La prévention des drogues

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La prévention des drogues
ACTUALITÉSOCIALE | POINT FORT
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Texte: Serge Bregnard, président de Swiss Prevention
Avec l’aimable collaboration de Geneviève Praplan,
coordinatrice de Swiss Prevention, sociologue à l’ISPA
Il était une fois …
Aborder le sujet de la prévention en matière de drogue implique un bref come
back obligatoire. C’est à la fin des années
1980 que le débat (tant pédagogique que
politique) fait son entrée en scène. Jusque-là, les problèmes liés à la toxicomanie sont principalement traités par les
ordonnances du Code pénal, globalement
répressives. Il s’agit de poursuivre et de
condamner les trafiquants, comme de réprimer les consommateurs.
Le virage s’opère vers la fin des années
1980, lorsque la personne toxicomane
change peu à peu d’identité. De délinquante, elle passe au statut de personne
La prévention des drogues
malade, qui nécessite des soins. Ce changement de lunettes va profondément
changer les mentalités, mais pas la loi.
Ce qui caractérise aussi l’action de la
Suisse depuis les années 1990, c’est une
volonté marquée de coopération active
entre les services concernés: de la police
aux structures de soin, en passant par les
services sociaux. Cette manière de faire
permet d’atteindre un meilleur niveau de
cohérence, comme de gagner en efficacité
dans la réduction des problèmes liés à
l’usage et à l’abus de drogue.
Les déclencheurs à l’origine de cette volonté de changement sont multifactoriels:
• Visibilité des personnes toxicodépendantes dans un pays riche, «propre en
ordre»
• Apparition du sida et crainte de cette
maladie
• Perception de la criminalité organisée
(p. ex. refus des systèmes «maffieux»)
En 1989, La Commission fédérale des experts pour les problèmes liés à la drogue
recommande, notamment, de renforcer
les mesures visant à prévenir la consommation abusive et d’améliorer l’offre des
traitements. Elle préconise des mesures
de prévention du sida qui n’impliquent
pas l’abstinence de la toxicomanie, de
même qu’un renforcement de la recher9
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che, de l’information et de la prévention.
Pour la première fois, l’idée de dépénaliser la consommation de stupéfiants est
lancée. En matière de répression, la commission préconise l’intensification de la
lutte contre le trafic de drogue et le blanchiment d’argent. Ces propositions sont
mises en consultation auprès des milieux
politiques et sociaux. Les avis divergent,
ce qui conduit la Confédération à devoir
renoncer à modifier la loi.
Modèle des quatre piliers à l’échelle
nationale
En 1990, la Confédération donne des
moyens supplémentaires à l’Office fédéral de la police. Puis, en 1991, le gouvernement suisse adopte un programme de
mesures (ProMéDro) en vue de réduire
les problèmes liés à la drogue. Ce programme prévoit des mesures de prévention auprès des jeunes. Il renforce aussi
l’offre thérapeutique et envisage des mesures de réduction des risques (prévention du sida et aide à la réinsertion).
La force de la politique dite «des quatre
piliers» est d’avoir conceptualisé un catalogage plus précis de la problématique
posée. La lisibilité du concept permet de
distinguer les étapes nécessaires:
1. Prévention (primaire et secondaire)
2. Traitement (thérapies)
3. Réduction des risques (sida)
4. Répression
Dans cette perspective, la Confédération
s’implique dans des campagnes nationales, alors que les cantons interviennent
principalement au niveau des cadres scolaires et des systèmes de santé (prévention primaire).
De 1991 à 1999, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) soutient 300 projets et
programmes, dont Fil Rouge et Supra-f.
Prévention
Ce terme généraliste continue d’accréditer un certain nombre de représentations,
parfois idéologiques, souvent confuses.
«Chacun» semble posséder sa propre définition de l’objet, en ne tenant pas toujours compte du travail de définition
donné par les experts de l’OFSP. Rappelons brièvement ces quelques repères
pertinents:
Le but de la prévention consiste à empêcher l’apparition des problèmes de santé
(aussi psychosociale) ou à assurer le dépistage et les traitements précoces.
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Les objectifs:
• Eviter la consommation de drogue, en
particulier chez les jeunes
• Eviter que les effets néfastes liés à la
consommation se répercutent sur l’individu et la société
• Eviter que la consommation passe
d’une consommation occasionnelle à
une consommation abusive, voire à la
dépendance
Les interventions:
• Prévention primaire: agir avant, anticiper, informer
• Prévention secondaire: empêcher (par
une prise en charge) qu’une consommation occasionnelle devienne régulière
• Prévention tertiaire: s’adresse aux
consommateurs actifs (réduction des
risques). Empêcher une détérioration
de l’état de santé physique, psychique
et sociale
De Supra-f (pour Sucht Prävention
forschung) à Swiss Prevention
C’est sous l’impulsion de Ruth Dreyfuss,
en 1999, que l’OFSP injecte une im­
portante somme d’argent pour mettre sur
pied un vaste programme de prévention
dite «secondaire» (auprès des jeunes
considérés à risques), nommé Supra-f. Ce
programme fait l’objet d’une étude longitudinale menée par l’Université de Fribourg.
Treize projets voient ainsi le jour en Suisse:
2 à Genève (Année Humanitaire et Transit), 3 dans le canton de Vaud (L’appar’t,
Arcades, UTT), 1 dans le Jura (Classe-atelier), 1 à Liestal (Take off), 2 à Zurich
(Vert.Igo et Ventil), 2 à Winterthur (Jump
et Jumpina), 1 à Berne (Hängebrücke) et
1 à Fribourg (Choice). Tous ces projets
sont rattachés à des structures publiques
ou privées existantes.
Ces structures socio-éducatives communiquent par région linguistique sous la
responsabilité de deux coordinateurs.
Une rencontre annuelle de l’ensemble
des projets est mise sur pied par l’OFSP.
Supra-f a été subventionné jusqu’en 2004,
puis ponctuellement soutenu financièrement au cours des années suivantes.
Depuis 2004, une fédération suisse de
prévention, nommée Swiss Prevention,
regroupe les centres ayant participé au
programme de l’OFSP. Seize membres
collectifs actifs font aujourd’hui partie de
cette fédération.
Commentaires
La réalisation de Supra-f fut un modèle
du genre. Après avoir constitué leur
«­prototype» d’intervention et de prise en
charge, les projets (novateurs) ont obtenu
une somme de CHF 50 000.– pour la mise
en place de leur structure. Cet argent a
permis aux chefs de projet de résoudre les
questions concrètes (recherche de locaux
et de personnel, par exemple) comme de
soumettre un projet pédagogique étayé
et pertinent à l’OFSP. Les écrits sont d’excellentes factures.
Les structures ont démarré sous l’œil attentif de l’Université de Fribourg, via une
équipe de chercheurs. Malgré des dissensions entre spécialistes, des grilles d’évaluation ont été proposées et remplies par
le équipes éducatives.
Très rapidement, cinq catégories de prise
en charge des jeunes ont été répertoriées.
En catégorie A, on trouve des préadolescents et adolescents considérés à risques,
identifiés par les écoles et les services sociaux. Ce groupe est constitué d’une population encore intégrée (école, famille,
etc.). Peu de ces jeunes ont consommé
des produits (alcool ou drogue). Les problématiques sont avant tout familiales
(conflits intrafamiliaux, familles monoparentales, migration et intégration difficiles, etc.). C’est le groupe le plus représentatif de la prévention secondaire. Ces
jeunes ont une moyenne d’âge d’environ
11 à 13 ans.
En catégorie B, les jeunes sont moyennement intégrés. Certains d’entre eux ne se
rendent plus à l’école. Ils consomment
davantage de produits que le groupe A.
Les problèmes familiaux sont nombreux.
Ils sont un peu plus âgés que les jeunes de
la catégorie A.
En catégorie C, les utilisateurs sont, de
manière générale, plus âgés et présentent
des symptômes installés. La plupart ne
sont pas intégrés (ni à l’école, ni au travail).
Les familles sont très problématiques,
voire désintégrées. Certains consomment
des produits de manière régulière.
En catégories D et E, les jeunes sont pris
en charge de manière différente: à l’intérieur d’une Classe-atelier (CAT), ou par
une démarche intensive de recherche de
travail (UTT). Les chercheurs évalueront
ces deux structures de manière différenciée.
Le rapport final de l’étude de Supra-f est
disponible depuis novembre 2008. Les
résultats d’ensemble et les recommanda-
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tions finales sont largement positifs et
encourageants.
Le paradoxe du programme Supra-f fut
de ne pas accréditer, ni de définir les
structures socio-éducatives auprès des
jeunes et des familles comme des moyens
d’aide visant à protéger les adolescents de
la drogue. A notre connaissance, cette protection ne fut guère mentionnée ­comme
un objectif à atteindre. Ne pas être identifié comme un service «drogue», mais agir
en amont sur les facteurs de protection
(maintien dans la famille, poursuite de
l’école ou de l’apprentissage, socialisation
avec les pairs) ont été les principaux éléments repérables de la réussite de Supra-f.
Les points communs des centres affiliés
à Swiss Prevention (ex-Supra-f + les nouveaux membres) s’articulent autour de
quatre items incontournables: maintien
du jeune à domicile, prises en charge ambulatoires sur la base d’une pédagogie
contractuelle (même pour les mandats
pénaux), travail avec les familles, approches pluridisciplinaires en réseau. En sus,
une charte réfléchie et élaborée par des délégués des structures de la fédération fait
aujourd’hui office de référence éthique.
La démarche de Swiss Prevention s’inscrit dans une volonté de promouvoir la
prévention secondaire. Elle collabore
avec Infodrog (Berne), et tente d’offrir,
par la diversité et la richesse de ses diverses structures, des alternatives possibles
aux courants actuels (plutôt inscrits dans
une vision répressive).
Conclusion
Les problèmes liés à la toxicomanie et à
l’ensemble des autres addictions auprès
des jeunes peinent à trouver des solutions
globales. Les diversités culturelles, comme
les courants de pensée, influent tour à
tour sur un balancier en mouvement perpétuel.
Le débat est éminemment émotionnel et
les visions divergent. Depuis vingt ans, la
Suisse a opté pour la politique des quatre
piliers. D’importants changements ont eu
lieu, notamment la disparition des scènes
ouvertes de la drogue, visions cauchemardesques, s’il en est, de l’humain occidental dés­intégré.
Si le sujet continue de poser les mêmes
questions, les réponses divergent. La sagesse en matière de drogue consisterait, à
notre sens, à favoriser une approche
­centrée sur une prévention des risques,
autrement dit sur une protection accrue
des mineurs et des parents en difficulté
(le plus en amont possible). Pour atteindre cet objectif précis, le territoire de
l’école apparaît comme une source très
importante d’observation et d’intervention précoces possibles.
Les dépendances aux produits ne font pas
partie des causes des problématiques des
jeunes. Elles ne réfléchissent que des
symptômes d’autres disfonctionnements
plus profonds, principalement issus de
souffrances familiales (maltraitance), sociales (pauvreté, échec scolaire, migration), psychiques (dépressions).
En sus, et par la dépendance qu’il instaure, le produit fabrique un problème
supplémentaire. Les méfaits des drogues
restent trop souvent banalisés par les
­jeunes consommateurs. En conséquence,
les réveils et les prises de conscience
­demeurent tardifs.
«Yaka» ne possède pas la clé du pro­blème.
La gauche et la droite non plus. Seule une
concertation multidisciplinaire d’acteurs
compétents, neutres et authentiquement
touchés par la problématique pourraient
s’aventurer sur des propositions du
«moindre mal».
C’est le pari tenté par Supra-f et Swiss
Prevention, et c’est la moindre des choses …
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