L`institution la cohésion fantasmatique imaginaire et la question des

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L`institution la cohésion fantasmatique imaginaire et la question des
SEMINAIRE "L'INSTITUTION ET L'INCONSCIENT"
L'INSTITUTION, LA COHESION FANTASMATIQUE IMAGINAIRE ET LA QUESTION
DES INTERMEDIAIRES GROUPAUX
Intervention de Marcel Thaon
J'aimerais essayer de réfléchir aux liaisons entre la notion de l'objet intermédiaire, telle que
nous la développons dans le groupe de recherches C.O.R. sous le nom des "objets de relations" et la
problématique de l'institution.
Les objets intermédiaires relationnels sont des objets qui peuvent êtres inscrits dans une relation, et
qui aident à ce que cette relation se constitue. Ma pratique notamment de supervision d'équipes
institutionnelles, m'a confronté à une extraordinaire difficulté pour développer une pratique clinique
authentique dans le cadre organisé de l'institution. Par pratique clinique j'entends la mise en place d'un
système de règles cadrant la relation, et l'interprétation de ce qui se passe à partir des écarts au système
de règles. Il est très difficile de fonctionner de cette manière en institution.
J'ai commencé à travailler dans une institution avant d'être stagiaire. Il me semble important de
différencier la place psychique du salarié et du stagiaire: en articulant ces deux positions en bien des
façons opposées, on peut peut-être entendre les angoisses muettes qui se véhiculent dans une
institution. Je vaisq essayer de me servir de cette différence comme outil de pensée.
J'ai donc d'abord travaillé dans une institution psychiatrique anglaise comme infirmier. Le premier
souvenir qui me revient c'est celui de l'extraordinaire importance de la répétition dans la confrontation
à la machine institutionnelle. Cet hôpital me semblait fait d'une immense succession de couloirs où se
pressaient sans arrêt les blouses blanches appelées vers on ne sait quel devoir; j'y avait rencontré el
directeur de l'institution qui m'avait expliqué non pas le contenu de mon travail, mais à quel endroit je
devais aller pour travailler, ce qui était suffisamment complexe pour faire la matière d'un entretien.
Tout va se jouer ensuite en terme de spatialisation du travail plus que de mise en sens du travail.
J'ai donc été confronté à la spatialisation de l'angoisse qui apparaît sous la forme de l'enterrement du
sens dans l'acte répétitif. Il faut marcher, faire des kilomètres, donner son identité avant d'entrer par des
portes fermées à clef. Dans le "pavillon" l'infirmier chef m'avait accueilli en me disant à quelle place je
devais me tenir et aider les malades présents. J'avais pensé pendant cette première journée que l'on
m'expliquerait comment entrer en contact avec les patients et quels étaient les besoins de chacun.
Préoccupation inutile, puisque il apparut clairement bientôt que ce qui était important pour l'équipe
n'était pas la communication que l'on pouvait avoir avec les patients, mais la répétition des tâches, le
fait que chaque jour il s'agissait de refaire les mêmes gestes que les jours précédents. Nous arrivions à
7 heures; à 7 heures 30 nous avions à lever les patients, à 8 heures à leur donner à
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manger; nous les emmenions ensuite à l'endroit où ils devaient faire leurs besoins, puis à une séance
d'oxygénation dans la cours; enfin le travail commençait, qui consistait à détruire des transistors,
pendant deux heures, et à récupérer les fils de cuivre. Cette phase était suivie d'une séance
d'oxygénation et ainsi de suite jusqu'au repas, suivi du cycle identique pour l'équipe de l'après-midi...
Nous avions cependant quelques espaces interstitiels liés aux poses thé (trois fois par jour, vive
l'Angleterre !). A ce moment là nous pouvions discuter, mais dans une large mesure les patients ne
venaient pas à la conversation, mais plutôt les faits de la vie quotidienne, notamment l'extérieur de
l'hôpital.
Donc une première remarque dans la rencontre avec cette institution, c'est l'extraordinaire
importance de la routine, de la répétition.
Deuxième remarque, il me semblait impossible de pouvoir supporter ce travail pendant des mois,
constat rapide et absolu des premiers jours. Au bout de quinze j'étais pratiquement habitué à ce mode
de fonctionnement qui avait même un certain aspect rassurant, au sens où la violence potentielle des
patients était comme endiguée, contrôlée, tenue, par le caractère toujours semblable de nos activités.
Deux épisodes ayant à voir avec la violence m'avaient en effet inquiétés: le premier jour l'infirmierchef m'envoie raser tel malade en me donnant un grand rasoir à la lame effilée, ce qui m'ennuie
beaucoup, car j'ai à l'époque l'habitude de me raser avec un rasoir électrique. Je me retrouvais avec un
instrument que j'imaginais aussitôt de mort dans une position inversée face à un malade peut-être
dangereux, alors que tous semblaient trouver cette activité normale.
Deuxième exemple, à un moment où les patients étaient censés se laver el s mains, j'avais dit à un
patient qui buvait de l'eau chaude d'arrêter de le faire. Celui-ci s'exécute en me regardant d'un sale
oeil. Nous passons à la séance de travail sur les transistors. A un moment je me lève, c'est à dire je
romps le mouvement répétitif, le patient se jette alors sur moi avec son marteau, et c'est grâce à un
réflexe que je parviens à le repousser. Cet événement a été par la suite rapidement éliminé de la vie du
pavillon, puisque passé sous silence. Les réunions d'équipes n'existaient d'ailleurs pas dans cette
institution.
J'ai donc retenu de cette première rencontre avec l'institution que certaines structures s'organisent
pour ne pas rencontrer les patients leur violence et leur souffrance. La folie réapparait pourtant, mais
dans des moments de rupture bien circonscrits, par exemple le moment de Y endormissement. A ce
moment là, certains patients se mettaient à hurler de terreur. Je me souviens d'un patient catatonique
qui se pensait mort depuis plusieurs années et qui pleurait pourtant qu'on allait le tuer au moment de
dormir. C'était l'instant du laisser aller vers le sommeil; celui aussi du dernier changement d'équipe de
la journée. Le deuxième point que j'ai retenu est que je n'avais pas à penser l'institution comme
étrangère à moi-même, insecte bizarre à regarder d'un œil d'entomologiste, que j'étais tout à fait
capable de prendre plaisir à me perdre dans la machinerie du contrôle pulsionnel.
Ma deuxième rencontre avec l'institution a été tout à fait différente dans la mesure où j'y avais le
statut de stagiaire. Dans le premier exemple j'ai décrit un processus à: incorporation, où je me laissais
absorber par l'institution. Dans le second cas le stagiaire a beau désirer cette incorporation, elle est
impossible car par définition, en tant que stagiaire non-salarié/non-vacataire, il est étranger à
l'institution. Etranger, ce qu'il a à vivre, c'est ses difficultés d'identification non pas à l'équipe, mais au
malade.
Mon premier souvenir de stagiaire dans une institution, est lié à l'importance du regard, notamment
de celui qu'on porte sur le malade et l'équipe, quand on se demande qui est qui: où sont les malades?
où sont les soignants? Qui est qui?. Cette question est à penser dans l'érotisation du regard. Un
surveillant m'avait tout d'abord fait visiter le pavillon, comme un lieu donc qui se donnait à voir.
Importance du regard surtout dans la place du stagiaire, impression que les regards des soignants
passent à travers soi, de n'avoir aucune identité particulière dans le pavillon, d'être invisible.
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Au bout d'un certain temps, cette impression commençait à disparaître dans un mouvement
identificatoire à l'équipe, désir d'être comme les autres, de faire le même travail que les autres, de
faire partie du corps groupai insécable. Ce désir m'a empêché pendant un certain temps de faire un
véritable travail clinique dans l'institution, où tout me semblait couler sans obstacle, jusqu'au jour où
pendant une réunion inter-équipes, j'entends quelqu'un dire "y'en a mare de ne plus pouvoir laver son
linge sale en famille". Après un moment d'hésitation et des coups d'oeil alentour, je me suis aperçu que
c'était de moi qu'il voulait parler. Cette confrontation avec mon statut d'étranger, m'a été salutaire. J'ai
été chassé d'une place d'identification narcissique à un objet commun idéalisé qui s'appelle l'équipe. De
cette seconde expérience, j'ai conclu que l'idée de Freud (1921) sur l'identification comme ce qui
organise le processus groupai dans les foules et les institutions est tout à fait exacte. Il faut peut être
préciser que l'identification originaire du lien institutionnel, à a voir d'abord avec un lien narcissique, et
pourtant il n'y a pas de travail possible avec les psychotiques en dehors de l'institution. Notre tâche est
donc de penser les conditions d'un travail clinique dans ces conditions particulières: un travail où
chacun garde son identité personnelle dans le cadre d'une structure qui, elle, appelle pour ses
membres l'identification des uns avec les autres sur le mode de la continuité, sur le mode de
l'identique.
Existe-t-il des conditions spécifiques de travail dans l'institution que l'on saurait exploiter pour
développer une pratique clinique?
Dans un premier temps nous allons nous retourner vers ce que la théorie des groupes
nous apprend des processus et du lien groupai, et de la manière dont le lien groupai organise d'abord
un lien identificatoire, mais aussi un socle à partir duquel un travail vivant est possible. J'ai lu peu de
travaux authentiquement psychanalytiques sur l'institution, j'ai d'ailleurs toujours été étonné de cette
pauvreté d'écrits théoriques sur l'institution. A ma connaissance malgré des tentatives intéressantes
notamment de la part de R. Roussillon, il n'existe aucune théorie satisfaisante rendant compte de la
constitution du lien institutionnel et du dégagement de ce lien institutionnel pour un travail clinique.
Nous sommes donc obligé de nous tourner vers une théorie parente qui est plus avancée, je veux
parler de la théorie des groupes.
La théorie des groupes nous amène divers éléments de réflexion sur l'institution, qui sont tout
simplement issus du fait que l'institution n'existe pas, ou n'existe qu'à travers les groupes qui la
constituent vive. Ceux-ci sont soumis à des processus qu'ils tentent d'élaborer, et donc dans une
certaine mesure l'institution, comme l'inconscient, ne se révèle qu'à travers ses effets, car elle n'est
pas un objet. Travailler sur les groupes, c'est déjà travailler sur l'institutionnel: les groupes dans
l'institution ont une qualité, une valence émotionnelle qui est tout à fait particulière.
J'insisterai sur l'importance dans la constitution des groupes de la phase que D. Anzieu a appelée
l'illusion groupale, qui est un processus sur un versant potentiellement pathologique dans la mesure
où il perd le groupe dans l'illusion d'un unicité inexistante: le groupe se vit comme tel avant même
d'exister en tant que groupe différencié. L'illusion groupale est donc par là un processus aliénant où
les sujets s'illusionnent sur le fait que l'objet groupe existe déjà alors qu'il n'existe pas encore, sur la
capacité à se regrouper.
Mais l'illusion groupale, c'est aussi et surtout du même ordre que l'illusion winnicottienne, illusion
dans la relation primordiale bébé-mère au sens de la relation fusionnelle, extrêmement vivante, variée
qui organise la communication primitive entre le bébé et la mère. Ceci s'oppose à la relation
fusionnelle comme elle est communément entendue, c'est-à-dire comme un espace mortifère dans
lequel personne n'a le droit d'exister. L'illusion winnicottienne a donc partie liée à l'illusion groupale
dans le sens où comme dans l'illusion
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winnicottienne, le groupe doit être préconçu pour pouvoir exister. Selon Winnicott "un bébé, ça n'existe
pas", ça n'existe qu'en relation avec sa mère, et ça ne ressent son existence que dans la mesure où sa
capacité à créer l'objet a été prématurée, car la mère a été à l'endroit où elle pouvait être trouvée, où
l'enfant savait rêver la créer. Si on prend la proposition de Winnicott au pied de la lettre, l'objet n'est
découvert que dans la mesure où il a été rêvé avant même d'exister.
De la même manière le groupe ne peut exister que dans la mesure où il a été l'objet d'une illusion
collective, objet-groupe collectif avant même que le groupe existe effectivement. La fonction principale
de l'illusion groupale est donc de préconcevoir le groupe avant même que les membres du groupe
aient pu tester par l'expérience l'effet que pourrait faire sur eux les autres membres du groupe. Le
groupe ne se constitue comme trace mnésique d'affects, d'expériences émotionnelles, que dans la mesure
où les expériences ont eu lieu, et où le sujet a laissé ces traces se marquer sur lui. Le sujet ne peut se
permettre cela que dans la mesure où il a préconçu au préalable un contenant psychique groupai qui
esî^une préconception du groupe, avant même que ce groupe ait une existence sous forme de
représentation interne d'une expérience émotionnelle. Je reprendrai plus tard cette idée, lorsque je
proposerai qu'il n'est pas possible de constituer un espace dit transitionnel dans une institution (confer
donc l'idée que l'institution pourrait fonctionner comme environnement), sans qu'au préalable ait été
constitué l'organisation d'un objet psychique groupai qui est essentiellement un objet narcissique, à
partir duquel les expériences pourront se vivre en s'étayant sur ce point d'appui.
B. Dravet: toute la difficulté des interventions d'analyse institutionnelle, c'est que la demande soit
telle qu'elle permette la constitution d'une illusion. S'il y a des séances de rencontre dans notre
dispositif, c'est que souvent la demande est tellement hétérogène ou tellement sollicité par des
personnes extérieures aux membres demandants que l'illusion ne vc pas se constituer et servir d'étayage
au travail.
M. Thaon: On peut faire l'hypothèse que ce qui est préconçu de l'intervenant dans l'équipe est la
résultante d'au minimum deux facteurs: la représentation sociale de l'intervenant (réputation...),
concaténé à ce qui ne peut pas se penser dans l'équipe et qui est projeté sur lui, c'est-à-dire le résidu de
la représentation de l'équipe impossible à intégrer au travail de la représentation psychique au sein de
l'équipe, et qui est projeté sur la figure messianique ou diabolique de l'intervenant. A ce moment là
l'étude de la représentation que l'équipe se fait de l'intervenant, permet non seulement d'avoir accès au
précipité hostile des relations dans l'équipe, mais aussi ne pourra se faire que si une préconception
suffisamment illusoire au sens d'illusion groupale aura été projeté sur lui. Il est donc nécessaire pour
que le travail soit possible que la rencontre avec lui soit attendue, possible, fructueuse, intéressante. Je
me rapproche de l'idée de Freud selon laquelle le pire ennemi du travail thérapeutique est la réaction
thérapeutique négative. Il est nécessaire qu'il y ait une alliance de travail, c'est-à-dire un transfert
illusoire positif sur le thérapeute qui permette la mise en place des étayages narcissiques de base
permettant le cadre de la rencontre.
Je continue en évoquant les travaux de R. Kaës sur les groupes, notamment ceux concernant
l'appareil psychique groupai (1976) et l'idéologie (1980). Kaës émet l'idée que la représentation que le
groupe se fait de lui-même est à la fois un objet d'étude et un outil de transformation du groupe. La
représentation de l'objet groupai peut être étudiée en ce qu'elle révèle l'état psychique groupai à un
moment donné, mais est aussi un outil au sens où la représentation que le groupe se fait de lui-même est
partie prenante du processus groupal.
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C'est l'idée qu'en travaillant sur la représentation on transforme le groupe parce que la
représentation en dernière analyse, c'est le lien.
Ceci nous amène à l'idée que le travail sur la représentation, c'est-à-dire le travail librement
associatif sur ce que le groupe institutionnel peut rêver à son propos, concerne en ce qui nous occupe
les projets institutionnels, dans la mesure où ceux-ci sont pensés non pas comme un prévision réelle,
non plus comme un dépôt à la banque des espoirs perdus, mais comme une représentation qui traduit
l'état émotionnel du groupe et son état relationnel, ce qui se passe entre les membres du groupe au
moment présent. Cela aura l'avantage de constituer un premier objet intermédiaire à partir duquel il
sera possible de rencontrer le groupe et de permettre à ses membres de penser cet objet qui aurait
alors le même statut pour l'institution que le rêve pour l'individu. De la même manière que Freud
avait choisi de laisser librement associer le patient sur le rêve, cet objet intermédiaire qui vient tout
d'un coup lui parler de lui-même, dans le cadre d'une institution on pourrait considérer les divers
projets institutionnels comme les rêves que le groupe se fait à son propos et qui rendent compte de
l'état des liens dans ce groupe à un moment donné. "Rendre compte" au sens de la formation de
compromis, c'est-à-dire organisé par les processus défensifs du rêve (condensation, déplacement...).
Je ne veux donc pas dire par là que le projet est un miroir de l'état psychique du groupe, c'est un objet
intermédiaire, c'est-à-dire un objet qui est une transformation défensive, mais représentative, de
l'état émotionnel du groupe à un moment donné du temps. Ceci pour permettre de travailler par
exemple sur la mégalomanie. Bien des projets institutionnels ont en effet un fonctionnement
maniaque qui rend compte non pas tellement de l'omnipotence du groupe, mais de ses défenses
contra-dépressives à un moment donné. Ces défenses maniaques sont impossibles à interpréter
directement, il est nécessaire de passer par l'objet intermédiaire qui pourrait produire des associations
libres, des émotions, qui pourrait déboucher sur une interprétation de cette émotion au bout d'un
certain travail collectif.
Du livre de René Kaës sur l'idéologie, je retiens une proposition concernant le développement
possible des systèmes de représentation dans el s groupes. L'auteur propose qu'il existe des formes
de représentation hiérarchisées que l'on peut classer par rapport à une grille qu'il divise en deux
grandes catégories: les représentations qui rendent comptes d'un fonctionnement paranoïde fondé
sur le clivage et le déni, représentations qu'il compare au fétiche, au fonctionnement du fétiche pour
le fétichiste. Dans la seconde catégorie des représentations dépressives, représentations de l'objet
groupe comme contenant un espace vide à l'intérieur duquel peuvent émerger des pensées
individuelles, articulées à l'expérience émotionnelle. Dans le premier mode de fonctionnement le
groupe se donne une représentation de lui-même qui est celle d'un objet insécable, objet totalement
plein, - comme dit Kaës, objet totalisant et totalitaire - qui prend par exemple la forme d'une
idéologie égalitaire au sens d'une négation des différences à l'intérieur du groupe, se formulant par
des idées du type "nous sommes tous pareils, identiques". Il est très important dans ce cas de
surveiller l'émergence de la différence, pour la contrôler par le clivage et la négation.
L'Ancien Testament peut servir d' exemple d'objet insécable. Une suite de la Bible n'est pas
envisageable, c'est un objet idéologique fermé, en ce sens qu'il est déjà prévu dans l'objet le passé,
le présent et l'avenir. Dans ce type d'idéologie l'incertitude à été chassée, il n'y a pas de place pour le
doute, qui est remplacé par le sentiment de persécution. L'idée par exemple que celui qui doute est
un persécuteur qui critique l'objet idéal groupai.
Ce mode de fonctionnement idéologique aboutit à des équipes où par exemple, tout le monde est
interchangeable avec tout le monde. Il en résulte que quand un infirmier est absent un jour, lors
d'un travail d'entretien suivi en collaboration avec un psychiatre par exemple, il peut être remplacé
ponctuellement par un collègue présent, déniant ainsi toute différence ou l'existence d'un transfert
spécifique. On voit là l'importance très forte d'un lien narcissique dans ce groupe qui assoit
l'organisation collective de l'équipe, mais aussi l'idée
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qu'il n'est pas nécessaire qu'il soit complété, transformé par un autre lien essentiellement mouvant et
individuel, appuyé sur la castration.
Le second type d'idéologie dont parle Kaës, est une idéologie qui tout en conservant les aspects
narcissiques - parce que, qui dit objet psychique collectif dit fonctionnement narcissique - contient en
elle-même la trace de la dépression. Ce qui se transforme dans le groupe lorsque l'idéologie change et
prend une forme mythopoétique, c'est qu'elle est relayée par un objet ouvert. Au lieu d'être consignée
dans un système de règles impossibles à enfreindre sous peine de trahison, l'idéologie du groupe se
représente à travers des objets, qui viennent dramatiser l'état psychique du groupe au moment où cet
objet émerge (dans le groupe du paradis perdu, l'objet est une métaphore picturale, celle de la galère où
tous sont réunis/enchaînés). Cette représentation est polysémique (union, prison, amour, peste...), ce
que Bion appelle la "pénombre associative" qui entoure un contenant non saturé; cette pénombre - aux
limites incertaines -permet aux membres du groupe d'articuler leur état émotionnel du moment sur
l'objet flou, mais aussi sur des parties différentes de l'objet (rames, pavillon...) unifiées par l'objet, car
l'objet est une représentation. Chaque membre du groupe investit l'objet-groupe à sa façon. L'idéologie
s'articulant à partir de la dépression, les membres du groupe peuvent utiliser le caractère polysémique
de la métaphore, et trouver son point d'articulation à partir d'un objet commun qui, lui, fonctionne
comme représentation unifiante mais sans être omnipotente, car ouverte.
Je ferai maintenant quelques hypothèses sur le fonctionnement groupai institutionnel:
**• L'état psychique du groupe institutionnel peut être étudié à travers le discours sur l'institution,
les métaphores employées par le groupe lui-même, mais aussi le système de règles que le groupe
s'applique à lui-même, où qu'il a constitué sous forme de règles écrites.
*•* Ce qui achoppe au travail de la symbolisation et à son inscription dans le cadre symbolique fait
retour sous forme d'agir et de fragments idéologiques qui se répètent au sens de la compulsion de répétition - ou contre-investissent des scénarios fantasmatiques
inconscients. Dans certains cas le contre-investissement prendra la forme d'un système des règles
faussement symboliques.
** La représentation que le groupe va se constituer de lui-même est construite à partir des
fantasmes sur la tâche à accomplir dans la mesure où il s'agit d'un groupe social, que chacun est
payé en rapport à la tâche à exercer... Ces fantasmes se transforment à la conscience à travers deux
destins: la symbolisation; un système de règles qui sont censées être symboliques est constitué pour
permettre à chacun de trouver sa place et son rapport à l'objet. Le deuxième destin répète le conflit
impossible à penser par le groupe: il se transforme en agir vécu par le groupe ou en contreinvestissement du groupe par rapport aux fantasmes inconscients.
Donnons quelques exemples en les séparant en trois catégories.
Première catégorie: les mécanismes de défenses intégrés au système de règles, comme dans
l'exemple de l'institution anglaise que j'ai donné. C'est par exemple aussi l'utilisation de la réponse
médicale face à la demande du patient, ce qui en général ne fait qu'amplifier celle-ci. C'était le cas
avec un patient paranoïaque qui craignait d'avoir un cancer du poumon et à qui on a montré des radios
prouvant sa bonne santé, ce qui lui a démontré la gravité terrible de son état : au point de pousser les
médecins à présenter de faux clichés.
Deuxième type de système défensif, celui construit sur le modèle de la névrose obsessionnelle.
Cela consiste à contre investir le fantasme portant sur le malade en se protégeant de l'angoisse par le
déplacement. Par exemple, dans une institution, la crainte de
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la maladie mentale était transformée par le groupe en phobie de la contagion (maladie physique), ce
qui amenait les soignants à passer au feu les couverts utilisés par les patients afin de tuer les
microbes. Des défenses de type obsessionnel: isolation, dénégation, se constituent à partir de ce
déplacement. On trouvera ici des défenses établissant la déliaison entre soi et l'autre.
Le troisième mode défensif c'est celui qui se révèle par la faillite des systèmes de liaison interne
en institution. Ce mode se révèle lors des crises institutionnelles, au moment où les systèmes
défensifs constitués habituellement s'effondrent. Par exemple lors d'une absence d'un médecin, objet
idéalisé, une équipe "couve" une crise et au retour de l'objet perdu, celle-ci éclate à travers des
agressions physiques entre malades et soignants, puis des décisions intempestives de "sorties"(!).
Dans ce cas on est confronté à l'impossibilité de penser l'absence de l'objet groupai idéalisé unifiant,
qui perd sa fonction dès qu'il s'éloigne.
Quelques réflexions pour terminer, sur la possibilité de constituer dans l'institution
des espaces intermédiaires suffisamment ouverts pour que la dépression y ait sa place. Cette idée
repose sur le postulat que le travail clinique consiste à rencontrer les souffrances, à les ressentir en
soi, à la reconnaître chez l'autre et à en rendre compte. En termes kleiniens le travail consiste à
permettre l'élaboration de mécanismes dépressifs et de mécanismes réparateurs à partir de l'affect
dépressif. Cela implique de maintenir un certain contact avec soi comme avec l'autre, pour que la
rencontre puisse faire trace, et que les émotions puissent être échangées. C'est contre ce mécanisme
que lutte la mise en place de l'illusion groupale, et pourtant il n'y a pas de constitution de groupe sans
institution d'un lien narcissique groupai à travers l'illusion groupale. Voilà donc un paradoxe qui nous
oblige à penser le travail institutionnel comme constitué de plusieurs niveaux qui impliquent qu'on
ne puisse pas traiter le problème en le globalisant, sans dégager à l'intérieur de l'institution des
espaces interstitiels (R. Roussillon, 1987), espaces de passages obligés (couloirs, café...), endroits
où le changement est l'objectif, mais non persécuteur parce qu'intégré à un processus. Roussillon
propose d'utiliser ces espaces interstitiels pour développer une pratique institutionnelle inspirée de
Winnicott, pratique des espaces de jeu. L'espace interstitiel peut être utilisé comme une sorte de
déclencheur du travail de la représentation, lequel pourra être repris dans un cadre officiel comme
celui d'une réunion. Ces espaces sont quelque fois institués par l'équipe à travers la demande de la
venue, pour une supervision, d'un intervenant extérieur, intervention d'un tiers permettant à l'équipe
de se penser autrement grâce à son regard extérieur. Cet espace doit selon moi, obéir à une certaine
série de règles pour pouvoir fonctionner comme transitionnel:
Il faut qu'un travail de prélaboration portant sur la personne de l'intervenant extérieur soit
possible. Lorsque ce travail ne peut avoir lieu cela implique pour l'intervenant d'accepter de "perdre
son temps" pendant le temps nécessaire pour que cette représentation se constitue, d'être donc
considéré pendant un certain temps comme un résidu de l'équipe, contrôlé par des mécanismes de
mépris de l'objet.
Ensuite il faut que le travail se déroule dans un espace qui ait à la fois les caractéristiques de
l'espace institutionnel mais s'en dégage en quelques points: que la réunion puisse se faire dans les
temps institutionnels mais pas au moment de la réunion institutionnelle, comme si un espace pouvait
être interchangé avec un autre. Que la réunion se fasse dans un autre lieu que celui du
fonctionnement du groupe, tout en restant dans l'institution, afin de passer de l'identique au même
(cf: Michel de M'Uzan). Si vous constituez un système de règles rigides qui tentent de différencier
par la force le groupe de son contenant, vous provoquez un fonctionnement paranoïde et vous ne
pouvez pas travailler; si vous constituez un système de règles qui laisse le groupe collé à son cadre
imaginaire, vous
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ne travaillez pas non plus. Le travail clinique se situe dans l'écart significatif et l'entre-deux, en
essayant de reconstituer des interstices de l'institution intégrés au travail professionnel.
Enfin il sera à l'intérieur de ce cadre nécessaire de constituer un objet intermédiaire du
groupe, qui lui permette de médiatiser la relation qu'il a avec lui-même. Il y a deux cas de
figure: les groupes avec lesquels il est possible de travailler avec la règle de l'association libre
centrée sur le travail: les groupes où ce fonctionnement n'est pas possible en rapport avec
l'importance de l'angoisse... Il est alors nécessaire de constituer - de prendre le temps pour cela
- un intermédiaire du groupe. L'intermédiaire le plus simple est la technique Balint, c'est-à-dire
passer par un cas pour parler de soi. Cela permet à chacun à la fois de se montrer et de se cacher,
de parler en son nom en croyant ne parler que de la personne absente dont il est question. Avec
cette technique on gagne la possibilité de se centrer sur un objet commun, et on perd dans le
fait que celui qui parle du cas est traité comme un rival par les autres dans la relation que cette
personne semble obtenir par son verbe avec le ou les moniteurs.
Le lien groupai est donc immédiatement questionné dans le choix du cas. Le lien groupai est
la possibilité pour chacun en même temps de parler en son nom et de maintenir une liaison
avec les autres membres du groupe, ce qui veut dire qu'on pourra examiner ce qui se rejoue de
la problématique institutionnelle dans le transfert des membres entre eux à propos de celui qui
se dégage du groupe en parlant.