculté
d’écoute :
« Mon nom Ismaël entre nous, j’écoute
jusqu’à celui qui écoute. Qui ne sait, ne veut
qu’écouter » 5
le mot Ismaël en arabe est dérivé du verbe Sama’a qui signifie écouter.
Au mode impératif Isma’ signifie écoute.
1
Id, p 62.
Dib Mohammed, L’arbre à dires, op cit, p 12.
3
Id, p 12.
4
Id, p 13.
5
Dib Mohammed, L’aube Ismaël, op cit, p 36.
2
32
Cette écoute suppose d’une part une ignorance « qui ne sait ne veut
qu’écouter » qui est l’expression d’une attitude à laquelle peut s’opposer une
autre attitude : celle de l’homme moderne qui prétend vouloir, savoir et pouvoir
s’imposer en maître du monde. A ce sujet :
« Toute la pensée moderne, de Descartes à
Hegel et à Nietzshe est une exaltation du vouloir
(du pouvoir et du savoir), un effort pour faire
le monde l’achever et le dominer. L’homme est une
grande puissance souveraine, capable de l’univers et
par le développement de la science, par l’entente des
ressources inconnues qui sont en lui,
capable de faire tout et défaire le tout » 1
Le vouloir de l’humanité représenté par la voix de notre poète relève d’un
autre ordre :
«Vous qui dites nous voulons, nous aussi
Nous voulons.
Je dis :
Je veux me porter à votre rencontre. Porter
mon nom à votre connaissance » 2
Car l’écoute est aussi la base, le fondement constitutif de toute parole, de
toute communication et de toute entente avec l’autre.
L’entente, la rencontre avec l’autre semble se heurter à des obstacles :
« Des murs devant le coureur
qui sert le mouvement et le répand devant soi » 3
Mais le vouloir de l’auteur à entendre et faire entendre le conduira à
affirmer :
«Guépard comme un tunnel dans la lumière,
je veux aussi.
Mon nom Ismaël, j’en colporterai la nouvelle
et, nuit en plein jour, je me présenterai
devant la porte, et je feulerai » 4
Et ce, en dépit de la :
« Mélancolie sans limite ; blessure sans objet »5
1
Blanchot Maurice, Le livre à venir, Gallimard, 1959, p 92.
Dib Mohammed, L’aube Ismaël, P 53.
3
Id, P 53.
4
Id, p 53.
5
Id, p 52.
2
33
Car Ismaël est :
« La question informulée qui, creuse le monde
Jusqu’à en faire disjoindre les os »1
Question se rapportant à l’être dans son rapport à l’autre :
« Parce que, présent, tu es unique. Et
qui est l’autre ?
Toi ou l’autre, qui est l’autre, toi qui
es seul ? » 2
Porteur d’un nom emblématique, Ismaël lui est fidèle et en assume les
effets :
«L’absolu me fait violence mais, gardien
de mon nom, je reste. Jusqu'à la fin. Et audelà. » 3
4.2.2 L’autre nom :
Par ailleurs le nom fait référence à deux dimensions de l’être : l’une
métaphysique se rapporte à l’essence et l’autre physique désigne
« l’apparence-objet ».
Les anciens grammairiens arabes faisaient dériver « L’ism » c'est -à-dire
le nom, soit de « WSM » qui signifie signe ; soit de « sumuw » qui veut dire,
élévation.
C’est probablement dans ce sens que Dib nous indique :
« L’ism (nom) …. Réunit et confond en lui dans
un mouvement ascendant le ciel (SMW) comme
indication de l’essence et, descendant, le signe (WSM),
comme désignation de l’apparence-objet » 4
Cette indication de l’essence peut s’articuler sur le mystère de l’autre nom
qui, à son tour participe du mystère de la divinité dans la mesure où les noms
dans la religion musulmane « désignent Allah par prétérition ». Allah, le nom
dont dérive tous les noms. 99 noms d’Allah sont connus, mais il en est un qui
demeure inconnu.
1
Id, p 61.
Id, p 61.
3
Id, p 52.
4
Dib Mohammed, L’arbre à dires, p 11
2
34
Est-il donc possible que « par la grâce de son nom », l’homme, à l’image
de la divinité puissent participer à cette part d’inconnu et de mystère « qui
permet tous les espoirs et celui, pour commencer, de nous voir élevés à une
dignité secrète »1.
Espoir qui fait dire à Ismaël :
«Cherches-tu un autre nom, et qui récitera
tous les noms, trouvera ton autre nom ?
Va plus loin.
Trouve ton autre nom.
Va toujours lus loin. Ne compte que sur
toi-même.
Va dans l’ailleurs, va dans l’avant, va dans
l’après : tombe dans la hauteur»2
Cette « dignité secrète » nous amène à réevoquer la figure de l’Ange.
L’Ange est ici « le silence de l’Ange » et constitue l’unique voix
qu’Ismaël entend
«Ismaël, Ismaël, tu es au centre de ce nom,
à l’ombre de sa parole.
Je suis le silence de l’Ange et je te le
3
dis »
Toujours à l’écoute, Ismaël n’entend que le silence
« J’écoute.
Mais tout ce silence, à qui répond-il ?
Terre et ciel verrouillés, à qui ? »4
hormis la voix de l’Ange qui d’ailleurs le renvoie au silence :
« Tu fondera ma demeure sur le nom d’Ismaël »
Par son nom, Ismaël est aussi acculé au désert et au silence:
« Tu n’as nommé Ismaël, parole qui fais le
désert et le silence continuer, l’une dépositaire
de l’autre »5.
1
Id, p 13.
Dib Mohammed, L’aube Ismaël, p 38.
3
Id, p 36.
4
Id, p 36.
5
Id, p 44.
2
35
Ismaël devenant la parole qui fait être le silence et el désert nous renvoie à
la parole même du poète objet d’une quête qui ne cesse de l’aduler au silence, le
silence du désert et de la page blanche :
« Je reprends : désert blanc, parabole blanche
Je suis la blancheur, la figure du secret qui
Attend son heure. Je suis le silence.» 1
Mais la parole du poète échappant au silence s’élève à la mesure de la
parole du prophète, lorsqu’elle enjoint à l’Ange de parler :
« Moi, j’ai nom : écoute El et toi l’Ange,
Parle. Tu as déjà dit l’eau ; et l’eau a étendu
Sa réparation. Maintenant, fais-moi de l’ombre » 2
Signalons que le mot El désigne Dieu en hébreux. Isma-El est donc celui
qui écoute Dieu.
Ecoute impliqué par le nom même d’Ismaël, et qui malgré le silence auquel il
renvoie où grâce à lui, fut permis la recherche de l’autre nom ; permettant ainsi
l’aboutissement d’une quête arrivée à sa fin. Quête d’une parole qui a trouver sa
source.
Le désert, le silence cède la place à l’eau, à la mer.
Avant d’en dire plus sur cette évocation de l’eau et de la mer. Il est
important de faire remarquer ici que par le sémantisme inféré à partir de
l’évocation du nom d’Ismaël et de tout ce qu’il implique, ce nom d’Ismaël
ouvre une porte donnant sur un monde où la proximité avec l’Ange permet à
l’homme d’avoir un regard différent, plus profond sur ce qui fond la nature de
l’être et du monde, et du rapport entre les êtres et ce monde en tant qu’ils sont
des créatures de Dieu.
1
2
Id p 54.
Id p 66.
36
4.3
L’écoute:
Par son nom, Ismaël à la fonction d’être celui qui écoute et il est destiner à
écouter la parole divine.
Avant d’aller sur les traces de cette parole divine, considérons la manière
dont Dib nous entretiens à propos de cette faculté d’écoute. Pour lui l’écoute ou
l’ouïe est le véritable « espace de la réception » du signe.
« L’écoute agit en réalité comme le vrai lecteur du signe »1
C’est par l’ouïe que le signe fait sens. Et
« C’est bien l’oreille qui, en tant qu’œil
du cœur, dispose de la mémoire véridique »2
Pour cette raison, le Coran, nous dit-il :
« N’est-il pas de son nom, le livre mais,
Avec valeur de récitation, la lecture ? »3
Et seul le « Savoir-Réciter » permet d’acquérir une vraie connaissance des
signes du coran.
« Vierge de signes, le parchemin aussi où
le récitant lit et où, lisant, il s’abîme.
Mais pas sa voix. Sa voix dit, je, masque
d’absence assujettie déjà sur un masque » 4
Sont désignés Aveugles et autistes ceux qui sont dans l’inaptitude à saisir
le sens des signes du coran. L’œil et l’ouie sont ce qui aide à comprendre et
entendre la parole divine.
Parole transmise par l’Ange et dont les livres sacrés en constitue la lettre
« La lettre. Et qui l’aura dessinée ? Non
une main. Plutôt une voix » 5
En tant que telle, la lettre est l’objet d’une incessante confrontation :
« Confrontation éternelle avec la lettre …… » 6
1
Dib Mohammed, L’arbre à dires, p 39.
Id, p 39.
3
Id, p 39.
4
Dib Mohammed, L’aube Ismaël, p 60..
5
Id p 44.
6
Id p 47.
2
37
Et
« Ce qui sera la lettre appelée au sacrifice,
sera le chiffre du sacrifice consommé.
Et la renaissance, après ; le redoublement. » 1
Dans sa matérialité, son apparence externe, la lettre relève de l’exotérique
(le zahir) et sous cet aspect renvoie à un sens strictement littéral.
En langage mystique, le ta’wil qui est exégèse ésotérique du livre sacré, le
coran, repose sur le principe suivant :
Tout exotérique (zâhir) possède un ésotérique (bâtin).
Or le ta’wil est « naissance spirituelle » car il « fait pénétrer dans un
nouveau monde, accéder à un plan supérieur » 2
C’est peut être en ce sens qu’Ismaël aspire à naître :
« L’autre livre. L’unique livre. Je me vois
naître d’entre ses pages. Livre, garde moi
entre tes pages. Deviens la réponse. Sois
l’assentiment » 3
La révélation de l’ésotérique ne peut se faire sans la proximité avec
l’Ange.
« Ecris, Ange, dans la mémoire du sable :
« Tu es » Et je serai. » 4
C’est l’Ange qui révèle à Ismaël :
« Qui ne comprend ; Ismaël, la terreur
qu’abrite le jour destinataire de la lettre et de son ombre,
et de ce rien en plus qui se dessine en leurre ? [……]
Tu fonderas ma demeure sur le nom d’Ismaël » 5
Et peut être que pour la « douceur d’un nom », le nom Isma El ou celui
qui écoute Dieu, « une eau naîtra des sables et d’entres les pages tournées par le
vent »6
1
Id p50.
Henry Corbin, L’imagination créatrice, op cit, p 23.
3
Id, p 48.
4
Id p 37.
5
Id p 47.
6
Id p 48.
2
38
Ce qui permettra à Ismaël de proclamer :
« Je t’appelle : eau née sous mon talon »1
Et voilà que la mer « gagne » :
« L’aube Ismaël, et bientôt la secrète
présence. La mer » 2
Et plus loin :
« A présent, marée ne te lassant pas de
franchir la porte noire, tu foule au pieds le
sable qui se prosterne. Tu es venu. »3
Nous conduisant ainsi a devoir analyser ce qui impliqué par cette
« secrète présence » et ce qu’elle est appelée à signifier dans l’Aube Ismaël.
4.4
Symbole de la mer/ L’eau
Présente dans l’œuvre de Dib, l’image de la mer ou de l’eau revêt des
significations diverses mais rapprochées :
Dans qui se souvient de la mer 4, c’est par le chant de la mer que le
narrateur trouvera le salut.
Dans le maître de chasse 5, il est fait référence à une source dont dépend
la survie des personnages.
Associée et identifiée à celle de la femme, l’image de la mer apparaît
aussi dans la partie intitulée « Dites à la mer » du poème O Vive6.
Jean Déjeux a signalé la permanence de cet thème non seulement chez
Dib mais également chez d’autres auteurs Maghrébins qu’il qualifie ainsi :
« Il s’agit d’abord de l’inconscient collectif
algérien, de l’énergie cachée depuis le début de la
« nuit colonial » ..... Elle représente l’occulté et le protégé,
la matrice secrétant une structure qui envahie peu à
peu la ville étrangère. Oublié, cette mer intérieure
est pourtant sagesse, protection, rempart. En elle
sont le refuge, la survie, les énergies pour une résurrection. »7
1
Id, p 66.
Id p 68
3
Id, p 67.
4
Dib Mohammed, Qui se souvient de la mer, Le seuil, Paris, 1964.
5
Dib Mohammed, Le maître de chasse, Le seuil, Paris, 1973.
6
Dib Mohammed, O Vive, Simbad, Paris, 1987.
7
Dejeux Jean, Mohamed Dib écrivain algérein, Noman, Canada, 1977, p 17.
2
39
Dans l’imaginaire universel, le symbole de l’eau ou de la mer est
principalement lié au mythe du déluge comme symbole de purification et de
renouveau.
La manifestation de ce thème dans l’Aube Ismaël est présentée
simultanément sous l’aspect de son rapport à la mère et à la parole :
« Je t’appelle : eau née sous mon talon. Et
maintenant tu circules sur ma langue
et toi l’Ange,
parle. Tu as déjà dit l’eau ; et l’eau a entendu
sa réparation ……
celle qui ne fut mère a reçu ta parole. »1
L’eau est ici donc parole réparatrice :
« Lieu de fondation
Parole réparatrice
Ouverte et qui est »2
Signalons qu’une source a surgi sous les pieds de Hagar pour permettre à
l’enfant Ismaël de satisfaire à sa soif.
«
Je ne ressemble qu’à l’enfant prêt à gémir
de soif.
Ouvre la source, Ange, je veut boire » 3
Rappelons que la danseuse bleu représentant Hagar la mère, au rythme
d’une danse ou d’une transe, est transfigurée en mer :
« Immobile, la danseuse bleue
[ …… ]
Les houles retrouvant
Leur position à chaque pas
Immobiles avant chaque pas.
Les mains, feuilles tendues
Au dessus d’un feu invisible,
Il y a une histoire qui se raconte.
Déjà, la mer est la renvorsée ……
Ce qui avance là,
Hagar toujours rebelle
Et qui multiplie le mouvement
Hagar toujours rebelle,
La danse faite mer. »4
1
Dib Mohammed, L’aube Ismaël, op cit, p 66.
Id, p 65.
3
Id, p 64.
4
Id, p 27.
2
40
On peut supposer qu’il est fait allusion à la danse mystique en tant qu’elle
est un moyen d’atteindre le divin et que Dib cite dans l’Arbre à dire1.
D’autre part, la figure féminine chez nombres de mystiques est investie
d’une fonction spirituelle. En témoignage ce passage d’IBNARABI cité dans Le
Sommeil d’Eve par Dib lui-même :
« ….Contempler l’absolu dans une femme […..]
C’est le voir plus parfaitement que dans toutes
Les autres formes où il se manifeste »2
Et la mer est aussi associé chez les mystiques au bâtin, à l’exotérique, à
l’intérieur, à l’invisible,à l’occulte, au spirituel dans l’être. Par opposition au
Zahir, l’exotérique, l’extérieur, le paraître, le corps physique et sensible.
Par le rapprochement opéré entre la mer et la mère, la mère en tant que
figure féminine est source de naissance spirituelle.
Naissance déjà suggérée suite à l’interpellation de Hagar par l’Ange :
«Alors des ciels, l’Ange interpella Hagar :
Qu’as-tu, Hagar ? Ne crains pas.
Sur les monts,
Dans toute son auréole,
De toute sa fraîcheur
Le jour se lève
Le jour ouvre
Son œil de nouveau-né
Ismaël ouvre
de même les yeux sur moi »3
Faisant d’Ismaël et de l’aube (le jour qui se lève) deux êtres nouveaux
nées qui se confondent, ce passage donne aussi à lire dans l’Aube Ismaël le titre
du poème, par la juxtaposition de ces deux terme « L’aube » et « Ismaël »,
l’expression d’une idée d’origine qui fait d’Ismaël le signe d’une lumière, d’une
source.
En ce sens, l’Aube Ismaël est un retour aux sources, aux origines les plus
profondes de l’être dans sa singularité et son universalité.
1
Voir la page 22.
Dib Mohammed, Le sommeil d’Eve, Simbad, 1989, p 195.
3
Id, p 10.
2
41
D’une part, Ismaël, le fils d’Abraham est considéré par la tradition
biblique et coranique comme l’ancêtre du peuple arabe :
« Et l’Ange dit : « Je ferai de lui
une grande nation »1
D’autre part, le désert, ce « lieu de toute les naissances » a vu naître les
trois religions révélées. Il est le lieu de passage des signes du monde comme
l’est « la feuille blanche en attente de signe ».
Aller à la rencontre d’une origine dans l’être, c’est inévitablement
atteindre l’humain car être « humain » c’est avant tout reconnaître une
« fraternité commune » profonde au sens où l’être a une origine commune par
delà les différences d’ordre ethniques, historiques, sociales, culturelles ….
Ainsi le retour sur l’origine auquel nous invite l’œuvre ne peut être lu
comme le désir d’affirmer une singularité dans la négation de « l’autre » mais
dans le but d’atteindre l’autre.
« La voix qui dit nous a le dernier mot, est
la plus autorisée : voix qui vient de loin pour
aller plus loin que nous »2
Mais dans un autre sens, l’Aube Ismaël qui se clôt sur la phrase :
« Porte de l’aube »3
est aussi le signe d’une porte qui s’ouvre sur un autre monde, un monde
qui s’apparente au monde « transhistorique ou intermédiaire » évoqué plus haut.
1
Id, p 11.
Dib Mohammed, L’arbre à dire, p 84.
3
Dib Mohammed, L’aube Ismaël, p 69.
2
42
4.5
Ismaël, symbole d’un archétype
Les données relatives au cheminement et à la présentation d’Ismaël
apparaissent comme chargé de signification transhistorique et appelle ainsi à un
autre regard sur le monde, sur l’être et sur l’autre.
Nous avons vu que l’évocation d’Ismaël à des époques différentes confère
au personnage une sorte « d’existence » atemporelle et rend possible la référence
à une dimension transhistorique qui ouvre à un autre sens, une autre réalité, à un
dépassement du champ spatio-temporel telle que perçu dans la réalité historique.
De ces multiples manifestations dans différents temps Ismaël est comme
investi d’une dimension qui le rend capable de référer à un archétype.
Et sous cet angle, on peut dire que l’être d’Ismaël typifie l’être de son
nom.
La pluralité de ses manifestations est en quelque sorte à l’image de la
personne archétype Khezr* et dont la fonction est de « révéler chacun à soi
même »1
Nous tenons à préciser que nous indiquons cette ouverture dans le but de
montrer comment l’œuvre a la possibilité de s’ouvrir à un champ qui dépasse le
cadre spatio-temporel auquel nous sommes habitués, et devenir ainsi le lieu
d’une ouverture du champ de la perception, une invitation à élargir notre vision
du monde, de l’être et de l’autre.
Par le nom d’Ismaël donc, se révèle l’être de celui qui écoute
et nous avons évoqué plus loin comment l’écoute prend chez Dib une
signification qui l’associe à la vision du cœur. Et Dib se définit lui-même en tant
qu’« œil ouvert » attentif à tout ce qu’il entend fussent une « voix inaudible » et
à tout ce qu’il voit.
Ismaël, qui reçoit par l’Ange la révélation d’être au centre :
«Tu seras toujours au centre ici, à
l’endroit désert de l’œil »2
1
2
Henry Corbin, L’imagination créatrice, p 49.
Dib Mohammed, L’aube Ismaël, op cit, p .
43
S’affirme et se reconnaît dans ce lieu :
«Moi Ismaël, ici, je suis au centre.
[……..]
Les choses comme si elles devaient perdre
leur nom. Comme s’il fallait que se perdent
les mots. [……..]
Ici, je serai toujours au centre »1
Au centre du désert, de cette page blanche en attente de signes.
Se lit alors dans la parole du poète qui se mesure et se confond à la parole
prophétique une illumination qui confirme Dib dans sa mission de poète et
d’écrivain :
« Ce n’est peut-être affaire que de mots,
ces mots qui attendent la nuit.
Et ceux qui ont rejoint le centre
Sortis d’où ? Non de ma bouche. Moi
n’est plus maître de soi, plus maître de sa
parole»2
Loin d’avoir épuiser les possibilités contenues dans l’œuvre, nous avons
parfaitement conscience qu’une bonne partie de l’œuvre nous échappe et pour
nous en justifier nous revenons encore à Dib :
« ….. une part de l’inentendu, demeurera
hors de notre atteinte et devra, obscur comme
elle est, ne faisant pas sens, être versée au compte
du mystère naturel de l’être, de cet inaudible que
nulle force d’entendement ne saurait violer »3
1
Id, p 35.
Id, p 41.
3
Di Mohammed, L’arbre à dires, op cit, p 29.
2
44
CHAPITRE III
III- Réflexions sur la poésie)
1. L’être et la parole
L’écriture, cette activité qui se manifeste en apparence par un
recouvrement de mots, de signes sur la surface d’une page blanche, est en
profondeur de lieu d’émergence de multiples interrogations concernant l’être et
le monde mais aussi l’espace d’une réflexion sur le langage, la parole.
A la fois matériau au service de l’expression de l’être, le langage, la
parole est aussi l’objet d’une recherche d’une quête. Quête qui se confond avec
celle de l’être.
« Un écrivain se découvre et découvre son œuvre en écrivant »
L’écriture est donc l’espace privilégié où il est possible d’interroger l’être
et l’écriture à la fois.
L’Aube Ismaël se présente comme le lieu où se manifeste de manière
prononcée la relation qui s’instaure entre l’écriture, la parole et l’être.
L’affirmation :
« Moi Ismaël, ici, je suis au centre.
……….
Ici, je serai toujours au centre. »1
fait écho à une autre affirmation de Dib dans le sommeil d’Eve :
« Qu’elle ne se déshabitue pas d’entendre ma
voix la parole humaine (…..) lieu exclusif où je
me dois d’être, où je suis. »2
1
2
Id, p 35.
Dib Mohammed, Le sommeil d’Eve, Simbad, 1989, p 196.
45
A l’image de ce qui s’exprime dans l’Aube Ismaël, c’est être au centre, au
centre de l’écriture, que se révèle l’être pour Dib.
« Le cadre premier de mon écriture fût cette cour, ce que nous
Appelons le centre de la maison »1
Dib est toujours au centre de cette grande maison qu’est le monde par son
écriture.
Mais ce matériau que constitue le mot, le signe s’érige en obstacle à la
connaissance de l’être et de l’autre d’où la confrontation avec la lettre déjà
évoquée plus haut :
« Confrontation éternelle avec la lettre s’arrachant
de soi pour s’inscrire en sacrifice et perte. »2
Passage qui évoque l’impossibilité de dire autrement que dans la perte.
Et qui est une manière de dire aussi que l’expression de l’être et du monde est
une expérience vouée à se prolonger infiniment et indéfiniment car il n’y a pas
de sens donnée une fois pour toutes et pour tous. Chaque chose à chaque instant
peut avoir un sens inédit, inouï ; mais à condition de savoir écouter.
L’Aube Ismaël, une expression de l’être en même temps qu’un appel à
l’écoute. L’écoute des signes du monde, l’écoute de dieu.
Et comme nous l’indique Dib :
« Omniprésent : universel, le signe roi et pour finir,
on commencer : la révélation (divine) d’où part toute
lumière, n’est elle pas un signe en soi et pour soi ?
Le signe nous est venu avant la parole [….] que l’homme,
pour sa survie, doit continuer à savoir entendre » 3
Dans la pensée musulmane, l’univers est un ensemble de signes. Et c’est
en méditant sur ces signes et ceux du livre sacré, le Coran, que l’ascète peut
parvenir à appréhender la réalité ultime : Dieu.
Dans un ordre de chose plus terrestre, le signe, le mot est simplement ce
qui permet à l’homme de communiquer et de référer au monde qui l’entoure.
1
Dib Mohammed, Tlemcen ou les lieux de l’écriture, op cit, p 47.
Id, p 47.
3
Dib Mohammed, L’arbre à dire, op cit, p 14.
2
46
2. Le mot et la chose
Grâce au signe que représente le mot, les hommes ont la possibilité de
communiquer leurs pensées, leurs rêves, leurs angoisses et de parler du monde
avec tous ces « objets » qu’il renferme.
Les mots, ces signes dont l’homme à affubler le monde ne rendent pas
compte de l’essence de l’objet, de sa réalité intrinsèque.
C’est pour rendre l’univers intelligible que l’homme s’est empressé de le
nommer car :
« Réduit à soi, nul doute que l’objet matériel
ou abstrait ne saurait faire sens. Un tel mutisme,
nous l’assimilons volontiers à de l’indifférence ou
même à du défi, il nous le rend inintelligible et cela
nous est intolérable. Nous nous empressons alors
de l’affecter d’un signe et, le premier que l’objet se
voit imposer est le nom. Il ne peut plus à partir de ce
moment ne pas nous parler, ne pas nous adresser,
au moyen de son nom, un signe d’intelligence.
Il n’est pas, c’est certain, à court d’expédient
pour échapper à notre tutelle et la ruse, dont il
est toujours prêt, à user, consiste à nous abandonner
la coque vide de son nom, qu’il dura désertée.
Sans nous en apercevoir, nous nous trouvons du coup
en train de manipuler des signes sans objets »1
La capacité du signe à révéler les choses est toute relative. Le signe ne
reflète qu’une partie de la réalité des choses.
D’où la quête incessante de la parole qui a pour objet le signe.
Pour faire parler le monde, le poète ne se satisfait pas du langage ordinaire
qui donne une impression d’emprise sur le réel, sur le monde et le fige dans une
image stable alors que celui-ci est en perpétuel mouvement.
Pour dire le monde, le poète travail à transcender le langage pour faire
éclore des significations inédites et donner de la réalité une vision profonde.
1
Id, p 41.
47
Dans un sens, on peut dire que le désir du poète dans sa tentative de dire
l’indicible, ou l’inaudible, cette partie non nommé ou non entendu dans les
choses, est comparable à la quête du mystique dans son désir d’atteindre la
réalité suprême : Dieu.
Le signe en tant que trace de la configuration du monde à une époque
donnée est lui-même le signe d’une étape de la saisie du réel à un moment
donné. D’une manière analogue la « station » du mystique n’est qu’une étape
parmi tant d’autre avant d’arriver à son but.
Ne dit-on pas en langage mystique qu’il faut méditer sur les « signes » de
Dieu pour connaître Dieu. De façon analogue, le poète réfléchit sur les signes
(les mots) et ne cessent de les déconstruire et reconstruire pour les rapprocher le
mieux possible de la réalité des choses.
Ainsi l’oeuvre qui se caractérise par une réflexion sur les signes du
langage pour tenter d’atteindre la source première de sa parole, est le signe
d’une quête que l’on peut qualifier de mystique en ce sens qu’elle interroge la
parole humaine dans son origine et sa fin.
Le mystique n’est–il pas celui qui s’interroge d’où vient-il et vers ou
va-t-il ? Et qui est activement en perpétuelle quête de son « objet ».
Le travail du poète interrogeant les signes n’est pas indépendant d’une
réflexion sur le monde et le sens du monde. En ce sens le poète rejoint le
mystique.
48
3. Poésie et religion:
On dit souvent que le poète est un inspiré au sens où il reçoit le don de la
parole poétique par Dieu. Claudel assimile l’inspiration qu’il décrit comme
ce « souffle mystérieux que les anciens appelaient la muse »1 à la grâce divine et
n’hésite pas à la comparer à l’esprit prophétique :
« L’inspiration est comme la prophétie, une grâce divine »2
A cette idée peut s’articuler une autre de Souheil Dib :
«Le poète n’est-il pas chargé de continuer
Comme le croit fermement Djalal al-dine al-rûmi
dans ses odes, la parole des prophètes et des saints?»3
Mais surtout, la poésie nous dit Paul Claudel :
« Rejoint la prière, parce qu’elle
dégage des choses leur essence pure qui
est de créature de Dieu et de témoignage à Dieu »4
Par chose pure, il entend :
« La chose non pas en tant qu’elle sert à notre
usage quotidien mais en tant que dans la
plénitude de son sens elle est de Dieu une image
partielle intelligible et délectable »5
1
Claudel Paul, Réflexions sur la poésie op cit, p .
Id, p 180.
3
Dib Souheil, op cit.
4
Claudel Paul, Réflexions sur la poésie, op cit, p 98..
5
id p 98.
2
49
C’est dans la manière d’exprimer le monde ou le rapport au monde que se
manifeste le lien qu permet d’articuler entre poésie et religion si l’on considère à
la manière de Claudel que :
« L’objet de la poésie, ce n’est donc pas, comme
on le dit souvent, les rêves, les illusions ou les idées.
C’est cette sainte réalité …… au centre de laquelle
nous sommes placés. C’est l’univers des choses
invisibles. C’est tout cela qui nous regarde et que
nous regardons. Tout cela est l’œuvre de Dieu,
qui fait la matière inépuisable des récits et des chants
du plus grand poète comme du plus pauvre petit oiseaux.
[…..] Le but de la poésie n’est pas, comme dis Baudelaire,
de plonger « au fond de l’infini pour trouver du nouveau »,
mais au fond du défini pour y trouver de l’inépuisable »1
L’expression poétique est donc le lieu où s’exprime un certain rapport au
monde.
L’Aube Ismaël est le lieu d’une expression qui a permis de référer à un
monde autre, ou plutôt à une autre manière d’être au monde.
Par ailleurs, la langue avec son cortège de signes comme moyen
d’expression et le réel, sont étroitement et intimement liés que l’on ne peut
interroger l’un sans l’autre.
Et quand Barthes affirme que :
« Les concepts principaux de la philosophie
aristotélicienne ont été en quelque sorte contraints
par les principales articulations de la langue grecques.»2
C’est une façon de dire que le sens du monde, du réel, dérive du sens que
la langue permet d’articuler.
D’où la possibilité de:
« Défaire notre « réel » sous l’effet d’autres découpages,
d’autres syntaxes ; découvrir des positions inouïes du sujet
dans l’énonciation ( ……) descendre dans l’intraduisible… »3
1
Id, p145- 146.
Roland Barthes, L’empire des signes, Flammarion, Paris, 1970, p 11.
3
Id, p 11. .
2
50
Et l’une des caractéristiques de la poésie est cette création d’un langage
particulier qui a pour effet de reconsidérer les choses dans leur existence et leur
sens.
Une reconsidération du monde et de l’être qui passe inévitablement par
celle des signes qui servent à décrire ce monde ou l’être dans ce monde.
Par ce langage poétique, contraint d’être attentif à ses signes et à ce qu’ils
signifient, l’on se trouve par la même occasion inviter à méditer sur les choses
même.
La poésie, cette manière autre de dire les choses, a pour effet de modifier
notre vision du monde et nous invite a plus de méditation sur l’être, sur tout ce
qui « est ».
Et c’est en ce sens que la poésie peut rejoindre la religion, la mystique.
Et c’est en ce sens profond d’être une invitation à ce qui fait la profondeur de
l’être que l’Aube Ismaël est aussi mystique.
51
CONCLUSION
Les langues, les cultures catégorisent le monde de façon relative. Il y a
possibilité de faire correspondre ces différentes catégorisations. C’est ici le lieu
où joue l’écriture de Dib : les mots ne disent pas la réalité intrinsèque des
choses, ils ne révèlent que peu de choses en réalité et ne font que donner une
vérité relative par rapport au monde.
Par le biais du langage nous ne pouvons donc nommer que le rapport que
nous avons au monde.
Par le fait qu’elle tente de transcender les choses, l’Aube Ismaël est une
œuvre qui accède à une profonde compréhension de « l’être » et du monde.
C’est l’expression de la quête du sens de l’homme en tant qu’esprit,
l’expression d’une transcendance et d’un dépassement qui donne sens à l’être et
au monde.
On assiste comme à une sorte de rapprochement des signes de l’épistémè
occidentale à celui des signes de la culture Arabo-musulane.
Par ce rapprochement, il y a émergence d’une possibilité d’accéder à une
réalité supérieure, une conscience supérieure de l’être et du monde, et de l’être
au monde qui élève l’homme à un rang d’être supérieur, divin.
52
BIBLIOGRAPHIE
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- L’arbre à dires, Albin Michel, Paris, 1998.
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2) Ouvrages généraux :
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Paris, 1982.
- BARTHES Roland, L’empire des signes, Flammarion, Paris, 1970.
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- CLAUDEL Paul, Réflexions sur la poésie, Gallimard, 1963.
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- DEJEUX Jean, Mohammed Dib écrivain algérien, Naaman, Canada, 1977.
- DIB Souheil, « L’aube Ismaël de Mohammed Dib, entre une philosophie
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N° du 08 Avril1999.
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- Encyclopédie UNIVERSALIS, Article de Paul RICOEUR, Signe et sens.
53

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