La lutte contre la traite à des fins d`exploitation sexuelle :
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La lutte contre la traite à des fins d`exploitation sexuelle :
CONCOURS THEMIS 2011 : L'entraide judiciaire internationale en matière pénale La lutte contre la traite à des fins d’exploitation sexuelle : une approche pratique de l’entraide judiciaire pénale au sein de l’espace européen Madeleine Alibert, Amélie Becquart, Héloïse Ferrari FRANCE La lutte contre la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle : une approche pratique de l’entraide judiciaire pénale SOMMAIRE : Introduction I. Vers une entraide judiciaire de plus en plus aboutie en matière de traite aux fins d’exploitation sexuelle A. La multiplication des textes supports de l’entraide judiciaire destinés à lutter contre la traite en vue de la prostitution 1. La mise en place d’un cadre juridique international 2. L’approfondissement du cadre juridique européen B. Le perfectionnement des outils généraux appliqués à la traite aux fins d’exploitation sexuelle 1. La multiplication des acteurs de la lutte contre la traite à des fins d’exploitation sexuelle 2. La sophistication des instruments de la lutte contre la traite aux fins d’exploitation sexuelle II. La lutte contre la traite aux fins d’exploitation sexuelle révélatrice des tensions intrinsèques à l’entraide judiciaire : quelles solutions adopter ? A. La mise en œuvre d’un corpus juris commun pour dépasser les obstacles traditionnels à l’entraide judiciaire ? 1. L’harmonisation du droit pénal de fond pour lutter plus efficacement contre la traite 2. La mise en place d’un cadre procédural unique dans le respect des exigences européennes B. Mobiliser l’ensemble des acteurs en vue du succès de l’entraide judiciaire en matière de lutte contre la traite à des fins d’exploitation sexuelle 1. Le renforcement de l’implication des acteurs judiciaires 2. Mobiliser les acteurs complémentaires à l’entraide judiciaire Introduction « Une organisation criminelle basée au Nigéria dirigeait un réseau de traite de femmes à des fins de prostitution forcée, pour financer en partie l’achat de quantités importantes de cocaïne en Colombie. Les liens entre ces trafics ont pu être établis grâce à une réunion de coordination entre les autorités italiennes, néerlandaises et colombiennes, tenue dans les locaux d’Eurojust en 2009. Celle-ci a conduit à l’arrestation de 62 individus ». Le rapport annuel 2009 d’Eurojust décrit ainsi un succès de l’entraide judiciaire internationale en matière de traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle. Tout d’abord, il est difficile de décrire précisément la réalité de cette forme de traite. La fiabilité des données statistiques est sujette à caution, en raison notamment des divergences d’approche culturelle et idéologique face à la prostitution, de la variabilité du phénomène et de son caractère souvent opaque. Dans son rapport mondial sur la traite des personnes de 2010, l’UNODC (Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime) estime que 12,3 millions de personnes sont en situation de travail forcé, de servitude ou de prostitution forcée. En Europe, entre un et deux millions de personnes se prostitueraient, dont 90% seraient sous la coupe de proxénètes1. En France, l’OCRETH indique que 74% des femmes victimes de proxénétisme2 et 64% des proxénètes sont de nationalité étrangère en 2010, alors que ce dernier chiffre ne s’élevait qu’à 19% en 19803. En ce qui concerne ensuite les causes de l’essor de la traite, il convient de souligner trois facteurs majeurs : l’ouverture des frontières, le développement d’internet, et la multiplication des réseaux assurant l’équilibre du système prostitutionnel. En premier lieu, les années 1990 constituent un véritable tournant. La chute du mur de Berlin et l’effondrement politique des pays de l’Est et des Balkans, ont provoqué une arrivée massive de personnes prostituées originaires de ces derniers. Les réseaux de traite ont de plus bénéficié de la mise en place du marché intérieur au sein de l’Union Européenne, marqué par la 1 L’exploitation de la prostitution : un fléau mondial ; publication de la Fondation Scelles. 2 Rapport annuel de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains de 2010. 3 Rapport annuel de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains de 1980. libre circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux, ainsi que de la suppression des contrôles aux frontières intérieures au sein de l’espace Schengen. Aujourd’hui, en Europe, les principaux pays d’origine de la traite aux fins d’exploitation sexuelle sont l’Albanie, la Biélorussie, la Bulgarie, la Chine, la Lituanie, le Nigeria, la Moldavie, la Roumanie, la Fédération de Russie, la Thaïlande et l’Ukraine. Les principaux pays de destination sont la Belgique, l’Allemagne, la Grèce, l’Italie et les Pays-Bas4. La traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle représente donc un phénomène majoritairement transnational, inscrit dans des processus migratoires qui trouvent souvent leurs racines dans la précarité économique et la vulnérabilité sociale. En second lieu, le développement d’internet a considérablement favorisé l’essor des activités de traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle. Cet outil facilite la mise en relation des trafiquants, proxénètes, personnes prostituées et clients. L’impunité des trafiquants est favorisée dans la mesure où il est facile de créer et de fermer rapidement un site internet dans un cyberparadis (par exemple en Moldavie ou aux Etats-Unis), où les webmasters et hébergeurs échappent aux poursuites en raison d’une législation moins répressive 5. En troisième lieu, l’essor de la traite est à relier à celui des réseaux de criminalité organisée. Ces derniers gèrent toute la filière prostitutionnelle, du « recrutement » des personnes prostituées au rapatriement et au blanchiment des fonds, en passant par la corruption de fonctionnaires afin d’obtenir des documents de voyage, l’hébergement des victimes ou encore leur transfert vers les pays de destination. La traite des êtres humains représente alors une activité extrêmement lucrative. Ainsi, une personne prostituée peut rapporter à son proxénète de 100 à 150000€ par an6. La traite des êtres humains aurait généré, en 2010, des profits d’au moins 32 milliards de dollars7. Face à ces constats, l’entraide judiciaire internationale en matière de traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle apparaît primordiale. L’entraide peut être définie comme « une coopération plus ou moins étendue entre autorités judiciaires de différents pays, 4 Rapport de la mission d’information parlementaire de l’Assemblée nationale intitulé « Prostitution, l’exigence de responsabilité : en finir avec le mythe du plus vieux métier du monde" du 13 avril 2011. 5 « Lutter contre l’exploitation sexuelle, état des lieux, réflexions, propositions », Colloque à l’occasion du 60eme anniversaire de la Convention des Nations-Unies contre la traite des êtres humains et l’exploitation de la prostitution d’autrui, Cour de Cassation, Paris, 22 janvier 2010. Aspects de la cyberprostitution - Myriam QUEMENER, Substitut général près la Cour d’Appel de Versailles. 6 Audition de Monsieur Charpenel, avocat général près la Cour de Cassation et président de la Fondation Scelles « Connaître, comprendre, combattre l’exploitation sexuelle ». 7 Rapport de l’UNODC 2010. résultant généralement de conventions internationale », étant donné qu’il existe d’autres appellations : aide, aide mutuelle, coopération judiciaire8. L’expression « traite des êtres humains », quant à elle, s’est enrichie et regroupe différentes formes d’exploitation : exploitation sexuelle, seul objet du présent rapport, travail forcé, esclavage, prélèvement d’organes, exploitation de la mendicité... Comment s’est développée l’entraide judiciaire, notamment au sein de l’Union Européenne, afin de lutter contre la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle ? Quels obstacles spécifiques soulève cette forme grave, transnationale et organisée de criminalité, et comment les surmonter ? Car, si l’entraide apparaît de plus en plus aboutie en matière de traite aux fins d’exploitation sexuelle (I), cette forme de criminalité est néanmoins particulièrement révélatrice des tensions propres à l’entraide judiciaire si bien qu’il convient de rechercher des solutions novatrices (II). I. Vers une entraide judiciaire de plus en plus aboutie en matière de traite aux fins d’exploitation sexuelle « La prostitution et le mal qui l'accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l'individu, de la famille et de la communauté »9. Cette prise de conscience croissante a conduit la communauté internationale et européenne à adopter des textes spécifiques à la traite des êtres humains (A), et à lui appliquer les outils communs de l’entraide judiciaire d’une manière de plus en plus approfondie (B). A. La multiplication des textes supports de l’entraide judiciaire destinés à lutter contre la traite en vue de la prostitution L’élaboration d’un cadre juridique approprié, préalable indispensable à l’entraide, s’est faite au niveau international (1) et de manière plus avancée au niveau européen (2). 8 Gerard CORNU, Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, 2007. 9 Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui approuvée par l'Assemblée générale des Nations unies le 2 décembre 1949, disponible sur http://www2.ohchr.org/french/law/exploitation.htm 1. La mise en place d’un cadre juridique international Dans un premier temps, des conventions internationales ont été conclues au début du XXe siècle pour lutter contre la « traite des blanches », expression désignant notamment le trafic de femmes européennes en direction de l'Amérique du Sud. Il en est ainsi notamment de la Convention internationale relative à la répression de la traite des blanches du 4 mai 1910 10. Celle-ci pose les prémisses d’une entraide judiciaire internationale et contient des dispositions relatives au rapprochement des législations, à l’extradition, ou encore à la transmission de commissions rogatoires. Dans un second temps, la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui a été approuvée par l'Assemblée générale des Nations unies le 2 décembre 1949. Elle invite les Etats parties à prendre des mesures destinées à prévenir la prostitution, ainsi que des mesures d'assistance aux prostitué(e)s, de même qu’elle contient des dispositions relatives à l’entraide judiciaire et policière internationale. Son article 14 prévoit par exemple la création par chaque Etat d’un « service chargé de coordonner et de centraliser les résultats des recherches relatives aux infractions visées par la Convention ». Dans un troisième temps, face au constat de l’absence d’instrument universel portant sur tous les aspects de la traite des personnes, a été adopté, le 15 novembre 2000, le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants. Cent quarante-cinq Etats sont aujourd’hui parties à ce protocole11. Selon les dispositions de l’article 3 dudit Protocole : « a) L’expression “traite des personnes” désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le 10 Convention internationale relative à la répression de la traite des blanches du 4 mai 1910 disponible sur http://www.admin.ch/ch/f/rs/i3/0.311.32.fr.pdf 11Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée du 15 novembre 2000 disponible sur http://treaties.un.org travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes; b) Le consentement d’une victime de la traite des personnes à l’exploitation envisagée, telle qu’énoncée à l’alinéa a) du présent article, est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés à l’alinéa a) a été utilisé; c) Le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil d’un enfant aux fins d’exploitation sont considérés comme une “traite des personnes” même s’ils ne font appel à aucun des moyens énoncés à l’alinéa a) du présent article ». Telle est la définition actuelle de la traite des personnes en droit international, le champ d’application du Protocole étant néanmoins limité aux infractions de nature transnationale et dans lesquelles un groupe criminel organisé est impliqué. En ce qui concerne la coopération judiciaire, il renvoie essentiellement aux très nombreuses dispositions contenues dans le corps de la Convention, comme par exemple, l’obligation de motiver tout refus d’entraide judiciaire. 2. L’approfondissement du cadre juridique européen i. L’action du Conseil de l’Europe La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales consacre, dans son article 4, l’interdiction de la servitude et du travail forcé. En se fondant sur celui-ci, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), dans un arrêt du 7 janvier 2010, 12 a condamné Chypre pour manquement à l’obligation positive procédurale d’enquête effective sur des faits ayant conduit au décès d’une personne prostituée, en raison notamment des refus opposés par ce pays aux offres d’entraides judiciaires russes (§ 241). En intégrant ainsi la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle sous la qualification de travail forcé (« les trafiquants voient l’être humain comme un bien qui se négocie et qui est affecté à des travaux forcés »), la Cour Européenne des droits de l’homme se révèle être un aiguillon pour le développement de l’entraide judiciaire en la matière. De même, en 1991, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté la Recommandation sur l’exploitation sexuelle, la pornographie, la prostitution ainsi que sur le trafic d’enfants et de jeunes adultes 13. Il s’agissait là du premier texte international global relatif 12 CEDH, 7 janvier 2010, requête n° 25965/04, Rantsev c. Chypre et Russie disponible sur http://ec.europa.eu/anti-trafficking/ 13 Recommandation sur l’exploitation sexuelle, la pornographie, la prostitution ainsi que sur le trafic d’enfants et de jeunes adultes n° R(91)11 à ces questions. Puis, la Convention de Varsovie sur la lutte contre la traite des êtres humains, en date du 16 mai 2005, est entrée en vigueur le 1ier février 200814. Trente-quatre Etats l’ont ratifiée. Ce texte, reprenant la définition de la traite donnée par le Protocole de Palerme, se distingue par son champ d’application particulièrement large. Il concerne toutes les formes de traite, nationales ou transnationales, liées ou non à la criminalité organisée, quelles que soient les victimes (femmes, hommes ou enfants) et les formes d’exploitation : exploitation sexuelle, travail ou services forcés, etc. Enfin, la Convention de Lanzarote sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels15 a été signée le 25 octobre 2007, et est entrée en vigueur le 1 ier juillet 2010. Onze pays seulement l’ont ratifiée à ce jour. ii. L’action de l’Union Européenne Le Traité de Maastricht, adopté le 2 février 1992, et son troisième pilier, ont fourni une base juridique pour l’adoption de textes par l’Union Européenne en matière de « justice et affaires intérieures ». Le 19 juillet 2002, le Conseil de l’Union Européenne a adopté une décision-cadre relative à la lutte contre la traite des êtres humains16, remplaçant l'action commune du Conseil du 24 février 199717 relative à la lutte contre la traite des êtres humains et l'exploitation sexuelle des enfants, premier texte adopté par l’Union Européenne en la matière. Instrument du troisième pilier intitulé « coopération policière et judiciaire en matière pénale » depuis le Traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997, cette décision-cadre n’a pas d’effet direct dans les systèmes juridiques des Etats membres mais vise à permettre le rapprochement de leurs législations en matière de lutte contre la traite des êtres humains. Outre une définition précisée et élargie des infractions répréhensibles, elle se démarque notamment par des dispositions touchant aux sanctions, aux circonstances aggravantes, à la compétence et à l'extradition. Elle a ensuite été suivie notamment de la décision-cadre 2004/68/JAI du 22 décembre 2003 relative à la lutte contre l'exploitation sexuelle des enfants et la pédopornographie. 14 Convention de Varsovie sur la lutte contre la traite des êtres humains, en date du 16 mai 2005, disponible sur http://conventions.coe.int 15 Convention de Lanzarote sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels du le 25 octobre 2007 disponible sur http://conventions.coe.int 16 Décision-cadre 2002/ 629/JAI du Conseil de l’Union Européenne du 19 juillet 2002 relative à la lutte contre la traite des êtres humains disponible sur http://eur-lex.europa.eu 17Action commune 97/154/JAI du Conseil du 24 février 1997 relative à la lutte contre la traite des êtres humains et l'exploitation sexuelle des enfants Par ailleurs, le Traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007 et entré en vigueur le 1ier décembre 2009, représente un tournant pour l’action de l’Union Européenne en matière de coopération pénale, en raison de la fusion des trois piliers, notamment concernant la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle. La règle de l’unanimité est abandonnée et l'article 83 du Traité énonce que des directives, adoptées suivant la procédure ordinaire, peuvent établir des règles minimales relatives à la définition des infractions pénales et des sanctions dans des domaines de criminalité particulièrement grave, comme la traite des êtres humains et l'exploitation sexuelle des femmes et des enfants. Par ailleurs, ce Traité donne force obligatoire à la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne de 2000, qui proclame en son article 5§3 la prohibition de la traite des êtres humains. Sur cette base a été adopté le texte le plus récent et le plus abouti, la directive du 5 avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes18. Il s’agit du premier accord qui a vu le jour entre le Conseil et le Parlement européen, dans le domaine du droit pénal matériel, après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Son délai de transposition est fixé au 6 avril 2013. En comparaison avec le Protocole de Palerme, cette directive élargit la définition des infractions qui doivent être considérées comme relevant de la traite des êtres humains. Elle met en outre en place des peines maximales plus sévères que celles prévues par la décision-cadre de 2002. Celles-ci sont de cinq ans d’emprisonnement au moins, ou même de dix ans d’emprisonnement en cas de circonstances aggravantes particulières (par exemple lorsque l’infraction a été commise dans le cadre d’une organisation criminelle, ou bien à l’encontre d’une victime particulièrement vulnérable). Devrait suivre une directive relative à la lutte contre l’abus et l’exploitation sexuels des enfants et contre la pédopornographie, proposée par la Commission européenne le 29 mars 201019. Les textes spécifiques à la traite des êtres humains se sont donc multipliés, témoignant de la mobilisation de la communauté internationale face à ce phénomène. Néanmoins, afin que ces textes ne demeurent pas de simples déclarations d’intention, il importe que les Etats 18 Directive 2011/36/UE du 5 avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes 19http://www.europarl.europa.eu/meetdocs/2009_2014/documents/com/com_com(2010)0094_/com_com(2010)0094_fr.pdf mettent leurs droits et surtout leurs pratiques en conformité avec ceux-ci. A cette fin, l’Union Européenne notamment offre des outils généraux d’entraide qui doivent être mobilisés. B. Le perfectionnement des outils généraux appliqués à la traite aux fins d’exploitation sexuelle La traite à des fins d’exploitation sexuelle constitue un terrain privilégié de mobilisation des acteurs (1) et des instruments (2) de l’entraide judiciaire pénale internationale, ces derniers ayant été notamment perfectionnés au sein de l’Union européenne, qui a placé la création d’un espace de liberté, de sécurité et de justice au cœur de ses priorités. 1. La multiplication des acteurs de la lutte contre l’exploitation de la prostitution d’autrui Au sein de l’Union européenne, les acteurs de l’entraide mobilisés en matière de lutte contre l’exploitation de la prostitution d’autrui sont de plus en plus nombreux et perfectionnés : initialement simples appuis et dotés uniquement d’une fonction d’intermédiation et d’information, ils sont devenus aujourd’hui de véritables organes de procédure opérationnels 20. Les magistrats de liaison détachés d’un Etat dans un autre sur la base d’accords bilatéraux ou multilatéraux, sont parmi les premiers acteurs spécifiquement créés pour fluidifier l’entraide pénale internationale21. Leur rôle est d’améliorer la connaissance et la compréhension réciproques des systèmes juridiques et de constituer un relai pour l’exécution et le suivi des demandes d’entraide. Les magistrats de liaison, présents dans les zones géographiques les plus touchées par l’exploitation de la prostitution d’autrui, peuvent avoir un rôle considérable à jouer ; cette forme de traite étant un sujet controversé, ils facilitent l’entente entre les Etats grâce à leur position privilégiée au sein du pays d’accueil. La France a ainsi envoyé un magistrat de liaison en Croatie, compétent pour l’ensemble des Balkans. Celui-ci fait face à un nombre très important de demandes en matière d’exploitation de la prostitution d’autrui. Autrement, la récente création d’un poste de magistrat de liaison basé au Sénégal et compétent pour la Mauritanie, le Niger, le Nigeria, pourra peut-être d’améliorer la coopération avec ces pays, très difficile dans ce domaine. 20 P. BEAUVAIS, Les acteurs institutionnels de l’espace pénal européen, Droit pénal n°9, Septembre 2010 21 Le premier magistrat de liaison a été envoyé par la France à Rome sur la base d’un accord bilatéral en 1993 Si les magistrats de liaison ont un rôle important au sein de l’Union européenne22, celle-ci a au fil des années multiplié et perfectionné les acteurs facilitant l’entraide judiciaire. La mise en place du réseau judiciaire européen en matière pénale en 199823 s’inscrit dans cette logique. Réseau institutionnalisé reliant des magistrats (« points de contacts ») ayant des responsabilités spécifiques en matière de coopération internationale, il a pour objectif de faciliter l’exécution et la coordination des demandes d’entraide pénale, grâce avant tout à la transmission d’informations juridiques et pratiques, ou à l’organisation de réunions périodiques entre les Etats membres. Pour un soutien plus opérationnel aux procédures d’entraide, les praticiens de l’Union ont davantage recours aux magistrats de liaison ou à un autre acteur : Eurojust. Eurojust est l’Unité de coopération judiciaire de l’Union européenne créée en 200224. Composée de 27 représentants nationaux, magistrats ou officiers de police des Etats membres de l’Union européenne, sa principale mission est de promouvoir et d’améliorer la coopération et la coordination entre les autorités compétentes nationales, dans les enquêtes et poursuites impliquant deux États membres ou plus, en matière de criminalité grave et donc notamment de traite des êtres humains25. C’est un interlocuteur indispensable en l’absence notamment de magistrat de liaison, ou lorsque plus de deux Etats membres sont concernés. Eurojust peut apporter une impulsion et un soutien logistique considérables : traitement et transmission d’informations, coopération avec Europol 26, avis non contraignants, échanges directs entre représentants nationaux, organisation de réunions et de centres de coordination, accords de coopération avec des pays tiers, demandes adressés aux autorités compétentes d’entreprendre une enquête ou des poursuites, possibilité ouverte par le Traité de Lisbonne de déclencher des enquêtes pénales27… Son fonctionnement est en outre extrêmement souple (saisine par mail ou téléphone, par tout magistrat ou ministère de la justice). 22 Action commune 96/277/JAI du 22 avril 1996, adoptée par le Conseil sur la base de l'article K.3 du traité sur l'Union européenne, concernant un cadre d'échange de magistrats de liaison visant à l'amélioration de la coopération judiciaire entre les États membres de l'Union européenne. 23 Action commune 98/428/JAI du 29 juin 1998 adoptée par le Conseil sur la base de l'article K.3 du traité sur l'Union européenne concernant la création d'un Réseau judiciaire européen, modifiée par la décision du Conseil 2008/976/JAI du 16 décembre 2008 concernant le Réseau judiciaire européen. 24 Décision 2002/187/JAI du Conseil du 28 février 2002 instituant Eurojust afin de renforcer la lutte contre les formes graves de criminalité, modifiée par les décisions du Conseil 2003/659/JAI du 18 juin 2003 et 2009/426/JAI du 16 décembre 2008 sur le renforcement d’Eurojust. 25 D. 2002/187/JAI, art. 4§1 : Eurojust a compétence générale pour les types de criminalité et les infractions pour lesquels Europol a, à tout moment, compétence pour agir. Or, la décision 2009/371/JAI du Conseil du 6 avril 2009 portant création de l’Office européen de police (Europol) prévoit qu’il est compétent en matière de traite des êtres humains (art. 4 qui renvoie à l’annexe). 26 Accord de coopération entre Europol et Eurojust signé le 1er octobre 2009 27 Art. 85 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (2008/C 115/01) Si Eurojust demeure sous-utilisé28, cette unité est aujourd’hui considérée comme un acteur fondamental de la lutte contre la traite aux fins d’exploitation sexuelle, criminalité qu’elle a classée comme prioritaire29. En 2009, elle a eu à connaître sur un chiffre total de 1372 dossiers, 52 affaires d’exploitation sexuelle30. Voici un exemple concret de l’efficacité de son action 31 : en 2004 lui a été confié un dossier concernant des femmes lituaniennes transférées au RoyaumeUni, où elles étaient vendues à des organisations albanaises à des fins de prostitution. Une réunion de coordination organisée en 2005, ayant permis un partage d’informations avec la participation d’Europol, a conduit la Lituanie à ouvrir des enquêtes ensuite coordonnées avec celles menées au Royaume-Uni. Suite à de nouvelles discussions à Eurojust, les autorités lituaniennes ont confirmé leur compétence pour engager des poursuites à l’encontre d’un passeur lituanien arrêté en Angleterre, et ont accepté d’émettre un mandat d’arrêt européen. La planification et l’exécution de ce mandat urgent ont été réalisées par Eurojust en quatre jours et malgré des circonstances compliquées. Enfin, un rapprochement a été effectué au sein d’Eurojust avec une affaire écossaise de trafic d’êtres humains. Eurojust symbolise ainsi le perfectionnement des acteurs de l’entraide judiciaire au sein de l’Union européenne, afin de lutter efficacement contre la criminalité internationale telle que l’exploitation de la prostitution d’autrui. Il convient aussi de se pencher sur la sophistication parallèle des instruments de l’entraide. 2. La sophistication des instruments de la lutte contre la traite aux fins d’exploitation sexuelle Au sein de l’Union Européenne, l’entraide judiciaire repose sur deux principes fondamentaux : le principe de transmission directe entre autorités judiciaires compétentes32 et le principe de reconnaissance mutuelle33. Grâce à ces derniers, des instruments de plus en plus sophistiqués se sont développés, entraînant une dépolitisation et une accélération des procédures. 28 Rapport de la d’information de la commission parlementaire 2011, et Rapport Eurojust and human trafficking, The state of affairs, produit pour Eurojust, sous les auspices du bureau allemand d’Eurojust, Boudewijn de Jonge, Octobre 2005 29 Rapport annuel d’Eurojust 2009, disponible sur http://www.eurojust.europa.eu/ 30 Idem 31 Rapport annuel d’Eurojust 2005, disponible sur http://www.eurojust.europa.eu/ 32 Art.6§1 de l’Acte du conseil 2000/C 197/01 du 29 mai 2000 établissant, conformément à l’article 34 du traité de l’UE, la convention relative à l’entraide judiciaire en matière pénale entre les EM de l’UE 33 Conseil européen a tenu à Tampere, les 15 et 16 octobre 1999, une réunion spéciale consacrée à la création d'un espace de liberté, de sécurité et de justice dans l'Union européenne Il convient de se centrer sur certains instruments phares dans la lutte contre l’exploitation de la prostitution d’autrui. ii. La commission rogatoire internationale A l’international, y compris au sein de l’Union européenne, la commission rogatoire internationale (CRI) est l’instrument le plus couramment utilisé. Il s’agit d’une mission donnée par une autorité judiciaire compétente d’un Etat (autorité requérante), à toute autorité judiciaire compétente relevant d'un autre Etat (autorité requise), de procéder, en son nom, à des mesures d'instruction ou à d'autres actes judiciaires. Dans une affaire de traite à des fins d’exploitation sexuelle, elle peut par exemple permettre de procéder à l’identification et à l’interpellation des suspects, ou à des vérifications sur la destination des avoirs criminels. En pratique, pour assurer le suivi de la CRI, une copie est adressée au magistrat de liaison et les magistrats et enquêteurs du pays émetteur peuvent se déplacer pour assister les autorités requises. Dans le cadre d’une affaire ouverte à la JIRS de Nancy en 2004, des magistrats et policiers français ont pu se déplacer en Albanie, pour la première fois depuis la chute du régime communiste albanais, et superviser l’exécution de la CRI pour l’arrestation de la tête du réseau d’exploitation sexuelle. Les CRI sont des instruments efficaces pour réaliser certains actes d’enquête à l’étranger, mais pour les investigations plus complexes, une équipe commune d’enquête peut être plus appropriée. iii. L’équipe commune d’enquête L’article 13 de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale du 29 mai 200034, et la décision-cadre du 13 juin 200235, prévoient la possibilité pour les autorités compétentes de deux Etats membres au moins de créer, d’un commun accord, une équipe commune d’enquête (ECE). Dotée d’un objectif précis, un ECE permet, durant une durée déterminée, la conduite d’enquêtes pénales qui demandent une action concertée et un partage de moyens (investigations conjointes, coordination de l’exercice des poursuites…). Les textes précisent les conditions générales d’intervention des ECE, mais celles-ci sont définies plus 34 Acte 2000/C 197/01 du conseil du 29 mai 2000 établissant, conformément à l’article 34 du traité de l’UE, la convention relative à l’entraide judiciaire en matière pénale entre les EM de l’UE. 35 Décision-cadre 2002/465/JAI du Conseil du 13 juin 2002, relative aux équipes communes d'enquête. précisément par l’accord conclu entre les autorités judiciaires, après concertations préalables se tenant souvent en présence des directeurs d’enquête, et autorisation des ministères de la justice (lorsque les législations étatiques l’exigent). Une ECE peut représenter une plus-value considérable, par rapport aux CRI, afin de démanteler les réseaux transnationaux de traite des êtres humains, car elle permet de dépasser la coopération traditionnelle devant composer avec la dualité des territoires pénaux. Cependant, et malgré d’importants efforts (comme la fourniture d’outils pédagogiques par Europol et Eurojust36), la mise en place d’une ECE demeure relativement lourde et donc rare. Elle doit reposer sur la certitude de l’existence d’un réseau structuré et stable sur plusieurs territoires, en particulier en matière de traite à des fins d’exploitation d’autrui, criminalité particulièrement volatile. Une ECE créée récemment a ainsi échoué, les auteurs et victimes de la traite ayant quitté le territoire, profitant des lenteurs des négociations ayant précédé la signature de l’accord. Des pratiques commencent néanmoins à se développer dans l’optique d’améliorer le recours aux ECE : les autorités policières et judiciaires s’accordent pour poursuivre dans un premier temps des enquêtes distinctes dans les différents pays, tout en s’échangeant des informations, jusqu’à être sûrs de l’utilité de la mise en place d’une ECE37. Autre instrument symbole de la création d’un véritable espace pénal européen : le mandat d’arrêt européen. iv. Le mandat d’arrêt européen « Le mandat d'arrêt européen est une décision judiciaire émise par un État membre en vue de l'arrestation et de la remise par un autre État membre d'une personne recherchée pour l'exercice de poursuites pénales ou pour l'exécution d'une peine ou d'une mesure de sûreté privatives de liberté »38. La mise en place de cet outil, qui se substitue à la traditionnelle procédure d’extradition (la décision-cadre remplaçant notamment la Convention Européenne d’extradition de 1957), représente « un premier pas vers une révolution copernicienne » de l’entraide judiciaire au sein 36En ce sens : Résolution 2010/C 70/01 du Conseil du 26 février 2010 relative à un modèle d'accord pour la création d'une équipe commune d'enquête; initiative d’Eurojust et Europol d’établir un guide réunissant les différentes législations nationales en matière d’équipes communes d’enquête. 37 Interview du Commissaire SOURISSEAU, directeur de l’ORCTEH. 38 Article 1 de la décision-cadre du Conseil du 13 juin 2002 de l’Union Européenne, et notamment en ce qui concerne la traite des êtres humains 39. La procédure est désormais beaucoup plus efficace du fait de son caractère uniquement judiciaire, et du strict encadrement des motifs de refus de remise, en particulier grâce à la fin de la prohibition de la remise des nationaux. Surtout, l’article 2§2 autorise la remise, sans contrôle de la double incrimination, pour trente-deux comportements dont la traite des êtres humains, l’exploitation sexuelle des enfants et la pédopornographie. Il n’est plus nécessaire que le comportement mis en cause constitue une infraction dans l’Etat d’exécution du mandat, dès lors qu’il est puni dans l’Etat d’émission d’une sanction pénale privative de liberté d’un maximum d’au moins trois ans. L’exemple de la France et de la Bulgarie démontre le succès de cet outil. Entre ces deux pays ont eu lieu environ cent remises par an, alors que 10 000 à 20 000 ressortissants de la Bulgarie seraient contraints de se prostituer à l’étranger 40. Néanmoins, des difficultés subsistent et l’intervention des magistrats de liaison ou d’Eurojust peut s’avérer décisive. Par exemple, en 2004 a été identifié un réseau comptant cent treize Bulgares contraintes de se prostituer en France. Douze mandats d’arrêt européens ont été délivrés afin que les têtes du réseau y soient jugées. Or le juge d’instruction français a dû faire face à un refus d’exécution de trois mandats pour insuffisance de charges, alors qu’en principe l’autorité d’exécution ne doit effectuer qu’un contrôle formel du mandat. Grâce à l’intervention du bureau français d’Eurojust auprès de son homologue bulgare, deux des trois mandats d’arrêt ont été exécutés. En ce qui concerne la troisième personne, il a été proposé d’émettre un nouveau mandat ne mentionnant pas les victimes communes aux dossiers français et bulgare, dans la mesure où un motif de refus de remise avait été soulevé, fondé sur la règle non bis in idem. Une remise temporaire a finalement été accordée pour que le suspect puisse être présent à l’audience41. Les outils de coopération sont aussi ceux qui permettent de s’approprier les profits financiers réalisés par les trafiquants. v. Le gel des biens, la confiscation et la saisie des avoirs criminels 39 Jean Pradel : « Le mandat d’arrêt européen : un premier pas vers une révolution copernicienne dans le droit français de l’extradition », recueil Dalloz 2004, n°20, pages 1392-1469. 40 Rapport de la mission d’information parlementaire du 13 avril 2011. 41 Déplacement à La Haye de la mission d’information parlementaire française, audition de Monsieur ABASSI. En matière de traite, la circulation des avoirs criminels nécessite une attention toute particulière. Le gel des biens peut être ordonné lors de la phase d’enquête, et les saisies et confiscations lors de la phase du jugement, comme sanction pénale ou en vue de la réparation des préjudices subis par les victimes. Des difficultés se posent quant à la traçabilité des produits de la traite, qui peuvent transiter sous forme de numéraire et de mandats, et faire l’objet de blanchiment dans de nombreux pays. Les enquêteurs et magistrats procèdent difficilement à la recherche des biens et à l’identification des propriétaires42. Or, les sommes amassées par les trafiquants sont très importantes et les peines privatives de libertés ne sont pas toujours les plus dissuasives. Madame Angelika Molnar, analyste du groupe « Prostitution et traite des êtres humains » d’Europol43, a ainsi indiqué que, dans le cadre d’une affaire impliquant une dizaine de personnes prostituées pendant dix ans, un profit de près de 100 millions d’euros avait été réalisé. Par ailleurs, les victimes de la traite ont un droit essentiel à savoir celui de pouvoir se faire indemniser de leur entier préjudice44. La Convention du Conseil de l’Europe sur le dépistage, la saisie et la confiscation des produits du crime45 a été ouverte à la signature le 8 novembre 1990. Au niveau de l’Union européenne, des instruments ont également été mis en place tels la décision-cadre du 22 juillet 2003 relative à l'exécution des décisions de gel de biens ou d'éléments de preuve 46 et celle du 24 février 200547 relative à la confiscation des produits, des instruments et des biens en rapport avec le crime. Ces textes facilitent, dans le cadre de demande d’entraide, la transmission, la reconnaissance et l’exécution des décisions des autorités judiciaires, en principe sans délai ni contrôle48. La directive du 5 avril 2011 insiste sur la nécessité de recourir à ces instruments en matière de traite.49. 42 Interview du Commissaire SOURRISSEAU directeur de l’OCRTEH et de Monsieur PERIES, juge d’instruction à la JIRS de Paris 43 Rapport de la mission d’information parlementaire du 13 avril 2011, déplacement à La Haye du 13 janvier 2011. 44 Actes du Colloque « Identifier, protéger et prendre en charge les personnes victimes de la traite des êtres humains : Comment améliorer la coopération entre les acteurs ? » du 21 octobre 2010 à la Maison du Barreau de Paris 45François FALLETTI , « La confiscation de l'argent sale ou les nouveaux instruments de l'action internationale a l'égard du ressort des activités criminelles », Revue internationale de droit pénal, 2003/1 Vol. 74, p. 589-617. DOI : 10.3917/ridp.741.0589 46 Décision-cadre 2003/577/JAI du conseil du 22 juillet 2003 relative à l'exécution dans l'union européenne des décisions de gel de biens ou d'éléments de preuve 47 2005/212/JAI 48 Article 4 et article 5 de la décision-cadre 2003/577/JAI du 22 juillet 2003 relative à l'exécution dans l'union européenne des décisions de gel de biens ou d'éléments de preuve 49 Préambule de la Directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 Le développement des textes spécifiques à la traite et la mobilisation d’outils généraux apportent donc la preuve d’entraide judiciaire de plus en plus aboutie pour lutter contre la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle. Cette dernière se heurte néanmoins aux difficultés intrinsèques à la construction d’un espace judiciaire pénal européen. Il convient alors de rechercher des solutions novatrices. II. La lutte contre la traite aux fins d’exploitation sexuelle révélatrice des tensions intrinsèques à l’entraide judiciaire : quelles solutions adopter ? L’entraide judiciaire en matière de lutte contre la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle se heurte aux difficultés traditionnelles de la coopération pénale, mais celles-ci sont portées à leur paroxysme en raison du caractère si controversé de la prostitution. La principale tension ainsi mise en lumière est l’immense diversité des systèmes pénaux et des engagements des acteurs face à cette criminalité, due aux différentes sensibilités étatiques. Ainsi, il convient à la fois d’envisager le perfectionnement du corpus juris50 relatif à la traite (A) et la mobilisation plus forte des acteurs de l’entraide (B), afin d’évoluer vers une coopération judiciaire toujours plus efficace. A. La mise en œuvre d’un corpus juris commun pour dépasser les obstacles traditionnels à l’entraide judiciaire ? Prévoir des stratégies d’harmonisation du droit pénal matériel (1) et procédural (2) au service de la coopération judiciaire suppose des choix en amont extrêmement complexe à trancher51. 1. L’harmonisation du droit pénal de fond pour lutter plus efficacement contre la traite 50 Désigne un ensemble cohérent de règles (CORNU, Vocabulaire juridique de l’Asscociation Henri Capitant, 2007) 51 Alessandro BERNARDI, « Stratégies pour une harmonisation des systèmes pénaux européens » , Archives de politique criminelle, 2002/1 n° 24, p. 195-233. L’absence d’harmonisation aboutie des infractions relatives à la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle, et des statuts des victimes, représentent un obstacle considérable au dynamisme de l’entraide judiciaire en la matière. i. Sur l’incrimination des comportements relevant de la traite en vue de la prostitution Qualifiée de « plus vieux métier du monde », la prostitution est un sujet encore tabou 52, dans la mesure où il soulève des problématiques relatives à la libre disposition du corps, ou encore à l’égalité des sexes. Il existe trois modèles-types de régimes juridiques relatifs à la prostitution53. Dans les pays « prohibitionnistes » (Chine, Irlande ou la plupart des Etats américains), la prostitution est interdite et tous ses acteurs (personnes prostituées, clients et proxénètes) sont susceptibles de poursuites pénales. Dans les pays « réglementaristes » (Allemagne, Pays-Bas, Autriche), l’exercice de la prostitution est soumis à une réglementation administrative (notamment enregistrement des personnes prostituée). Le proxénétisme n’est en général pas réprimé, sauf exercice d’une contrainte, au contraire de la traite. Dans les pays « abolitionnistes », la prostitution n’est ni illégale, ni contrôlée, elle relève de la sphère privée. Seule la démonstration publique de la prostitution peut faire l’objet de sanctions pénales, de même que toute forme d’exploitation de cette activité. La France est un pays abolitionniste depuis la loi dite Marthe Richard de 1946, qui a prévu la fermeture des maisons closes. En Italie, la prostitution est licite mais le proxénétisme hôtelier est interdit. En Espagne, le proxénétisme hôtelier est autorisé. Ces divergences expliquent que nombre de procédures d’entraide n'aboutissent pas, lorsqu’elles mettent en relation des plus répressifs comme la France, avec d’autres tels que les Pays-Bas ou l’Allemagne qui n’incriminent pas le proxénétisme hôtelier, ou encore la Suisse qui exige que soit rapportée la preuve de violences physiques exercées sur la personne prostituée 54, preuve particulièrement difficile à rapporter en ce qui concerne les réseaux d’ « escort girls »55. 52 Interview de Madame Valérie NOEL, Juge d’instruction à la JIRS de Bordeaux. 53 Rapport d’information du 13 avril 2011. 54 Monsieur PHILIBEAUX, premier vice-président au tribunal de grande instance de Paris, magistrat instructeur à la JIRS, audition du 12 octobre 2010 réalisé par la Commission des lois de l’Assemblée Nationale. 55 Interview de Madame NOEL et de Monsieur PERIES, juges d’instruction aux JIRS de Bordeaux et de Paris. Face à ces différences, l’infraction de traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle représente un atout considérable, puisque cette qualification s’est imposée dans de nombreux Etats grâce aux droits international et européen. En permettant aux magistrats de « parler la même langue »56, elle favorise le déclenchement des outils de coopération judiciaire et une prise en charge des victimes plus adaptée. Néanmoins, si le droit de l’Union Européenne définit les infractions qui relèvent la traite des êtres humains, ces textes nécessitent des mesures de transposition qui relèvent de l’appréciation de chaque Etat membre. Ainsi, dans une affaire de proxénétisme aggravée relative à un site d’escort-annonces, le Parlement Slovaque a modifié sa loi en cours de procédure, ce qui a entraîné à l’échec des mandats d’arrêt européens, bien que la Slovaquie ait ensuite mis sa législation en vigueur avec le droit européen 57. La question se pose alors de la pertinence de l’adoption d’un règlement imposant une définition unique de la traite 58. Autre difficulté, l’infraction de traite des êtres humains est parfois inexploitée, comme en France. Ainsi, en 2009, seules trois condamnations y ont été prononcées pour traite, contre 932 pour proxénétisme. Une prise de conscience émerge pourtant sur la nécessité de poursuivre sur ce double fondement59 afin de faciliter l’entraide judiciaire, bien que cela puisse être considéré comme un « simple habillage »60. Ces divergences de qualifications ont par ailleurs un impact direct sur les différences quant au statut des victimes de la traite au sein des systèmes pénaux nationaux. ii. Sur le statut particulier des victimes de la traite aux fins d’exploitation sexuelle Certaines décisions-cadre et directives européennes encadrent le statut des victimes dans les procédures pénales61, et mettent en place une protection administrative spécifique pour les victimes de la traite62. Néanmoins elles semblent insuffisantes, dans la mesure où la définition d’un statut unique de la victime peut avoir un impact réel pour rendre l’entraide judiciaire plus 56 Madame QUEMENER, magistrate au service criminel de la cour d’appel de Versailles, audition du 1er mars 2010 réalisée par la Commission des lois de l’Assemblée Nationale. 57 Audition de Madame NOEL, juge d’instruction à la JIRS de Bordeaux. 58 Monsieur ABASSI, adjoint du membre national représentant à la France à Eurojust, audition du 6 mai 2011. 59 Rapport de la mission d’information parlementaire du 13 avril 2011. 60 Audition de Monsieur PERIES juge d’instruction à la JIRS de Paris. 61 Décision-cadre 2001/220/JAI du Conseil du 15 mars 2001 relative au statut des victimes dans le cadre de procédures pénales 62 Directive 2004/81/CE du Conseil du 29 avril 2004 relative au titre de séjour délivré aux ressortissants de pays tiers qui sont victimes de la traite des êtres humains ou ont fait l'objet d'une aide à l'immigration clandestine et qui coopèrent avec les autorités compétentes efficace. A cette fin, deux questions doivent être soulevées : celles de l’identification des victimes et celle de leur protection. D’une part, des textes internationaux et communautaires prévoient une protection et prise en charge des victimes de la traite : le Protocole de Palerme de 200063, la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains de 2005, ainsi que les dispositions générales du droit communautaire comme la décision-cadre de 2001 sur les droits des victimes64 et la directive du 29 avril 200465, et la directive de 2011 sur la TEH. L’approfondissement du corpus juris relatif à la traite, en matière de protection des victimes, apparaît primordial pour favoriser l’entraide en la matière et lutter contre la réitération des infractions66. Par exemple, l’article 14 de la Convention du Conseil de l’Europe de Varsovie de 2005 impose de délivrer aux victimes un titre de séjour sur le territoire où elles se trouvent, pendant une période de trente jours au minimum. Cette délivrance n’est pas subordonnée à leur coopération avec les services de police. Or, la directive de 2004 de l'Union européenne 67 prévoit au contraire l’octroi de titres de séjour aux ressortissants des pays tiers à l’Union Européenne dans la seule mesure où ils acceptent de coopérer (et la directive de 2011 ?). Ces derniers doivent être informés par les services de police de leurs droits, ils disposent alors d’une période de réflexion. Selon Madame Moiron-Braud magistrat, le curseur ne doit pourtant pas être placé sur ce critère de la coopération ou non à l’enquête, mais sur la nécessité d’améliorer la prise en charge des victimes, pour les aider à témoigner en les accompagnants68. En effet, lorsque les policiers préviennent les associations, dès le début des procédures, afin qu’elles prennent en charge les victimes de l’exploitation sexuelle, celles-ci ont plus confiance en l’autorité judiciaire et coopèrent alors davantage aux enquêtes69. 63 Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, additionnel à la convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée de 2000. 64 Décision-cadre 2001/220/JAI du Conseil du 15 mars 2001 relative au statut des victimes dans le cadre de procédures pénales. 65 Directive 2004/81/CE du Conseil du 29 avril 2004 relative au titre de séjour délivré aux ressortissants de pays tiers qui sont victimes de la traite des êtres humains ou ont fait l'objet d'une aide à l'immigration clandestine et qui coopèrent avec les autorités compétentes 66 Colloque de la Cour de Cassation du 22 janvier 2010 : « Lutter contre l’exploitation sexuelle : état des lieux, réflexions, prostitutions ». 67 Directive 2004/81/CE du Conseil du 29 avril 2004 relative au titre de séjour délivré aux ressortissants de pays tiers qui sont victimes de la traite des êtres humains ou ont fait l'objet d'une aide à l'immigration clandestine et qui coopèrent avec les autorités compétentes 68 Interview de Madame MOIRON-BRAUD, Chef de la Délégation de l’aide aux victimes de l’accès au droit du Ministère de la Justice 69 Interview de Madame Hélène DE RUGY, délégué nationale de l’association l’Amicale du Nid pour l’accompagnement des victimes du proxénétisme en France Il serait aussi opportun de renforcer les liens entre pays d’origine et de destination, afin de faciliter les échanges d’information pour la protection des victimes70, et notamment lorsqu’elles sont des enfants. D’autre part, il est nécessaire de mettre en place des critères communs afin de faciliter l’identification des victimes de ces réseaux de traite. En effet, l’attention est parfois focalisée sur la situation irrégulière de celles-ci. Elles risquent en outre d’être poursuivies comme auteurs d’infraction71, difficulté qui s’ajoute aux potentielles représailles de la part des trafiquants, et qui les dissuade souvent de faire valoir leur droits et de coopérer avec les autorités policières et judiciaires. Des critères précis d’identification des victimes d’exploitation sexuelle pourraient être déterminés, comme l’absence de documents d’identité, le remboursement d’une dette de passage, l’interdiction de circuler et de communiquer librement avec l’extérieur, l’absence de revenus réguliers72. Le coordonateur européen de la lutte contre la traite des êtres humains, Madame Myria Vassiliadou ayant été récemment mise en place, pourrait jouer un rôle en la matière, en se fondant notamment sur l’outil « 3P Anti-Trafficking Policy Index » évaluant les systèmes de lutte contre la traite des êtres humains dans le monde.73 Mais c’est déjà aborder la question de l’harmonisation des procédures nationales, autre obstacle à l’entraide judiciaire auquel il convient d’apporter des réponses. 2. Une coopération pénale renforcée dans le respect des exigences procédurales européennes Tout d’abord, l’efficacité des poursuites contre les groupes criminels internationaux établissant la traite aux fins d’exploitation sexuelle est conditionnée par un équilibre dans la détermination de la compétence juridictionnelle. La décision-cadre du Conseil du 30 novembre 2009 relative à la prévention et au règlement des conflits en matière d’exercice de la compétence dans le cadre des procédures pénales74 a pour but de favoriser la coordination des enquêtes et des 70 Actes du Colloque du 21 octobre 2010 à la Maison du Barreau de Paris 71 Interview du délégué national de l’association l’Amicale du Nid assurant un déplacement sur les lieux de prostitution en vue d’accompagner les personnes victimes du proxénétisme et de la traite 72 Interview d’une magistrate en poste à la Délégation de l’aide aux victimes et de l’accès au droit du Ministère de la Justice en France 73Disponible sur http://www.uni-goettingen.de/en/anti-trafficking-policy-index/204468.html 74 Décision cadre 2009/948/JAI du Conseil du 30 novembre 2009 relative à la prévention et au règlement des conflits en matière d’exercice de la compétence dans le cadre des procédures pénales poursuites notamment dans les affaires de traite des êtres humains. Si Eurojust dispose déjà d’une compétence pour rendre un avis formel en collège en matière de conflits de compétence, le recours à cette voie procédurale reste néanmoins un cas d’école. En effet, les magistrats soulignent que la plupart des difficultés se résolvent lors de négociations plus ou moins informelles. Or, l’article 10 de la directive du 5 avril 2011 précise les critères de compétence d’un Etat pour des faits relevant d’infractions autour de la traite des êtres humains (infraction commise en tout ou partie sur leur territoire ou nationalité l’auteur de l’infraction). En outre, un élargissement de compétence est possible notamment en se fondant notamment sur le critère de la résidence habituelle de l’auteur. Enfin, les Etats peuvent choisir d’exercer leur compétence même si le comportement répréhensible ne constitue pas une infraction pénale au regard de leur droit. Par ailleurs, l’entraide judiciaire se heurte souvent à l’inadéquation des systèmes procéduraux. On peut notamment citer l’exemple de la fonction du juge d’instruction français, souvent mal comprise à l’étranger75. Des efforts pédagogiques doivent être fournis par les différents acteurs pour améliorer la compréhension mutuelle des systèmes inquisitoire et accusatoires76. Les différences de chronologie et de tempo judiciaire représentent un obstacle réel, en particulier en matière de traite aux fins d’exploitation sexuelle dans la mesure où les trafiquants sont très mobiles et peuvent tirer partie des failles et des lenteurs de la coopération. Par exemple, dans une affaire de traite concernant des prostituées en France, une équipe commune d’enquête avait été mise en place entre ce dernier Etat et la Roumanie, mais au moment de sa réalisation, les investigations sont restées vaines, les trafiquants et victimes ayant quitté le territoire français77. Néanmoins, au-delà de ces divergences, des exigences procédurales spécifiques à la traite ont été élaborées, notamment relativement à l’absence de subordination de l’engagement des poursuites à une plainte préalable de la victime, et à l’interdiction de poursuivre cette dernière pour lutter contre la victimisation secondaire78. L’harmonisation des procédures doit en outre se fonder sur le respect des droits fondamentaux. Si l’entraide judiciaire permet une efficacité plus grande quant à la répression des 75 Interview de Madame CRISTAU, Vice-Procureur au Parquet de la JIRS de Paris 76 Interview de Monsieur PERIES, juge d’instruction à la JIRS de Paris 77 Interview de Madame CRISTAU, Vice-Procureur à la JIRS de Paris, Chef de la Section criminalité organisée 78 Décision cadre de 2002 et directive du 5 avril 2011 sur la lutte contre la TEH et la protection des victimes trafiquants en bande organisée, il est cependant nécessaire de respecter les exigences procédurales du procès équitables, prévues à l’article 6-1 de la Convention Européennes des Droits de l’Homme, qui a donné lieu à une jurisprudence abondante. Les actes d’enquête sont en principe réalisés selon le droit de l’Etat requis, mais la Convention en matière d’entraide judiciaire de l’Union européenne de 2000 prévoit que celui-ci respecte les formalités et les procédures expressément indiquées par l’Etat membre requérant, sauf disposition contraire de la Convention et tant qu’elles ne sont pas contraires à ses principes fondamentaux79. Ceci permet aux deux Etats de s’assurer du respect des droits de la défense. Il faut de plus souligner que l’efficacité de l’entraide judiciaire, qui suppose l’échange de nombreuses informations à caractère personnel, doit être conciliée avec le respect de la vie privée, comme le prévoit pour la première fois la Convention de l’Union européenne de 200080. Au-delà de l’approfondissement des textes, il convient de mobiliser les acteurs de l’entraide celle-ci étant avant tout « une affaire d’hommes et de femmes »81, particulièrement en matière de traite en vue de la prostitution, criminalité controversée. Les textes existants, ou même désirés, ne suffisent pas. B. Mobiliser l’ensemble des acteurs en vue du succès de l’entraide judiciaire en matière de lutte contre la traite à des fins d’exploitation sexuelle Pour la réussite de l’entraide judiciaire en cette matière, il semble déterminant d’impliquer encore davantage les acteurs judiciaires (1) mais aussi tous les acteurs complémentaires (2) dans la mesure où la coopération pénale dans le domaine de la traite nécessite une approche globale. 1. Le renforcement de l’implication des acteurs judiciaires L’entraide judiciaire internationale repose en réalité tant sur des « canaux institutionnels », que sur des « canaux informels », qui doivent impérativement être encouragés. Les professionnels sont en effet unanimes pour considérer que l’aspect relationnel et humain 79 Convention relative à l’entraide judiciaire en matière pénale entre les EM de l’UE (2000/C 197/01) 80 Acte du conseil 2000/C 197/01 du 29 mai 2000 établissant, conformément à l’article 34 du traité de l’UE, la convention relative à l’entraide judiciaire en matière pénale entre les EM de l’UE 81 Interview de Madame CRISTAU, Vice-procureur à la JIRS de Paris occupe une place décisive dans la réussite de l’entraide. Le développement de relations personnelles de confiance, entre des acteurs motivés, permet bien souvent de débloquer des situations. A cet égard, un des points forts d’Eurojust est de permettre le rassemblement, à La Haye, des acteurs concernés par tel dossier qui pose difficulté. Les réunions successives, avec la possibilité de traduction simultanée, peuvent permettent de désamorcer les réticences des acteurs, parfois tentés de se livrer à une négociation afin de conserver un dossier dans le ressort de leur compétence82. Ainsi Madame Cristau n’hésite pas à comparer l’entraide judiciaire à une relation amoureuse : « il s’agit de l’entretenir quotidiennement ». Monsieur Peries, quant à lui, considère que 10 à 20% de son travail en tant que juge d’instruction à la JIRS Paris consiste à développer ces relations informelles. Par ailleurs, il est primordial que les acteurs de l’entraide reçoivent une formation appropriée concernant la lutte contre la traite des humains et la protection des victimes tant au niveau national qu’européen83. Celle-ci peut avoir lieu notamment dans le cadre du Réseau européen de formation judiciaire, promoteur principal de l’échange de savoir et des compétences. Autre exemple de mobilisation en vue de la sensibilisation des acteurs, un séminaire de formation à l'attention des magistrats roumains spécialisés dans la lutte contre la criminalité organisée a été organisé en 2010, avec pour but de créer un réseau de contacts directs et opérationnels entre les magistrats84. En outre, il semble essentiel d’investir plus de moyens au niveau de la formation des magistrats en langues, car cela est crucial pour développer de bonnes relations entre les acteurs de l’entraide85. Enfin, l’entraide judiciaire nécessite des acteurs spécialisés, disposant du temps et des moyens nécessaires. Certains Etats membres de l’Union Européenne ont d’ailleurs perfectionné leur organisation judiciaire en conséquent. Ainsi, en France, la loi du 9 mars 2004 a créé huit juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), regroupant des magistrats expérimentés, et pouvant recourir à des technologies modernes comme la visioconférence. Les JIRS disposent d’une compétence concurrente par rapport aux juridictions classiques, leurs critères de saisine étant les suivants : caractère international de l’affaire, particulière complexité, nécessaire mise en 82 Interview de Monsieur ABASSI, adjoint du membre national représentant à la France à Eurojust, audition du 6 mai 2011 83 Une des propositions de la Mission parlementaire française est celle de « mieux former et informer les forces de l’ordre et les magistrats qui travaillent sur la traite des êtres humains et le proxénétisme au recours à Eurojust et Europol »83. 84 Questions à Monsieur Eric PANLOUP, Conseiller Technique Régional en Europe du sud-est sur la lutte contre la Traite des êtres humains, Représentations permanentes de la France auprès des Organisations internationales à Vienne. 85 Interview de Madame NOEL, Juge d’instruction à la JIRS de Bordeaux œuvre de techniques d’enquête dérogatoires86... Depuis 1991, l’Italie connaît, quant à elle, un parquet national anti-mafia, permettant de centraliser les enquêtes et poursuites dans ce type de criminalité. Il représente, pour les magistrats français, un interlocuteur efficace. Ou encore, la Roumanie a mis en place, en 2001, le DIICOT c’est-à-dire la Direction d'Investigation des Infractions liées au Crime Organisé et au Terrorisme. Il rassemble des magistrats spécialement formés, travaillant en coopération étroite avec leurs homologues européens87. Ces initiatives sont la démonstration de la capacité d'adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité. Elles doivent être encouragées, de même que celle des acteurs extrajudiciaires, pour pouvoir se montrer volontariste et offensif face aux organisations criminelles transnationales de traite des êtres humains, dont le démantèlement est de plus en plus complexe. 2. Mobiliser les acteurs complémentaires à l’entraide judiciaire L’entraide judiciaire n’est qu’un aspect de la coopération pénale internationale, qui inclut également la coopération policière, mais aussi la société civile. La mobilisation de leurs professionnels est donc aussi cruciale pour lutter contre la traite à des fins d’exploitation sexuelle. La coopération policière (entre les services répressifs nationaux) peut se faire dans le cadre de l’entraide judiciaire (CRI avec déplacement d’enquêteurs, ECE…) mais aussi en amont et en complément de celle-ci. Elle permet la réalisation de certains actes à l’étranger (vérification d’adresse, filature88), et surtout l’échange entre services de police des informations qui sont à leur disposition, c’est-à-dire qui ne nécessitent pas un acte judiciaire pour être transmis et dont le champ varie d’un pays à l’autre (casier judiciaire, fichiers administratifs…). Plusieurs facilitateurs de la coopération policière ont été mis en place : officiers de liaison et attachés de sécurité intérieure, Interpol, système d’information Schengen89, Europol. Créé en 199590, 86 Audition de Madame CRISTAU, Vice-procureur à la JIRS de Paris. 87 Colloque Cour de cassation 22 janvier 2010. L’expérience roumaine - Dragos CHILEA, Avocat, ancien procureur 88 Art. 41 de la Convention d’application de l’Accord de Schengen du 14 juin 1985 entre les gouvernements des Etats de l’Union économique Benelux, de la RFA et de la RF relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes du 19 juin 1990 (CAAS). 89 Convention CAAS du 19 juin 1990. 90 Créé par l’acte du Conseil 95/C 316/01 du 26 juillet 1995 portant établissement de la convention sur la base de l’article K.3. du traité de l’Union européenne portant création d’un Office européen de police; il est devenu une agence de l’UE avec la décision du Conseil 2009/371/JAI du 6 avril 2009 portant création de l’Office européen de police (Europol). l’Office européen de police (Europol) apporte un soutien aux services répressifs en facilitant l’échange d’information et en fournissant des analyses criminelles opérationnelles des enquêtes en cours. Un fichier de données policières est entièrement consacré aux données recueillies dans des procédures relatives à la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle (nommé PHEONIX), ainsi qu’à la pornographie infantile sur internet (nommé TWINS). La Convention Schengen prévoit des dispositions strictes quant à la protection des données personnelles. Compte tenu de la complexification des canaux de coopération policière, la France a mis en place une section centrale de coopération opérationnelle de police (SCCOPOL), qui diffuse les demandes des services répressifs nationaux. Cette initiative qui pourrait être exportée dans d’autres Etats membres tend à encourager et à faciliter le recours aux outils de l’entraide. Mais cela nécessite également une évolution des pratiques et des mentalités des services, parfois réticents à partager leurs informations et à trop élargir le champ géographique de leurs investigations. La mise en place de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) permet par ailleurs de mobiliser des enquêteurs sensibilisés à cette forme de criminalité. Par ailleurs, il est essentiel d’intégrer les associations et organisations non gouvernementales à la coopération pénale internationale en vue de lutter contre la traite aux fins d’exploitation sexuelle, dans la mesure où elles jouent un rôle essentiel dans la détection de cette criminalité et la protection des victimes. Ceci peut se faire par exemple par l’organisation de tables rondes impliquant tous les acteurs ou par la conclusion d’accords entre autorités nationales et organisations non gouvernementales, et par l’apport d’un soutien financier indispensable à leur bon fonctionnement91. Conclusion Malgré une entraide judiciaire de plus en plus aboutie en matière de traite aux fins d’exploitation sexuelle, il convient sans cesse de la renforcer et de trouver des solutions novatrices, afin de surmonter les difficultés traditionnelles de l’entraide. 91 Interview de Madame Hélène DE RUGY, déléguée national de l’association l’Amicale du Nid, association française de prise en charge des victimes du proxénétisme Un pas supplémentaire pourrait être franchi, l’article 86 du Traité de Lisbonne 92 ouvrant la possibilité de créer un Parquet européen à partir d’Eurojust qui serait compétent pour rechercher, poursuivre et renvoyer en jugement les auteurs d’infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne. Le Conseil européen pourra étendre la compétence de ce dernier à la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transnationale (terrorisme, traite des êtres humains…) par une décision prise à l’unanimité. Ceci permettrait de remédier aux principales difficultés de la coopération en permettant un traitement unifié des infractions ainsi que l’élaboration dune politique pénale commune quant à cette criminalité toute particulière. Toutefois, sa mise en place laisse d’épineuses questions en suspens, sachant qu’il s’agirait pour les Etats membres d’un important abandon de souveraineté93. Tel est le principal obstacle a la construction d’un espace pénal européen. La lutte contre la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle doit être mise en lien avec les politiques globales de mouvements de population au sein de l’Union européenne94. Ce combat doit être intégré dans une action menée à l’échelle mondiale en associant les pays tiers à l’Union européenne. Mais développer les instruments d’entraide judiciaire hors de l’Union européenne représente un véritable défi tant cette dernière constitue en un exemple avancé d’intégration95. 92 Traité de Lisbonne modifiant le traité sur l'Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne, signé à Lisbonne le 13 décembre 2007, entré en vigueur le 1er décembre 2009 93 En ce sens, Peimane GHALEH-MARZBAN, Le parquet européen : l’utopie devient-t-elle enfin réalité ? , AJ Pénal 2010, p. 539 94 M-H. CHOU, The European Union and the Fight against Human Trafficking : Comprehensive or Contradicting ?, St Antony’s International Review, 2008 95 Document d’orientation générale sur le renforcement de la dimension extérieure de l’UE à l’échelle mondiale en faveur de la lutte contre la traite des êtres humains approuvé par le Conseil du 30 novembre 2009 BIBLIOGRAPHIE Ouvrages: - GALLAGHER Anne, The international law of human trafficking, 2010 - Quelles réformes pour l'espace pénal européen ? / édité par Gilles de KERCHOVE et Anne WEYEMBERGH, 2003 - ZIMMERMANN Robert, La coopération judiciaire internationale en matière pénale, 2004 Articles: - Pascal BEAUVAIS, Les acteurs institutionnels de l’espace pénal européen, Droit pénal n°9, Septembre 2010 - Peimane GHALEH-MARZBAN, Le parquet européen : l’utopie devient-t-elle enfin réalité ?, AJ Pénal 2010, p. 539 - Maurice WEYEMBERGH, L'Union européenne et la lutte contre la traite des êtres humains, Cahiers de droit européen (Bruxelles), 2000, p.215-251 - A.T. GALLAGHER and P. HOLMES, Developing an Effective Criminal Justice response to Human Trafficking : Lessons from the Front line, International Criminal Justice Review, 2008 Colloques : - Actes du Colloque « Identifier, protéger et prendre en charge les personnes victimes de la traite des êtres humains : Comment améliorer la coopération entre les acteurs ? » du 21 octobre 2010 à Maison du Barreau de Paris - « Lutter contre l’exploitation sexuelle, état des lieux, réflexions, propositions », Colloque à l’occasion du 60eme anniversaire de la Convention des Nations-Unies contre la traite des êtres humains et l’exploitation de la prostitution d’autrui, Cour de Cassation, Paris, 22 janvier 2010 Etudes et rapports : - Rapport de la mission d’information parlementaire de l’Assemblée nationale intitulé « Prostitution, l’exigence de responsabilité : en finir avec le mythe du plus vieux métier du monde" du 13 avril 2011.Rapport mondial sur la traite des personnes de l’UNODC (Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime), 2009 - Manuel à l’attention des parlementaires sur la Convention du Conseil de l’Europe de Varsovie sur la lutte contre la Traite des êtres humains de 2005, http://assembly.coe.int/committeedocs/2007/Trafficking-human-beings_F.pdf - Rapports d’Eurojust 2002 à 2010 - Rapport de l’OCRETH de 2010 - Aperçu de la coopération internationale de police, direction centrale de la police judiciaire, 2009 Sites internet : - www.eur-lex.europa.eu - www.europa.eu - www.eurojust.europa.eu - Intranet Justice France REMERCIEMENTS Nous adressons nos sincères remerciements à : - Monsieur CHARPENEL, France, avocat général près la Cour de cassation, président de la Fondation Scelles « Connaître, comprendre, combattre l’exploitation sexuelle ». - Madame CRISTAU, France, Vice-Procureur, Chef de la section Criminalité Organisée, JIRS, Parquet de Paris. - Monsieur PERIES, France, 1ier juge d’instruction, JIRS Paris. - Madame NOËL, juge d’instruction, JIRS Bordeaux. - Monsieur BELLET, France, chef du bureau de l’entraide pénale internationale (Ministère de la Justice et des Libertés). - Monsieur ABASSI, adjoint au membre national français à EUROJUST. - Monsieur SOURISSEAU, Commissaire de police directeur de l’OCRTEH. - Monsieur MICHEL, Commandant à la SCOPOL – Nanterre - Monsieur Alain GAUDINO, magistrat de liaison en Croatie - Madame Carla DEVEILLE-FONTINHA, magistrat de liaison au Brésil - Madame MOIRON-BRAUD, chef de la délégation aux victimes et à l’accès au droit Pour avoir répondu favorablement à nos demandes d'entretien et nous avoir fait part de leur expérience professionnelle dans le champ de la coopération judiciaire et policière en matière de lutte contre la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle.