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Représentations iconiques de l`Allemagne à travers les
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Représentations iconiques de l’Allemagne à
travers les photos de presse du journal Le Monde
(2005–2007) Analyse du couple franco-allemand
Andréas Rittau
Communication & langages / Volume 2008 / Issue 156 / June 2008, pp 91 - 102
DOI: 10.4074/S0336150008002081, Published online: 11 March 2009
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Andréas Rittau (2008). Représentations iconiques de l’Allemagne à travers les
photos de presse du journal Le Monde (2005–2007) Analyse du couple francoallemand. Communication & langages, 2008, pp 91-102 doi:10.4074/
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Représentations
iconiques de l’Allemagne
à travers les photos
de presse du journal
Le Monde (2005-2007)
Analyse du couple franco-allemand
PRÉSENTATION DU CORPUS1234
L’attention s’est focalisée sur des photos de presse parce
qu’elles ont tendance à augmenter aussi bien dans les
quotidiens ou les hebdomadaires que sur Internet. L’abondance d’images s’inscrit dans un courant d’esthétisation de
l’actualité reposant sur l’insertion de photos qui sont loin
de n’être que des éléments illustratifs d’information neutre.
Elles équivalent à des points de repère, à des témoignages, à
des objets de consommation. Leur tendance manifeste à
proliférer en accompagnement d’articles, constitue de plus
une réponse des rédactions à la défection des lecteurs
attirés par la presse gratuite.
1. Par exemple Stephanie Krapoth, France-Allemagne : représentations réciproques du lendemain de la Première Guerre mondiale au milieu des
années 1960. Manuels scolaires et journaux satiriques, thèse, 3 tomes,
Université de Franche-Comté, 2000 (partiellement publié dans : FranceAllemagne : du duel au duo, de Napoléon à nos jours, Privat, 2005) ; ou
Ursula Koch, Detlef Schröter, Pierre Albert (dir.), Deutsch-französische
Medienbilder/Images médiatiques franco-allemandes, Reinhard Fischer
Verlag, München, 1994.
ANDRÉAS RITTAU
Dans le cadre franco-allemand, de
nombreuses études se sont déjà vouées
aux représentations médiatiques
réciproques1 et en particulier au
portrait de l’Allemagne dans le journal
Le Monde2. En revanche, des études
basées uniquement sur un corpus de
visualisations s’avèrent plus rares3.
Elles n’en sont pourtant pas moins
dignes d’intérêt.
L’article ici présent analyse l’image de
l’Allemagne à travers des photos de
presse à partir d’un corpus constitué de
plus de deux cents photos du Monde4,
quelquefois répétitives, allant des élections législatives en Allemagne (2005) à
la prise de fonction présidentielle par
Nicolas Sarkozy en France (2007).
Après une présentation du champ
d’étude, quatre clichés photographiques seront extraits afin d’en
montrer un échantillon significatif.
2. Par exemple Dominique Herbet, « Le journal Le Monde et la campagne
électorale de Gerhard Schröder », dans Allemagne d’aujourd’hui, n° 163,
janvier-mars 2003, pp. 3-12 ; Martin Gerner, « Le journal Le Monde entre la
“question allemande” et l’unité allemande », dans Documents, Revue des
questions allemandes, n° 1, 1994, pp. 53-62 ; Christian M. Schmitz, Zwischen
Mythos und Aufkärung : Deutschland in der aussenpolitischen Berichterstattung der Zeitung „Le Monde“ (1963-1983), thèse de doctorat, Köln, Peter
Lang, Frankfurt am Main, 1990.
3. Par exemple Claire Aslangul, Représentations de la guerre chez les peintres,
graveurs et dessinateurs allemands au XXe siècle, dans le contexte européen.
Traditions, évolutions et ruptures dans les codes iconographiques, thèse,
2 tomes, EPHE, 2003.
4. Les visualisations englobent aussi caricature, publicité, reproduction de
tableau de peinture, tableau synoptique, etc.
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L’objectif poursuivi par cet article permettra, de « clarifier les fondements
de la connaissance dans la vie quotidienne » par « des objectivations des
processus subjectifs au travers desquels se construit le monde du sens commun
intersubjectif »5. L’objet d’étude (les représentations visuelles de l’Allemagne)
est d’autant plus complexe à cerner qu’il se déplace. Les affirmations confirmant un changement dans la société allemande vont croissant : « l’Allemagne
d’aujourd’hui, encore sous l’effet de l’unification, ne correspond plus aux
canons traditionnels6 (…), l’Allemagne a connu de profondes mutations qui
concernent les domaines essentiels de la politique étrangère, de l’économie et
de l’état providence »7. Il faut savoir que ces mutations vont de pair avec un
changement de style d’images constaté dans les journaux ; par conséquent les
représentations sont renouvelées par ce médium.
Tenter de détecter ce qui est pertinent à travers les nombreux clichés sélectionnés implique de procéder d’abord à un relevé très strict de toutes les photos
sans distinction (de taille par exemple). Il est possible de souligner aussitôt
l’extrême diversification des thématiques abordées. Certaines photos, naguère
encore impensables, ont fait leur réapparition (comme le drapeau allemand). Ces
photos varient dans leur présentation en dimensions, couleurs, types, emplacement sur la page, répétition, association de proximité, légende, choix de
l’instantané expressif : autant d’éléments indiciels significatifs qui dessinent, sous
nos yeux, tout en la modifiant, l’image de l’Allemagne actuelle ! Les étudier, c’est
déjà se diriger vers une prise de conscience de ces réalités culturelles allemandes
en mutation. Ces nouvelles représentations ne sont néanmoins pas détachées du
fonds culturel ancien, des constantes culturelles transmises au fil du temps. Elles
offrent un autre visage de manière à être plus acceptables dans le perpétuel
processus de redéfinition des cultures dû, à notre époque à l’ouverture interculturelle. De surcroît, ces images ne naissent pas non plus ex nihilo, elles sont reliées à
une tradition, des habitus, à une transmission acquise. Par conséquent, ces images
de l’Allemagne ne sont pas non plus silencieuses, elles sont le réceptacle de fortes
significations culturelles produisant des effets, et engagent des connexions en
réseaux.
Cet article prend assise sur deux grandes expositions innovantes (2005) entièrement consacrées à l’image de presse, respectivement à Karlsruhe et à Basel. Elles
insistent sur l’importance du rapport au visuel. L’une est issue de Peter Weibel,
associé au sociologue français Bruno Latour, qui posent, sur un plan visuel, les
problèmes des représentations dans les grands domaines de la société contemporaine : politique (les diverses allégories du gouvernement, dépouillement de votes
par exemple), consommation (produits des supermarchés), religion, objet et
design de l’industrie et de la technologie, la loi et le droit, l’esthétique, les inventions déterminantes, les médias8. La manière de procéder est convaincante : il est
5. Peter L. Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Armand Colin, 2006, p. 70.
6. C’est-à-dire les guerres, la puissance économique, etc.
7. Jacques-Pierre Gougeon, Allemagne : une puissance en mutation, Gallimard, Folio, 2006, p. 12
8. Peter Weibel und Bruno Latour (hrsg. von), Making things public, Atmospheres of Democracy, (catalogue de l’exposition du « Zentrum für Kunst und Medientechnologie », Karlsruhe, 2005, 1071 p.).
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possible d’exprimer une véritable réflexion sociétale à travers la dimension
visuelle.
Ce passage obligé par le visuel est encore amplifié par la seconde exposition
(Bâle) qui montre de manière plus formelle et plus systématique le rôle de
l’image dans la presse : place réservée dans l’espace de la page, composition de
la page, type d’image, photographe de presse, réseaux intericoniques, utilisation
et réutilisation d’un support, règles éthiques, complexité de la lecture, création
d’un climat d’accompagnement de la lecture, objet de consommation et, en
tant que tel, outil de l’intégration et du contrôle social9. Les deux expositions
s’imposent par la somme de mises au point, insistant bien sur le fait que le
moteur de la réflexion est l’attention portée à l’image comme support de signification. Ces deux expositions nous ont poussé, à notre tour, à reconsidérer le
statut sociétal des représentations iconiques de l’Allemagne10. De plus, des
travaux de recherche actuels permettent d’affirmer que des techniques méthodologiques existent, s’appuyant sur l’analyse interactionnelle à une échelle très
fine : « l’analyse microsociologique des interactions quotidiennes permet de
saisir, par le biais du langage, le savoir social et culturel sous-jacent et d’accéder
de la sorte aux procédés dont se servent en permanence les acteurs sociaux pour
construire le sens, organiser leurs interactions et pour résoudre des problèmes
communicatifs »11.
Lorsqu’on procède au dépouillement systématique des photographies du
Monde, l’effet produit est très différent de l’impression reçue lors de la lecture au
jour le jour. Tout d’abord, le nombre d’occurrences est très élevé particulièrement dans certaines périodes (le Mondial). Il est d’ores et déjà possible
d’affirmer que le sujet « Allemagne » mobilise en permanence les journalistes du
Monde. Les domaines ou angles de vue traités sont toutefois extrêmement variés.
Diversité qui intervient aussi bien dans la thématique, le cadrage, le type de
cliché, la couleur que dans la taille. Parmi ces nombreuses émanations, une
congruence reste cependant à détecter.
Les images en présence sont, en effet, loin d’être des illustrations statiques,
elles contribuent à forger et à remodeler les nouvelles représentations, tout en en
maintenant certaines comme immuables, appartenant au fonds culturel (tableaux
de C. D. Friedrich, Kaspar Hauser, Frauenkirche, etc.). Il arrive aussi que des
significations visuelles fortement reliées à l’Allemagne revirent vers le passé
douloureux sous une forme de tremplin, c’est-à-dire en revenant sur ce dernier, à
rebours, telles les camps de concentration, les destructions de la guerre ou les
images de guerre d’une manière plus générale.
9. Hartwig Fischer (Konservator), Covering the real, Kunst und Pressebild von Warhol bis Tillmans
(catalogue de l’exposition du Kunstmuseum Basel), 2005, 376 p.
10. De plus, le colloque « La trame des images. Histoires de l’illustration photographique », organisé
en 2006 par l’EHESS (Laboratoire d’histoire visuelle contemporaine) est à signaler dans la mesure où
il va dans un sens convergent en attachant de l’importance à « l’invention du récit de l’actualité par
l’image ».
11. Marion Perrefort, J’aimerais aimer parler allemand, Anthropos, 2001, p. 18.
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Classement
Les grands regroupements relèvent des domaines suivants : l’international (sport,
musique, phénomènes météorologiques), l’Europe comme la politique européenne et
l’actualité (élection de Mme Merkel), mais aussi le monde des médias comme la publicité (la voiture, la mode, les compagnies de voyage, etc.) et surtout enfin le culturel, pris
au sens large, incluant « l’invention du présent » dans le cadre des échanges francoallemands (exposition sur la nouvelle peinture allemande à Nîmes, par exemple).
Les rubriques non isotopes peuvent ensuite être classées comme suit :
• symboles (comme la porte de Brandebourg omniprésente, le drapeau fédéral, des
couleurs, les étoiles européennes). Ce registre augmente car la réalité quotidienne
s’apparente de plus en plus à l’ordre du symbolique ritualisé : scénographie lors des
manifestations publiques (objets symboliques, déguisements, slogans animés, etc.) ;
• métaphores explicatives « traitées », adaptées, comme l’image du « couple francoallemand », celle du portrait d’hommes politiques ou de célébrités de divers domaines,
l’agrandissement en taille de certains objets sur lesquels l’attention est habilement
attirée par des procédés formels tels l’énorme ballon au moment du Mondial ou
l’immense stade de Berlin semblable à une gigantesque soucoupe volante toute
bleue ;
• graphismes extrêmement nombreux : schémas, tableaux statistiques, cartes, enseignes
de produits, rappels de l’écriture gothique, logos (Deutsche Grammophon), titres de
livres connus et enluminés, affiches, marques (Volkswagen, Mercedes), etc. ;
• représentations esthétisées de l’actualité : effet de flou, décadrage, gros plan, objet
valorisant à proximité, montages ;
• retournements ou revirements vers d’anciennes valeurs négatives très connues et
bien mémorisées (type de prise de vue, choix des personnages, clins d’œil allusifs (par
exemple, des soldats allemands se livrant à des mises en scène macabres en Afghanistan en 2006) ;
• mythes modernes : Kaspar Hauser, Lili Marleen, les châteaux de Louis II de Bavière,
etc. ;
• reconnaissance par la présence d’un thème (cuisine allemande, par exemple).
Le relevé se regroupe encore en trois données comprenant les représentations référentielles rendant visibles ou compréhensives une information sur l’Allemagne. Viendraient
ensuite les représentations expressives qui utilisent davantage de procédés esthétiques
ou techniques pour s’exprimer. Enfin les représentations innovantes où de nouvelles
dimensions se font jour comme le Berlin postmoderne. D’anciennes représentations
vont se revalorisant comme la porte de Brandebourg.
Dans le cadre de cet article succinct, il est impossible d’envisager tous ces types
de représentations. On a extrait seulement quatre photos centrées sur la
chancelière Angela Merkel et le « couple franco-allemand ».
La grille d’analyse s’est arrêtée sur le repérage des grandes lignes organisatrices, relevés des formants (formes significatives principales), couleur et luminosité, rapport au texte, constat de signes graphiques divers et symboliques, place et
proximité, intericonicité12. Pour approcher les significations interculturelles des
représentations en présence ou en formation, il s’agit de poser une hypothèse de
travail en sachant que toute image, dans le cas d’une exposition à la langueculture étrangère, est représentative. Seront à rechercher ensuite les points perti12. La grille d’analyse a été élaborée à partir des travaux de Hans Belting (Bild-Anthropolgie : Entwürfe
für eine Bildwissenschaft, Wilhelm Fink Verlag, München, 2001), de Laurent Gervereau (Voir,
comprendre, analyser les images, La Découverte, 1996) et de Martine Joly (Introduction à l’analyse de
l’image, Nathan, 1993).
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nents de compréhension à ordonner de manière à ménager une progression. Une
confrontation des différentes données permettra de tirer les conclusions d’une
manière plus générale et les tendances qui se dégagent à la suite du traitement
technique.
QUATRE EXEMPLES-ESQUISSES SOMMAIRES SUR LE COUPLE FRANCO ALLEMAND
Cérémonie : Mme Merkel et M. Chirac commémorent la libération de Paris, Le Monde, 28 août 2006, p. 9,
14 x 10 cm, Jacques Brinon, AP.
C’est un fait bien établi maintenant, dans les habitus de la presse, que les
représentations des relations franco-allemandes s’affichent en terme de
« couple ». Ce couple a été stabilisé par Helmut Kohl et François Mitterrand se
tenant par la main en 1984 à Verdun. Depuis, de nombreuses variantes ont vu le
jour, en réaffirmant toujours la même métaphore symbolique13.
13. En Allemagne, les relations franco-allemandes sont évoquées d’une manière plus neutre qu’en
France où l’on parle sans cesse de « couple ». Ceci traduit une fois de plus l’habitude de considérer la
nation comme une personne (en France), une allégorie, identification qui a d’ailleurs commencé au
Moyen-Age, alors que la figure de Germania n’a été répandue qu’après la guerre franco-prussienne
pour disparaître à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les rapports entre la France et l’Allemagne ne
sont donc pas à l’abri de « poussées affectives » et les stéréotypes du passé pouvant à tout moment
resurgir et alimenter l’actualité. Sans nier le caractère exclusif de la relation franco-allemande, Joseph
Jurt (« Le couple franco-allemand », dans Jean-Noël Jeanneney (dir.), Une idée fausse est un fait vrai,
les stéréotypes nationaux en Europe, Odile Jacob, 2000, pp. 103-115) propose tout simplement de
renoncer au terme de « couple » pour éviter toutes les connotations affectives et dépasser le « nombrilisme binational » suggéré par cette notion, parce que le rapport entre les peuples diffère de celui entre
des individus et l’Europe reste avant tout une Europe des États-nations sans identité communautaire.
Ceci dit, les photos ont continué de se succéder. Nous présentons les dernières en date.
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L’image ci-dessus en montre une réalisation datant du 28 août 2006 : Angela
Merkel et Jacques Chirac reforment le couple de représentation. L’image est
cadrée sur une aire centrale entre deux lignes verticales formées par le sabre et le
tronc de l’arbre. Le couple est affirmé ensuite comme une symbolique politique
par la présence appuyée de deux uniformes que l’on peut identifier comme étant
à gauche, la garde républicaine et à droite, la musique de la gendarmerie nationale : ces deux personnages (garde républicain de l’Élysée et gendarme français)
encadrent, une seconde fois le « couple » en les présentant donc entre deux
symboles officiels français. Chacun des personnages tient dans la main droite un
objet : le sabre en position de rendre les honneurs, en gant blanc d’une part, une
trompette de l’autre.
Même sans aucune légende ni commentaire, cette photo est immédiatement
identifiable et compréhensible comme un support de représentation officielle. Le
plus frappant, si l’on considère cette fois les quatre personnages, c’est le jeu des
regards. Le couple est vu de profil, regards tournés vers la gauche, le visage entre
ombre et lumière, demi-teinte redoublée par les deux couleurs du feuillage entre
été et automne, ce qui accentue le phénomène. Les deux hommes en uniforme
militaire regardent, par contre, vers le lecteur « républicain » de l’image du
Monde. Les uniformes achèvent d’introduire une dimension institutionnelle qui
redouble la représentation initiale habituelle en l’insérant dans un volet plus cérémonial et plus protocolaire. L’objet du regard du couple « dans la même direction » n’est pas visible. Tous les autres formants présents sur le cliché renforcent
encore la visualisation bien cadrée sur les deux visages des représentants des deux
nations : les couleurs, la proximité, le cadre sur un plan américain. Tout concourt
à les associer car la sobriété de leurs costumes contraste avec les couleurs codées
des deux uniformes.
Reste à savoir si cette photo colorée, diffusée largement (anniversaire de la
libération de Paris) aura un impact ? Elle s’inscrit en tout cas dans une lignée
sans cesse réactivée. Elle n’est qu’une parmi les nombreuses autres. Toujours
est-il que la présentation même du couple a changé au cours des années (1984
et 2007), elle est toujours présente mais beaucoup plus secondée par les repérages officiels codés. En revanche, la présence d’une femme, Mme Merkel,
renforce encore le symbole bien ancré du couple. La solennité des deux regards
est bien soulignée par la proximité des uniformes. L’élément significatif reste
leurs regards plus que l’objet de ceux-ci. Le photographe a détourné l’intérêt du
lecteur sur le couple lui-même, objet de la signification sociétale qui retient
toute attention.
Il y a là en tout cas une esquisse qui démontre que la représentation francoallemande, sous forme de couple, est toujours aussi féconde. Elle s’établit telle
une présence sans cesse réactualisée.
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Le portrait : Angela Merkel, le 27 octobre au Bundestag, Le Monde, 22 novembre 2006, p. 10, 17 x 11 cm,
Michael Hanschke, EPA, SIPA.
L’Allemagne comme nation est souvent, quant à elle, représentée dans les
visualisations de presse française sous forme de portraits.
La photographie signée Michael Hansche, en date du 22 novembre 2006,
montre une Angela Merkel pensive. Photographiée au Bundestag en 2006, son
visage et ses mains, seuls visibles, forment un triangle. Du côté gauche du cadre,
la tête d’Angela Merkel s’appuie sur la main. Une large plage vide, noire semble
prolonger son regard. Seuls le visage et la chevelure blonde sont en pleine lumière
et forment un contraste avec le côté droit entièrement dans l’ombre. Le visage,
comme aspiré du côté gauche du cadre, se retrouve en position d’enluminure
comme si commençait dans cet espace libre quelque chose pouvant se déployer
dans le sens de l’écriture latine, de gauche à droite.
Les formants, dans les éléments en présence, montrent un redoublement des
deux éléments identificateurs (le visage et les mains) par un collier au cou pour le
visage et une montre au poignet pour la main. La main appuyée près de la bouche
est un geste de position réflexive. Le vêtement noir se confond dans l’ombre
général. On relève en succession significative le visage, la main, la montre et un
grand espace disponible (à 50 %) ménagé sur la partie droite de l’image. Cette
succession en fondu enchaîné est, bien entendu, une manière de suggérer la
notion du temps surtout lorsque l’on considère le rapport au titre : « Après une
année difficile… » qui signifie avenir encore incertain, inconnu. Ce visage
féminin est face à l’inconnu, encore lumineux et placé devant une tache d’ombre.
La Chancelière émerge en position réflexive et semble donc s’interroger tout
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comme nous l’interrogeons. Perplexité renforcée par le rapport texte/image. Le
prolongement de cet espace vide et noir existe de façon palpable. Enfin, l’image
s’inspire semble-t-il de la technique des portraits en clair/obscur des écoles du
nord (Rembrandt).
Cependant l’espace est ménagé, présent devant elle, mais qu’en adviendrat-il ? Telle est la question que peut se poser tout « lecteur » de cette photographie.
On le laisse volontairement dubitatif. Toujours est-il que cet espace vide existe bel
et bien : elle a du champ !
Photo in situ : Jacques Chirac et Angela Merkel lors du sommet dit « de Blaesheim »,
vendredi 23 février, au château de Meseberg, Le Monde 25 février 2007, p. 7, 17x11 cm,
Michel Urban, AFP.
La photo d’Angela Merkel et de Jacques Chirac est prise in situ, à proximité de
Berlin lors du sommet de Meseberg. Ce n’est pas le site du château de Meseberg
où s’est déroulé le sommet informel franco-allemand, qui est montré mais
uniquement un gros plan sur « le couple franco allemand » sous forme de deux
visages qui se rencontrent, celui d’Angela Merkel à droite et celui de Jacques
Chirac à gauche : tous deux vêtus d’une couleur sombre qui les unifie dans un
premier temps.
À peine aperçoit-on en arrière-plan deux couleurs, le jaune du côté de Jacques
Chirac et le bleu-vert du côté d’Angela Merkel. Deux coiffures, le sombre du côté
français et le blond du côté allemand. Encore perceptible une lignée de barres
parallèles en grisé sur un fond bleu-vert. Rien d’autre.
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La rencontre de deux visages nez à nez.
La photo encadre les deux visages vus de profil, rendant visible de part et d’autre
chevelure, oreille, joue, œil, menton et nez puisque le ton noir des vêtements
évite toute dispersion du regard. Le lecteur a vite fait d’entrevoir les deux profils
célèbres, de plus souriants. Le photographe intervient avant le baiser du « couple
franco-allemand » revenu soudain au premier plan de l’actualité14. Enfin,
l’élément marquant des deux visages reste le nez car ils sont nez à nez comme le
dit l’expression française. Les deux nez semblent se rivaliser tant ils sont proches.
Plusieurs grilles de lecture pourraient leur être attribuées15. Ils s’affichent, en tout
cas, en se confrontant d’autant plus que les deux personnages occupent strictement chacun la moitié de l’espace disponible dans le cadre.
Le titre : le lecteur se retourne vers le titre de l’article : « Airbus : Mme Merkel
et M. Chirac prônent l’équité ». Ce qui rapproche et divise à la fois l’Allemagne et
la France pour ce moment d’actualité, c’est l’affaire d’Airbus ; chacun tirant à hue
et à dia la restructuration à son avantage. D’où l’affrontement des deux nez
symboliques : œuvre du photographe. Plus de Berlin, plus de château, il ne reste
donc plus que deux nez représentant deux nations et non plus l’Europe en train
de s’unir… Cette Europe est pourtant toujours là l’espace d’un sourire, d’une
tension de deux yeux tolérants mais les deux nez sont trop apparents, plus
apparents que leur sourire et leur mimique, comme deux camps, deux nations en
rivalité ou en concurrence.
L’interaction se suspend l’espace d’une seconde pour la photographie. Interaction jamais achevée, un inachevé montré aux lecteurs du journal. L’Allemagne
et la France sont cependant toujours proches mais il existe bien des éléments de
résistance traduits par la dimension visuelle. Par cette photo, pour les lecteurs,
l’image habituelle franco-allemande demeure toujours présente en vainqueur. Les
deux pays sont une fois encore réunis malgré les différends. Le « couple » s’affiche
dans le dessin constitué par les deux profils hautement symboliques d’une étape
des échanges.
Une surprise attendait le lecteur du Monde le 18 mai 2007, en découvrant une
image du « couple franco-allemand » à une échelle totalement inhabituelle par
rapport aux photos précédentes. Le « couple franco-allemand », s’il occupe une
position presque centrale sur l’image, a diminué en taille.
Dans l’ordre de succession de la grille d’analyse les grandes lignes tracent une
grande pointe formant une diagonale pour s’arrêter sur une interrogation du
chemin à parcourir dans le sens de l’avant vers la droite d’abord (le sens de l’écriture) pour sembler revenir sur la gauche. Les formants sont réduits à deux
personnages dédoublés deux fois sur fond blanc. Les couleurs à signaler : blanc,
rouge, vert diffèrent des habituelles rouge, bleu, jaune des drapeaux conjugués. Le
sol est blanc lumineux. Les éléments à lire sont comme une écriture : la mise en
marche du « couple franco-allemand » sur une ligne rouge. Aucun détail n’est
lisible, mimique, gestes, allure. En revanche, tous les éléments de l’officialité sont
soulignés : le tapis rouge devenu une allée, l’estrade, les honneurs militaires, les
14. Le plan de restructuration d’Airbus est au cœur des discussions de Meseberg.
15. Par exemple le nez de Cyrano de Bergerac ou le nez moqueur et menteur de Pinocchio.
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La chancelière allemande Angela Merkel a accueilli le nouveau président de la République française,
Nicolas Sarkozy, mercredi 16 mai à Berlin, Le Monde, 18 mai 2007, p. 8, 17x11 cm, Axel Schmidt/AFP.
costumes noir et blanc. Il est impossible en revanche de distinguer les moindres
traits des visages de chacun. Tant le couple est confondu avec les autres éléments
comme si ce couple au lieu d’être fléché se dédoublait (3x2).
L’immense sol blanc crée un espace de vide autour du couple : le décor se
centre sur le sol (blanc, rouge, vert) qui se fait décor d’espace virtuel d’une règle
du jeu maintenant bien au point : l’obligation de faire « couple » qui se réécrit à
l’intérieur de l’article « Amitié sacrée ». S’agit-il d’un sacre, d’une suite, d’une
pose officielle ?
Cet instant arrêté du rituel de déambulation sur le damier blanc sur blanc
permet de s’interroger. Le « couple » est bien à nouveau soudé par l’entremise de
cette nouvelle photo mais quel contraste avec l’embrassade montrée le même jour
à la télévision ? L’arrêt sur image de ces deux personnages côte à côte est imperceptible, néanmoins présent par le soulignement de l’immense tapis rouge et l’accueil
avec les honneurs militaires. Il ne s’agit plus d’une fraternité ouverte mais d’un
protocole pris sur le vif où la mise en scène gestuelle est parfaitement codée.
On ne peut donc que se mettre en relais d’image à image (intericonicité) pour
analyser cette dernière image en pensant à la main dans la main de Kohl et
Mitterrand ou au nez à nez de Merkel-Chirac. Ici, le « couple » se réduit à
« Monsieur » et « Madame » présents sans visibilité particulière. À l’empressement de Nicolas Sarkozy de se rendre à Berlin répond la distanciation affichée
par les journalistes et par ce photographe de l’AFP ou plutôt par celui qui a opéré
ce choix parmi toutes les images disponibles16.
16. Nicolas Sarkozy avait souvent déclaré que la relation franco-allemande ne pourrait pas relever de
l’exclusive. Pourtant sa première démarche l’a conduit à Berlin. On sait par ailleurs que l’échange ne
s’est pas déroulé en toute harmonie et que la chancelière est extrêmement réservée sur les propositions de Nicolas Sarkozy en matière de relance européenne.
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Représentations iconiques de l’Allemagne
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De plus, l’image placée dans la page tout en hauteur sur la partie droite
augmente encore l’effet des grandes lignes formées par le déroulement du tapis et
le placement des personnages silhouettés sur l’échiquier…
*
En résumé, quatre images-aspects types ont été présentées : trois photos « officielles » des relations politiques franco-allemandes et enfin, une photo-portrait de
l’Allemagne (sous les traits d’Angela Merkel). Les présentations esquissées ne sont
que des exemples qu’il appartient de développer dans le cadre d’une synthèse
explicite. Par le biais de l’image qui s’est emparée du quotidien, il est possible
d’approcher de plus près les représentations de l’Allemagne et les représentations
franco-allemandes selon les références les plus variées. Ces quelques analyses
centrées sur le couple franco-allemand ne rendent pas compte de l’ensemble du
corpus dans lequel apparaissent aussi bien les anciennes représentations (les
guerres), les nouvelles (paysages de l’Allemagne de l’est) et des représentations
réhabilitées (la porte de Brandebourg). Cependant, un constat de convergence sera
fait dans le sens d’un renouvellement des supports d’expression d’un « pays en
pleine mutation » : « Depuis plusieurs années et de manière constante, la presse
allemande a rendu compte de cette évolution dans la définition et la perception de
l’Allemagne-puissance, contribuant à augmenter le degré d’acceptation de cette
mutation.17 » À retenir que cette affirmation est également valable pour les photos
de presse du journal Le Monde qui a changé sa formule en novembre 2005 dans le
sens d’une augmentation substantielle en nombre et en taille des images de presse.
Ces photos sont des tremplins de lecture où dans un premier temps le lecteur
jauge l’article en s’appuyant conjointement sur l’image et le titre. Ce même
lecteur peut d’ailleurs être en accord et en désaccord avec ce qui est retenu par la
direction du journal. Les images de presse aident à comprendre combien la
lecture s’est complexifiée ces dernières années en englobant non seulement de
nombreux types d’articles mais aussi les images (au-delà de la publicité), les
graphes, les logos, les symboles, etc.
Comme le pays lui-même au sein de l’Europe, l’image de l’Allemagne a
également changé, de même « ses lieux de lecture » davantage centrés sur les
médias et le quotidien. Tout d’abord, la « rubrique Allemagne » dans la presse
française (Le Monde) demeure toujours attractive pour les journalistes. L’Allemagne a pris, pour étape de la marque du temps, le visage d’Angela Merkel. Les
journaux ne se privent pas de multiplier les clichés en sachant que se dessine en
filigrane le changement : l’est et l’ouest confondus officiellement, Berlin capitale,
etc18. La France regarde l’Allemagne accélérer son rythme, une Allemagne qui se
17. Jacques-Pierre Gougeon, Allemagne : une puissance en mutation, op. cit., p. 365.
18. L’arrivée au pouvoir d’une génération de dirigeants dont presque aucun n’a connu la guerre :
nouvelle culture de la mémoire. Après avoir fait acte de contrition pour les crimes commis sous le
nazisme, les Allemands parlent de leurs propres douleurs (Günter Grass, Im Krebsgang, W. G. Sebald
Luftkrieg und Literatur, Christoph Hein Landnahme à propos des expulsés, l’ouvrage de l’historien
Jörg Friedrich Der Brand), commémoration du bombardement de Dresden, Martin Walser (dénonçant la routine de la culpabilisation, l’instrumentalisation d’Auschwitz : « Moralkeule »), inauguration
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change en muant. C’est le récit de la moisson des photographies sur supportpapier des journaux nationaux.
À la suite de ces photos de presse récentes, le lecteur du Monde regarde l’Allemagne autrement car le « couple franco-allemand » est devenu familier il a beaucoup évolué depuis Kohl et Mitterrand. La photo de presse ne se centre plus sur le
« couple » lui-même (se tenir par la main) mais sur sa ritualisation par différents
moyens, par exemple en plaçant l’objectif en hauteur (Chirac) ou au contraire en
éloignant la scène pour la rendre minuscule et au ras du sol.
Une société en mutation qui interroge en demandant à être reconnue dans une
nouvelle dimension, celle de la multiplication des photos qui représentent rapidement le quotidien, en réservant des plages importantes aux visualisations à
diffuser. Car la mémoire culturelle s’établit désormais également par le médium de
la photographie qui a été trop longtemps réduite au vertige de l’instantané au détriment de l’expressif qui fait sens19. Le visuel nous informe et nous forme à son tour
en prise directe, en contact direct même si les systèmes interprétatifs peuvent être
très différents. Le « couple franco allemand » a gagné en visibilité au-delà de la
barrière de la langue. Une large place est laissée, plus fréquemment à la présence de
l’Autre.
ANDRÉAS RITTAU
à Berlin du Mémorial aux victimes de la Shoah. Levée du « tabou militaire » (Bosnie, Kosovo,
Afghanistan, Finul), les écologistes se sont en partie réconciliés avec la Bundeswehr, transfert de la
capitale à Berlin (1999, République de Berlin), l’accession d’une femme à la chancellerie (Angela
Merkel), renouveau culturel, notamment en littérature et dans le cinéma, l’architecture moderniste à
Berlin, le passage à l’Euro, le quarantième anniversaire du traité d’Élysée (2003), la rétrospective à
Paris de peintres allemands comme Beckmann (2002), des expositions marquantes à Paris-Berlin :
« Marianne et Germania » (1997-1998), à Nîmes : « La nouvelle peinture allemande » (2005), à
Versailles : « Splendeurs de la cour de Saxe » (2005), le Mondial (2006), Otto Dix, Max Beckmann et
George Grosz au Musée Maillol (2007), etc…
19. Voir André Gunthert, Thierry Gervais, Pascal Ory, Actes du colloque « La trame des images.
Histoires de l’illustration photographique » (organisé par le Laboratoire d’histoire visuelle contemporaine, les 20-21 octobre 2006), EHESS, à paraître.
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