Lettres françaises - Fondation Martin Bodmer

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Lettres françaises - Fondation Martin Bodmer
LES LETTRES FRANCAISES
Pays : France
Périodicité : Mensuel
Date : 09 JUIN 16
Page de l'article : p.6
Journaliste : Christophe Mercier
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Le Docteur Frankenstein
et sa Créature
Frankenstein créé des ténèbres
Gallimard/Fondation Martin Bodmer, 290 pages, 35 euros
F
rankenstein, le roman, est né en Suisse, à Cologny, au
bord du lac de Genève, au cours de l'été 1816, sous la
plume de la jeune Mary Shelley Depuis, la romancière a
été dévorée par le mythe qu'elle a enfanté, comme la créature
fabriquée par le Docteur Frankenstein avait détruit son créateur
Mary Shelley a écrit bien d'autres romans, certains fort
respectables, maîs las 1 D'elle, on ne lit que Frankenstein, on
ne cite que Frankenstein, et elle n'a même pas eu droit, l'an
passé, à une Pléiade « personnelle », son roman emblématique
servant d'enseigne à un volume anthologique sur le « roman gothique » Quant à savoir s'il s'agit bien d'un véritable « roman
gothique », surgeon tardif d'un genre en vogue quelque vingt
ans plus tôt, les spécialistes argumentent encore sur le sujet
Toujours est-il, gothique ou pas, que le roman a connu une
fortune unique et étonnante, due à des raisons multiples. la
personnalité de l'auteur, une toute jeune femme, épouse d'un
poète célèbre prématurément disparu dans des circonstances dramatiques (noyade), peu après la mort de deux de leurs enfants,
les conditions d'écriture (le roman résulte du pari, effectué par
Shelley, son épouse. Lord Byron et le médecin Polidori, d'écrire
un récit fantastique durant leur séjour commun à la villa Diodati), son exploitation cinématographique, enfin, notamment
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le fameux film de James Whale, en 1931, qui fit connaître Bons
Karloff, et fut doté d'une suite. Bride of Frankenstein, dont le
titre procède d'un étrange glissement sémantique, comme si
c'était le monstre lui-même, et non son créateur, qui portait le
nom de Frankenstein Un glissement sémantique entériné par la
culture populaire (« La nuit sans sa moumoute/Et ses dents à
la main/Elle tuerait la colique à Frankenstein », chantait Pierre
Perret dans Non, j'irai pas chez ma tante )
Le mythe qui l'entoure fait de l'ombre au roman, et il est difficile de le lire avec un œil neuf Tout d'abord, une constatation
on n'y trouve pas grand-chose des « topos » associés au « roman
gothique » • ni château médiéval, ni donjon, ni jeune fille terrorisée, dans une ambiance fantastique Ce que Frankenstein a de
plus « gothique », à première vue, c'est son décor de montagnes
grandioses, la vallée de Chamonrx, l'étendue blanche du glacier
sur lequel le Docteur Frankenstein retrouve sa Créature Maîs ces
lieux sont aussi des lieux romantiques et, plutôt qu'y voir l'ultime
avatar du « roman gothique », on pourrait dire de Frankenstein
qu'il s'agit d'une œuvre charnière, d'un pont entre le gothique et
un certain préromantisme (Senancour, Chateaubriand), faisant
une large part aux paysages, à l'osmose mentale entre la Nature
et les sentiments de l'homme.
Curieusement, Frankenstein a quelque chose de rousseauiste
la Créature du Docteur Frankenstein naît fondamentalement
bonne, avide de chaleur et de contacts humains, et c'est le rejet
dont elle est victime de la part des hommes (son créateur, pour
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Pays : France
Périodicité : Mensuel
Date : 09 JUIN 16
Page de l'article : p.6
Journaliste : Christophe Mercier
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commencer, qui s'enfuit devant sa laideur, la famille de paysans,
qu'elle protège secrètement avant de se voir chassée comme un
monstre), qui la rend sauvage et mauvaise Si. par la suite, elle
bascule dans le Mal, et cherche à détruire tous les proches du
Docteur Frankenstem, c'est afin d'obliger celui-ci à lui créer
une compagne, avec qui elle pourrait s'enfuir dans les étendues
sauvages du bout du monde Frankenstem peut être lu comme
une illustration romanesque des théories dè Rousseau sur la
bonté naturelle de l'homme
Serait-ce un sacrilège que de dire que Frankenstem n'est pas
un roman sans défauts9 La construction alambiquée (un jeune
Anglais spleenétique part à l'aventure dans l'Arctique, et y ren-
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contre le Docteur Frankenstem, épuisé par
sa poursuite de la Créature qu'il a engendrée, et le roman est essentiellement un long
flash-back, dans lequel le savant raconte son
histoire), ralentit sans grande utilité la mise en
place de l'action, ce qui est le cœur du livre
la Création du monstre, et sa lutte avec son
Créateur Toutes les lettres précédant le récit
du Docteur Frankenstem semblent une sorte
de long prologue, dans lequel on peut, autant
qu'une savante mise en perspective, voir les
tâtonnements d'une romancière en herbe
Maîs les tâtonnements d'une grande romancière dès lors que Frankenstem prend la
parole, et raconte son histoire, on comprend
que le roman ait engendré un tel mythe
Cette idée de la Créature due au génie d'un
homme et se révélant surhumaine, résistant
au froid, à la faim, à l'effort, à l'épuisement
et parvenant à retrouver son créateur, le
Docteur Frankenstem, où qu'il se soit réfugié, apparaissant sur la blancheur des
glaciers, gravissant les montagnes et les
pics comme un chamois, est une belle idée
romanesque, ce sont de telles scènes qui font
le prix du livre, lequel, globalement, donne
l'impression d'être inférieur à la somme de
ses meilleurs morceaux
Aujourd'hui, une exposition lui est consacrée, à Genève, dont le catalogue est publié
par les éditions Gallimard On passera sans
doute rapidement sur les textes savants dus
à des universitaires spécialistes de l'œuvre
et qui, aussi érudits soient-ils, ne sont pas
palpitants Maîs on s'attardera avec plaisir
sur la riche iconographie reproduction de
pages du manuscrit, photos des premières
éditions, gravures d'époque représentant le
monstre et, même, affiche d'une adaptation
théâtrale à Londres, dès 1823, qui témoigne du rapide succès du
roman, très vite ancré dans l'imaginaire populaire
Le plus émouvant, à mon sens, réside dans les gravures de la
maison Diodati, et dans l'unique photographie connue de la villa
louée par Shelley et son épouse, en contrebas de la villa Diodati,
et démolie depuis plus d'un siècle Ces lieux apaisés, ouvrant
sur un paysage enchanteur, sont lom de l'image sulfureuse et
survoltée qu'en a donnée Ken Russell dans son film Gothic,
et on se demande encore comment un roman aussi sombre et
angoissant a pu naître dans l'esprit d'une toute jeune femme en
villégiature en des lieux aussi lumineux
Christophe Mercier
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