Fazil Say. Athée risques et périls

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Fazil Say. Athée risques et périls
Fazil Say. Athée risques et périls - Libération
14/07/12 12:17
Fazil Say. Athée risques et périls
portrait Ce célèbre pianiste turc revendique un athéisme sans complexe
qui lui vaut un procès dans son pays, de plus en plus islamisé.
Par MARC SEMO
Face au clavier, il devient un autre. C’est un cannibale du piano. Il l’enveloppe de
tout son corps et l’étreint. Des grappes de notes staccato, sèches, claquent comme des
rafales puis elles deviennent plus rondes mais avec toujours la même puissance. Fazil
Say fredonne, scande le rythme de la tête, roule des yeux. Un jeu total. On adore ou
on exècre.
Le grand Yamaha noir trône dans la pièce presque vide. Les murs sont blancs, avec
juste une photo panoramique, étonnant clair obscur de moutons broutant dans des
ruines antiques, qu’a prise son ami le cinéaste Nuri Bilge Ceylan, habitué du palmarès cannois. Au-delà de la fenêtre, se déploie le bleu éclatant du Bosphore. C’est là
que Fazil Say vit, joue et compose. «La solitude est la condition même de la création», soupire ce pianiste classique adulé comme une rock star. Mais, il est aussi un homme engagé. «Un artiste ne vit pas dans un aquarium», explique-t-il, revendiquant sa fidélité à
une certaine idée de la laïcité et de la République fondée par Mustafa Kemal sur les
décombres de l’Empire ottoman. Il tient à la Turquie «qui a créé les conservatoires de
musique classique et accueilli les Juifs fuyant le nazisme» rappelait, dans son autobiographie, ce musicien qui ose proclamer son athéisme dans une Turquie toujours plus
conservatrice et bigote. «C est un choix personnel», explique-t-il. Ses relations avec
l’AKP, le parti issu du mouvement islamiste, au pouvoir depuis 2002, sont pour le
moins difficiles. En parlant, il pèse chaque mot. Une parole mal interprétée pourrait
aggraver encore sa situation judiciaire alors qu’il doit être jugé en octobre pour «insulte à la religion». Fazil Say risque, au titre de l’article 216 du code pénal, jusqu’à un
an et demi de prison. «La pression du conservatisme religieux est de plus en plus forte et je
pense qu’il est temps pour moi de m’installer au Japon», lançait-il fin avril dans une interview au grand quotidien Hürriyet.
L’émotion fut au diapason de la célébrité internationale de ce pilier des festivals les
plus prestigieux. Depuis, Fazil Say se tait, attendant l’issue de son procès. Avec une
exception pour Libération qui, parmi les premiers, salua la talentueuse transgressivité
de cet interprète qui n’hésite pas à jazzifier une sonate de Mozart ou une fugue de
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Bach ni à se lancer dans des improvisations échevelées, mêlant aux thèmes classiques
ceux des musiques traditionnelles anatoliennes. «J’ai le Bosphore dans la tête. Mon inspiration est un pont entre l’Europe et l’Asie», répète-t-il volontiers.
Ce n’est pas toujours simple. Surtout quand les autorités turques taillent dans le budget déjà bien maigre des orchestres classiques au nom d’un néolibéralisme économique débridé et d’un retour à la tradition musulmane. Fazil Say qui va jouer aussi
bien dans les petites villes anatoliennes que dans les banlieues misérables, incarne un
symbole. Le 23 juin, lors d’un de ses rares concerts à Istanbul, sa symphonie Mesopotamia fut accueillie pour sa première mondiale par une interminable ovation debout.
«Le public saluait la musique mais au moins autant un artiste pour qui le savoir et le talent
sont plus importants que la croyance», explique son amie, la critique musicale Zeynep
Öral.
Ses malheurs judiciaires ont commencé à cause de quelques tweets. Il y citait un vers
du grand poète persan du XIe siècle, Omar Khayyam, évoquant «les flots de vin qui
coulent au paradis». Dans un autre, il ricanait sur la précipitation du muezzin à lancer
son appel à la prière. Un notable du parti au pouvoir porta plainte. Fazil Say exaspérait depuis longtemps les autorités par ses prises de positions et sa popularité. «C’est
la Turquie qui a changé, pas moi», répète volontiers l’artiste qui reçoit autant de mails
d’insultes que de soutien. «Il est difficile d’être consensuel dans un pays où une partie de la
population vit comme en Italie et une autre comme en Arabie Saoudite», soupire un de ses
proches. Les bourrasques politiques pourtant, il connaît. Dans ses œuvres, il n’hésite
pas à parler de ce qui fâche comme le massacre, à Sivas, en juillet 1993, de 37 intellectuels laïcs brûlés vifs dans l’attaque d’un hôtel par des islamistes radicaux. Une affaire enterrée par la justice. Il dédia un oratorio à l’une des victimes, Metin Altiok, un
poète ami de sa famille qu’il compare «à un Rilke turc» pour sa mélancolie. Lors de la
première à Istanbul, le ministre de la Culture s’opposa à ce que soient projetées des
images d’archive du massacre en accompagnement de la musique. Fazil Say protesta
puis finalement céda. «Plus de cent quarante musiciens avaient travaillé pendant des mois,
je ne voulais pas que ce soit en vain», soupire-t-il. Jamais cette composition n’a pu être
jouée telle qu’il l’avait conçue. Son premier oratorio, sur le poète communiste Nazim
Hikmet, l’éternel exilé mort à Moscou, a finalement, après des années, été joué en Allemagne en avril. «J’écris maintenant des symphonies, il n’y a pas de livret, ni de problème
de traduction», dit en riant cet artiste plongé depuis toujours dans la musique et la politique.
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Musicologue de renom très engagé à gauche, son père, lors des perquisitions après le
coup d’Etat militaire de 1980, cachait les livres de Nazim Hikmet dans le piano du
gosse. Dès ses 5 ans, Fazil commence à tâter du clavier puis entre au Conservatoire
d’Ankara à peine adolescent, travaillant dans la classe d’un élève du célèbre pianiste
français Alfred Cortot. L’enseignant l’encourage à improviser, lui disant : «Racontemoi au piano ce que tu as fait pendant ta journée, ce que tu as vu et senti.» A 17 ans, Fazil
Say part pour Düsseldorf étudier avec David Levine, autre référence du piano. Il a
déjà une bonne technique mais il lui faut comprendre «l’âme de Mozart et de Schubert».
Il commence à enseigner à Berlin puis triomphe à New York dans un des concours réputés pour jeunes pianistes. Sa carrière est lancée. Adopté d’emblée par les pays européens, les Etats-Unis, le Japon, il enchaîne concert sur concert, plus de cent par an et
parfois plus. «J’en ai fait déjà plus de 3 000. Pendant les tournées, il y a des jours entiers où
l’on ne peut parler de choses profondes avec qui ce soit», soupire Fazil Say qui a intitulé
son autobiographie Tristesse de la solitude. Sa vie de couple avec une violoncelliste
turque n’y a pas résisté. Leur fille Kumru («Colombe») âgée de 11 ans aime bien la
musique mais encore plus le cheval et le saut d’obstacle.
Fazil Say se donne désormais à fond dans la composition. Il travaille sur une nouvelle
symphonie, intitulée l’Univers - «avec le big-bang, les galaxies, et la matière noire» - que
lui a commandé le Mozarteumorchester de Salzbourg. Il ne parle plus d’exil ni de
s’installer ailleurs. Cet été, il enchaîne les tournées, notamment en France, mais il
compte bien revenir à Istanbul. Sur son tee-shirt noir, des lettres blanches clament :
«Rien à perdre, sinon du temps.»
En 7 dates
Janvier 1970 Naissance à Ankara.
1982 Entrée au Conservatoire d’Ankara. 1994 Prix à New York du Young Concert Artists. 2001 Oratorio sur Nazim Hikmet.
2007 Censure à Istanbul de l’Oratorio requiem pour Metin. Juin 2012 Première de la
symphonie Mesopotamia. Octobre 2012. Procès pour «insulte à la religion».
Photo
Ali TAPTIK
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