Le Fangioniste
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Le Fangioniste
Le Fangioniste Angelo ne possède qu'une seule Maserati, mais alors attention, pas n'importe laquelle : une formule 1 type 250 F, bolide avec lequel le grand Juan Manuel Fangio, pilote argentin d'origine italienne, fut champion du monde de formule 1 en 1957, remportant ainsi le dernier de ses cinq titres mondiaux qui le consacrèrent recordman absolu de la spécialité jusqu'à l'avènement de Michael Shumacher avec ses sept couronnes en 2005. Mais avant de s'épandre largement sur cette pure merveille qu'est la Maserati 250 F, une des plus belles et des plus efficaces voitures de course toute époque confondue, penchons nous un peu sur son propriétaire. Angelo a aujourd'hui soixante trois ans. Ce n'est pas un ange dans le monde des affaires où il baigne presque constamment. C'est même plutôt un redoutable requin qui ne lâche pas prise. Par contre, en dehors du travail il porte très bien son prénom, à l'image de ces boxeurs agressifs et teigneux sur un ring mais doux comme des agneaux en dehors. Tout au fond de son cœur et de sa mémoire, Angelo trimbale un vieux rêve, un bruit particulier, une odeur, des images aussi vives que si elles dataient de la veille mais qui ont plus d'un demi-siècle. Il avait dix ans en 1957 quand son père l'avait amené assister au Grand Prix de Monaco. Ils avaient pris le train tous les deux et rien que tous les deux, sa mère ne préférant pas les accompagner dans leur aventure virile. Ils étaient descendus en un bel hôtel et avaient assisté aux premières loges à cette course fantastique où les voitures bondissaient entre les maisons, frôlaient les trottoirs (pas ou peu de rails à l'époque), plongeaient parfois dans le port en loupant un virage comme Alberto Ascari en 1955 avec sa Ferrari (il s'en tira avec le nez cassé mais se tua un mois plus tard en essais privés à Monza). Ça sentait l'huile de ricin mais jamais jusqu'au désagrément. De même, si les bruits des moteurs résonnaient et étaient renvoyés en écho depuis les immeubles et la montagne toute proche, ils demeuraient supportables à l'oreille humaine et bien moins violents que les hurlements des formules 1 modernes impossibles actuellement à soutenir à Monaco sans casque ou boules Quies. Qui n'a pas vu Juan Manuel Fangio piloter une 250 F n'a jamais rien vu. Même depuis les tribunes, c'était absolument magistral de précision. Quand aux images en caméra embarquée, exceptionnelles à l'époque mais la circonstance le méritant, on peut en disposer ( voir sur YouTube Fangio en Maserati 250 F), elles sont tout simplement éblouissantes de virtuosité. Les mains de Fangio n'arrêtaient pas de bouger, corrigeant sans cesse la trajectoire en de subtils contre-braquages (jusqu'à quatre ou cinq au cours d'un même virage !), imprimant l'orientation idéale et parfaite à l'auto, l'adaptant à la vitesse, aux bosses, au grip des minces pneus. Mains gantées, bras nus et en simple T shirt, le pilote, le buste droit et les coudes repliés à moitié, manœuvrait le grand volant en bois avec une sensibilité et une expérience dépassant ce qui peut dépendre de la simple raison. Comme elle l'avait fait l'année précédente avec Stirling Moss à son volant, la Maserati 250F remporta le Grand Prix de Monaco 1957, cette fois-ci guidée par Juan Manuel Fangio, impressionnant à jamais un jeune garçon debout sur le balcon de l'hôtel qui dominait presque la piste (vue d'en haut, si cela est possible, la Maserati 250 F est encore plus belle !). Les années passèrent. Angelo grandit, gagna de l'argent, beaucoup, avec peut-être une idée en tête, un moteur caché qui lui procurait cette énergie qui fait la différence. Et comme tout italien mâle qui a bien réussi, que croyez-vous qu'il fit ? Il s'acheta une voiture bien sûr, mais pas une auto ordinaire pour rouler sur la route, se nomma-t-elle Alfa Romeo, Ferrari, Lamborghini ou Maserati. Non, Angelo voulait une voiture de course, il en voulait une tout particulièrement et une seule : une Maserati 250 F ! Et là, ce n'était pas mince affaire car il n'y eut en tout et pour tout que 33 Maserati 250F de construites entre 1954 et 1958, les 8 dernières (les tipo 2 de 1957 et 1958) à moteur V 12. Mais il lui fallait le 6 cylindres en ligne de Fangio, au bruit si caractéristique, ce qui limitait le marché à 25 modèles. Angelo mit 8 ans à la trouver et à l'acquérir. Ce fut un véritable travail, tout d'abord d'enquêteur puis de négociateur, qui le porta plusieurs fois aux États Unis et même au Japon. En pure perte ! C'est finalement en Italie et à Modène même qu'il dégota sa perle. Il faut dire que les possesseurs d'un tel mythe automobile ne le lâchent pas facilement, même contre une somme ahurissante mettant leur famille à l'abri du besoin pour trois générations. Nick Mason, le batteur des Pink Floyd, fan absolu de cette auto, engloutit une petite fortune afin d'obtenir la sienne. Nick Mason dans sa 250 F C'était une pure folie mais Angelo était devenu inconditionnel de la 250F. Au cours de ses pérégrinations, il avait pu l'essayer à plusieurs reprises et elle s'était révélée extrêmement facile à mener à bonne allure. Le seul élément déconcertant étant le passage de l'arbre de transmission (heureusement caréné) entre la pédale d'embrayage et celle de frein, fort éloignées l'une de l'autre. L'arbre poursuivait son chemin vers l'arrière sous le siège où était assis le pilote, au plus près possible afin d'abaisser au maximum le centre de gravité. La pédale de frein se retrouvait du coup très proche de celle d'accélération, autorisant facilement la technique du "talon-pointe", subtil élément de pilotage consistant à freiner avec la moitié gauche de la chaussure droite tout en donnant un petit coup d'accélérateur avec la partie droite pour enclencher aisément (les synchronisations n'étaient pas celles d'aujourd'hui) la vitesse inférieure au rétrogradage. Si les propriétaires américains et japonais n'avaient pas consenti à lui vendre leur pur-sang, au moins avaient-ils concédé à Angelo, au vu de l'extrême passion de celui-ci, quelques prises en main et essais sur piste. Notre ami n'en était revenu que plus enthousiasmé et plus décidé que jamais à s'offrir son bolide frappé du trident. Celui qu'il dénicha à Modène même, la ville de Maserati, était un exemplaire oublié de 1955, l'un des 3 construits cette année là, qui avait couru la saison 1955 et deux courses en 1956 avant d'être endommagé lors d'une sortie de route. Réparé un an plus tard, il avait été acquis par un canadien qui avait couru avec jusqu'en 1963 sur le continent nord américain. Avec l'arrivée du moteur central arrière, la 250 F n'était plus assez compétitive et, les courses d'automobiles anciennes n'étant pas encore au goût du jour, elle fut vendue pour une somme assez modique (étant donné le pedigree de l'engin) à un aristocrate italien, plus amateur d'esthétique que de vrai pilotage, qui la fit rapatrier en Italie à la fin des années soixante. Arguant du fait que le grand Juan Manuel Fangio avait conduit cet exemplaire, tenu ce même volant, il fut quelques temps fier de la présenter à ses amis puis se lassa et, presque sans jamais ne l'avoir conduite, il remisa sa merveille sous une bâche au fond d'un garage où elle resta 18 ans sans bouger. A la mort du vieux comte, ses enfants dont les besoins financiers étaient conséquents et la passion automobile fort modeste firent expertiser l'auto pour la vendre et furent étonnés, et fort agréablement surpris, en apprenant la très grande valeur de ce chef-d’œuvre qu'ils avaient ignoré. Ils vendirent (légèrement en dessous de la côte) la 250 F en l'état, moteur et freins bloqués, à un Angelo ravi. Ce dernier mit une année pleine à la restaurer dans les plus pures règles de l'art, faisant appel aux meilleurs spécialistes dont Giuseppe Candini qui avait travaillé sur cette auto dans sa jeunesse en tant que mécanicien Maserati formule 1 et s'en souvenait fort bien. Tout (moteur, carrosserie, châssis) fut démonté, nettoyé, bichromaté, repeint, remonté, rodé minutieusement. Le résultat était absolument magnifique. Cette Maserati 250F est vraiment la quintessence et l'archétype de la monoplace de formule 1 à moteur avant. Elle est immédiatement reconnaissable à sa prise d'air sur le côté droit du capot moteur qui alimente dynamiquement en atmosphère légèrement sur-pressée par la vitesse la batterie des trois carburateurs Weber 45. Cette prise d'air est véritablement ce qui permet d'identifier au premier coup d'œil une Maserati 250 F par rapport à une Ferrari contemporaine. Le moteur est un 6 cylindres en ligne de 2,5 litres de cylindrée avec 2 arbres à cames en tête et 2 soupapes par cylindre mais double allumage (2 bougies par cylindre). Avec un taux de compression énorme pour l'époque (12/1) et qui intervient beaucoup dans le bruit merveilleux de l'engin, la puissance ressort à 240 CV au régime de 7500 tr/mn. L'échappement direct se situe sur le côté gauche de l'auto, passe à l'extérieur du cockpit sous le coude du pilote pour s'achever vers le haut après l'essieu arrière, guère loin de l'oreille gauche dudit pilote qui, si il a évité la brûlure, ne peut s'épargner la surdité ! (non, je plaisante, les boules Quies existent). La poupe est toute occupée par le gros réservoir de 200 litres qui appuie de tout son poids à plein sur le pont De Dion accouplé à la boîte 5 vitesses Stirnsia, déplacée à l'arrière pour une répartition optimale des masses. La carrosserie est toute en aluminium riveté peint, fixée sur un châssis multitubulaire en treillis. Le nez de l'auto, pour des raisons aérodynamiques, est bien plus long que ce que nécessitent le logement et le carénage du radiateur d'eau, situé du coup assez en arrière de la bouche d'entrée d'air. Le profil de cette fusée n'en est que plus fin. Le poids n'excède pas 630 Kg à vide et la vitesse maximale est de 290 km/h. Le freinage est assuré, comme il était de règle dans les années cinquante avant l'arrivée des disques, par quatre tambours de grand diamètre et ventilés (ailettes périphériques). Mai 2000 : Angelo est heureux, autant qu'on puisse l'être. Lui et quelques uns de ses amis sont parvenus à voir se réaliser leur projet basé sur une idée toute simple : pourquoi ne pas profiter de la lourde installation mise en place pour le Grand Prix de Monaco de F1 (rails, grues, tribunes, chronométreurs, commissaires de piste, secouristes) pour organiser, le dimanche précédent le Grand Prix moderne, un Grand Prix historique de Monaco ? Ils ont fini par obtenir l'autorisation de la FISA (Fédération Internationale du Sport Automobile) et celle du prince Rainier, passionné d'automobile presque autant que de cirque. Et leur projet se concrétise enfin en ce jour radieux qui va voir se succéder toute la journée des courses de 20 minutes correspondant à des catégories différentes : monoplaces d'avant guerre où excellent les Alfa Romeo P3 ainsi que les Bugatti 35 et les Maserati 4 CL, Formules 1 des années cinquante où concoure notre ami avec sa Maserati 250 F au côté d'une armada de Ferrari 246 et 500, barquettes des années cinquante où on retrouve de belles Maserati 250 S et 300 S notamment celle de Jeremy AGACE, Formules 1 des années soixante, des années soixante-dix... Sur la grille de départ de sa catégorie, Angelo a le cœur léger malgré une petite appréhension. Ses concurrents ne sont pas là pour amuser la galerie, mais il est confiant. Il faut dire qu'il s'est longuement entraîné sur piste en Italie au Mugello et en France au Castelet. Il a aligné les tours comme un métronome, s'est arrêté de fumer, a suivi un programme de remise en forme avec jogging et piscine, en un mot, il s'est préparé comme un professionnel ! Il connait sa Maserati par cœur, entrailles comprises, pour l'avoir vue déshabillée et même démontée entièrement. Il l'a lui-même transportée d'un circuit à l'autre sur sa remorque traînée par son vieux Range Rover. Elle est actuellement rodée et réglée à la perfection. Angelo craint surtout l'accrochage, d'autant plus que les autres bolides sont assez souvent conduits par des pilotes professionnels, leurs propriétaires n'étant pas en mesure ou suffisamment athlétiques et sportifs pour assurer eux-mêmes le pilotage de leur machine en condition de course. La moitié seulement des participants arbore la même tignasse grise qu'Angelo. Les plus jeunes voudront sûrement en découdre sans complexe vis à vis des voitures. Mais il est trop tard pour les tergiversations : le speaker demande aux pilotes de mettre leurs casques. Angelo revoit Fangio en 1957 accrocher la maigre lanière de cuir sous le menton. Il ne peut faire le même geste, la FISA ayant contraint les pilotes au port du casque intégral, anachronisme qui choque Angelo sur le plan esthétique mais bon, il avait bien fallu accepter quelques concessions pour que cette course ait lieu. Les moteurs rugissent à petits coup d'accélérateurs pendant une minute puis montent en régimes au lever du drapeau à damier et celui-ci s'abat d'un coup, libérant la meute vers Sainte Dévote. Nurburgring 1957, la plus belle course de Fangio le maître en pleine action à bord d'un modèle à échappements tronqués