faire entendre des voix

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faire entendre des voix
Table ronde
FAIRE ENTENDRE DES VOIX
Par Natacha Cyrulnik, documentariste, Maître de conférences et Directrice artistique de la Compagnie des Embruns
Quand on est jeune réalisateur et que l’on nous propose d’aller faire des ateliers audiovisuels dans des quartiers dits « sensibles »,
au début on se dit juste que ça peut être intéressant… Moi, cela faisait de nombreuses années que je me demandais ce qu’il se
passait dans cette cité Berthe de La Seyne-sur-Mer qui représente presque un tiers de la population de la ville. C’était en 1999. Je
savais que, deux ans auparavant, des images de la cité Berthe avaient fait l’ouverture du JT d’Antenne 2 parce que des voitures
brûlaient. Je ne savais pas qu’un ami réalisateur avait tenté en 1998 de réaliser un atelier audiovisuel avec les jeunes de la cité, et
que ça n’avait pas marché. Ça ne marche pas toujours…
Je l’ai su dix ans plus tard. Dix ans au cours desquels je suis allée dans les rues de la cité Berthe avec ma caméra à la main pour
proposer aux habitants de faire des films. C’était donc un travail de rue, pour être au contact de tous. Cela a donc duré dix ans, au
moins… On en est à dix-sept films aujourd’hui. Les habitants se sont emparés de la caméra pour se raconter et représenter leur
environnement à leur manière. Au début, c’étaient plutôt des fictions - c’est plus facile de faire dire des choses à des personnages…
mais elles sont dites ! Petit à petit, on est allé vers le documentaire, justement pour les revendiquer plus directement, ces choses.
Ça aura au moins servi à ça, ces années dans les rues de la cité Berthe, à faire entendre des voix ! Aussi à ce qu’elles se formulent
ces revendications ! À ce que des personnes osent prendre la parole face à la caméra, face à tous ceux qui sont autour, et face au
futur spectateur qui sera dans la salle plus tard... Ils témoignaient de choses ensemble. Ils se composaient des récits inspirés de
leur quotidien, confrontaient leurs idées, leurs visions, et construisaient ensemble des films qui en disaient longs sur eux-mêmes
et sur ce groupe qui était en train de se fédérer. Les histoires racontées constituaient une représentation de leur monde et d’euxmêmes, à titre individuel comme à titre collectif.
De faire des films, ça aura servi à se construire… ensemble
Ça a servi aussi à s’exprimer, pour eux, les habitants, comme pour moi d’ailleurs.
Ils ont pu formuler leurs intentions, leurs rêves ou leurs peines, et leur volonté de savoir bien parler pour mieux aller en dehors de
la cité. Savoir s’exprimer…
Ça a servi à lire les images et les sons que l’on consomme si facilement au quotidien. Quand un jeune est descendu de sa tour, à
l’époque où Le Pen était retenu pour le deuxième tour des élections présidentielles, et qu’il était fâché parce qu’ « au JT de TF1 un
mec du FN paraissait vachement grand et vachement fort parce que la caméra était en bas », c’était le début d’une victoire : ce
jeune avait eu un regard critique sur les images du JT de TF1 jusque-là prises pour des paroles de vérité, et il avait remarqué la
position de la caméra pour faire dire des choses autrement.
L’esprit critique, l’analyse des images, l’expression de soi, l’expression des autres aussi.
Parce qu’ils étaient d’accord, les autres, pour se moquer aussi de ces images caricaturales. C’est vrai que quand ils voient une caméra,
ils croient d’abord que « c’est les condés » (la police), et ils mettent leurs cagoules sur la tête pour faire « racaille ». Ils jouent avec
l’image qu’on leur assigne si facilement. Ils s’aperçoivent vite, quand on prend le temps de parler avec eux, qu’ils s’enferment euxmêmes dans cette image dans laquelle on les enferme. Alors ils baissent la cagoule, tentent de demander de l’argent pour être
filmés (depuis l’avènement de la télé-réalité la caméra évoque facilement la fortune et la gloire facile d’accès), et sont finalement
ravis de pouvoir exposer leur point de vue, leur parole, leur expression, leur vie au quotidien pour que les autres sachent.
Finalement, ça a surtout servi à ça, ces ateliers… à ce qu’ils formulent des choses et à les faire entendre !
Cela fait maintenant treize ans que je vais dans les rues de la cité Berthe de la Seyne-sur-Mer. J’y vais autrement ! Je fais entendre
leur voix, leur vie au quotidien, leurs rêves, leurs inquiétudes, leurs projections. Je vais aussi sur d’autres territoires, pour tenter de
les mettre en lien. Je fais des films basés essentiellement sur notre relation afin de témoigner aux yeux de tous d’une vie trop
facilement stigmatisée. L’expression, la représentation de soi et de son environnement, une réflexion sur ce qui se joue sur ces
territoires particuliers, pour eux, pour nous… C’est une manière de prolonger, autrement, comme une nécessité, ce que l’on a
expérimenté pendant les dix premières années lors de ces ateliers. Ça sert aussi à ça ! Ça sert quand même à beaucoup de choses
l’éducation artistique au cinéma, non ?
Article publié dans Projections n°34, décembre 2012.
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Formation diffusion et médiation cinématographiques – Mai 2016
Table ronde
NATACHA CYRULNIK
Aprés des études en production audiovisuelle à la Sorbonne
et un troisième cycle en architecture spécialisée en scénographie,
Natacha Cyrulnik a été comédienne, monteuse, scénographe
et metteur en scène de théâtre. Elle se dit maintenant réalisatrice
de documentaires. La rencontre humaine est sa principale
préoccupation qui se lit tout au long de ses films.
Elle a éprouvé le besoin de prendre du recul sur sa pratique
documentaire et s’est engagée dans un travail de recherche.
Elle est également maintenant Maître de conférences à
l’Université d’Aix-Marseille, responsable de la spécialité
« production et réalisation » à Satis (Sciences, Arts et Techniques
de l’Image et du Son) à Aubagne, et membre du laboratoire
de recherche Astram.
Elle a également fait un travail avec les habitants de la cité
Berthe de La Seyne-sur-Mer durant 15 ans. Plus d’une vingtaine
de films sont nés sur ce territoire. La revendication d’un
regard (39’, 2008), entre autres, propose de prendre du recul
sur les rapports entre identité et cinéma pour les jeunes de
cette cité et des professionnels du cinéma. Ce travail s’est
prolongé avec 10 ans à la cité Berthe (54’, 2009), qui relate
les dix premières années d’éducation artistique au cinéma et
qui a obtenu le Grand Prix du Festival de documentaires d’action
sociale à Nancy en février 2010.
Elle est allée ensuite autrement dans cette cité. Dans le cadre
de sa série Habiter le territoire, elle a réalisé au total 9 films
qui permettent une compréhension de cités de La Seyne-surMer, Brignoles, La Ciotat et Marseille, si souvent stigmatisées
et pourtant si différentes...
FILMOGRAPHIE (Non exhaustif)
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L'enfant revient quand on vieillit (25', 2001)
Quand Alex, Charles, Lesly et les autres...aiment (27', 2002)
Une ville...le monde... (24', 2003)
La Navale vivra... autrement (50', 2006)
Un autre chemin d'écoliers (61', 2006)
Série Les traces algériennes, au sujet des liens, dans un
registre intime, entre la France et l’Algérie :
•
Les traces algériennes (49', 2011)
•
Une partie de moi, d'autrefois (32', 2011)
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Les cousines d'Oran (43', 2013)
15 ans à la Cité Berthe de La Seyne-sur-Mer ont donné
lieu à une vingtaine de films parmi lesquels :
•
La Revendication d'un regard (39', 2008)
•
10 ans à la Cité Berthe (54', 2009)
LA COMPAGNIE DES EMBRUNS
La Compagnie des Embruns est une association loi de 1901,
déclarée depuis décembre 1996, qui a pour but de « favoriser la
conception et la réalisation de projets culturels et/ou urbain au
moyen de toute action de sensibilisation, d’expérimentation,
de création et de formation ».
Le principal de son activité est la réalisation de documentaires
de création. Après avoir participé à la création de spectacles de
théâtre, son orientation actuelle est plutôt audiovisuelle, et sous
plusieurs formes. La réalisation audiovisuelle est expérimentée
par le biais de la production de documentaires, mais aussi au
moyen de toutes actions de sensibilisations audiovisuelles. Que
ce soit des ateliers pour découvrir la réalisation de films ou tout
simplement pour expérimenter des images, ces actions de
pédagogies audiovisuelles développent particulièrement une
sensibilité documentaire pour favoriser une approche du monde
qui nous entoure à travers ce que l’on appelle le cinéma du réel.
C’est pour poursuivre cette réflexion que La Compagnie des
Embruns, et Natacha Cyrulnik sa directrice artistique, ont choisi
de développer plus particulièrement ces dernières années la
production de documentaires de création. Cette réflexion liant
documentaire à apprentissage a donné naissance à de nombreux
films.
La logique à travers l’ensemble des productions réalisées depuis
1996, aussi bien en théâtre qu’en audiovisuel, tourne autour des
relations humaines. Celles-ci sont palpables dans le contenu
d’une création, comme une première mise en scène à partir
d’une adaptation d’un texte de Paul Watzlawick qui a révolutionné
les sciences humaines, par exemple. Elles peuvent l’être aussi
dans la méthode pour aborder un documentaire, à travers les
liens qui se tissent entre le réalisateur, l’acteur (ou celui qui est
devant la caméra) et le spectateur. S’il devait y avoir un fil
conducteur dans l’ensemble des créations menées par la
Compagnie des Embruns, une recherche du côté des relations
humaines pourrait en être le résumé.
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www.lacompagniedesembruns.com
Série Habiter le territoire, sur l'évolution de la cité Berthe
à La Seyne-sur-mer, le quartier en mutation de Carami
à Brignoles, La Ciotat à travers ses quartiers prioritaires
et la vie quotidienne du quartier Air Bel à Marseille :
•
Le quartier, la ville, et nous (2010)
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Bienvenue au Carami (40 min, 2011)
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Ceux qui pensent le projet urbain, ceux qui le vivent (80', 2011)
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Un monde meilleur est possible (64 min, 2012)
•
Les Ouvriers, la Zermi et la Médiathèque (55', 2013)
•
Ensemble dans les quartiers (57', 2013)
•
Fin de chantier au Carami (42', 2015)
•
Air Bel, une ville dans la ville (59', 2015)
•
Adieu Berthe ! (39', 2015)
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