Le roman noir des Bleus

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Le roman noir des Bleus
Sport et Vie n°133
Le roman noir des Bleus
On dit que la réalité dépasse parfois la fiction. Dans le roman Dernier
shoot pour l'enfer, c'est exactement le contraire. L'auteur réécrit
l'histoire de la victoire des Bleus en Coupe du Monde de 1998. Version
glauque!
Ludo Sterman (pseudonyme) a travaillé pour L'Equipe pendant sept ans, une expérience
dont il garde un souvenir amer. Dernier Shoot pour l'enfer est son premier roman.
Votre récit est passionnant et l'intrigue excellente. Le lecteur ressent
cependant un gros malaise, lié précisément au mélange des genres.
Avez-vous reçu des réactions outrées de la part de ceux qui se seraient
reconnus dans l'histoire?
Non. Enfin, pas encore. Le livre est sorti il y a trop peu de temps, je pense. Et les
joueurs de foot ne sont pas tous des grands lecteurs. Seront-ils offusqués de ce
qu'ils découvriront dans ces pages? C'est possible. Je comprendrais d'ailleurs que
ces personnes m'en veuillent si toutefois les choses ne se sont pas du tout
passées comme je les ai décrites.
Vous parlez de dopage, de tricheries, de corruption. On se demande tout
le temps ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas.
L'intrigue est inventée. C'est l'histoire d'un journaliste qui vient de signer
l'hagiographie d'une immense vedette de football que toute la France idolâtre
parce qu'il a gagné la Coupe du Monde presque à lui tout seul. Quelques mois
plus tard, celui-ci meurt dans des circonstances mystérieuses. Le journaliste
mène l'enquête et découvre une réalité très différente de celle qu'il avait
racontée dans son bouquin. En fait, il apparaît qu'Angel Novella (c'est le nom du
joueur) était toxicomane, violent, magouilleur et dépravé. Il battait aussi sa
femme qui finit par… (silence). Je n'en dis pas plus pour laisser la surprise à ceux
qui voudraient lire mon roman. Alors, c'est vrai, certaines descriptions sont très
réalistes, je l'assume. En même temps, je n'aurais pas pu l'écrire différemment.
Il semble que le livre ait mis du temps à naître. Était-ce que l'éditeur
craignait des poursuites?
La genèse s'étale sur trois ans, c'est long en effet! J'ai écrit le premier jet de ce
roman alors que je faisais une pause dans ma carrière de journaliste sportif. Plus
exactement, j'étais sans emploi après l'arrêt d'un projet sur lequel je travaillais
depuis plus de sept ans. Bien sûr, j'ai ressenti de l'amertume en apprenant la
nouvelle et l'impression très désagréable qu'il n'existait pas de place pour un vrai
journalisme dans une presse sportive entièrement formatée et sous le contrôle
des publicitaires. J'ai craché toute cette rancœur dans le récit. Ensuite j'ai
travaillé et retravaillé le style jusqu'à lui donner la forme actuelle. L'histoire est
restée la même. La forme a beaucoup évolué. Je me suis efforcé d'abandonner
l'écriture journalistique pour adopter celle du polar, plus haletante et dynamique.
Il fallait aussi attendre que le contexte devienne plus favorable à ce genre de
récit. La décision prise par Fayard de m'éditer coïncide avec la parution du livre
L'Implosion du Docteur Jean-Pierre Paclet, ex-médecin de l'équipe de France de
football. Un témoignage accablant! Je citerai simplement le passage suivant:
"Des analyses de sang ont révélé des anomalies sur plusieurs Bleus juste avant
la Coupe du Monde 1998. On peut avoir de forts soupçons quand on connaît les
clubs où certains joueurs évoluaient, notamment ceux du championnat en Italie."
Avec le recul d'une dizaine d'années, je pense que beaucoup de gens ont pris
lentement conscience d'une part de réalité occultée dans le récit trop lisse qui
avait été fait de la victoire de l'équipe de France en Coupe du Monde en 1998.
Aujourd'hui encore, celle-ci conserve une grande part de mystères.
On reconnaît facilement certains personnages: Zidane, Lizarazu,
Djorkaeff. Les dates et les événements sont réels. Plus troublant encore:
vous faites intervenir le docteur Jean-Pierre de Mondenard, sous sa
véritable identité comme s'il s'agissait vraiment d'une enquête
journalistique.
Le style est inhabituel, je le reconnais. Mais tout cela s'est fait de façon très
intuitive, sans trop me poser de questions et sans modèle de référence. Il existe
peu d'ouvrages de fiction sur l'univers du football. Pour avancer, j'avais besoin
que l'histoire s'ancre dans la réalité. Alors je me suis lâché dans certains
passages comme ceux qui décrivent la vie privée d'Angel Novella. Là, c'est
vraiment du roman noir. Dans d'autres chapitres, je suis resté plus proche de la
réalité. Parfois même, j'avais l'impression de rédiger un réquisitoire contre le
sport-business.
N'enviez-vous pas le courage de votre personnage principal, le
journaliste Julien Milner, qui lui mène une véritable enquête?
Si! Il faut que je sois honnête là-dessus. J'ai souvent eu l'envie d'explorer des
affaires louches et de me lancer dans des enquêtes du type de celle qu'il mène.
Mais il me manque l'audace dont il fait preuve dans mon bouquin, comme
lorsqu'il se fait enfermer la nuit au siège de la fédération française de football
pour aller fouiller dans les archives. Par rapport à lui, c'est sûr, je prends moins
de risques. Je me cache derrière l'alibi romanesque. Cela rend la chose
nettement plus facile.
D'autant que vous signez d'un pseudonyme.
Je comprends qu'on s'y perde un peu. Un journaliste sportif qui signe sous un
nom d'emprunt l'histoire d'un collègue imaginaire qui mène une enquête dans un
milieu bien réel. Même moi, je me sentais dépassé par moments. J'avais du mal
à distinguer le vrai du faux!
Dans votre vie professionnelle, avez-vous été témoin ou victime de
pressions du type de celles que vous dénoncez dans le livre?
Clairement! J'ai vu passer des informations qui laissaient subodorer des choses
pas nettes, qu'il s'agisse de dopage ou de grosses magouilles financières. Dans
toutes les rédactions du monde, cela aurait sûrement excité les journalistes. Mais
pas chez les sportifs!
D'après vous, pourquoi la presse sportive fait-elle si mal son boulot?
Le sport n'a jamais été considéré comme une matière où il fallait faire preuve de
rigueur journalistique. Dans les rédactions, on est habitué à prendre toutes les
libertés avec la réalité et par exemple à réécrire les interviews des joueurs. A la
fin du film de John Ford L’homme qui tua Liberty Valance, Ransom Stoddard
incarné par James Stewart dit: "Quand la légende est plus belle que la réalité,
imprimez la légende". C'est exactement comme cela que fonctionne la presse
sportive. Les journaux font de la retape pour des événements sportifs qui bien
souvent sont des émanations de leur propre groupe d'édition. La société Amaury
possède le journal L'Equipe et organise en même temps quelques-unes des plus
grandes épreuves sportives au monde comme le Tour de France ou Paris Dakar.
Quel intérêt aurait-elle à révéler un éventuel scandale? Et cela vaut pour tous les
autres supports. En football, par exemple, la multiplication des matchs en coupes
d'Europe et leur programmation en milieu de semaine ont clairement été
instaurées pour remplir les grilles horaires dans les périodes creuses. Les chaînes
paient les droits de diffusion au prix fort. Qui aurait intérêt à révéler le dessous
des cartes?
Le public!
Dans les hautes sphères dirigeantes, on part du principe que le public veut du
rêve et que les gens ne sont pas intéressés par les affaires. Certains journalistes
résistent et essaient de faire correctement leur boulot. Mais la plupart plient sous
ces directives éditoriales.
L'exemple de L'Equipe est assez édifiant. Vu de l'extérieur, il semble que
le journal soit passé par une phase où ils ont voulu faire du vrai
journalisme et que cette phase ait été suivie d'une spectaculaire reprise
en main du secteur commercial et d'un retour à la daube habituelle.
L'Equipe n'est pas un cas isolé. Dans les rédactions sportives, il arrive souvent
que le choix des articles réponde aux exigences du service marketing et que des
représentants du secteur de la publicité soient invités aux réunions de rédaction.
Je le sais. Je l'ai vécu! Certains collègues sont choqués par de telles pratiques.
D'autres estiment que cela est tout à fait normal! Dans la profession, on trouve
effectivement un grand nombre de porte-plumes (NB: je n'utilise plus le mot
journaliste à leur propos) qui sont eux-mêmes convaincus qu'il ne faut rien écrire
de fâcheux. Un scoop pour eux, c'est d'annoncer par exemple le transfert d'un
joueur une heure avant les copains. Mais pas une ligne qui témoigne d'un début
de réflexion sur les règles qui régissent ce milieu.
Vous pensez qu'ils ont tort. A votre avis, les supporters veulent-ils
réellement connaître la vérité?
Les gens ne sont pas aussi dupes que le croient les patrons de presse. Je le vois
sur les salons littéraires où je suis parfois invité pour dédicacer mon livre. Je
discute avec des gens qui me paraissent extrêmement lucides sur le
fonctionnement du sport-spectacle. "C'est un monde complètement pourri." C'est
sans doute la phrase que j'entends le plus souvent! Et pourtant, ces gens-là
continuent de consommer les produits de cette industrie. Ils regardent les
matchs à la télé. Ils vont au stade. A mon avis, il y a une grosse part d'inertie làdessous. Pour imaginer un changement, il faudrait qu'ils se trouvent une autre
passion. Cela ne se décrète pas du jour au lendemain!
Pourquoi, selon vous, le football se trouve-t-il épargné des critiques qui
déferlent plus librement à l'égard du cyclisme, par exemple? Du moins
pour ce qui concerne le dopage…
Dans les fédérations comme le cyclisme ou l'athlétisme, on reconnaît l'existence
d'un problème et on accepte d'en parler. Dans le foot, on trouve encore des
responsables pour tout nier en bloc en dépit de nombreux éléments à charge.
C'est criminel quand on sait les dangers que le dopage fait courir à la santé des
jeunes footballeurs. Mais cette hypocrisie protège l'institution et on hésite à
porter le débat sur la place publique.
Ne serait-ce pas aussi la peur des procès et des sanctions financières
comme lorsque le FC Barcelone attaque le journal Le Monde en justice et
lui réclame 300.000 euros de dommages et intérêts, une somme
finalement réduite à 15.000 euros en appel?
Bien sûr! Pour un club de foot comme Barcelone, ces frais d'avocats ne
représentent pas grand-chose. Même s'ils perdent! Et ils tablent là-dessus pour
tenir les rédactions sous le boisseau. Ils savent aussi y faire pour s'allier les
journalistes qui n'ont pas forcément les sanctions financières à l'esprit et les
contraindre de ce fait à l'autocensure. Ils mettent dans la balance toutes sortes
de petits privilèges comme l'accès à la tribune, les invitations de presse, les
interviews des joueurs. Au bout de quelques temps, chacun sait très bien ce qu'il
peut écrire pour ne jamais déplaire. Quand un journaliste sportif raconte ses
souvenirs de carrière autour d'un verre avec des copains, c'est toujours mille fois
plus intéressant que ce qu'il écrit dans son canard!
Vous avez écrit une fiction pour dénoncer des dérives bien réelles. On
retrouve là une démarche qui prévalait à d'autres époques où l'on ne
pouvait s'en prendre au pouvoir que de façon métaphorique via des
fables (La Fontaine) ou des pièces de théâtre (Molière). Est-ce à dire que
les autorités sportives d'aujourd'hui sont aussi redoutables que les
anciens despotes?
On ne risque pas la Bastille, non. Mais un journaliste sportif qui aurait l'audace
de raconter ce qu'il sait, se verrait immédiatement "borduré" comme on dit dans
le métier. Il aurait du mal à poursuivre sa carrière. Et s'il persiste, cela peut aller
loin. Certains collègues ont déjà été menacés physiquement. Toutes les scènes
relatées dans mon livre s'inspirent de la réalité.
La mansuétude de la presse n'est pas seule en cause. La Justice aussi
semble particulièrement peu réactive alors qu'on sait que les clubs sont
d'extraordinaires machines à blanchir de l'argent noir.
Bien sûr, on peut blanchir de l'argent en déclarant plus de spectateurs présents
dans le stade qu'il n'y en a réellement. Ou alors, on fait le contraire pour
constituer une caisse noire. Les transactions autour des transferts permettent
toutes les malversations: rétro-commissions, fraudes fiscales et transferts vers
les paradis fiscaux. Il existe peut-être d'autres secteurs d'activité plus louches
que le foot, mais pas beaucoup! Et tout cela se fait avec la bénédiction des
autorités de contrôle et des politiques qui savent bien qu'il ne serait pas
populaire pour eux d'intervenir de façon trop visible dans le domaine sportif.
Surtout si cela pénalise les athlètes ou les clubs sur la scène internationale. Bref
tout le monde préfère fermer les yeux. Y compris au sein des instances sportives
qui sont pourtant là pour faire régner un semblant d'ordre. Il suffit de voir
l'hypocrisie avec laquelle le rugby traite la question du dépassement des masses
salariales.
Le sport lui-même n'a t-il pas beaucoup à perdre à ne pas admettre
l'existence d'un contre-pouvoir médiatique ou judiciaire? Dans les pays
de l'Est notamment, la tricherie atteint des proportions ahurissantes.
Entre 1995 et 2007, six présidents de l'équipe du Lokomotiv Plovdiv ont
été abattus par la mafia!
Dans les pays de l'Est, ils sont sans doute un peu plus loin que nous sur la voie
de l'extrême violence. Mais c'est le genre de situation que l'on risque de voir
débarquer en Europe de l'Ouest. Chez nous aussi, la plupart des clubs de football
ont désespérément besoin d'argent. Quelqu'un veut investir chez eux? Ils ne
poseront pas de questions sur l'origine des sommes avancées. Jusqu'au jour où
ils réaliseront qu'ils se sont fourrés dans la gueule du loup. Donc, oui, je suis sûr
que le monde sportif dans son ensemble aurait intérêt à faire l'objet d'enquêtes
sérieuses. S'il n'est pas déjà trop tard. Nous en sommes d'ailleurs à un stade où
je n'imagine pas que ce travail d'investigation puisse être fait par les journalistes
sportifs eux-mêmes. Il faudrait confier la tâche aux collègues des autres
services: politique, financier. Il faudrait en outre que les journaux eux-mêmes
n'aient pas trop d'intérêt dans le sport. Ni les annonceurs. Cela fait beaucoup de
conditions difficiles à réunir.
Propos recueillis par Gilles Goetghebuer