habiter et voisiner au grand âge - Observatoire Régional de la Santé

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habiter et voisiner au grand âge - Observatoire Régional de la Santé
HABITER ET VOISINER
AU GRAND ÂGE
RAPPORT D'ÉTUDE
Recherche financée par la
FONDATION DE FRANCE
ORSMIP
U INSERM 558
CIEU - CERS CNRS
Novembre 2002
Mantovani Jean – Clément Serge
Membrado Monique – Rolland-Dubreuil Christine
Bocquet Hélène – Drulhe Marcel
HABITER ET VOISINER AU GRAND AGE
SOMMAIRE
Présentation
a) Eléments de problématique générale
P
1
b) Choix méthodologiques
P
6
c) Au plan technique
P
9
Rapport de synthèse
Introduction
P 10
I - Aide et voisinage
P 13
II - Le voisinage comme indicateur de la vie sociale
P 23
- a) La vie sociale dans son aire d'habitat
P 23
- b) Une aire d'interconnaissance, mais préservation de l'espace intime
P 26
- c) Les relations de voisin à voisins
P 27
- d) Les spécificités du voisinage à la vieillesse
P 29
III - Conditions de l'habiter et condition du voisiner
P 33
- 1) La dimension du local
P 33
- 2) Temporalités et médiation
P 35
- 3) Trajectoires sociales et trajectoires résidentielles
P 36
- 4) Déprise et voisinage
P 40
IV - Quels enseignements pour l'action ?
De l'action a visée individuelle a l'action localisée
P 43
ANNEXES
P 48
I - QU'EST-CE QUE VOISINER ?
P 49
1. Le voisinage privilégié
P 49
2. Le voisinage comme collectif
P 51
3. La nature des relations de voisinage
P 54
II - VOISINAGE, DEPRISE ET MALADIE D'ALZHEIMER
P 60
1 - Des personnes à un stade avancé de la maladie,
aidants familiaux et voisinage.
P 61
2 - Des personnes qui ont récemment été diagnostiquées,
soutiens familiaux et voisinage
P 71
III - LOCALISATION, MODES DE SPATIALISATION
ET VOISINAGE
1 - De la nécessité de considérer des espaces localisés d'habitat
P 78
P 78
2 - Quelques modalités du voisiner dans les communes de la
périphérie toulousaine
P 85
IV - SERVICES PROFESSIONNELS ET VOISINAGE
P 97
1) Rappel de la démarche
P 97
2) Des constats
P 98
3) Les limites déclarées de l'association des voisins à une
démarche de service
P 102
4) Les services qui s'attachent à promouvoir les relations de voisinage
Caractères spécifiques
P 104
Monographies de services
P 107
PRÉSENTATION
a) Eléments de problématique générale
En quoi le thème des solidarités de voisinage constitue-t-il un objet pertinent pour la recherche
gérontologique ?
Une première réponse réside dans le fait de constater qu'il s'agit d'un aspect bien peu connu de
la condition du vieillir parce que très largement négligé (en particulier très peu considéré par la
littérature scientifique). En matière de soutien aux plus âgés, la recherche gérontologique s'est
beaucoup focalisée sur l'alternative entre aide familiale et aide professionnelle, en réduisant
souvent le soutien "informel" (non professionnel) au rôle des aidants familiaux, voire à celui du
seul "aidant principal", et le rôle des professionnels à l'aide instrumentale. Cette double
réduction traduit la priorité assez généralement accordée aux problématiques de la "prise en
charge des personnes âgées dépendantes", et le quasi-abandon dans lequel se trouvent celles qui
s'attachent aux solidarités de proximité, aux conditions sociales, relationnelles et territoriales,
susceptibles de participer à une prévention du vieillissement, à la sauvegarde des continuités de
vie des plus âgés.
L'analyse des relations de voisinage des personnes âgées, du soutien qu'apporte l'entourage non
familial et non professionnel, apparaît en mesure de combler une partie du déficit. Pour autant
que l'on ne réduise pas la question du "soutien" des voisins à l'étude des tâches instrumentales
qu'ils réalisent, et que l'on ne cherche pas à circonscrire a priori la définition du voisinage dans
des limites trop rigides, sur quoi les différents partenaires de la recherche se sont accordés dès la
phase de définition du projet commun.
Un second niveau de réponse renvoie à différents résultats de recherche, d'une part à l'échelle
européenne, d'autre part dans le contexte français et particulièrement en Midi-Pyrénées.
A qui revient-il d'assumer le soutien aux plus âgés ? Lorsque les études comparatives à large
échelle posent cette question dans les différents pays de l'Europe occidentale, les réponses
1
marquent un fort gradient Nord-Sud1. Les ressortissants des pays du Sud répondent
massivement : à la famille. Ceux des pays du Nord et plus particulièrement les Scandinaves
répondent quant à eux très majoritairement : aux services et autres formules spécifiques.
Lorsque l'on interroge par ailleurs les uns et les autres sur les relations que les plus âgés
considèrent comme essentielles pour eux, les premiers répondent encore massivement en
privilégiant les relations au sein de la famille, alors que les seconds désignent pour la plupart les
relations entre pairs non familiaux, voisins, connaissances et amis2.
Ainsi s'affirment deux contextes très contrastés, l'un à forte dominante familialiste, dans des
pays dont l'offre gérontologique est à ce jour très peu développée, et où la sociabilité/solidarité
de voisinage conserve une place seconde, l'autre préservant au contraire fortement l'autonomie
des générations familiales en mettant l'accent sur les relations intergénérationnelles de
proximité, sur fond d'offre spécifique très développée. Des cultures du vieillir, fondées sur des
idéaux, modèles et normes sociales assez nettement différenciées, que l'on aurait tort toutefois
de considérer comme figées.
Ce constat nous rappelle que les conditions du vieillir ne sont pas homogènes d'un contexte
territorial à un autre, vieillir n'est pas un simple processus pathologique linéaire qui se
comprendrait seulement au plan physiologique mais un processus inséparable des contextes
loco-régionaux, des conditions d'inscription des personnes vieillissantes dans leur société de
proximité, de l'histoire locale, des rapports entre les générations, des économies locales et des
conditions d'habitat, de la nature des services et de leur accessibilité.
Au regard du gradient Nord-Sud, la France occupe un rang intermédiaire, avec de nettes
disparités entre régions qui, si elles n'ont pas fait l'objet d'analyses systématiques,
transparaissent régulièrement derrière les recherches multi-sites. Le Sud-ouest agricole du pays
est souvent apparu et encore aujourd'hui, comme région de familialisme fort, ce que traduisaient
encore au début des années 90 à la fois des taux de cohabitation familiale intergénérationnelle
1
- VALETAS Marie France. Perception de politiques sociales publiques envers les personnes âgées dans l'Union
Européenne. Retraite et Société N°14. Octobre 2001. p. 116-129.
2
LENNARTSSON Carin, Social ties and health among the very old in Sweden, Research on aging, vol 21 n°5,
sept 1999, 657-681
2
très supérieurs à ceux des autres régions métropolitaines3, la place des aidants familiaux, une
tendance marquée à la familialisation des intervenants professionnels4...
Mais le monde agricole a connu des mutations majeures, dans le Sud-Ouest comme ailleurs, et
les générations actuelles de personnes âgées sont de moins en moins nombreuses à s'inscrire en
référence aux modèles de la paysannerie familiale. Les recherches récentes ont montré que la
norme familialiste tend à reculer face aux modèles du vieillir indépendant, fondés sur
l'autonomie de la personne ou du couple âgé vis à vis de leurs descendants, lesquels font ici
aussi une place plus marquée aux relations de proximité. Les résultats du dernier recensement
de la population sont venus confirmer ces évolutions, concernant par exemple la cohabitation
familiale.
Illustration : La cohabitation familiale : évolutions récentes en Midi Pyrénées
(entre les deux derniers recensements généraux de 1990 et 1999)
Au plan socio économique, on peut résumer les mutations en considérant que la
région a basculé d'un monde à forte composante agricole à un monde à forte
composante tertiaire. Parallèlement, au plan des solidarités, les normes de l'habiter
indépendant se sont nettement renforcées au détriment de la norme d'interdépendance entre les générations, qui caractérisait la famille agricole.
Si l'on définit les personnes âgées "cohabitantes" comme l'ensemble des personnes
de 75 ans ou plus qui ne vivent ni seules ni en "couple seul", des disparités intra
régionales observées sur la base des données du recensement général de 1990
apparaissent qui traduisent notamment :
- de fortes concentrations de "cohabitants" dans les secteurs ruraux du Gers
et du Tarn
3
CRIBIER Françoise : La cohabitation à l'époque de la retraite. Sociétés Contemporaines n°10, 1992
CLEMENT Serge, DRULHE Marcel. De l'offre rationalisée à une demande polymorphe, in Vieillir dans la Ville ,
L'Harmattan, 1992
4
3
- des secteurs de forte dépopulation où la cohabitation familiale est
sensiblement moins fréquente (les Pyrénées, de l'Ariège au Comminges, les parties
les plus excentrées du Lot et de l'Aveyron)
- Ainsi que la situation particulière des couronnes urbaines à la périphérie
des principales villes de la région (Toulouse, Muret, à un moindre degré,
Montauban, Auch…). Le péri-urbain se distingue alors par des taux de cohabitation
plus faibles que ceux des communes pôles, ces dernières se caractérisant ellesmêmes comme peu "cohabitantes", et nettement plus faibles que la moyenne
régionale..
La géographie régionale de la cohabitation familiale fait apparaître une déperdition
quasi-générale entre 1990 et 1999, souvent très marquée, même si quelques terroirs
agricoles relativement "préservés" conservent encore en 1999 des valeurs
comparables à celles de 1990. Seuls les secteurs des coteaux du Gers et du nord des
Hautes Pyrénées résistent de façon significative à la tendance générale à la
décohabitation familiale.
En moins d'une décennie, la cohabitation familiale des plus âgés a ainsi nettement
reculé, et plus particulièrement :
-
la cohabitation en "grands ménages" plurigénérationnels, et plus particulièrement des ménages composés de plusieurs familles (c'est à dire pour l'essentiel
les situations de cohabitation entre plusieurs générations de familles-couple).
-
celle des plus âgés, personnes "isolées" (célibataires, veufs ou veuves et autres
"hors famille", au sens de l'INSEE).
Inversement, les personnes qui vivent seules sont en nette augmentation, quel que
soit leur âge, l'augmentation la plus forte concernant toutefois les "ménages
couples" (ménages composés de deux conjoints seuls), effet premier de
l'accroissement de l'espérance de vie des hommes.
4
La part des personnes âgées de 75 ans et plus
vivant en "cohabitation" en 1990 et en 1999
(Données communales traitées par lissage géographique. Sont considérées comme "cohabitantes"
toutes les personnes qui vivent avec au moins une personne, apparentée ou non, autre que leur
conjoint)
5
Questionner les relations de sociabilité et de solidarité hors famille, et ainsi en premier lieu les
rapports de voisinage apparaissent donc de plus en plus nécessaire.
Enfin, à un moment où les problématiques de l'action marquent un intérêt renouvelé pour la
nature des interrelations ou interactions localisées, pour les dynamiques territoriales de
proximité (à travers la mise en place des Comités Locaux d'Information et de Coordination en
particulier), questionner les rapports de voisinage, et leurs formes d’articulation avec le soutien
familial et professionnel conduit à revisiter la question du local. Sur ce point, on verra que les
résultats de la recherche confirment ses hypothèses initiales : les formes individuelles du
voisiner apparaissent certes fonction des trajectoires sociales personnelles et familiales, mais
aussi et pour beaucoup des contextes locaux. Les plus âgés ne "voisinent" pas de la même façon
selon qu'ils résident dans une cité populaire d'habitat collectif, dans un quartier urbain, en
milieu rural ou dans une périphérie urbaine de villas et de pavillons. Chaque type d'habitat
localisé révèle des spécificités propres qui conditionnent également le recours aux
professionnels, la place et le rôle des aidants familiaux.
b) Choix méthodologiques
La contribution de l'équipe se proposait d'articuler deux approches :
1) Approche endogène et "localiste"
L'équipe dispose d'un important fonds monographique informatisé constitué à l'occasion de
diverses recherches menées entre 1992 et 2000.
Ces monographies (plus de 200) ont été réalisées, par entretiens croisés entre des personnes
âgées de 75 ans ou plus, un ou des aidants familiaux, un ou des proches non familiaux, des
intervenants professionnels. Les thèmes de recherche qui ont participé à la constitution de ce
corpus ont porté plus particulièrement sur :
- les relations d'aide entre intervention "informelle" et professionnelle, plus particulièrement
auprès des personnes âgées atteintes de démences séniles.
- vivre en ville à la vieillesse.
- Les objets techniques dans les échanges entre les vieilles personnes, leur entourage et les
services d'aide à domicile.
6
- les modèles et formes du vieillir entre formes centrées sur la famille et formes faisant une
place plus grande aux relations de sociabilité extra familiales.
Ces différentes recherches sur sites ont par ailleurs permis de caractériser des contextes locaux,
urbains ou ruraux, de quartiers ou bassins de vie, héritiers d'une histoire spécifique...
Ce premier volet de recherche a adopté le principe selon lequel la problématique du rôle joué
par le voisinage dans "l'aide" aux personnes âgées apparaît indissociable de celle du "dispositif"
d'aide considéré dans son ensemble, de celle du système de relation dans lequel s'inscrit la
vieille personne. Nous avons privilégié deux angles d'analyse :
a) une approche centrée sur la personne âgée et son entourage, sur le regard que
portent les personnes aidées et les personnes aidantes. Elle a cherché à préciser les modalités
d'intervention des voisins en termes de soutien aux plus âgés, mais aussi à mieux comprendre la
place et le sens que revêtent les relations de voisinage, à préciser différentes figures endogènes
du voisinage. Cette partie s'est attachée notamment à étudier la place comparée du voisinage au
regard de situations de plus ou moins grande "déprise" de la personne âgée.
b) une approche centrée sur le local et ses spécificités, afin de questionner le sens et la
portée des solidarités de voisinage, inter et infragénérationnelles, en empruntant non seulement
au regard de l'entourage "informel" de la personne mais aussi à celui des intervenants
professionnels. L'objectif était de préciser des figures plus exogènes du voisinage, dans
l'interaction entre demande et offre localisées.
Ce premier volet s'est fortement appuyé sur le fonds monographique disponible. Nous avons en
outre mis plusieurs autres recherches en cours au service d'un questionnement des relations de
voisinage. Nous donnerons le détail de nos sources en introduction des différents chapitres.
2) La prise en compte de la dimension du voisinage par les services spécifiques
Notre corpus comporte en outre une part de monographies réalisées dans le cadre de recherches
centrées sur :
- les modes et logiques d'intervention professionnelle
- les interactions entre services et la coordination des interventions.
- le rôle des professionnels, des associations et des politiques dans la production locale
de la vieillesse et des normes de l'action.
7
Ce second volet (cf. point 4 des annexes) s'attache à étudier :
- les modes de prise en compte de la dimension du voisinage par les services à domicile
(aide ménagère, SSIAD, instances de coordination, etc.)
- les formes développées dans le cadre de différentes formules qui s'attachent en Midi
Pyrénées à intégrer la dimension du voisinage dans une problématique de sauvegarde des
solidarités de proximité.
En termes de méthode, ce deuxième volet a fait appel non seulement au corpus disponible, mais
aussi à un ensemble de monographies complémentaires, réalisées auprès d'acteurs de différents
services rencontrés :
- soit dans le cadre d'une recherche menée en parallèle, portant sur les modalités de leur
intervention et les formes de médiation que les services contacts ont établies dans leur relation
aux personnes. Les structures étudiées (de l'ordre d'une dizaine d'entretiens en tout) ont fait
l'objet d'un questionnement spécifique portant sur leur prise en compte des relations de
voisinage. Il s'agit de services d'aide ménagère, de SIAD, de services de portage de repas et/ou
de téléalarme.
- soit à titre spécifique, et dans le cadre de la préparation de la rencontre du 7 mars 2002 à
Toulouse avec les représentants de cinq services de Midi Pyrénées. Les notes de la journée ont
également été mises à contribution.
L'ensemble du projet s'est attaché à alimenter une réflexion à caractère exploratoire et
opérationnel attentive aux conditions de développement des solidarités de proximité dans les
différents contextes socio-spatiaux
En cours de travail, notre questionnement s'est élargi plus encore que nous l'annoncions, des
voisins à l'ensemble des sociabilités, familiales et extrafamiliales (relations, pairs d'âge …).
Nous avons également renforcé notre prise en compte de la dimension des solidarités de
proximité, de la dimension du local, convaincus de plus en plus qu'il s'agit là de dimensions
essentielles dans la perspective d'une action.
8
c) Au plan technique
Le travail de relecture et d’analyse des entretiens préexistants a porté sur une centaine de
monographies empruntées à différentes études réalisées entre 1992 et 1999, études qui se sont
intéressées :
- aux relations d'aide auprès de personnes atteintes de démence sénile (recherche INSERM
1993 - Conseil Régional de Midi Pyrénées 1992)
- aux conditions du vieillir en ville "Vieillissement et espace urbain. Modes de
spatialisation et formes de déprise. PIR-Ville 1995)
- à des problématiques centrées à la fois sur les relations de proximité et sur les objets
techniques (notamment : Le produit technique dans les échanges entre les vieilles personnes,
leur entourage et les services d’aide à domicile. MiRe 1998)
- à différents prestataires de service (Services d’aide ménagère, SIAD...), et à leurs formes
d’intervention au domicile de la personne dépendantes (Etude “Réseaux et filières”. INSERM
1997 - “Résidences intégrées” MiRe 1998)
Apparitions non suscitées de voisins
Le premier stade de notre travail a consisté à repérer dans les entretiens les différents cas
d’apparition de voisins, ou plus largement de membres d’un entourage non familial.
Nous menons ce travail soit par relecture exhaustive des entretiens retranscrits, soit sur la base
d’un ensemble de mots clé que nous avons retenus en vue d’une recherche automatisée. Cette
liste a été constituée au cours de la première phase d’investigation et testée collectivement. On
s’y arrêtera un instant dans la mesure où elle comporte l’ensemble des termes qui se sont
révélés signaler une référence au voisinage (au sens large), et qu’elle est donc indicative des
formes de verbalisation des relations de voisinage.
Registre relations
Voisin
Ami
gens
quelqu'un
me dit
demand
copain
dame
connais
m'a dit
visit
invit
monsieur
monde
chez
la rue
commis
garder
fait faire
journal
commer
surveil
volet
Registre proximité
Habite
Registre "service rendu"
Courses
Aid
Jardin
Fenêtre
9
SOLIDARITES DE VOISINAGE
SYNTHESE
Introduction
Classiquement, la sociabilité des individus se mesure selon trois grandes dimensions : relations
avec la famille, avec les amis, avec les voisins. Parfois, on peut y ajouter les collègues, ou les
commerçants5. Non moins classiquement, la question de l’évolution des rapports de sociabilité
s’inscrit souvent dans une comparaison réduite à sociabilité familiale versus autre sociabilité.
Ainsi Edward Shorter6, qui étudie la « montée de la famille nucléaire » s’interroge : si une
famille « moderne » s’oppose à la famille d’Ancien Régime par l’étroitesse de ses liens (à la
place d’une famille à l’affectivité relâchée), c’est que les relations « communautaires » se sont
par contre distendues. Shorter fait l’inventaire de la baisse d’intensité sociale dans diverses
régions du monde moderne en montrant qu’au contraire les relations familiales deviennent plus
intenses. Exemple : « A Charleroi, neuf sur dix des familles interrogées déclarent rendre
fréquemment visite à des parents, alors que quatre seulement rendent visite à ‘des amis’ et
deux seulement à des voisins ou collègues de travail ». Ou, puisant dans les célèbres
monographies de villages français des années soixante7 : « il n’y a presque pas de vie sociale
organisée : chaque famille vit pour elle-même, sans aucun contact réel avec ses voisins, en
dehors des parents ». Il reconnaît que cette tendance générale est modulée selon la catégorie
sociale : « Bien sûr, il existe quand même des relations de sociabilité avec des non-parents. Et
les différences de classe (…) apparaissent dans les modèles contemporains ».
5
Blanpain Nathalie, Pan Ké Shon Jean-Louis, La sociabilité des personnes âgées, Insee Première n°644, mai 1999
Shorter Edward, Naissance de la famille moderne, Le Seuil, 1977.
7
Jollivet Marcel et Mendras Henri (sous la direction de), Les collectivités rurales françaises, Tome 1, Paris, A.
Colin, 1971
6
10
Laissons aux historiens le soin de trancher sur les évolutions sur le long terme, et plus
prudemment faisons l’hypothèse que de nouvelles formes de sociabilité se sont révélées ces
dernières décennies, tant sur le plan familial que du côté hors famille, en ne présupposant pas
obligatoirement un système de vase communiquant entre les deux. Il y a quarante ans,
Raymond Ledrut8 s’intéressait à la sociabilité d’habitat dans ce qu’on appelait alors les
« grands ensembles », déjà généralement stigmatisés pour la pauvreté de leur vie sociale. Il
évaluait, dans 9 cités de Toulouse, l’intensité des relations sociales (rapports avec autrui et
participation à la vie collective) et la pression sociale (perception des gênes diverses et
sentiment d’indépendance). Au-delà de l’intérêt de séparer ces deux dimensions, il constatait
l’importance des relations sociales, en soulignant par exemple : « Un quart des sujets
seulement déclarent que leurs voisins ne leur rendent aucun service ».
Si maintenant l’on s’intéresse à l’évolution des relations selon l’avancée en âge, après une
première baisse des relations à partir de 60 ans9 on constate une accélération de cette baisse sur
l’ensemble du réseau à partir des 8010 ans. Selon les données analysées par Blanpain et Pan Ké
Shon les relations de voisinage ne sont pas tellement plus touchées que les autres relations : en
nombre d’interlocuteurs au cours d’une semaine, si les femmes de 80 ans et plus n’ont au total
que 75% du réseau de celles de 70-74 ans, les voisins sont 70% à rester dans le réseau
(respectivement 70% et 64% pour les hommes). Même si les relations familiales subissent
moins d’érosion, on ne peut parler de recentrage sur la famille à ce niveau statistique.
En fait, si certains résultats sur le voisinage ont paru être contradictoires, c’est que les
indicateurs utilisés n’étaient pas les mêmes. Les recherches menées dans les années 50 en
Angleterre montraient qu’étaient déjà installées les normes du bon voisinage, que l’on
retrouve aisément aujourd’hui : on parle avec des voisins de la rue ou de la cité, mais on ne
rentre pas chez eux11. C’est la frontière de l’intime qui est ainsi tracée, très fortement énoncée
dans les discours, même si sur le plan concret des aménagements s’opèrent. Le portrait du bon
voisin, pour les vieilles personnes, établi par Townsend en 195712 paraît, selon nos enquêtes,
8
Ledrut Raymond, Sociabilité d’habitat et structure urbaine, Cahiers Internationaux de Sociologie, 1962
INSEE Enquête relations de la vie quotidienne et isolement, EPCV mai 1997.
10
Blanpain et Pan Ké Shon op.cit.
11
Phillipson Chris, Bernard Miriam, Phillips Judith and Ogg Jim, Older people’experiences of community life:
patterns of neighbouring in three urban areas, The Sociological Review vol 47 n°4 nov 1999.
12
Philipson et alii op cit
9
11
toujours en vigueur : « Il ou plutôt elle, est quelqu’un qui n’attend pas de passer du temps chez
vous ou vient fourrer son nez dans vos affaires, qui échange des mots de politesse dans la rue
ou par dessus la barrière du jardin, qui ne fait pas beaucoup de bruit, qui peut fournir une
goutte de vinaigre ou une pincée de sel si vous êtes à court, et qui avertit votre famille ou le
docteur en cas d’urgence. Le bon rôle du voisin est qu’il est un intermédiaire (…) (Il) est le
"passeur" (go-between), passant les nouvelles d’une famille à l’autre, d’un ménage à l’autre.
Son rôle est fait de communication, pas d’intimité »13.
Si parfois dans le Sud Ouest de la France, caractérisé par son « familialisme »14, les entretiens
donnent l’impression que lorsque les relations avec la famille sont privilégiées les rapports
avec le voisinage sont déclarés beaucoup plus faibles, on doit se garder d’une appréciation
quantitative. Les normes peuvent être différentes d’un individu à l’autre, et l’insistance sur les
normes peut masquer les pratiques effectives. Au-delà des normes énoncées souvent
abruptement (« les voisins, c’est bonjour-bonsoir et c’est tout ») les entretiens non centrés sur
la question des voisins révèlent d’autres types de relations. Pour ce qui est du vieillissement
deux frontières partagent les rapports de sociabilité : l’une passe entre l’espace intime et
l’espace public, l’autre entre les rapports d’interdépendance ou de dépendance aux autres et les
rapports d’indépendance. Ces deux frontières ne sont pas superposables, mais sont
constamment posées et négociées lorsqu’il s’agit d’envisager les relations de voisinage et les
difficultés liées au vieillissement des personnes. C’est ainsi que la problématique de l’aide se
combine fort peu avec celle des relations de voisinage, et qu’il nous faut revenir sur le sens que
prend la vie sociale dans son aire d’habitat au moment de la vieillesse. C’est sans doute
l’analyse des trajectoires de vie et d’habitat qui permet en fin de compte de mieux comprendre
ce qu’il est possible d’envisager comme type de soutien dans un lieu d’habitat particulier.
13
c’est nous qui traduisons
C’est, au-delà des enquêtes qualitatives, qui offrent pour une part des personnes interrogées, des témoignages de
valeurs familiales fortes, des indicateurs comme le plus fort taux français de cohabitation, ou… la proportion la
plus forte de ménages passant plus de 1/2 heure au repas du soir qui distinguent le sud ouest de la France (42%
contre 19% dans la région Nord Picardie par exemple), in Volatier Jean-Luc Le repas traditionnel se porte bien,
CREDOC Consommation et modes de vie n°132 janvier 1999)
14
12
I. Aide et voisinage
Les formes que prennent les relations de voisinage semblent en effet appartenir à un autre
registre que les types de relations engagées dans une problématique de soutien social et tout
particulièrement de l’aide.
Les recherches sur « l’aide » à la vieillesse ont contribué, par l’emploi même d’une notion
importée du monde des professionnels et relayée par les politiques publiques, à forger des
représentations de la vieillesse comme « dépendance » et comme moment de la vie susceptible
d’appeler une « prise en charge »15. La notion d’aide, de manière générale, est insatisfaisante,
dans le sens où elle ne retient d’une situation relationnelle que la dimension instrumentale en
même temps que son unilatéralité16. Les rencontres auprès des personnes vieillissantes ont
permis d’éclairer et de montrer les limites d’une notion qui a conquis le champ de la vieillesse.
En effet, elles ont pu nous permettre d’opérer au moins deux constats : d’une part, l’entrée par
la problématique de l’aide ou du soutien invisibilise les voisins ou en tout cas ne suscite pas de
propos sur le voisinage alors qu’elle met en avant l’entourage familial principalement ; on a pu
voir au contraire les voisins entrer en scène dans des recherches qui portaient d’abord sur les
modes de spatialisation et les pratiques de la ville17. D’autre part, quand les voisins
apparaissent, dans leur désignation comme dans leurs actes, ils ne sont pas « aidants ». Il
semble donc qu’il y ait incompatibilité entre les relations d’aide et les relations de voisinage.
S’il est pertinent d’interroger la manière dont nous construisons nos objets de recherche, il
convient d’approfondir les effets induits par ce qui ressemble à une forme d’imposition de
problématique.
15
Clément Serge, Lavoie Jean-Pierre, L’interface formel-informel : au confluent de rationalités
divergentes, in Personnes âgées dépendantes en France et au Québec. Qualité de vie, pratiques et
politiques. Editeurs scientifiques : J-C Henrard, O. Firbank, S. Clément, M. Frossard, J-P. Lavoie, A.
Vezina, Editions INSERM, Paris, 2001.
16
Membrado Monique, L’identité de l’aidant-e : entre filiation et autonomie, un autre regard sur la vieillesse,
Gérontologie et Société, La galaxie des aidants, n°89, juin1999, 117-134.
17
Clément Serge, Mantovani Jean, Membrado Monique, Vieillissement et Espaces urbains, modes de
spatialisation et formes de déprise, recherche financée par le PIRVilles-CNRS, CIEU, UTM et CJF INSERM
9406, Septembre 1995, Toulouse
13
Si l’expression normative du « chacun chez soi » est opérante et agit d’ailleurs
indépendamment de l’âge des personnes interrogées, dans les enquêtes d’habitat notamment,
elle est cependant rapidement mise à distance dans la suite des entretiens. Ne faut-il pas voir
plutôt dans cette incompatibilité entre aide et voisinage un effet de l’interprétation de la notion
même d’aide d’une part et de la définition des relations de voisinage d’autre part ?
Demander à quelqu’un s’il ou si elle apporte du soutien, de l’aide, suscite en général plus de
propos que de lui demander s’il ou elle reçoit de l’aide. Reconnaître l’apport d’autrui amène la
personne à se dire limitée dans certaines activités, dans une situation d’incapacité et en
définitive de « dépendance ». La situation de dépendance peut être mal vécue si elle est
définitive ou perçue comme telle et surtout si elle ne peut donner lieu à un « contre-don »18. On
ne peut indéfiniment accumuler de la dette sans se sentir redevable et sans chercher à « rétablir
l’égalité ». Les travaux sur la vieillesse qui ont pris en compte la dimension
intergénérationnelle des relations entre ascendants et descendants ont montré combien le
soutien aux anciens s’inscrivait dans une histoire familiale où les liens prenaient sens sur la
longue durée. Le « rétablissement de l’égalité » peut s’effectuer alors en différé, au moment où
le sens de la relation s’inverse.
De plus, analyser une situation d’aide est particulièrement complexe puisque le sens qui lui est
attribué peut différer non seulement selon la personne qui « reçoit », mais aussi selon, entre
autres, la qualité, le statut de la personne « donatrice ». C’est ainsi qu’il est généralement
admis, excepté certains contextes familiaux, que l’aide d’un membre de la famille est plus
facilement acceptée que celle qui est proposée par une personne de l’entourage non familial.
D’une certaine manière, la famille se doit d’aider ses membres. Cette « obligation » s’inscrit
comme un devoir moral ; il s’agit en quelque sorte d’une contrainte « naturalisée » dont on sait
qu’elle est « incorporée » diversement selon les modèles familiaux, les contextes sociaux,
géographiques et politiques et les époques. Il convient de souligner que cette incorporation de
l’assignation à l’aide familiale est particulièrement sexuée, ce qui est un acquis principal de
l’ensemble des travaux sur la vieillesse qui viennent enrichir les recherches dans le champ du
18
Bloch Françoise, Buisson Monique, “Du don à la dette : la construction du lien social familial ”, revue du mauss
n°11, 1991 : 55-71.
Bloch Françoise, Buisson Monique, « La circulation du don entre générations, ou comment reçoit-on? »,
Communications : 59, 1994, 55-71.
14
travail domestique et de soin19. De cette donnée découle un effet de « naturalisation » des
relations qui fait que les attentes seront plus fortes suivant le sexe de la personne
potentiellement sollicitée, de même qu’une hiérarchie s’établit suivant la place occupée par la
personne « aidante » dans le système familial. Le sentiment d’imposition, quelles que soient les
formes qu’il puisse prendre dans l’actualisation de la relation, est, dans ces cas là, redoublé. On
peut relever l’efficacité de cette naturalisation de l’aide familiale à la fois chez les personnes
rencontrées et chez les professionnels du maintien à domicile. Pour le premier point, ces
propos d’un homme de 86 ans, ancien militaire et originaire d’Afrique du Nord, traduisent la
force de la tradition et des normes familiales et sociales : « Les enfants oui, et heureusement
que je les ai. Et je vais vous dire j’aime les garçons aussi, mais surtout la fille, il faut une fille
(…) Quand on est vieux, c’est la fille qu’il faut (…) Oui elle me disait l’autre jour ‘je vais être
ta mère maintenant, après être ta fille je vais être ta mère, et tu feras ce que je te dis’ ; oui je
t’écoute, ne t’en fais pas je t’écoute, je vais me fier à toi (…) »20. Cette forme de relation qui
confine à l’aliénation est ici particulièrement exemplaire du caractère contraignant, enfermant
que peuvent revêtir les liens de parenté. « Pour saisir l’esprit de la parenté, il faut avant tout
prendre en considération la dimension temporelle : la durée d’une vie, la durée des générations.
Le sens des relations se construit dans le temps… Les relations sont ainsi tracées dans le cadre
de normes, fondées sur des attentes réciproques »21. On pourrait définir la parenté comme un
ensemble de liens construits dans le cadre d’une contrainte (plus ou moins) négociée. La
prégnance des modèles est à l’œuvre également chez les professionnels qui, comme on a pu
l’observer, naturalisent les relations mères-filles au point de ne pas entendre le refus d’une fille
de s’occuper de sa mère22 ou encore ignorent la dimension sociale de la division sexuée du
travail et des tâches au point de répartir inégalement le soutien entre les hommes et les
femmes23.
19
Entre autres, Chabaud Danièle, Fougeyrollas Dominique, Espace et temps du travail domestique, Paris,
Méridiens, 1985.
Cresson Geneviève, Le travail domestique de santé, Paris, L’harmattan, 1995.
20
Clément Serge, Mantovani Jean, Membrado Monique, Vivre la ville à la vieillesse : se ménager et se risquer. Les
Annales de la Recherche Urbaine n°73, 1996
21
Segalen Martine, Sociologie de la famille, Paris : Armand Colin, coll.U, 1993.
22
Clément Serge, “ L’aide informelle visible et invisible ” IN S, AYME (et alii) Handicap et vieillissement :
politiques publiques et pratiques sociales, Paris, INSERM, 1996: 197-204.
23
Bocquet Hélène, Berthier François, Grand Alain, L'aide apportée aux personnes âgées dépendantes par les épouses, les
filles et les belle-filles, Revue de Santé Publique, n°3, novembre, 1994.
15
L’aide, le soutien relèvent du registre du « caring », de la production domestique de santé. De
nombreux auteurs ont montré comment, dans le cadre de la contrainte morale des obligations
familiales, les activités et les tâches de soutien présentent un certain type de caractéristiques
propres à l’univers du travail domestique24. Nous utiliserons la typologie de Déchaux25 qui
présente l’avantage d’être systématisée. Pour qualifier la relation de service au sein de la
parenté, l’auteur repère cinq dimensions : la plasticité, qui relève d’une adaptation aux besoins
définis qualitativement par des rythmes, des caractères propres à la personne aidée, - la
polyvalence, qui définit bien les multiples tâches sollicitées par l’accomplissement du travail
domestique (soutien matériel, affectif, garde d’enfants, soins…) - la confiance, nécessaire dans
l’intrusion des affaires privées, - l’accessibilité qui suppose acquise la proximité géographique
ou affective, en même temps que la disponibilité qui appartient au registre du droit et du
devoir moral- la gratuité, propre au système d’échanges dans la parenté mais qui peut être
soumise au jeu de la contrepartie, ou du contre – don26. Cet ensemble de qualités qui fait
l’originalité du travail domestique familial accompli principalement par les femmes et qui fait
aussi que le travail d’aide professionnel ne peut s’y substituer entièrement, repose sur des
formes de négociation au sein de la parenté et des procédés de « désignation »27 inscrits dans
une histoire familiale et sociale.
Peut-on trouver ces qualités dans les relations de voisinage ? Si l’on se réfère à la définition
qu’en donne Claire Bidart28, on perçoit bien que ce qui qualifie ces relations, cette sociabilité
principalement rattachée à un espace, des lieux, c’est essentiellement leur dimension non
structurelle, non contraignante au sens où chacun peut jouer avec l’image du voisin.
L’auteure oppose ailleurs ces formes de sociabilité non obligées qui caractérisent les liens de
quartier à celles qui régissent le monde de l’entreprise bien plus codifié : « celui-ci (le milieu
du travail) en effet a la particularité de ne pas autoriser l’invisibilité, d’interpeller forcément le
24
Favrot Geneviève, Soins familiaux ou soins professionnels, In : KAUFFMAN J.C (Dir), Faire ou faire-faire ?
Famille et services, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 1996, 248 p.
Clément Serge, Drulhe Marcel, De l’offre rationalisée à une demande polymorphe, In : Vieillir dans la ville, Paris,
L’Harmattan, 1992, 127-150.
25
Déchaux Jean-Hugues, Les services dans la parenté : fonction, régulation, effets, (39-54). In : Kauffman J-C
(Dir), Faire ou faire-faire ? Famille et services, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 1996, 248p.
26
Nous empruntons la typologie à l’auteur en l’interprétant librement, op.cit. 44-45-46.
27
Clément serge, Grand Alain, Grand Filaire Arlette, Aide aux personnes vieillissantes, (163-189). In : Henrard jJC, Clément S, Derriennic F (Dir), Vieillissement, Santé, Société : Paris, INSERM, 1996, 243 p.
16
travailleur et de l’obliger à se situer, à gérer des relations sociales. Dans un quartier par contre,
on peut rester isolé, maintenir le vide relationnel. Le milieu de travail impose une contrainte de
sociabilité collective avec obligation de faire un choix d’appariement »29. Les règles de « bon
voisinage » existent, mais elles ne sont pas soumises par définition aux contraintes d’un monde
plus ou moins fermé comme celui de l’entreprise ou celui de la famille. Elles sont caractérisées
d’une certaine manière par leur légèreté et leur respect de l’intimité, leur absence d’intrusion
dans les affaires privées. La norme rejoint en quelque sorte les pratiques si l’on reprend la
définition ci-dessus citée de Townsend : le rôle du « bon voisin » est fait de communication,
pas d’intimité30. C’est un portrait que nous retrouvons en partie dans les entretiens d’une
population âgée de 75 ans et plus du « tout venant », mais qui ne recouvre pas totalement les
définitions plus ou moins explicites qu’elle en donne. Cependant, le côté informel, non
structurel des relations de voisinage est ce qui les différencie essentiellement et des liens
d’amitié et des liens de famille : « les rapports de voisinage correspondent à des relations qui
ne demandent que peu de coordination avec autrui et par là même peu de négociation » (Ulf
Hannerz cité par Claire Bidart). Un travail de "bonne distance" est réalisé entre voisins selon ce
que chacun attend de l’autre. Et cela sur un plan général : les vieux voisinent comme les
autres.
Si l’on tente de faire un inventaire des formes de voisiner, on assiste à une sorte de gradation :
d’une moindre implication, « j’ai de bons voisins », qui repose sur le constat d’une proximité
résidentielle qui peut simplement relever de « l’anodin qualifiant »31, on peut passer à une
forme plus relationnelle qui va de l’échange de propos à la conversation puis à l’échange
d’objets ou de services. La forme la plus achevée de l’implication étant l’entraide qui peut
selon les situations se définir par certains et plus par certaines comme du « souci des autres » :
« je m’occupe de ce voisin ou cette voisine ». Cependant, l’entraide n’est pas l’aide, et encore
une fois ces propos sont tenus plus par celui ou celle qui donne que par le ou la « donataire ».
Cette conversation entre une personne de 92 ans et sa voisine, (en présence de l’enquêtrice) est
28
Bidart Claire, L’amitié, un lien social, La Découverte, 1997.
Bidart Claire, Sociabilités : quelques variables, Revue Française de Sociologie, XXIX, 1988, 621-648.
30
Philippson.et alii, op cit
31
Selon les termes de Kauffman in Kaufmann Jean-Claude, La chaleur du foyer, Méridiens Klincksieck, 1988.
29
17
particulièrement révélatrice de l’ambivalence et de la complexité des rapports entre aide et
voisinage :
(Arrivée de la voisine, Mme P qui voit que Mme L n'a pas pris ses médicaments, elle la
"gronde")
E: Prenez les Me L. Vous voyez elle vient vous surveiller Mme P.
P : Je suis sa voisine, je ne suis pas une employée
L : Ce n'est pas une employée, mais elle vient me fermer les fenêtres.
P : Mais je fais plus qu'une employée, je le fais pour ma voisine.
La fonction instrumentale de l’aide qu’évoque le fait de « surveiller » n’est pas reconnue par la
voisine qui fait plus qu’une « employée ». Etre voisine insère les gestes dans le registre de
l’informel, du non codifiable : « je le fais pour ma voisine ». Cependant pour Me L le rôle de
Me P la voisine est plus ambigu. « Fermer les fenêtres » est-ce bien le rôle d’une voisine ?
L’histoire de Me L peu investie dans les relations familiales permettrait de mieux comprendre
ces propos. C’est une femme indépendante qui répugne à dire qu’elle ne se suffit pas et ne se
reconnaît que dans l’entraide et la réciprocité des services. Cette expression au sujet d’une
hospitalisation est exemplaire :
" la voisine m'a accompagnée, la pauvre! (...) Elle venait deux fois par semaine, remarquez
c'est une femme seule, ça lui faisait une promenade, parce qu'elle aime circuler(...)". Ainsi,
d’une certaine manière l’égalité est rétablie.
Parmi les figures du voisiner que nous avons fait émerger, celle que nous venons de décrire
relève de la figure du « voisin ou la voisine privilégié-e ». Ce voisin, cette voisine, réalise en
général plusieurs activités chez la personne, dont certaines apparaissent comme des "services",
et presque jamais comme des aides, du moins du point de vue de la vieille personne. Les
entretiens développent peu l’histoire de cette relation, on ne peut donc rien dire sur le rôle de la
durée de voisinage dans le choix du voisin privilégié. On peut penser que ce choix est
davantage circonstanciel qu’il ne repose obligatoirement sur une longue relation. Dans la
grande majorité des cas, ces voisin(e)s sont des personnes seules, soit veuves ou veufs, soit
célibataires.
Pour d’autres, le voisinage apparaît plus comme collectif. Le voisinage perçu comme
collectif ajoute à la dimension de la proximité celle d’un espace d’appartenance commun à la
18
personne qui parle et ceux qu’elle désigne comme voisins. Il s’agit d’un espace public
approprié et d’un espace d’expérience commune. Un espace d’interconnaissance qui peut être
dans certain cas sollicité. C’est par le qualificatif de "gentil" que l’on caractérise le voisinage
apprécié, avec lequel on peut entretenir des relations de niveaux très divers, pas forcément par
le biais de services rendus. Mais ce bon voisinage peut permettre des services occasionnels, et,
beaucoup plus rarement, être considéré comme un réservoir de services. Les échanges effectués
ne sont pas fondamentalement différents de ceux réalisés avec le voisin privilégié pour les
personnes qui en ont un : la gestion du courrier (en cas d’absence), les courses (mais ici moins
régulièrement), relever une personne qui a chuté, tenir compagnie, s’occuper des chats,
échanger les journaux. Si on ajoute les personnes qui "bénéficient" d’un voisin privilégié à
celles qui occasionnellement échangent avec des voisins ou qui sollicitent plus régulièrement
un réseau de voisins, on peut compter environ les 3/4 des personnes qui évoquent des relations
de voisinage positives au cours de ces entretiens. Rares apparaissent les personnes qui font
appel à une aide dans l’ensemble de leur réseau de voisinage : d’une part parce que pour
beaucoup le besoin d’aide n’est pas très important (nous n’avons pas ici un échantillon trié
selon les incapacités), d’autre part les plus en difficultés ont en général une aide
professionnelle ou familiale.
L’aide apportée par le voisinage ne va pas de soi : c’est un événement particulier (une fracture
due à une chute pour une personne qui n’est pas chroniquement handicapée) qui a permis la
sollicitation du voisinage. Nombre de témoignages vont dans ce sens qui énoncent que les bons
rapports de voisinage se passent à l’extérieur, en dehors du domicile. Les voisins sont très bien,
mais on ne se visite pas. La stratégie la plus courante semble de réserver les demandes de
services à l’occasion de circonstances qui en vaillent la peine. Il faut que la légitimité de la
demande en services apparaisse clairement. Un débat sur l’égalité des échanges s’instaure entre
voisins, qui peut se régler par des accords, des contrats, ou par un changement dans le statut de
la relation, le voisin disparaissant au profit de l’ami ou du copain. On ne peut entrer dans des
rapports qui supposeraient la dépendance à quelqu’un en restant dans des relations de
voisinage. Ou alors il faut se raconter des histoires, ou passer du voisin à l’ami. Le membre de
la famille, l’amie, le voisin ont des définitions relativement précises qui impliquent des
rapports à l’autre, particuliers.
19
Même si le voisinage peut constituer un potentiel sur lequel on peut compter, on attend les
occasions légitimes pour le solliciter et on reste dans la réciprocité de l’échange à défaut de
quoi on tente de « rétablir l’égalité ».
On le voit par ces exemples, le réseau de voisinage est peu impliqué dans le travail de soutien
qui suppose une inscription sur la longue durée ainsi que l’entrée dans le domaine de l’intime.
Même si la fonction de surveillance (qui est un des rôles du voisinage et dépend notamment du
type d’habitat) est sans doute plus importante à l’égard des vieilles personnes, le rôle du voisin
ou de la voisine restera dans les limites du « passeur », du messager. Il conviendra d’avertir la
famille si les volets restent anormalement fermés mais surtout si la personne chute ou est
blessée. Les quelques recherches qui ont porté sur le rôle du voisinage dans le soutien social
s’accordent sur le fait que les activités accomplies par les voisins sont moins intenses et ne sont
surtout pas de l’ordre du soin. Il semble que le « familialisme » qui caractérise particulièrement
notre région d’enquête ne soit pas une variable suffisamment explicative de cette attitude,
puisque des constats équivalents sont faits dans d’autres régions de France mais aussi au
Canada. Dans un article sur l’articulation entre les solidarités familiales et les solidarités
publiques dans le maintien à domicile, les auteurs font une allusion au réseau de proximité
pour admettre que « il demeure très peu impliqué dans les soins personnels, et limite plutôt sa
contribution à des tâches comme les courses ou l’entretien d’un jardin. Voisins et amis sont en
général peu enclins à exercer des tâches ardues ou à s’engager à long terme. Ils ne peuvent
donc être assimilés aux membres du réseau familial dans l’exercice du soin, et encore moins
les remplacer. Les aidants ne sollicitent d’ailleurs le voisinage qu’en cas d’urgence et avec
beaucoup de réserve »32.
L’enquête canadienne qui cherche à mettre en évidence des « groupes principaux de soutien
potentiel » auprès de personnes âgées vivant à domicile, remarque que dans l’aide reçue par les
personnes vieillissantes, les amis et voisins viennent bien après la parenté et que les
organismes ont été mentionnés plus souvent que les amis et voisins33.
32
Leseman Frédéric et Martin Claude, (sous la dir.), Les personnes âgées dépendantes, dépendance, soins et
solidarités familiales. Comparaisons internationales, La Documentation Française, 1993.
33
Leroy O.Stone (avec Hubert Frenken et Edward dak Ming Ng), Liens de famille et d’amitié chez les Canadiens
âgés, Rapport préliminaire sur les résultats de l’enquête sociale générale, Statistique Canada, division des études
démographiques, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1988.
20
Il apparaît que quand les rapports inégaux s’installent du fait d’une dépendance plus grande
pour effectuer les actes de la vie quotidienne, c’est la famille qui est d’abord sollicitée. Dans
notre recherche sur les rapports entre modes de spatialisation et processus de vieillissement34,
nous avons mis en évidence des liens forts entre les formes du vieillir, c’est-à-dire les
différentes manières de négocier avec la vieillesse et le rapport à la famille. Entre autres, plus
la famille est présente de manière réelle, affective ou espérée, attendue, moins il est fait appel
aux voisins, moins ils sont signalés. Nous avons dégagé des formes de vie en famille centrées
sur les familiaux et d’autres qui manifestent de la distance et qui se centrent plus sur la
recherche de l’autonomie (« la bonne distance »). En particulier, l’attente vis-à-vis des enfants :
« les enfants sont là » exclut, au moins en première approche, les voisins. Au contraire, moins
l’adhésion au modèle familial est forte, plus l’autonomie est grande et plus le groupe de pairs et
la sociabilité extra-familiale est importante.
A partir de ce constat, l’attention au statut familial peut permettre de mettre en évidence des
formes diverses de sociabilité et de rapport au voisinage. Le cas des personnes célibataires ou
veuves précoces (des femmes notamment) est particulièrement exemplaire d’une vieillesse
négociée dans la douceur, dans la continuité d’une vie faite d’autonomie et de construction
raisonnée d’un réseau social. Ces personnes savent souvent mettre à profit et mobiliser, quand
elles le jugent nécessaire, partie ou ensemble des liens sociaux et amicaux qu’elles ont tissés au
long de leur vie. Cependant quand la maladie surgit ou quand les personnes se définissent par
le « mal vieillir » ou la « vieillesse maladie », ce qui est le cas de personnes déjà
« dépendantes » affectivement, les rapports inégalitaires de fait ajoutés à la gestion souvent
douloureuse de la situation par les « aidant-es et les aidé-e-s » conduisent au repli et à
l’enfermement sur le réseau familial. La survenue de la maladie d’Alzheimer est
particulièrement révélatrice de cette attitude de repli. Dans l'ensemble on constate un recul
dans les échanges avec le voisinage (les visites s'espacent, on demande des nouvelles mais
souvent par téléphone …), en grande partie attribué à la gêne ressentie par les voisins devant
les comportements de la personne âgée et devant les difficultés de communication que cela
entraîne. L'aidant-e réagit aussi devant cette gêne, et procède à une véritable sélection dans ses
34
Clément Serge, Mantovani Jean, Membrado Monique, Vieillissement et Espaces urbains, modes de spatialisation
et formes de déprise, recherche financée par le PIRVilles-CNRS, CIEU, UTM et CJF INSERM 9406, Septembre
1995, Toulouse
21
relations sociales exprimant à la fois des regrets devant ce retrait des voisins : « les gens vous
laissent tomber », et de la réticence à demander de l’aide.
Dans le domaine du soutien aux personnes vieillissantes, la négociation entre les acteurs
familiaux et la sphère publique est de plus en plus pressante. Les procédés de désignation des
pourvoyeur-e-s d’aide sont de plus en plus affectés par les transformations des rapports entre
public et privé, entre travail domestique et travail salarié, entre soins familiaux et délégation
aux services. Mais jusqu’à quel point peut-on enrôler les voisins ? Peut-on passer si
facilement d’une catégorie de l’expérience- la sociabilité de voisinage- à une catégorie de
l’action publique- les solidarités de voisinage ? Les propos précédents tendent à mettre en
doute une telle perspective. Les anglo-saxons qui développent plus que les français des travaux
à orientation pratique ont dans une étude exploratoire mis en avant le rôle joué par les amis et
voisins dans l’aide aux personnes âgées. Cette étude35, menée dans un contexte où les
politiques publiques reconnaissent officiellement l’importance du soutien aux réseaux
informels de proximité, montre que dans le cas où les voisins sont définis comme des « aidants
principaux » (en l’absence d’enfant ou de famille), ces derniers n’éprouvent pas un sentiment
d’obligation morale, à la différence des familiaux mais sont plutôt guidés par un « sense of
humanity ». Ces soutiens qui s’inscrivent parfois dans une relation de longue durée ou de
services réciproques tendent à s’essouffler quand l’état de santé de la personne âgée se dégrade.
Pour maintenir une relation qu’ils définissent comme amicale et non professionnelle, quand la
contrainte survient, ils font appel plus facilement et plus rapidement que les membres de la
parenté aux interventions des professionnels.
Il convient, dans toute démarche d’opérationnalisation, de rappeler les frontières qui
partagent les rapports de sociabilité des personnes vieillissantes et avec lesquelles il faut
constamment négocier : celle qui passe entre l’espace intime et l’espace public, celle qui
passe entre les rapports d’interdépendance ou de dépendance aux autres et les rapports
d’indépendance.
35
Nocon A, Pearson M, The roles of friends and neighbours in providing support for older people, Ageing and
society, n°20, 2000, 341-367.
22
II. Le voisinage comme indicateur de la vie sociale
L’aire de voisinage est une aire d’habitat dans laquelle son logement propre est en relation de
proximité avec les autres logements et services de cette aire. A partir de cette constatation
physique, les enquêtes peuvent interroger les relations effectives, du type « combien de voisins
avez-vous vus dans la semaine ? » ou « échangez-vous des services avec vos voisins ? », mais
auparavant se pose la question de l’interconnaissance : par exemple « pouvez-vous citer des
noms d’habitants de votre rue ? ». Encore plus généralement, c’est un sentiment
d’appartenance à un lieu qui peut être évalué, en particulier dans ses aspects qualitatifs. Dans la
recherche de Raymond Ledrut citée plus haut, le sentiment de « pression sociale » était
directement lié à la qualité de vie de voisinage, par exemple à travers la question : « Avez-vous
l’impression que vos voisins savent ce que vous faites ? » Le rapport à son aire d’habitat,
dépendant de sa trajectoire de vie, constitue une dimension essentielle dont vont dépendre sans
doute d’une part l’interconnaissance, qui fait que l’on est quelqu’un de repéré dans cette aire, et
d’autre part la qualité des relations de voisin à voisins. Ces trois dimensions, rapport à son aire
d’habitat, place dans une lieu d’interconnaissance, et relations de voisin à voisins ont chacune
leurs caractéristiques au moment de la vieillesse, mais ces caractères s’inscrivent dans
l’histoire personnelle à son habitat, comme on s’en aperçoit en particulier lorsque survient la
maladie d’Alzheimer.
1. la vie sociale dans son aire d’habitat
Le rapport à l’espace public de son aire de voisinage peut avoir les caractères d’une
appropriation personnelle. C’est peut-être la perception générale à partir de son domicile
propre qui indique le plus clairement le pouvoir qu’on a sur cet espace en tant qu’habitant du
lieu. Dans une recherche précédente, nous avions constaté combien le sentiment de vivre dans
un quartier dévalorisé (par les autres surtout) pouvait avoir des incidences sur les pratiques du
« sortir de chez soi », ou sur le sentiment d’insécurité. A l’occasion d’un recueil de données
23
épidémiologiques (enquête EPIDOS auprès de femmes toulousaines âgées de 75 an et plus),
des résultats pouvaient paraître paradoxaux36 : alors que pour certains actes de la vie
quotidienne, la proportion des personnes « incapables » était sensiblement la même entre
résidentes d’un quartier de logement social et le reste de la ville (par exemple en matière de
besoin d’aide pour la toilette ou pour le ménage, ou pour faire les courses), d’autres indicateurs
étaient très contrastés. Dans un quartier de logement social, très stigmatisé dans la ville, près
d’une femme sur deux s’estimait en mauvaise santé (contre 21% pour l’ensemble), 20% se
trouvaient en plus mauvaise santé que les autres du même âge (contre 10%), 80% craignaient la
chute (53% dans les autres quartiers), et enfin 68% seulement sortaient de leur quartier, alors
que 90% le faisaient dans le reste de la ville. Cette vision négative de leur situation et ces
réticences à sortir ne venaient pas de facteurs de santé « objectifs » (par exemple celles qui
souffraient de douleurs gênantes à la marche étaient même un peu moins nombreuses dans ce
quartier que la moyenne) mais bien, comme une enquête par entretiens l’a suggéré ensuite, du
rapport particulier entretenu à l’espace de son quartier. Des sentiments de dévalorisation de son
lieu d’habitat, d’insécurité parfois, pouvaient avoir ce genre de conséquences, surtout d’ailleurs
de la part de femmes qui étaient venues le plus récemment habiter le quartier.
Au-delà du jugement sur la qualité de son quartier, des stratégies d’appropriation de l’espace
environnant son logement sont mises à l’œuvre. L’une d’entre elles, bien repérée dans nos
recherches sur le vieillissement et l’espace urbain, est la pratique du temps passé derrière la
fenêtre. Il a été déjà remarqué les vertus de la paroi transparente entre espace privé et espace
public : "Les expériences quotidiennes conduisent à remettre en cause le présupposé de
l'imperméabilité totale entre le public et le privé (...) Voir à travers une paroi transparente ce
qui se passe dans la rue, entendre de l'intérieur du logement une conversation qui se tient
dehors sont autant de modes d'accès potentiels à l'espace public."37 Plusieurs témoignages vont
dans ce sens. Le mouvement, source de fatigue lorsqu'on y participe physiquement, devient au
contraire d'un intérêt essentiel quand on en est spectateur : "Je suis toujours à la fenêtre, dans
la cuisine ou la salle à manger; mais plus dans la salle à manger, il y a quand même des gens,
36
Clément Serge, Mantovani Jean, Membrado Monique, Localisation urbaine et expression du vieillissement,
Sociologie Santé n°11 "Au bonheur des citadins, la santé et la ville", décembre 1994
37
Chelkoff, G. et Thibaud, J.-P. L'espace public, modes sensibles. Le regard sur la ville. Les Annales de la
Recherche Urbaine n°57-58, 1993.
24
des vélos, il y a de la circulation, on voit les gens, l'autobus arrive et tout, c'est plus intéressant
que de l'autre côté". Une autre dame explique pourquoi elle préfère rester dans son quartier
plutôt que d'aller cohabiter avec sa fille en banlieue : "Vous savez, ils partent le matin, ils
rentrent le soir. Alors ma fille me dit : 'à être seule, tu seras aussi seule ici que là-bas, mais tu
seras avec nous'. J'ai dit : 'mais moi ici, je vois du mouvement', chez eux je ne verrais rien,
vous comprenez." Il est vrai qu'elle reste dans son fauteuil, placé derrière la fenêtre de son
appartement au rez-de-chaussée, ne perdant rien de ce qu'il se passe dans la rue de sa cité. Elle
intervient ainsi dans l'espace public au gré de son bon vouloir : par exemple pour interpeller
l'enquêteur sociologue qui vient rendre visite à une de ses voisines. La fenêtre, poste
d’observation privilégié, de contrôle sur un espace certes dehors mais aussi approprié, permet
d’observer un domaine collectif, parfois résumé en un « tout » auquel on participe même avec
des handicaps, ainsi qu’en témoigne cette dame : « Q : Vous y allez là, autrement, vous ne
sortez plus du tout dehors, maintenant. R : Oh non, maintenant non. Q : Et ça ne vous manque
pas ? R : Oh non, ça ne me manque pas, et puis je mets au balcon et je vois tout ». Ou une
autre : « - Non. Je regarde depuis chez moi. Je suis au 10e, je domine tout ». Cette totalité
spatiale est retrouvée au niveau de la rue chez cet homme qui dit : « toute la rue, on se dit
bonjour », ou tel autre qui adore donner des boutures de ses plantes « dans tout le quartier ».
Reconnaître la pertinence d’un « tout » sur le plan spatial est lié à ce sentiment
d’appartenance à un collectif de voisinage.
Mais cet espace collectif est aussi un lieu d’expériences communes. Aller faire les courses, en
particulier à pied, ou aller bavarder dehors, prendre le soleil au pied de l’immeuble sont des
activités qui se passent dans l’espace public, là où l’on rencontre ces habitants ou ces
commerçants qui constituent le collectif des voisins : « Après dans le voisinage, ça va, j'ai...
des dames là qui habitent dans le quartier, alors elle sont très gentilles, y en a une qui a 82 ans
là, alors le soir je prends mon petit fauteuil je m'en vais aux arbres avec elle ». Refuser de
participer à ce type d’activités communes est encore reconnaître la dimension collective du
voisinage : « Je ne suis pas une sauvage mais enfin je n'irai pas passer deux heures avec des
femmes assises sur les bancs, c'est pas mon genre, je sors et je rentre, ‘bonjour’, si on me parle
je réponds, on parle 5 minutes, 10 minutes, et je m'en vais ». Diverses observations sont faites
entre voisins sur l’espace commun, de façon à renouveler la connaissance que chacun peut
25
avoir ou doit avoir sur le lieu partagé, ainsi que le rapporte cet homme : « Dans la rue y a 15
veuves. Q : Ah ! bon, vous les avez comptées ? R : Je vous dis15, c'est 19. C'est la voisine à
côté qui me l'a dit. Un jour je lui ai dit : ‘dire qu'il y a 15 veuves dans la rue, que j'en ai pas
une quand même...’, ‘Combien ? elle me dit, ‘non vous en avez 19’ elle me dit. On rigole, on
rigole ».
2. une aire d’interconnaissance mais préservation de l’espace intime
Ces pratiques, dans leur quotidienneté, installent un climat d’interconnaissance qui fait la
qualité (positive comme négative) de l’espace du voisinage, à moins qu’elles ne parviennent
pas à constituer pour la personne un tel lieu de reconnaissance. Une dame l’exprime ainsi : « on
connaît tout le monde, le fait qu'on soit près on connaît tout le monde, dans les maisons en
face ou par là, on allait faire les courses, et entre voisins on se trouvait dans les magasins, on
parlait, on s'embrassait, c'était très gentil ». Certains font part de leur travail à se faire
reconnaître au début de leur installation : « Oh, ça a été difficile au début. Les gens ne me
parlaient pas. Moi je disais bonjour à des gens qui ne me répondaient même pas. (…) Les gens
ne m'adressaient pas la parole. Et puis c'est petit à petit, j'ai commencé à connaître des gens,
et maintenant je me plais ici ». D’autres se désolent de n’avoir jamais retrouvé un tel espace
commun depuis qu’ils ont quitté leur pays : « la première année que nous sommes arrivés
c'était la fête des Minimes, mon mari en fermant le magasin il me dit 'on va faire un tour à la
fête', on est allé faire un tour à la fête, et il regardait, il cherchait, il cherche, voir s'il
rencontre quelqu'un qu'il connaît, alors je dis 'mais qui veux-tu connaître ici Michel ?', il
cherchait, et finalement il est rentré écoeuré 'je ne vais plus à aucune fête'. Là-bas quand on
sortait à une fête on connaissait tellement de monde, et là on est rentré tout déçus de n'avoir
rencontré personne, personne de notre connaissance. Et c'est ce qui m'arrive ici… ». Ce thème
de l’interconnaissance amène les discours les plus fréquents sur le changement : à la fois sur le
fait que les rapports de voisinage ont changé, et sur la disparition des voisins de la même
génération : « c'est à dire que petit à petit ou les gens disparaissent ou ils s'en vont. Les
collègues de mon mari, les uns sont morts, les autres sont partis, petit à petit les relations se
restreignent ». Et « vous savez, maintenant, on ne se fréquente plus beaucoup avec les
voisins ».
26
Reconnaître et être reconnu est important pour la constitution de cet espace collectif, mais la
norme du bon voisinage implique que l’espace personnel doit rester protégé. Nombre de
témoignages vont dans ce sens qui séparent nettement le voisin de l’intime. Le bon voisin reste
dehors. C’est une norme sociale bien installée, bien exprimée parfois comme règle : « Nous
avec les voisins, on se dit bonjour sur la porte, et on se dit pas bonjour dedans. C’est comme
ça. Q- C’est le mode de vie habituel dans les collectifs… R - C’est le mode de vie. Ça veut dire
je suis pas votre ennemi, je vous dis bonjour, mais je suis pas votre ami. C’est pas ma façon de
voir, hé . Mais c’est la façon de voir ». C’est le « bonjour-bonsoir » cité si fréquemment à
propos des relations avec les voisins, qui va avec le fait de ne pas « se fréquenter ». Se rendre
de petits services n’implique pas que l’on se fréquente : « Non, on n'a pas de fréquentation
avec les voisins. Même, vous voyez là, il y a un voisin là, c'est un bonhomme qui y habite là, il
est tout seul, des fois, il vient me… chose, et il me rend des petits services si j'en ai besoin mais
on ne se fréquente pas. Comme la dame qui est en haut là, on ne se fréquente pas ». Le plus
souvent les rapports sont réciproques, on ne reçoit pas le voisin, et on ne va pas chez lui : « Il y
a des gens qui continuent à venir vous voir ? R : Oh non, je vois les voisins comme ça , on
parle comme ça, mais ils ne viennent pas me voir. Q : Non, non, mais venir vous visiter... R :
Non, non, non, on se voit, quand je les croise, c'est comme ça, on se dit ‘bonjour’, on parle un
peu mais c'est tout. Non non non , je ne reçois personne et je ne vais chez personne ».
3. les relations de voisin à voisins
Dans le même temps que l’on affirme que l’on ne se fréquente pas avec les voisins, on peut
aussi assurer que l’on peut compter sur eux : « Nous gardons nos distances mais je crois que
nous sommes très sûrs les uns des autres ». Mais c’est seulement « en cas de besoin » que le
réseau peut être mobilisé. Dans les entretiens recueillis plusieurs évènements sont cités qui ont
entraîné l’intervention du voisinage. Ils se caractérisent par le fait qu’ils relèvent de
l’exceptionnel. C’est la rareté même de la demande qui permet qu’elle puisse s’exercer. Le
type même, le plus évidemment légitime, est la chute. Mais ce peut être aussi le vol, qui a un
statut semblable d’accident et qui justifie l’intervention d’une voisine. Au-delà de la légitimité
de l’accident, c’est la maladie qui paraît recueillir le plus de consensus pour rendre plus facile
la demande, à condition sans doute que la maladie garde un caractère temporaire, comme la
27
grippe par exemple : « j'ai eu la grippe, que j'ai eu besoin, et les voisins m'ont fait chercher les
commissions. Si, si, y a une bonne entente ». Aller chercher des médicaments à la pharmacie
rentre ainsi dans les services les plus classiques rendus entre voisins : « Une fois ou deux j'ai
demandé à la voisine, la pharmacie, ou comme ça. Quand j'ai besoin de remèdes, les fils y
vont. Non, si j'avais besoin, ils le feraient, avec plaisir. Mais je ne demande pas ». Mais le
contact sur le pas de la porte ou par l’interphone peut suffire pour certains services : « Vous
pouvez compter sur les voisins pour vous faire les courses ? R - oui. Q - Comment ça se passe
alors ? R - Et nous c'est pareil. Q - Y a quelqu'un qui passe tous les jours vous demander ? R Nooon. Non non non, mais à l’interphone. (…) oui, oui. Voyez, si quelqu'un a besoin de
quelque chose, on vous appelle à l'interphone ».
S’adresser à ses voisins pour de tels services alors que ces habitants sont définis comme
relevant d’un espace collectif bien séparé de l’intime ne peut se réaliser que sous le registre
de l’égalité réciproque. Le réseau de voisin d’interconnaissance constitue un ensemble de
partenaires égaux : il n’y a, a priori, pas de raison pour que ce soit toujours les mêmes qui
demandent des services, mais on est capable de recevoir une demande soumise aux aléas de la
vie quotidienne de chacun. En dehors d’évènements exceptionnels, c’est sous le régime de
l’échange que peuvent se rendre certains petits services du type échange de journaux, ou aller
chercher le pain à la boulangerie à tour de rôle.
On pourrait ainsi comprendre certains résultats surprenants dans les enquêtes quantitatives.
C’est ainsi qu’une étude réalisée en Suisse38 constate que l’aide des amis et voisins auprès
d’une vieille personne est nettement plus fréquente (de l’ordre de 3 fois plus) lorsque des
enfants interviennent dans le soutien que lorsqu’ils n’interviennent pas, comme si l’isolement
familial entraînait l’isolement social. En situation jugée inégalitaire il est possible que les plus
âgés en difficulté ne puissent demander aux voisins ou amis, alors que les enfants, davantage
susceptibles de « rendre », en théorie, peuvent faire la démarche pour leur parent : ainsi les
voisins et amis soutiendraient d’abord les enfants en aidant leurs vieux parents.
Une minorité de personne peut toutefois compter sur ce que l’on peut appeler un « voisin
privilégié ». Ce voisinage est particulier dans le sens où :
28
- c’est un individu bien désigné qui émerge dans le discours comme « le voisin » ou « la
voisine », ou « ma » voisine, et non « un(e) voisin(e) ». Ce type de rapport semble exclure le
plus souvent d’autres relations soutenues avec le voisinage.
- c’est une personne qui entretient une relation régulière avec la vieille personne, assez souvent
quasi-quotidienne.
- le type d’activité déployé implique de rentrer au domicile de la personne, sans passer au statut
de l’amitié.
Ce voisin, cette voisine, réalise en général plusieurs activités chez la personne, dont certaines
apparaissent comme des « services », et presque jamais comme des aides, du moins du point de
vue de la vieille personne. Les courses (spécialement la petite alimentation et le journal)
apparaissent comme les principaux services rendus par ces voisins privilégiés, mais on relève
aussi la relève du courrier, le fait de fermer la fenêtre tous les soirs, ou des tâches plus
ponctuelles, soit liées à l’absence de la personne (arroser les plantes…) soit en lien avec un
événement particulier (aider à relever à la suite d’une chute). Mais il peut s’agir tout
simplement aussi de visites pour tenir compagnie, que certains traduisent d’ailleurs comme
surveillance : « Elle vient me voir. Q : Elle vient vous voir, discuter le coup... R : Elle
s’intéresse à ma santé, ou elle me téléphone des fois, ‘qu’est-ce que vous faîtes, je ne vous ai
pas vu’. (…) Elle veille sur moi disons. »
4. Quelles spécificités du voisinage à la vieillesse ?
En fait, de manière plus générale, on peut dire qu’il n’y a pas de grande spécificité à être un
voisin de vieille personne. L’intervention de voisins en urgence n’est pas propre à la
vieillesse : les voisins feraient de même (et font de même) quel que soit l’âge de celui ou celle
qui est dans l’embarras. Eventuellement, la probabilité qu’elle soit plus fréquente est plus
grande. Le type de services rendus sous le régime de l’échange réciproque (tout ce qui
concerne les services en cas d’absence en particulier) ne sont pas non plus spécifiques au grand
âge. Dès qu’il s’agit d’interventions plus « chroniques » les vieilles personnes en difficulté et
leur famille font appel à d’autres types d’intervenant, sauf à changer radicalement le statut du
38
Du Pasquier Jean-Noël, de Roulet Anne –Marie, Usel Massimo, Comba Fabienne, Les chemins de l’aide.
Enquête auprès des personnes âgées dépendantes, Réalités Sociales, 1995, p. 207
29
voisin : on peut rencontrer des voisines devenues salariées (au moins « au noir »), ou des
voisines devenues des amies. Par ailleurs il n’est pas toujours facile à l’enquêteur de connaître
tout des contrats qui peuvent être passés entre des personnes aidées et des voisin(e)s aidant(e)s.
Par contre, un type d’action paraît comme relativement spécifique à la vieillesse (mais il
peut concerner peut-être aussi parfois la petite enfance), c’est la surveillance. Nous avons vu
plus haut que l’espace de voisinage se caractérisait par un certain regard sur l’espace public.
Un contrôle s’exerce sur les activités des autres lorsqu’elles se déroulent à l’extérieur. Certains
auteurs ont insisté sur la puissance du contrôle social dans les sociétés anciennes, au point de
parler de « tyrannie de cette surveillance communautaire »39. Depuis longtemps soumise à
dévalorisation (on oppose la liberté de l’anonymat urbain à la pression de l’interconnaissance
villageoise), ce contrôle communautaire (que l’on pourrait opposer au contrôle des pouvoirs
publics plus moderne) n’a pas complètement disparu dans les normes contemporaines de la vie
sociale. Quasi à titre de nostalgie d’un monde dans lequel chacun pouvait protéger l’autre, il se
maintient à propos de la vieillesse solitaire : il est moralement interdit de laisser un vieux ou
une vieille mourir seul ou seule dans son domicile. Il est donc tout à fait dans les normes
d’exercer une surveillance, au moins des façades de la maison, d’un vieux voisin ou d’une
vieille voisine. Surveiller si les volets sont ouverts le matin, s’ils sont fermés le soir, plus
généralement voir si « rien ne cloche » fait partie du voisinage bien compris. C’est une forme
de surveillance qui s’exerce souvent, en milieu d’interconnaissance, pendant l’absence des
habitants, lorsqu’il s’agit de contrôler s’il n’y a pas eu effraction ou début d’incendie. Mais ce
contrôle s’amplifie avec la fragilité reconnue à la vieillesse, et tend à dépasser la simple
inspection quotidienne de la façade : on peut frapper au carreau (sans forcément rentrer) pour
voir « si ça va », on peut aussi téléphoner, et en particulier jouer le rôle d’intermédiaire entre la
vieille personne et son entourage familial ou professionnel.
Ce rôle de veille ne sort pas tout à fait du cadre de l’échange égal instauré entre voisins
participant à une aire d’interconnaissance, car on a vu combien les vieilles personnes étaient
capables elles-mêmes, depuis leur fenêtre, d’exercer leur propre contrôle à l’extérieur. Mais il
marque surtout la reconnaissance par les uns que d’autres vivent désormais sous l’empire de la
menace de leur fin prochaine.
39
Shorter op. cit.
30
5. Le voisinage quand la maladie d’Alzheimer survient
De la même façon que nous avons dit qu’il n’y a pas de grande spécificité à être un voisin de
vieille personne, nous constatons qu’il n’y a pas de grande spécificité à être voisin de personne
atteinte par la maladie d’Alzheimer. En effet, avant d’être une personne malade, elle a été une
personne s’inscrivant plus ou moins fortement, comme tout autre individu, dans une aire
d’interconnaissance. Selon l’âge auquel la maladie survient, elle a été une personne pour
laquelle la vieillesse a eu éventuellement des retombées au niveau des relations de voisinage.
Les relations avec le voisin sur le mode de l’échange peuvent être maintenues au-delà de la
survenue de la maladie. Ainsi telle dame de 62 ans, diagnostiquée comme ayant la maladie
d’Alzheimer présente ses voisins comme étant des vieilles personnes dont elle s’occupe en leur
tenant compagnie et en effectuant les « papiers » : « parce qu’ici je ne suis entourée que de…
enfin la mémé en face, elle a 75 ans, mais elle n’est pas intéressante, ils savent regarder que la
télévision, que la télévision ! ! ! J’y vais tous les jours boire le café parce que, bon, le
monsieur est malade aussi, c’est moi qui m’occupe de… ah bien c’est moi qui suis malade, je
ne m’occupe pas des papiers chez moi… je fais les chèques chez les autres. C’est moi qui leur
fait le chèque pour le journal, le chèque pour la mutuelle qu’il faut payer. Lui il a peur de se
tromper le monsieur maintenant, alors c’est moi qui… enfin ça les arrange ». Les voisins
désignés plus vieux et en besoin d’être aidés apparaissent comme ceux à travers lesquels il est
possible de se sentir encore utile, capable de faire et d’aider.
Telle autre dame souligne son inscription dans l’interconnaissance. Elle habite dans son
appartement dans un quartier de logement social depuis 20 ans et fréquente les clubs 3ème âge
du quartier (qui est juste en face de chez elle) ainsi que d’un quartier voisin. Elle y va avec
deux copines : « Une s’appelle Valentine, l’autre s’appelle Georgette. Georgette elle a sa
voiture. Valentine n’a pas de voiture. Et bien elle en amène l’autre quand elle vient, quand elle
ne vient pas elle ne l’amène pas. Mais ces deux personnes, ce sont deux personnes qui sont très
gentilles de tout temps pour moi, et que moi j’ai été pour elles aussi, en parlant clair. Et qu’il y
a longtemps qu’on se connaît ». Elle se dit entourée aussi de relations amicales et de bons
voisins : « les amis, je n’ai qu’à sortir devant la porte tout le monde me parle. Dans la
coursive même les nouveaux, les nouveaux qu’il y a deux jours qu’ils viennent d’y aller :
31
« Bonjour madame. Bonjour madame ». Les voisins sont ceux que l’on salue quand on se
croise dans les parties communes mais aussi ceux avec qui il peut y avoir des échanges de
service : « Je peux demander n’importe quoi à n’importe qui il me servira tout le temps, tout le
temps, tout le temps, tout le temps… »
La maladie d’Alzheimer apparaît davantage comme un « accélérateur » ou comme un
« aggravateur » de changement dans les modes de voisiner que comme une situation spécifique.
32
III. Conditions de l'habiter et condition du voisiner
1. La dimension du local
Formuler les rapports de voisinage comme relatifs à la vie sociale revient à insister sur la
dimension locale de l'habiter. Quelles que soient les postures et les trajectoires individuelles et
familiales il est des caractères du voisiner qui qualifient plus largement des contextes d'habitat.
On n'habite pas et on ne voisine pas de la même façon d'un lieu à un autre, et certaines formes
de l'habiter localement se révèlent avoir moins que d'autres donné lieu à cultiver les relations
de voisinage.
Sur ce point, nos observations du moment prolongent les résultats de nos travaux antérieurs
concernant le contexte urbain toulousain40, ainsi notamment que ceux de C. Bidart41 sur
Marseille. Dans une relation d'enquête, on l'a vu, le voisinage est rarement mentionné lorsque
le questionnement se focalise sur l'aide apportée aux plus âgés. Il l'est par contre beaucoup plus
largement lorsque le propos se centre sur la vie urbaine, les pratiques des espaces publics, sur
le au quartier, à la rue, au village, ou encore sur le "qui habite ?" l'immeuble, la cage d'escalier,
les environs immédiats… Les relations de proximité s’évaluent en référence à de telles entités
spatiales "élastiques"42, très variables d'un lieu à un autre. Elles apparaissent souvent comme
l'héritage d'une micro histoire des unités d'habitat, produit des jeux de distinction sociale dans
les regards croisés des habitants, des riverains, des citadins plus lointains : tel bâtiment, destiné
aux ingénieurs d'une grande entreprise au moment de sa construction, occupe encore
aujourd'hui une place régulatrice dans les relations de proximité au sein d'une cité de logement
social. Dans tel quartier de faubourg, à l'origine peuplé de riches propriétaires, mais aussi de
leurs employés de maison, les rapports de voisinage demeurent articulés autour de l'artère
principale où se concentre le petit commerce... Ces relations s'alimentent de sentiment
d'appartenance, de sentiment du local, de constructions identitaires...
40
Clément et alii, 1995
Bidart op cit
42
Bidart op cit
41
33
Les disparités évoquées peuvent se montrer très marquées : l'histoire du peuplement de certains
quartiers ou cités se confond parfois avec celle de l'habitat dans le sens où s'y côtoient de très
longue date des personnes et des familles qui se sont installées là aux premiers temps de
l'urbanisation du site. Quels qu'aient été les changements survenus au cours des décennies qui
ont suivi, l'arrivée de nouveaux résidents, celles-ci ont acquis et conservent le statut d'"anciens"
du quartier, statut qui permet encore y compris aux plus âgés d'avoir leur mot à dire, sinon
d'exercer un véritable pouvoir, dans la régulation de l'usage des espaces extérieurs, et de
continuer à entretenir des liens de voisinage à fort sentiment d'appartenance au local. Le
prototype de ce contexte d'habitat apparaît dans certains quartiers ou secteurs d'habitat collectif
ou individuel parmi ceux qui ont vu se stabiliser une population dans la durée, espaces bâtis au
cours de la période de forte urbanisation des années 50 à 70. Telles sont par exemple certaines
cités ouvrières.
A l'opposé, certaines entités urbaines ou périurbaines se caractérisent plutôt par leur
hétérogénéité, aussi bien au regard du bâti que de leur peuplement. Parmi les exemples que
nous avons travaillés ou retravaillés, tel paraît être le cas de certaines périphéries urbaines
d'urbanisation complexe, où les profils d'habitants âgés, au regard de leur biographie comme de
leur statut social et contexte relationnel, apparaissent eux mêmes très hétérogènes (voir en
annexe la partie consacré à l'exemple de la commune de C.). D'un point de vue centré sur les
conditions de voisinage des plus âgés, ces mêmes espaces d'habitat se caractérisent en outre par
le décalage entre les modes de l'habiter des plus jeunes et des plus âgés. Dans des secteurs
périurbains qui demeurent fortement attractifs pour des jeunes actifs et mobiles, le fait que ces
derniers partagent avec leurs aînés un même modèle de l'habiter individuel ne suffit pas à faire
voisinage, et c'est là que l'on entend le plus souvent les formules du type : " Il n’y a que nous
dans la rue et un retraité un peu plus haut. Mais autrement, il n’y a plus personne. Ce sont des
jeunes. Tout le monde travaille".
Le contexte du centre ville toulousain constitue un cadre particulier, dont la caractéristique
principale réside dans la difficulté qu'éprouvent les plus âgés à sauvegarder les conditions de
leur accès à l'espace public, et de là les conditions nécessaires aux relations de proximité.
Espace de consommation et de concurrence fortement investi par les plus jeunes, l'espace du
centre ville, l'espace des rues commerçantes, apparaît du point de vue des plus âgés comme
34
celui de la foule qui bouscule et qui étouffe. Les gens âgés y sont relégués dans les interstices
urbains, les petites rues, aux horaires de moindre affluence, sinon aux espaces privatifs. En
même temps, habiter le centre ville, même à un âge très avancé et de très longue date, c'est plus
habiter un statut social qu'un espace de proximité, moins cultiver les relations de voisinage que
le bénéfice symbolique qui s'attache à un espace survalorisé comme centre historique, culturel
et politique. Voisiner dans ce contexte se réduit souvent à l'espace de l'immeuble.
2. Temporalités et médiations
La dimension du voisiner s’inscrit donc dans la durée, et souvent dans le temps long, entre
biographie individuelle et histoire collective. Des habitants de longue date ont aménagé au
cours d'une même période dans des conditions d'habitat assez semblables, parfois travaillé dans
la même entreprise ou vécu des carrières parallèles, eu des enfants qui ont grandi ensemble...
Autour des enfants, du jardinage ou de quelque autre activité en commun, les conditions d'une
médiation et d'une culture des échanges de voisinage ont trouvé à se réaliser.
Voisiner apparaît ainsi comme une "affaire" dans le sens où un ensemble de petits faits
accumulés participent à créer une relation complexe, et dans le sens où cette relation permet la
spéculation, la réalisation d'un échange qui ne requiert pas nécessairement une égalisation
immédiate, un soutien sur lequel on sait pouvoir compter un jour… Le voisinage s'entretient et
se cultive, jusqu'aux confins entre voisinage et liens d'amitié.
Souvent au contraire, il apparaît que les conditions n'ont pas été réunies pour qu'une telle
culture se développe. Le temps a fait défaut, comme la médiation. On a vu que d'un point de
vue géographique centré sur les caractéristiques des entités d'habitat, c'est plus souvent le cas
sur certains sites, là où les trajectoires d'habitants sont plus hétérogènes, la norme de l'habiter
individuel plus prégnante et le sentiment du local plus faible.
Mais il faut se garder d'adopter la logique du tout ou rien ou des archétypes : dans les faits, la
culture du voisinage apparaît le plus souvent à base de relations électives, entre pairs
d'âge ou pairs sociaux, entre personnes qui partagent tout ou partie d'une biographie, et
il est rare que le ou les voisins soit(ent) totalement absent(s) du paysage relationnel des plus
âgés, et plus rare encore que la culture du voisiner, le rapport d'une personne au collectif,
puisse s'interpréter en termes de vie communautaire.
35
Il apparaît que différents facteurs participent à développer les relations de voisinage ou à y faire
obstacle, dont nous reprendrons maintenant quelques aspects, dans la mesure où leur analyse
est de nature à alimenter une réflexion orientée vers l'action.
3. Trajectoires sociales et trajectoires résidentielles
Corrélât de ce qui précède, les ruptures résidentielles, et notamment les ruptures subies à
un âge avancé, s'accompagnent quasi généralement d'une rupture relationnelle.
Personnes déplacées d'office de leur logement vétuste de centre ville pour cause de programme
de rénovation urbaine, locataires dont le propriétaire reprend son bien pour son propre usage,
personnes qui ont dû quitter un logement devenu inadapté ou trop onéreux... Les exemples
rencontrés concernent surtout des personnes de revenus modestes. Ils montrent en outre que
l'âge n'est pas une protection contre la ségrégation sociale et spatiale : dans le contexte de
l'agglomération toulousaine, dont le logement de centre ville fait l'objet d'une réhabilitation qui
cible principalement les étudiants et les jeunes ménages de cadres, les mutations résidentielles
contraintes se traduisent souvent par une externalisation des plus pauvres en direction des
périphéries où les loyers et les fonciers restent plus accessibles. Le phénomène a fait l’objet
d’une préoccupation des animateurs d'Opération Programmée d'Amélioration de l'Habitat, qui
se sont attachés à l'endiguer au cours des années 80 avec plus ou moins de succès ; les études
plus récentes semblent le confirmer. Deux des monographies réalisées dans le péri urbain
toulousain en sont l'illustration ; les personnes concernées évoquent leurs relations de voisinage
au passé, telles qu'elles les avaient tissées sur leur ancien lieu de résidence, et ne se définissent
guère dans le présent que comme isolées et "étrangères".
Comme autre exemple de trajectoires sociales peu propices au voisiner, on peut citer les
personnes de statut social favorisé qui cultivent de longue date un modèle de l'habiter très
individuel, qui confine à la fermeture sur l'espace de la villa. Les environs n'ont guère à leurs
yeux la dimension d'un quartier ou de toute autre entité socio-spatiale de nature collective, le
choix du lieu de résidence ayant répondu avant tout à la quête d'un lieu agréable hors de la
ville. Ces personnes ont privilégié la distinction et les relations entre pairs sociaux, amis et
connaissances de même statut, rarement résidents de proximité. Elles ont avec les voisins
immédiats (lorsqu'il y en a) des relations qui, si elles ne sont pas totalement absentes
36
demeurent souvent marquées par la distance sociale. Ce type d'exemple (peu nombreux mais
caractérisé) rappelle que la distinction sociale est pour beaucoup dans la distance spatiale,
réelle ou symbolique. Certaines de ces personnes ont eu des parcours de grande mobilité
résidentielle et de carrière (cadres itinérants, militaires...), d'autres au contraire ont très peu
bougé (la villa a été construite dans les années 60-70 et ils l'habitent depuis), mais, s'agissant de
"survivants", personnes très âgées et à mobilité réduite alors que la mobilité reste une condition
essentielle à la réalisation de leur modèle de relations électives, elles apparaissent
particulièrement isolées au moment de l'enquête.
Ces deux situations type tranchent nettement avec l'ensemble très majoritaire des personnes qui
habitent non seulement une résidence mais aussi un espace de proximité (un quartier, une
rue...), espace de référence des relations de voisinage. A leur opposé, l'ancien agriculteur, natif
d'une commune de la périphérie de Toulouse qui connaît depuis 40 ans une urbanisation
galopante, continue à se représenter comme habitant du village et à survaloriser ses relations de
voisinage. A travers cet exemple, parmi de nombreux autres, l'espace du voisiner apparaît bien
comme un construit social qui dépasse la dimension des relations de personnes comme il
transgresse les rapports de distinction et de ségrégation sociale.
Voisinage et lien familial
L'analyse des entretiens confirme que la condition de l'habiter et du voisiner est sous la forte
influence du modèle du vieillir auquel adhèrent la personne considérée et son entourage.
Ainsi, le fait d'adhérer aux valeurs les plus familialistes, au modèle qui érige les liens familiaux
au rang de relations essentielles, ne laisse bien souvent guère de place au voisiner.
Dans ce cas, les voisins sont quasiment absents des entretiens, et des formules telles que
"chacun chez soi" vont souvent de pair avec "les enfants sont là" ou, comme cet exemple
emprunté à l'aîné de cette famille dont les parents, frères et enfants ont bâti leur résidence sur le
même terrain, jusqu'à constituer un espace de voisinage peu ordinaire : "on se cantonne
beaucoup à la famille nous, on est un cercle très serré, on est très serrés entre nous … () on
aime pas trop même qu' il y ait des gens autres".
La tendance se vérifie chez les personnes, souvent de milieu modeste, dont les relations
privilégiées à la famille s'inscrivent dans la continuité de toute une vie, notamment chez celles,
37
peu et de moins en moins nombreuses selon les résultats du dernier recensement général de la
population, qui pratiquent la cohabitation familiale plurigénérationnelle. Elle se confirme
également chez les personnes dont la biographie paraît avoir été marquée récemment par un
certain retour à la famille sinon un repli sur le milieu familial. La mutation biographique, après
un passé de culture mixte, familiale et extrafamiliale, apparaît alors en relation avec une forte
déprise consécutive ou non à l'apparition d'un handicap ou d'un problème de santé.
Ces phénomènes de quasi exclusion entre liens familiaux et de voisinage se montrent toutefois
limités à un petit nombre de personnes. D'une part parce que le familialisme traditionnel que
l'on a longtemps considéré comme un trait distinctif de nos terrains d'enquête et plus largement
du Sud Ouest français, reste marqué par un communautarisme rural qui associe liens familiaux
et liens de proximité plus qu'il ne les oppose. D'autre part parce que le modèle familialiste
apparaît en net recul face à des normes sociales plus individualistes, qui préconisent plutôt les
valeurs d'autodétermination, l'autonomie des personnes et des générations, la culture de la
sociabilité de proximité. Le modèle aujourd'hui dominant fait une place plus grande aux
relations de voisinage. On notera au passage sans chercher à l'expliciter qu'il privilégie
fortement les relations au sein du groupe des pairs d'âge, sur fonds de valeurs partagées, au
détriment des liens entre les générations.
On en arrive ainsi dans le Midi toulousain d'héritage familialiste à un constat que les
comparaisons internationales tenaient jusque là pour caractéristique de la condition du vieillir
dans les pays du nord de l'Europe, avec de fortes proportions de personnes âgées qui accordent
la primauté aux liens choisis de voisinage et d'amitié sur les relations d'interdépendance
familiale, dans un rapport plus étroit et moins réticent à une offre très diversifiée de services
spécifiques.
Déplacements subis
Dans la continuité des deux propos précédents, un cas de figure apparaît particulièrement
préjudiciable au maintien des relations de voisinage : celui dans lequel un "rapprochement
familial" se traduit par le déplacement de la vieille personne au domicile de ses proches
familiaux ou dans ses environs. Ces situations apparaissent particulièrement fréquentes dans la
mesure où les échantillons sur lesquels nous nous fondons ont souvent été constitués de
38
personnes très âgées et pour partie définies comme "dépendantes" (par et au sens d'une
intervention professionnelle). Mais le nombre de ces situations n'en traduit pas moins le fait
que si le système normatif évolue nettement dans le sens d'un plus grand respect de
l'indépendance des plus âgés, il n'en demeure pas moins une limite au-delà de laquelle ceux-ci
restent subordonnés à une "prise en charge" familialiste.
Le plus souvent, la décision du déplacement échappe en effet à la personne âgée, qui en subit
les conséquences au plan de son réseau relationnel. Elle sanctionne un jugement porté par des
membres de l'entourage, souvent en lien avec un ou des professionnels (médecin, autres
intervenants à domicile), qui considèrent ensemble que le risque de maintenir la personne seule
à domicile est trop important, décision dans laquelle la personne âgée perd beaucoup de son
statut de sujet autodéterminé.
S'il est généralement difficile de distinguer causes et conséquences dans un contexte souvent
marqué par une pathologie déclarée de type maladie d'Alzheimer, il est évident qu'atteindre
cette limite marque pour la personne âgée aussi bien son entrée en "dépendance", que la fin de
son statut de personne en mesure de voisiner. Les enquêtes a posteriori montrent que la rupture
concerne généralement des personnes effectivement très désorientées, mais aussi qu'elle se
produit parfois d'une façon précoce et anticipatrice. On en trouve différents exemples extraits
d'un échantillon de personnes récemment diagnostiquées comme présentant des troubles de
type Alzheimer à un stade très peu évolué, ainsi que parmi des personnes dont le
"rapprochement" ne se justifie guère que par leur grand âge.
La perte des liens de voisinage apparaît particulièrement douloureuse chez ces dernières,
"rapprochées" contre leur gré au nom d'une logique anticipatrice. L'importance des sociabilités
de proximité se révèle alors par défaut, par le vide que laisse le fait de les avoir perdues, et le
rôle qu'elles jouent dans la structuration des temps et des espaces du quotidien. Si la
préservation de la continuité de vie des personnes apparaît toujours comme une condition
essentielle du bien vieillir, alors les sociabilités de voisinage y tiennent un rang de premier
plan.
Au regard de l'exemple toulousain, il semble en outre que ces changements de domicile, initiés
par des "enfants" qui disposent d'un espace résidentiel suffisamment spacieux pour accueillir
leur(s) ascendant(s) se déroulent le plus souvent en direction des secteurs péri urbains,
39
autrement dit vers des zones d'habitat qui ne se caractérisent pas à proprement parler comme
les mieux à même de permettre aux nouveaux arrivants de renouer rapidement avec un
voisinage.
4. Déprise et voisinage
Le processus que nous désignons sous le terme de "déprise"43, processus de réorganisation et
d'adaptation au vieillissement dont l'une des caractéristiques principales réside dans le recentrage qu'opère la personne sur ses relations essentielles, ne se traduit pas intrinsèquement par une
déperdition des relations de voisinage. On a vu par le passé comment le "repli" qu'effectuent
souvent les personnes dans leur pratique de l'espace public urbain revient souvent à privilégier
l'espace de proximité, un ou des espace(s) de "tranquillité"44 selon les propres termes des personnes enquêtées. Nombreuses sont celles dont l'histoire de vie évoque un passé de grande
mobilité (pratique du "aller en ville", voyages, sorties) qui disent aujourd'hui préférer se
préserver, se ménager45, et qui trouvent dans le calme de leur quartier de résidence, dans
l'espace protégé des environs immédiats de leur logement, les conditions d'une continuité de
vie satisfaisante.
Dans ce cas, le processus participe à une certaine réhabilitation des relations de voisinage, à un
réinvestissement des relations de proximité
A l'autre extrême, dans ses formes les plus achevées et dramatiques, alors que la personne
apparaît engagée dans un parcours de fin de vie, le processus de déprise s'accompagne d'un
ensemble de "symptômes" dont les plus marqués relèvent de la perte des repères spatiaux et
temporels46, avec des effets majeurs sur le rapport à l'habiter qui confinent à la désorientation
au sens pathologique du terme ou en sont déjà fortement marqués. Les solidarités de voisinage
occupent alors une place des plus réduites dans les monographies réalisées, de l’absence
43
Barthe Jean-François, Clément Serge, Drulhe Marcel. Vieillesse ou vieillissement? Les processus d'organisation
des modes de vie chez les personnes âgées. Revue Internationale d'Action Communautaire 23/63, printemps 1990 ;
Clément Serge, Mantovani Jean, Les déprises en fin de parcours de vie, Gérontologie et Société, n°90, 1999, pp.
95-108
44
Clément et alii, 1995, partie "Des espaces pour la tranquillité"
45
Clément Serge, Mantovani Jean, Membrado Monique, Vivre la ville à la vieillesse : se ménager et se risquer. Les
Annales de la Recherche Urbaine n°73, 1996
46
Clément Serge, Mantovani Jean op cit
40
presque totale (les entretiens ne comportent plus la moindre référence au voisinage), à
l'exercice d'un contrôle social "surveillant" et au soutien effectif aux aidants familiaux.
Entre les deux, différentes situations type se définissent dans le registre de la "perte" ou du
deuil des relations de voisinage. On vient d'évoquer celles qui conduisent à une prise en charge
familialiste, mais l'éventail des possibles, dont nous n'aurons pas ici la prétention d'épuiser les
figures, comporte de multiples variantes :
- des personnes qui ont accumulé les années et qui se caractérisent elles-mêmes comme
survivantes. Aux yeux des plus âgés, et notamment de ceux qui ont jusque-là montré leur
attachement à un idéal de vie fondé sur l’autonomie individuelle jusqu'au plus grand âge (le
plus souvent personnes de statut social privilégié), la disparition des pairs prend sens de
désertification, de décalage grandissant avec le monde d'aujourd'hui, et se traduit par une
intériorisation progressive mais rapide de l'idée de mort.
- L'économie rurale midi-pyrénéenne a connu un déclin accéléré au cours des dernières
décennies. Ceux qui en héritent, plus ou moins âgés, manifestent souvent le sentiment de leur
déphasage grandissant, marqué par la disparition des relations de proximité, et aussi par le
sentiment que la dernière étape de leur vie est aussi celle de la fin d'un monde.
- L'abandon des relations de voisinage reste toutefois fréquemment liée à la perte de mobilité,
mais cette dernière ne suffit généralement pas à rendre l’abandon pleinement intelligible. On
constate le plus souvent que se combinent la perte des capacités, la diminution de la volonté
alliées au sentiment de ne plus pouvoir s’exposer au regard des autres. Les limitations
physiques participent ainsi d'un phénomène complexe dans lequel le rapport de la personne à
son vieillir, la plus ou moins forte intériorisation de soi comme vieux, le souci de se protéger,
constituent ce que nous avons appelé la déprise. Dans ce cas, l'abandon des relations de
voisinage se joue d'autant plus précocement ou radicalement que la "culture" locale du
voisinage reste peu développée (dans le contexte du l'hyper centre toulousain par exemple, ou
dans le secteur péri urbain étudié), ou plus généralement, que ne sont pas satisfaites les
conditions d'une médiation permettant à la personne de continuer à s'y produire.
- Il est aussi des personnes qui clament leur solitude, parfois hors de toute mesure au regard des
relations qu’elles disent entretenir avec leur entourage familial et extrafamilial. Ces personnes
expriment une déprise marquée par l'anxiété, se montrent souvent “en souffrance”, sollicitent
41
une prise en charge. Au rang des exemples les plus marquants, figurent cette personne qui se
dit "désentourée" et s’exprime tout au long de l’entretien sur le ton de la plainte, ou d'autres,
porteuses d’un modèle communautaire devenu inaccessible... La perte des liens de voisinage
participe chez ces personnes d'une vision très pessimiste du monde qui accompagne
généralement le sentiment de ne plus en être.
Reprise et aptitude à faire face
Mais la déprise n'a pas un caractère de processus linéaire, univoque et inéluctable de "repli" du
monde. Les parcours individuels sont très divers et de nombreux exemples montrent qu'ils
ouvrent parfois sur des possibilités de "reprise", de réaménagement réussi dans lequel la
personne parvient à recouvrir ou à préserver un rôle d'acteur, à mobiliser les ressources
disponibles dans son entourage. Les médiations de voisinage jouent alors souvent un rôle
essentiel, en même temps que la capacité de la personne à faire face aux aléas de son
vieillissement : telle personne fait de longs séjours temporaires en maison de retraite aux
lendemains du décès de son mari atteint de la maladie d'Alzheimer, puis un jour elle renoue
contact avec les animateurs d'une association du troisième âge de son quartier, recommence à
faire elle même ses courses, retrouve même goût à la danse... Telle autre fait un séjour à
l'hôpital pour des problèmes de marche qui menacent de l'invalider. A son retour, elle s'astreint
progressivement à marcher tous les jours, renoue ses relations de voisinage dans la pratique des
bancs publics et des commerces des environs...
Des chercheurs anglo-saxons ont mis en avant la notion de “coping”, aptitude à faire face, pour
décrire des situations de personnes qui, indépendamment de leur état de santé ou d’incapacité,
mais en lien avec des trajectoires propres qui ont de longue date fait une place majeure aux
sociabilités extra familiales, font preuve d’une compétence particulière dans leurs relations de
proximité. Ces personnes qui font preuve d’un “dynamisme” hors du commun se montrent souvent des “voisinants” très actifs, et vont parfois jusqu'à jouer un rôle important en tant que
médiateurs.
Ces divers exemples nous semblent de nature à alimenter une réflexion tournée vers l'action, en
particulier pour ce qu'ils laissent entrevoir de l'importance des processus de médiation sociale
dans l'entretien et le développement des rapports du voisiner.
42
IV. Quels enseignements pour l'action ?
De l'action a visée individuelle a l'action localisée.
A un premier niveau, les objectifs d'une action portant sur la sauvegarde des liens de voisinage
recoupent les principes qui président au "maintien à domicile". Avant de chercher à "faire" plus
de voisinage dans la relation de service, il faut rappeler que le premier garant du maintien des
solidarités de proximité se trouve dans la bonne application des principes du maintien à
domicile : sauvegarder la continuité de vie de la personne, comme condition essentielle de
l'autonomie de vie. Ce qui passe par la préservation de la continuité résidentielle, et
notamment la prévention des mutations résidentielles contraintes mais concerne aussi
l'ensemble des registres "classiques" de l'action gérontologique, relatifs à la prestation de
services à domicile, à l'habitat (adaptation, sécurisation, réhabilitation ...), etc.
Les enseignements de l'étude :
-N'incitent guère à intervenir sur les solidarités de voisinage dans une perspective de faire
émerger une logique de l’aide et de la soutenir et conduisent par contre à insister sur la
fonction de vigilance du voisinage
Si la problématique de l’aide renvoie à la sphère privée, à la sphère de l'intime, celle du
voisinage renvoie plutôt à la sphère publique. Elle intéresse au plus près la dimension du local.
1. Prendre en compte le local au niveau du plan d'aide
A défaut d'un objectif visant à mettre les solidarités de voisinage au service de l'aide aux vieux
on peut développer une dimension moins strictement individuelle aux interventions de
services.
Certains services ont déjà développé ce type de conception (exemple de l'ATSAD Toulouse
dans sa recherche des ressources mobilisables au niveau du quartier). Mais cela reste le plus
souvent à promouvoir.
43
Ne pas se limiter à mettre en relation un prestataire et un usager (ou employé) mais
préciser les caractéristiques et les ressources du local, c'est-à-dire :
-porter attention aux conditions de l'habiter de proximité dès la constitution d'un dossier initial
individuel.
-entrer en contact avec les voisins, les commerçants… Se donner les moyens d'optimiser le
potentiel de vigilance autour de la personne.
-rechercher les personnes de l'entourage en mesure de relayer de l'information entre les
prestataires de service, la personne âgée et son entourage.
-associer éventuellement les intervenants non spécifiques (exemples, contacter un concierge,
un gérant HLM, une ou des associations susceptibles d'intervenir ou non au domicile de la
personne, mobiliser l'action bénévole…)
-Considérer les conditions d'accès aux espaces extérieurs et les interventions nécessaires pour
améliorer l’accessibilité.
-De là, construire une information/coordination (dans les interactions entre intervenants
notamment) attentive non seulement à la personne et son entourage familial mais aussi sur son
univers relationnel de proximité.
-considérer les caractères et ressources propres des entités d'habitat (espace vécu, cité, rue,
quartier, village, etc) et les ressources qui s'y attachent
-S'attacher à "enrôler" des médiateurs potentiels
Une dimension qui demande à être tissée dans la durée, jusqu'à une prise en compte plus
affirmée dans l'arbitrage autour des situations "critiques" (en termes de maintien à domicile),
situations dans lesquelles se pose la question du risque consenti et de sa gestion.
L'objectif général de la démarche peut se définir en termes de développement d'un
potentiel de médiation élargi (non seulement la personne âgée, son entourage familial, le
médecin et les services, mais aussi une médiation "sociale" élargie au local).
Cette dimension de la médiation peut se cultiver à différents autres niveaux.
44
2. Fonctions de médiation locale
S'appuyer sur des médiateurs locaux.
Un exemple de forme d'intervention volontariste en matière de médiation sociale locale nous a
été donné par l'AIAD Montastruc et le dispositif qu'il a mis en place de "responsables de
village", personnes ressources consultées lors de la mise en place d'un plan d'aide, pour le
recrutement des intervenants à domicile, à l'apparition d'un problème… Les "responsables de
village" font en outre fonction d'interface avec l'instance municipale.
Mais ce qui s'applique ici à un contexte rural demande à être adapté aux conditions multiples
du local, à la cité, au quartier …
L'animation culturelle, développer les temps sociaux.
Il est bien d'autres modalités d'animation locale que la formule des clubs du troisième âge ou
les instances représentatives de type CODERPA.
Animer les relations de proximité, créer et entretenir des activités collectives… Ce type de
médiation recouvre le champ très vaste des actions qui s'inscrivent sous l'intitulé "animation de
la vie sociale" ou sous celui de l'action culturelle. On ne cherchera pas à le décliner mais on
notera qu'il concerne une "coordination gérontologique" conçue non pas comme limité à la
mise en interaction des moyens au service d'une prise en charge des personnes "dépendantes",
mais comme participant à l'animation locale, au développement d'actions susceptibles de
préserver ou renforcer les solidarités de proximité.
Une définition de la coordination demande à être promue (dans le cadre des CLIC par
exemple), comme fonction de médiation locale appelée à jouer un rôle essentiel dans
l'articulation entre action gérontologique spécifique et dispositifs de développement social au
sens large.
3. Habitat et urbanisme
Si demeurer à domicile apparaît généralement comme garant de la continuité de voisinage, il
n'en existe pas moins des situations dans lesquelles rester chez soi à tout prix prend parfois le
caractère d'une condamnation à l'enfermement.
45
Plus largement, les personnes se voient dans certains cas face à l'alternative entre enfermement
à domicile ou enfermement en structure d'hébergement pour personnes âgées dépendantes.
Comment maintenir les conditions d'accès à une vie de village ou de quartier ?
Différentes réponses ont été expérimentées par certaines collectivités locales, par exemple :
-
dans le quartier d'Empalot à Toulouse, l'association Générations Solidaires travaille en
relation privilégiée avec les habitants d'un bâtiment locatif HLM réservé dès sa
construction aux personnes handicapées, et aujourd'hui occupé par une majorité de
personnes âgées.
-
La municipalité d'une ville moyenne de la région a un temps porté un projet de création
dans différents quartiers de petites unités d'habitation, non médicalisées mais dotées d'une
"maîtresse de maison", destinées à accueillir les personnes âgées du quartier qui ne sont
plus en mesure de demeurer dans leur logement.
-
Dans une vallée pyrénéenne, le Conseil Général crée des petites unités d'hébergement, à
l'échelle des villages
-
Certains de ces projets, ont également développé un volet d'aménagement des espaces
publics de proximité.
L'ensemble se réfère généralement à une problématique générale de diversification des
formules d'habitat, avec un objectif commun déclaré portant sur la prévention des situations
d'"isolement" des plus âgés. La promotion des relations de voisinage en est une dimension
constitutive.
a) Diversifier l'offre d'hébergement des EHPAD
Les conditions nées de la mise en œuvre de la nouvelle tarification des établissements
d'hébergement pour personnes âgées dépendantes offrent des opportunités d'évolution des
structures existantes en formules d'hébergement localisé et de petite taille, au plus près du lieu
et des conditions antérieures de résidence, de façon à préserver autant que possible les
proximités familiales, la continuité des liens de voisinage et de vie sociale. "Il faut imaginer
(…) des structures intermédiaires entre le domicile et l'établissement, qui s'appuient sur la
46
proximité, avec le cadre de vie habituel des personnes accueillies", "petites unités, où la
personne (…), conserverait toute sa liberté, son autonomie de vie et ses liens"47.
b) Développer une offre intermédiaire de logement…
Dans un contexte global souvent marqué par le déficit de l'offre de logement, et dans la quasiabsence de formules intermédiaires entre le logement normé et les structures d'hébergement, il
est nécessaire de développer des formules répondant à un objectif analogue, et conformes aux
modèles en vigueur (habitat ou du moins logement individuel, espaces communs protégés,
accès aux services de ville …)
Aux limites du champ du logement, le développement de formules d'accueil devrait aussi
participer à ce même objectif. Et donc ne pas se limiter dans la "prise en charge" de la grande
"dépendance" pour être partie prenante d'un volet "animation" tel qu'évoqué.
c) …et un volet urbain
On a vu à travers l'exemple du centre ville toulousain, où les plus âgés disent la difficulté
qu'ils connaissent à sortir de leur immeuble, ou à travers celui de résidents âgés de certains
secteurs péri urbains où se déplacer impose l'usage d'une voiture, que voisiner nécessite un
accès facilité aux espaces publics.
Soit une intervention sur les espaces publics consistant à aménager des lieux 'de tranquillité"
appropriables par les plus âgés (et non pas supprimer les bancs publics pour se protéger d'une
éventuelle appropriation par les Sans Domiciles Fixes), aménager les voiries, les accès aux
services…
47
Extrait de compte rendu du travail de la commission "habitat" préalable à l"établissement d'un schéma
gérontologique départemental.
47
ANNEXES
48
I. QU'EST-CE QUE VOISINER ?
On compte différentes manières de voisiner, et ce à tout âge. En 1957 Townsend avait défini
le bon voisin selon le point de vue des vieilles personnes : "Il ou plutôt elle, est quelqu’un
qui n’attend pas de passer du temps chez vous ou vient fourrer son nez dans vos affaires, qui
échange des mots de politesse dans la rue ou par dessus la barrière du jardin, qui ne fait pas
beaucoup de bruit, qui peut fournir une goutte de vinaigre ou une pincée de sel si vous êtes à
court, et qui avertit votre famille ou le docteur en cas d’urgence. Le bon rôle du voisin est
qu’il est un intermédiaire (…) Elle est le "passeur" (go-between), passant les nouvelles d’une
famille à l’autre, d’un ménage à l’autre. Son rôle est fait de communication, pas d’intimité"
(Phillipson and alii, 1999).
C’est un portrait que nous retrouvons en partie dans les entretiens d’une population âgée de
75 ans et plus du "tout venant48", mais qui ne recouvre pas totalement les définitions plus ou
moins explicites qu’elle en donne.
Il paraît effectivement évident que tout un travail de "bonne distance" est réalisé entre
voisins selon ce que chacun attend de l’autre.
1. Le voisinage privilégié
Même si le type est minoritaire, il existe dans des proportions non négligeables (le quart
environ), des vieilles personnes qui ont un(e) voisin(e) privilégié(e) qui leur rend des
services.
Ce voisinage est particulier dans le sens où :
-
c’est un individu particulier qui émerge dans le discours comme "le voisin" ou "la
voisine", ou "ma" voisine, et non "un(e) voisin(e)". Ce type de rapport semble exclure le
plus souvent d’autres relations soutenues avec le voisinage.
-
c’est une personne qui entretient une relation régulière avec la vieille personne, assez
souvent quasi-quotidienne.
48
ici 35 personnes de milieu surtout urbain, interrogées sur leur vieillesse en général, et non spécifiquement
choisies parmi les plus handicapées.
49
-
le type d’activité déployé implique de rentrer au domicile de la personne, sans passer au
statut de l’amitié.
Les entretiens développent peu l’histoire de cette relation, on ne peut donc rien dire sur le
rôle de la durée de voisinage dans le choix du voisin privilégié. On peut penser que ce choix
est davantage circonstanciel qu’il ne repose obligatoirement sur une longue relation.
Ce voisin, cette voisine, réalise en général plusieurs activités chez la personne, dont certaines
apparaissent comme des "services", et presque jamais comme des aides, du moins du point
de vue de la vieille personne. Jusqu’à présent (l’investigation n’étant pas terminée), deux
personnes seulement sur 35 ont spontanément utilisé le mot aide à propos du voisinage. Les
courses (spécialement la petite alimentation et le journal) apparaissent comme les principaux
services rendus par ces voisins privilégiés, mais on relève aussi la relève du courrier, le fait
de fermer la fenêtre tous les soirs, ou des tâches plus ponctuelles, soit liées à l’absence de la
personne (arroser les plantes…) soit en lien avec un événement particulier (aider à relever à
la suite d’une chute). Mais il peut s’agir tout simplement aussi de visites pour tenir
compagnie, que certains traduisent d’ailleurs comme surveillance : "Elle vient me voir. Q :
Elle vient vous voir, discuter le coup... R : Elle s’intéresse à ma santé, ou elle me téléphone
des fois, ‘qu’est-ce que vous faîtes, je ne vous ai pas vu’. (…) Elle veille sur moi disons."
10 personnes évoquent ainsi un tel voisinage, et quelques éléments permettent de préciser
qui elles sont :
- dans la majorité des cas il s’agit d’une voisine qui rend service à une femme âgée, dans
deux cas d’une voisine qui s’occupe d’un homme âgé, et, pour les deux cas restant, un voisin
pour homme âgé et un voisin-concierge pour une femme âgée.
-les situations sont très partagées selon l’âge : la moitié concernent des personnes
sensiblement du même âge, alors que pour l’autre moitié ce sont des voisin (e)s plus jeunes
qui visitent les plus âgés.
-dans la grande majorité des cas ces voisin(e)s sont des personnes seules, soit veuves ou
veufs, soit célibataires.
50
2. Le voisinage comme collectif
Ce voisin privilégié est sorti de l’anonymat du voisinage, alors que pour nombre d’autres
personnes âgées les voisins constituent un "collectif" de voisinage, le plus souvent vu
positivement, même si parfois de mauvais voisins sont signalés. On peut parler d’un "espace
public de voisinage", car les définitions de ces voisins passent par leur spatialisation. Si le
voisin privilégié est identifié comme individu vivant à proximité du domicile de la personne,
le voisinage perçu comme collectif ajoute à la dimension de la proximité celle d’un espace
d’appartenance commun à la personne qui parle et ceux qu’elle désigne comme voisins.
1. un espace public approprié
Quel que soit le type d’espace désigné (la rue, le bloc d’immeuble, le quartier, le hameau, le
village), il est fait référence à un espace public qui a les caractères d’une appropriation
personnelle. C’est peut-être la perception générale à partir de son domicile propre qui
indique le plus clairement le pouvoir qu’on a sur cet espace en tant qu’habitant du lieu.
Beaucoup de vieilles personnes, en particulier celles qui sortent peu, passent du temps à leur
fenêtre pour observer voire contrôler cet espace public. Fréquemment elles désignent par la
"tout" ce qu’elles y voient : "Q : Vous y allez là, autrement, vous ne sortez plus du tout
dehors, maintenant. R : Oh non, maintenant non. Q : Et ça ne vous manque pas ? R : Oh non,
ça ne me manque pas, et puis je me mets au balcon et je vois tout". Ou une autre : "- Non. Je
regarde depuis chez moi. Je suis au 10e, je domine tout". Cette totalité spatiale est retrouvée
au niveau de la rue chez cet homme qui dit : "toute la rue, on se dit bonjour", ou tel autre qui
adore donner des boutures de ses plantes "dans tout le quartier". Reconnaître la pertinence
d’un "tout" sur le plan spatial est lié à ce sentiment d’appartenance à un collectif de
voisinage.
2. Un espace d’expérience commune.
51
Cet espace n’est évidemment pas seulement représenté, mais lieu d’expériences qui peuvent
être communes avec d’autres : aller faire les courses, en particulier à pied, ou aller bavarder
dehors, prendre le soleil au pied de l’immeuble. Au cours de ces activités qui se passent dans
l’espace public, on rencontre ces habitants qui constituent le collectif des voisins : "Après
dans le voisinage, ça va, j'ai... des dames là qui habitent dans le quartier, alors elles sont très
gentilles, il y en a une qui a 82 ans là, alors le soir je prends mon petit fauteuil je m'en vais
aux arbres avec elle". refuser de participer à ce type d’activités communes est encore
reconnaître la dimension collective du voisinage : "Je ne suis pas une sauvage mais enfin je
n'irai pas passer deux heures avec des femmes assises sur les bancs, c'est pas mon genre, je
sors et je rentre, ‘bonjour’, si on me parle je réponds, on parle 5 minutes, 10 minutes, et je
m'en vais". Diverses observations sont faites entre voisins sur l’espace commun, de façon à
renouveler la connaissance que chacun peut avoir ou doit avoir sur le lieu partagé, ainsi que
le rapporte cet homme : "Dans la rue y a 15 veuves. Q : Ah ! Bon, vous les avez comptées ?
R : Je vous dis15, c'est 19. C'est la voisine à côté qui me l'a dit. Un jour je lui ai dit : ‘dire
qu'il y a 15 veuves dans la rue, que j'en ai pas une quand même...’, ‘Combien ? elle me dit,
‘non vous en avez 19’ elle me dit. On rigole, on rigole".
- un espace d’inter connaissance
Les voisins de cet espace commun sont, s’ils ne sont pas tout le temps connus, reconnus. La
qualité, et même la réalité d’un espace de voisinage dépend de cette inter connaissance : "on
connaît tout le monde, le fait qu'on soit près on connaît tout le monde, dans les maisons en
face où par là, on allait faire les courses, et entre voisins on se trouvait dans les magasins, on
parlait, on s'embrassait, c'était très gentil". Certains font part de leur travail à se faire
reconnaître au début de leur installation : "Oh, ça a été difficile au début. Les gens ne me
parlaient pas. Moi je disais bonjour à des gens qui ne me répondaient même pas. (…) Les
gens ne m'adressaient pas la parole. Et puis c'est petit à petit, j'ai commencé à connaître des
gens, et maintenant je me plais ici." D’autres se désolent de n’avoir jamais retrouvé un tel
espace commun depuis qu’ils ont quitté leur pays : "la première année que nous sommes
arrivés c'était la fête des Minimes, mon mari en fermant le magasin il me dit 'on va faire un
52
tour à la fête', on est allé faire un tour à la fête, et il regardait, il cherchait, il cherche, voir s'il
rencontre quelqu'un qu'il connaît, alors je dis 'mais qui veux-tu connaître ici Michel ?', Il
cherchait, et finalement il est rentré écœuré 'je ne vais plus à aucune fête'. Là-bas quand on
sortait à une fête on connaissait tellement de monde, et là on est rentré tout déçus de n'avoir
rencontré personne, personne de notre connaissance. Et c'est ce qui m'arrive ici…". Ce thème
de l’inter connaissance amène les discours les plus fréquents sur le changement : à la fois sur
le fait que les rapports de voisinage ont changé, et sur la disparition des voisins de la même
génération : "c'est à dire que petit à petit ou les gens disparaissent ou ils s'en vont. Les
collègues de mon mari, les uns sont morts, les autres sont partis, petit à petit les relations se
restreignent". Et "vous savez, maintenant, on ne se fréquente plus beaucoup avec les
voisins".
-
un voisinage collectif qui peut-être sollicité
C’est par le qualificatif de "gentil" que l’on caractérise le voisinage apprécié, avec lequel on
peut entretenir des relations de niveaux très divers, pas forcément par le biais de services
rendus. Mais ce bon voisinage peut permettre des services occasionnels, et, beaucoup plus
rarement, être considéré comme un réservoir de services. Les échanges effectués ne sont pas
fondamentalement différents de ceux réalisés avec le voisin privilégié pour les personnes qui
en ont un : la gestion du courrier (en cas d’absence), les courses (mais ici moins
régulièrement), relever une personne qui a chuté, tenir compagnie, s’occuper des chats,
échanger les journaux. Si on ajoute les personnes qui "bénéficient" d’un voisin privilégié à
celles qui occasionnellement échangent avec des voisins ou qui sollicitent plus régulièrement
un réseau de voisins, on peut compte environ les 3/4 des personnes qui évoquent des
relations de voisinage positives au cours de ces entretiens. Rares apparaissent les personnes
qui font appel à une aide dans l’ensemble de leur réseau de voisinage : d’une part parce que
pour beaucoup le besoin d’aide n’est pas très important (nous n’avons pas ici un échantillon
trié selon les incapacités), d’autre part les plus en difficultés ont en général une aide
professionnelle ou familiale. Cette célibataire de 76 ans, victime récemment d’une chute, est
une des rares à parler d’ "aide" apportée par tout un réseau de voisin : "ça dépend de qui
53
vient me voir, mon voisinage j'ai des personnes très gentilles qui m'ont beaucoup aidée aussi
quand j'étais fatiguée, qui me faisaient des courses, qui venaient me voir en clinique souvent,
qui ont été charmants. Q : Les voisins de palier, de l'immeuble ou dans la rue ? R : Aussi
bien de l'immeuble que de la rue, des voisins vraiment charmants, et puis le pallier j'ai
l'étudiante, j'ai une personne aussi du troisième âge, sa famille, une sœur qui habite en face.
Et une voisine mitoyenne aussi qui m'a beaucoup aidée que je connaissais, mais enfin une
relation et qui m'a beaucoup aidée quand j'étais handicapée je le reconnais (…). Même les
gens du quartier dès qu'ils m'ont vu avec la canne, même ceux qui ne me parlaient pas,
‘qu'est-ce qu'il vous arrive ? Si vous avez besoin de quelque chose dîtes-le moi, je vais à
Leclerc, je vais à ci’. Ça a été gentil".
3. La nature des relations de voisinage
On l’a vu par ce dernier exemple, l’aide apportée par le voisinage ne va pas de soi : c’est un
événement particulier (une fracture due à une chute pour une personne qui n’est pas
chroniquement handicapée) qui a permis la sollicitation du voisinage. Nombre de
témoignages vont dans ce sens qui énonce que les bons rapports de voisinage se passent à
l’extérieur, en dehors du domicile. Les voisins sont très bien mais on ne se visite pas. La
stratégie la plus courante semble de réserver les demandes de services à l’occasion de
circonstances qui en vaillent la peine. Il faut que la légitimité de la demande en services
apparaisse clairement. Un débat sur l’égalité des échanges s’instaure entre voisins, qui peut
se régler par des accords, des contrats, ou par un changement dans le statut de la relation, le
voisin disparaissant au profit de l’ami ou du copain.
a) Le bon voisin reste dehors
C’est une règle sociale bien installée, bien exprimée parfois comme règle : "Nous avec les
voisins, on se dit bonjour sur la porte, et on se dit pas bonjour dedans. C’est comme ça.
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Q- C’est le mode de vie habituel dans les collectifs… R - C’est le mode de vie. Ça veut dire
je suis pas votre ennemi, je vous dis bonjour, mais je suis pas votre ami. C’est pas ma façon
de voir, hé. Mais c’est la façon de voir". C’est le "bonjour-bonsoir" cité si fréquemment à
propos des relations avec les voisins, qui va avec le fait de ne pas "se fréquenter". Se rendre
de petits services n’implique pas que l’on se fréquente : "Non, on n'a pas de fréquentation
avec les voisins. Même, vous voyez là, il y a un voisin là, c'est un bonhomme qui y habite là,
il est tout seul, des fois, il vient me… chose, et il me rend des petits services si j'en ai besoin
mais on ne se fréquente pas. Comme la dame qui est en haut là, on ne se fréquente pas". Le
plus souvent les rapports sont réciproques, on ne reçoit pas le voisin, et on ne va pas chez
lui : "Il y a des gens qui continuent à venir vous voir ? R : Oh non, je vois les voisins comme
ça, on parle comme ça, mais ils ne viennent pas me voir. Q : Non, non, mais venir vous
visiter... R : Non, non, non, on se voit, quand je les croise, c'est comme ça, on se dit
‘bonjour’, on parle un peu mais c'est tout. Non non non , je ne reçois personne et je ne vais
chez personne". Et le contact sur le pas de la porte ou par l’interphone peut suffire pour
certains services : "Vous pouvez compter sur les voisins pour vous faire les courses ? R oui. Q - Comment ça se passe alors ? R - Et nous c'est pareil. Q - Y a quelqu'un qui passe
tous les jours vous demander ? R - Nooon. Non non non, mais à l’interphone. (…) oui, oui.
Voyez, si quelqu'un a besoin de quelque chose, on vous appelle à l'interphone".
b) un potentiel sur lequel on peut compter
Dans le même temps que l’on affirme que l’on ne se fréquente pas avec les voisins, on peut
aussi assurer que l’on peut compter sur eux : "Nous gardons nos distances mais je crois que
nous sommes très sûrs les uns des autres". Mais c’est seulement "en cas de besoin" que le
réseau peut être mobilisé : "Q. Ils vous rendent quelques services alors? Si j'ai besoin, celui
d'en haut, mais je demanderais à n'importe qui, ils sont très gentils tous les deux. La jeune
fille tout en bas aussi". Et même certains insistent pour dire qu’ils pourraient demander mais
qu’ils ne le font pas, sans doute parce qu’une raison suffisamment légitime n’a pas donné
l’occasion : "Non, mais si des fois on a besoin, elle nous a dit "si vous avez besoin la nuit de
quelques chose, ben vous appelez", mais comme j'ai le téléphone j'appelle mes enfants, si en
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cas de besoin". Mais l’utilisation de ce potentiel reste en débat, ainsi que le montre cet
échange entre monsieur et madame : Mme -Si tu as besoin qu’on te donne un coup de main
pour la voiture, ils te donnent un coup de main. R - Ah oui ! oui oui oui. Il s’agit de
demander... et on n’est pas demandeurs. Mme - Non ... mais enfin...". Et s’il arrive qu’un
service soit rendu, il n’engage pas obligatoirement plus loin : "Avec M. B. depuis qu’on est
là on est ensemble. On est voisin. On se côtoie. Mais après on ne s’invite pas hé à prendre
l’apéritif chez l’un ou chez l’autre. Si on a besoin d’un service on se le rend mais après c’est
fini".
c) des occasions légitimes
Plusieurs évènements sont cités qui ont entraîné l’intervention du voisinage. Ils se
caractérisent par le fait qu’ils relèvent de l’exceptionnel. C’est la rareté même de la demande
qui permet qu’elle puisse s’exercer. Le type même, le plus évidemment légitime est la chute,
qui s’apparente à un accident, que l’on raconte volontiers dans le détail : "- ça a duré de une
heure jusqu'à 4 h, j'étais par terre. Et j'appelle au secours. Personne entendait. Pourquoi ?
Parce qu'ils étaient en train de mettre des nouvelles portes. Alors le tapage, ils n'entendaient
pas. Après une voisine qui promenait, Me C., elle dit ‘mais c'est Me F. qu'elle crie’ et là
j'avais un chien. Et le chien il était sur moi, il aboyait et puis il allait contre la porte. A la fin
‘Mme F., Mme F.’. J'ai dit ‘je suis par terre’. Je pouvais plus me lever. ‘Ouvrez-moi la
porte’. Fatalité, moi jamais je ferme la porte, et ce jour là j'avais pas ouvert la porte…". Mais
ce peut –être aussi le vol : "Je vais à la chambre, vers 7 h, pour fermer, et je dis, ‘je vais
fermer les volets maintenant’. Qu'est ce que je vois ? La lumière allumée, les volets grands
ouverts, et le tiroir de la table de nuit n'existait plus . Q. Ils étaient partis avec le tiroir ? R.
Voilà. Alors, moooon Dieu, j'ai dit, on m'a pris... Dans le tiroir, y avait tous les bijoux, tous
les bijoux, (…) que mon mari il voulait pas que je les... perde quoi. Alors je vais…, mooon
Dieu, alors j'ai crié: ‘On m'a volé, on m'a volé’. Alors je l'ai dit à la femme d'en bas, là. J'ai
dit ‘je crois qu'on vient de me voler, on m'a volé, je trouve pas le tiroir de la table de nuit et y
avait tous les bijoux’. Elle m'a dit ‘je vais voir si je vous les trouve’. Elle y est allée. Le
lendemain il y avait le tiroir, là, caché sous une haie, sans rien dedans, bien sûr". Au-delà de
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la légitimité de l’accident, c’est la maladie qui paraît recueillir le plus de consensus pour
rendre plus facile la demande, à condition sans doute que la maladie garde un caractère
temporaire, comme la grippe par exemple : "j'ai eu la grippe, que j'ai eu besoin, et les voisins
m'ont fait chercher les commissions. Si, si, y a une bonne entente". Aller chercher des
médicaments à la pharmacie rentre ainsi dans les services les plus classiques rendus entre
voisins : "Une fois ou deux j'ai demandé à la voisine, la pharmacie, ou comme ça. Quand j'ai
besoin de remèdes, les fils y vont. Non, si j'avais besoin, ils le feraient, avec plaisir. Mais je
ne demande pas".
d) la réciprocité de l’échange
Pour beaucoup, le réseau de voisin d’inter connaissance constitue un ensemble de partenaires
égaux : il n’y a, a priori, pas de raison pour que ce soit toujours les mêmes qui demandent
des services, mais bien une demande soumise aux aléas de la vie quotidienne de chacun. Ce
fonctionnement en réseau est bien exposé par cette dame : "Ici, il y a eu, au départ, sans
qu'on sache très bien pourquoi, des affinités, comme ça, très spontanées, avec au début deux
familles, puis trois, puis quatre, puis cinq. Mais ça se limite, nous ne sommes pas des gens
qui allons volontiers comme ça chez l'un chez l'autre pour embêter les uns et les autres.
Quand il y a un problème quelque part, par exemple Mme L., une vieille dame, quand elle
est malade, on se le dit, on se téléphone, l'une va lui faire les courses, l'autre autre chose,
l'autre voisine juste en face (…) on n'est pas toujours à tu a toi, mais quand on a un
problème, elle surveille quand on part, elle a besoin de quelque chose on est là (…) disons
que nous sommes une dizaine de familles qui nous rendons…". Parfois le contrat est plus
limité : "Oui, on se rend des services, elle a été malade mon mari lui a fait les commissions
tout ça, oui. Moi je n'y étais pas parce que j'étais en clinique à cette époque là. Mais enfin
mon mari allait voir ce qu'elle faisait. Elle aussi, elle vient deux fois par jour. Mais après pas
pour dire de fréquenter…Q. Pour quelques petits…E. Ah oui, par exemple le matin si elle
n'ouvre pas les contrevents, je vais voir si elle n'est pas malade. C'est une chose comme ça
qu'on s'est donné. Si, si, on vit en bonne intelligence avec elle". Le contrat peut concerner
l’échange du journal tous les matins et le partage de l’abonnement. La confiance entre
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voisins peut aller jusqu’à l’échange de clés : "moi j'ai ses clés, lui il a mes clés, comme la
nuit je ferme, mais il a mes clés pour qu'il puisse rentrer s'il y a quelque chose, il a le numéro
de téléphone. Si je ne peux pas sortir un matin, je lui téléphone, mettons un samedi, parce
qu'il travaille, ou le dimanche qu'il me porte ceci ou cela. Là je peux compter. Puis il se ferait
du souci, quand il ne me voit pas des fois, de quelques jours, il vient me sonner des fois, ‘je
ne vous ai pas vue’".
e) rétablir l’égalité
Lorsque l’échange risque d’être inégal, les personnes semblent rechercher un argumentaire
qui puisse rétablir l’égalité, tant le rapport de voisinage ne peut se poser sous d’autres
termes. Un voisin a pu vraiment insister pour amener au cimetière : "Et alors à toute fin,
voyez, ils ont été gentils, ils ont voulu me porter les voisins. Je ne voulais pas qu'ils me
portent moi. Parce qu'on est toujours redevable de quelque chose. Et bien avec leur voiture y
a rien eu à faire, il a fallu y aller, alors on a pris des fleurs, on y est allé après la Toussaint,
mais enfin ils nous ont amenés voyez quand même là". Finalement, en quelque sorte, la
personne aidée a dû obéir… Même la personne qui donne un coup de main doit justifier sa
conduite : "c'était moi qui la dépannais quelques fois parce qu'ils étaient un peu handicapés,
quelques fois je leur portais quelques courses, moi j'adore, je vais des courses pour les uns
pour les autres. Je fais des courses pour mes amis d'ici, pour mes enfants "tiens toi qui n'a
rien fait ça te promènera", ça me fait un but… je ne peux pas toujours sortir pour mes
besoins personnels je me ruinerai autrement". Une dame accepte une aide à condition de
payer en supportant les bavardages de celle qui s’en occupe : "la voisine vient maintenant
m'apporter, elle reviendra ce soir pour fermer les fenêtres, on parle un moment parce qu'elle
parle, elle parle, elle vous raconte le chose qu'elle a vu à la télé, un film d'amour, ça ne
m'intéresse pas, ça m'énerve plutôt qu'autre chose, ça me fatigue par moment, mais elle est
tellement gentille que je réponds. Ah oui, oui, je dis oui toujours. Et puis elle joue au tiercé,
et elle vient me raconter ‘j'avais fait le 1, le 6, le 12, et le 15 et c'est le 14 qui est sorti’".
L’échange peut aussi prendre racine dans l’histoire : un rapport ancien peut faire vivre une
relation entre voisins, tel ce professeur à la retraite qui accepte la "surveillance" d’une
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voisine, qui a été autrefois son élève, ou, en milieu rural, des rapports de communauté
villageoise.
Un des moyens d’accepter des échanges de services inégalitaires, c’est de faire changer de
statut la personne qui intervient : de voisin ou voisine, elle devient copain, ou amie. "Et elle
vous rend des services votre voisine ? R : Si j'en ai besoin, mais à ce point de vue là non,
parce que M. (l'aide ménagère) me suffit. Elle vient me voir plutôt par amitié, pour me faire
passer un moment...". Mais il n’est pas aussi simple de faire changer de statut à une voisine :
"Le voisinage il est pas mauvais mais on peut pas dire qu'il est… bonjour bonsoir et puis
c'est tout. A part une dame je vous dis, mon amie, là haut, alors si j'ai besoin de quelque
chose, elle est là. Si elle est là, parce que ça fait 8 jours qu'elle est partie, elle est chez sa
sœur. (…) Regardez, ça fait plus de 8 jours que je ne la vois pas. En 8 jours il aurait pu
arriver quelque chose. C'est une amie sans être une amie, on peut pas compter sur elle".
Tous ces témoignages montrent que la définition du voisin est assez précise dans l’esprit de ces
vieilles personnes. On ne peut entrer dans des rapports qui supposeraient la dépendance à
quelqu’un en restant dans des relations de voisinage. Ou alors il faut se raconter des histoires,
ou passer du voisin à l’ami. Le membre de la famille, l’amie, le voisin ont des définitions
relativement précises qui impliquent des rapports à l’autre particuliers.
59
II - VOISINAGE, DÉPRISE ET MALADIE D’ALZHEIMER.
Un de nos premiers constats a été que relations d’aide et relations de voisinage ne font guère
bon ménage, notamment lorsque l'aide familiale vient sanctionner une importante "perte
d'autonomie".
Les entretiens orientés sur une problématique de l'aide, et particulièrement ceux qui concernent
des personnes tributaires d’une aide familiale et/ou professionnelle, plus encore les entretiens
réalisés auprès d’aidants familiaux, apparaissent faire peu de place aux relations de voisinage.
L'aide participe ainsi à occulter le voisinage selon des processus auxquels semblent participer :
- le fait que l'intervention "aidante" familiale et/ou professionnelle tend à renfermer les
relations de la personne âgée sur la sphère privée, et donc à exclure le voisinage;
- la "dépendance" vis à vis des services professionnels ne laissent guère de place aux
voisins;
-
les voisins disparaissent lorsque l’état de santé de la personne ne permet pas le
maintien des sociabilités (par exemple, en cas de troubles de comportement liés à
une pathologie de démence).
Par contre, certaines personnes font preuve d’un “dynamisme” hors du commun jusqu'à un âge
avancé, parfois malgré des limitations sérieuses de leurs capacités, et s’avèrent des “voisinants”
très efficaces. Celles-ci font preuve d'une "capacité à faire face" que les chercheurs anglosaxons ont formulée en termes de “coping”, notion qui se rapporte à des situations de
personnes qui, plus ou moins indépendamment de leur état de santé ou d’incapacité, mais en
lien avec des trajectoires propres qui ont de longue date fait une place majeure aux relations de
sociabilité, font notament preuve d’une compétence particulière dans leurs relations de
proximité.
Dire ainsi que la capacité à voisiner dépend du souci et de la compétence sociale paraît lever
une évidence. C'est dire que la capacité à voisiner est un signe de "prise", et que la déprise se
traduit aussi par une moindre implication dans les relations de voisinage. Mais cela signifie
aussi que les "facteurs" ne sont pas uniquement de l'ordre de la maladie, ni de la “dépendance”
mesurable aux seuls critères d’incapacité à réaliser certains gestes de la vie quotidienne.
Nous avons vu au cours de nos précédentes recherches comment le processus de déprise
s'accompagne de la remise en cause des liens de sociabilité préexistants, comment le processus,
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dans ses formes les plus avancées, devient synonyme de déstructuration des temporalités et de
la spatialisation au quotidien, et de la perte conséquente des relations.
A titre d'illustration, nous avons particulièrement travaillé la question du voisinage dans un
contexte particulier de situations limites dans laquelle la déprise, comme dimension
sociologique du processus de vieillissement, se double d'un diagnostic médical de maladie
d'Alzheimer.
1
Des personnes à un stade avancé de la maladie, aidants familiaux et
voisinage..
Le propos s'appuie sur l'analyse de 23 monographies (14 de l'enquête INSERM et 9 de l'enquête
Conseil Général de 1992-93). La plupart concernent des maladies d'Alzheimer, mais pas la
totalité. Il est en fait difficile, à travers le témoignage de l'aidant d'avoir des certitudes sur l'état
mental de la personne aidée : quand il y a des troubles du comportement c'est assez évident,
mais dans les autres cas on ne peut rien dire, l'aidant ayant tendance à parler plutôt des
incapacités physiques …(situations de déni, diagnostic non posé, ou simple incapacité physique
?).
Le contexte de la recherche
La prise en charge à domicile des personnes souffrant de la maladie d'Alzheimer a fait l'objet de
nombreuses études ; il y a eu notamment des recherches sur la charge supportée par les aidants
familiaux et sur les modalités de recours aux services professionnels. La question de l'aide aux
aidants est très actuelle et des structures ou des expériences spécifiques se mettent en place pour
soutenir les familles. Mais la question des voisins semble avoir été peu abordée. Elle est
intéressante à étudier car elle peut contribuer à une meilleure connaissance des réseaux de
sociabilité dans le cas de familles "touchées" par la démence : nous savons que les "aidants
principaux" souffrent d'une réduction de leur vie sociale et l'approche de la recherche par le
voisinage peut aider à comprendre les mécanismes qui entraînent cette diminution de la
sociabilité. Il est aussi intéressant de savoir si le voisinage constitue un réseau potentiel de
soutien, soit pour les personnes âgées elles-mêmes, soit pour les aidants familiaux.
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Remarques méthodologiques
- Les monographies collectées entraient dans le cadre d'études sur le vieillissement ou sur l'aide
à la dépendance.
- Ce sont les aidants familiaux qui ont été interrogés : les relations avec le voisinage sont donc
décrites à travers leur vécu et leur interprétation. Il y a probablement des biais de subjectivité
d'autant que le contexte émotionnel est fort : soit des tendances dépressives et des situations
d'épuisement avec un discours d'insatisfaction ("les gens vous laissent tomber"… alors qu'au
cours de l'entretien on repère des aides effectives de la part du voisinage) soit une autovalorisation où l'aidant souhaite apparaître comme le personnage principal dans l'aide et évite
d'aborder la question d'un éventuel soutien reçu des voisins.
- Les situations gérontologiques étudiées sont des situations évoluées et relativement stables (en
raison du mode de constitution de l'échantillon) où l'aidant familial est très impliqué et où il y a
souvent un réseau d'aidants professionnels installé : il reste assez peu de place pour des aidants
"autres" …
- Les personnes âgées aidées sont souvent très âgées : leur propre réseau social et amical est
généralement réduit (beaucoup sont partis …) ; c'est le plus souvent le réseau de l'aidant qui est
évoqué.
Il y a donc à la fois un risque de biais de représentativité des cas étudiés, et un risque de
subjectivité.
Comment se manifeste la maladie d'Alzheimer
Pendant un certain temps elle n'est pas visible pour le voisinage : seule la famille proche se rend
compte d'un changement intellectuel chez le parent âgé dont le discours peut continuer de faire
illusion pendant quelques temps (10) "Les gens autour se rendaient pas énormément compte au
départ ; je me rappelle une amie, là elle était venue avec son mari ; et son mari a vraiment cru
tout ce que lui racontait mon père, qui était en plus foisonnant de points de détails… Mais
nous, on pouvait pas, enfin, laisser croire et il fallait essayer de rétablir…".
Puis les déficits s'extériorisent de façon plus évidente prenant des formes diverses :
- L'adynamie : le sujet est dans son monde, n'a pas de réaction ni de communication avec
l'extérieur, s'endort au cours des visites… C'est le terme de mort sociale qui est souvent
62
employé dans la littérature pour décrire cet état. Soit on considère la personne comme morte
(22) "mes amis, dit un mari aidant, c'étaient aussi ses amis même beaucoup des amis d'enfance,
quoi, j'ai l'impression que pour eux elle est morte", soit on parle d'elle au passé : "les gens qui
appréciaient ma femme…". La communication verbale normale devient impossible d'autant
qu'il y a souvent des troubles du langage associés.
- Les troubles du langage et de la cohérence (4) : "ils viendraient le voir (les voisins), …
seulement ils sont là, et comment voulez-vous parler ? Quand il parle ils n'arrivent pas à
comprendre ce qu'il dit !" ou encore (6) : "ils ont vu (les voisins) qu'il était comme ça, qu'il
n'avait pas de conversation, qu'il disait des bêtises, qu'il disait des choses qui étaient pas … qui
étaient un peu bizarres, …" "C'est gênant d'aller s'adresser à des gens en leur disant n'importe
quoi … lui il se rend pas compte mais moi j'étais gênée"
- Le trouble des conduites sociales
Ils se manifestent beaucoup à l'occasion des repas (5) : "pour manger à table, tout ça,… chez
moi ça va mais chez les autres … ce qu'elle fait oh moi ça me fait honte. Dès qu'elle voit les
plats elle se jette dessus comme si, voyez, comme si elle avait manqué; maintenant il faut
absolument qu'elle se jette comme un animal sur les plats" dit une fille de sa mère (5),
rapportant par ailleurs le douloureux souvenir de ce goûter dans un club du 3ème où sa mère se
jetait sur tous les plats qui passaient "tout le monde il nous regardait, et elle en train de s'agiter,
de chipoter … alors j'ai dit c'est fini". Ou bien cette autre fille, aidante de sa mère (18) : "il faut
lui couper la viande, lui ouvrir le yaourt, bon après je veux l'habituer à manger seule, je prends
une grande serviette d'avant, on en a partout, elle fait plus attention, elle met le coude dans
l'assiette, je veux lui laisser quand même cette autonomie même si elle se salit … des fois on
mange avec elle, mais les amis sont triés, même la famille, parce que certains ça va, d'autres
…".
D'autres troubles se traduisent par des comportements impudiques comme chez cette vieille
dame devenue incontinente dont la fille (14) dit "elle veut aller aux toilettes mais elle attend un
peu trop quoi … alors elle arrive avec tout… elle me le porte, même s'il y a du monde, ça fait
rien, elle vous arrive avec ses culottes sales, n'importe quoi, elle a pas du tout de …"
- Les comportements dangereux
63
"on a dû supprimer le gaz…bon le gaz elle s'amusait à l'allumer …une fois, quand je suis
rentré, le gaz était allumé (un mari aidant de sa femme)(3).
Ces comportements dangereux assez spécifiques de la détérioration mentale s'ajoutent aux
risques habituels liés au grand âge et en particulier au risque de chutes : l'aidant n'a pas toujours
la capacité de relever seul la personne âgée et doit faire appel à quelqu'un d'autre : "Maman
tombe, des fois, nous tombons même des fois toutes les deux …je me force, je fais bien ce que je
peux, mais je peux plus, je peux plus la lever …et alors il faut faire appel"(13). Ou bien si
l'aidant n'est pas toujours présent il peut demander à d'autres personnes d'exercer une
surveillance en son absence : la permanence du risque caractérise cette pathologie et explique à
la fois le fardeau ressenti par l'aidant (qui a peur de s'absenter de peur qu'un accident survienne)
et sa crainte de recourir trop souvent à des personnes extérieures.
Cette description un peu schématique issue des entretiens menés avec des personnes aidantes
montre ce que sont les principaux modes de présentation de la maladie d'Alzheimer pour le
monde des profanes : cette symptomatologie ne peut être que dérangeante, et entraîne
incompréhension, gêne, ou même curiosité pour les témoins extérieurs, tandis qu'elle est
souvent source de honte et d'insécurité pour la proche famille qui ne reconnaît plus son parent.
Dès lors quelles peuvent être les positions respectives des familles aidantes et du voisinage?
L'aidant peut-il trouver lui-même aide ou secours auprès de ses voisins?
Nous allons envisager successivement les différentes attitudes adoptées par les voisins puis les
attitudes des familles envers les voisins.
La place, le rôle du voisinage
- La famille au premier plan et des voisins "absents" (1) (21) (15)
Ce mari à qui on demande s'il a trouvé dans le quartier des voisins pour l'aider un peu ou pour
lui tenir compagnie répond : "non, je connais personne. Je sors pas, d'ailleurs je pourrais pas
sortir, je peux pas la laisser (parlant de son épouse souffrant de maladie d'Alzheimer) ; En
revanche "la famille, elle vient tous les jours…", et dans cette autre famille de quatre sœurs qui
prennent en charge à tour de rôle leur mère dépendante "c'est surtout la famille, on se cantonne
beaucoup à la famille nous, on est un cercle très serré, on a très serrés entre nous …"
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Enfin ce mari qui semble avoir pris ses distances par rapport au voisinage depuis que sa femme
est hémiplégique : quand on lui demande s'il a été contacté par des clubs de troisième âge il
répond :"oui, bien sûr, si ma femme n'avait pas été handicapée on y serait allé ; elle peut pas
sortir" et plus loin : "voyez, et même maintenant j'évite de voir quelqu'un, parce qu'on me pose
toujours des questions, comment ça va, et comment ceci, ça me fatigue d'avoir à répéter
toujours la même histoire …". Il aide aussi sa voisine pour faire les commissions (et n'hésite pas
à le dire) mais ne semble pas attendre d'aide du voisinage pour lui-même : "s'il m'arrive
quelque chose, j'ai les enfants quand même, soit l'un soit l'autre …"
- Des aides ponctuelles, des petits services
C'est le cas pour des commerçants de quartier qui livrent éventuellement à domicile quand les
aidants ont du mal à se libérer comme c'est le cas pour ces deux aidantes de malades Alzheimer
: " la bouchère j'ai qu'à lui téléphoner, elle m'apporte ma viande à midi"(le mari de cette dame
a une maladie d'Alzheimer) et cette fille toujours inquiète pour sa mère : "je suis vraiment pas
tranquille, j'ai peur, j'ai peur de la trouver par terre alors je vais, je fais les courses, alors je
suis là, il faut que j'attende à une caisse … Je vais à la pharmacie, tant et si bien que le
pharmacien me dit écoutez madame, vous me laissez l'ordonnance, je vous prépare … et il me
porte ici le pauvre".
Les voisins peuvent aider pour les courses : "la plupart de nos courses nous les faisons en
grande surface le samedi ou quand …ou alors le vendredi soir, avec quelqu'un. Parce que mon
mari et ma fille restent à la maison et on m'emmène faire les courses" dit une fille dont la mère
est Alzheimer "j'ai la voisine à côté elle travaille aussi , elle fait des ménages le matin mais
quand elle est là, si j'en ai besoin … quand elle va chercher son pain, des fois je lui demande de
me ramener mon pain aussi mais enfin je le fais pas systématiquement …, je m'oblige à aller
chercher le pain". La raison invoquée est le besoin de marcher et de s'aérer mais on comprend
aussi qu'il y a une réticence à demander : quand on lui demande si elle peut compter sur l'aide
de ses voisins :"oui, en cas de coup dur, mais disons c'est pas …on a des relations de bon
voisinage mais …".
L'aide en urgence en cas de malaise, ou en cas de chute : "il tombait là, il tombait dehors, j'ai
dû appeler … pendant deux fois j'ai dû appeler les pompiers parce que ça s'est fait la nuit (7);
quand c'est le jour, c'est les voisins qui sont venus me rendre service".
65
Ou cette fille qui ne peut plus relever sa mère : "mon fils n'était pas là, j'appelais partout …j'ai
appelé le docteur pour demander conseil, qui c'est que je pouvais appeler pour venir m'aider ;
il est venu lui-même, il a été très gentil, voyez, vraiment humain, il a laissé ses consultations, il
est venu me relever maman ; une autre fois ça a été le gérant, là (un voisin) mais je peux pas
trop lui demander non plus …"
- Une surveillance
Des petits services peuvent être rendus par les voisins pour les courses ou aussi pour une
surveillance : Ce mari (3) ose s'absenter pour aller faire du vélo deux fois par semaine laissant
sa femme :"je m'arrange avec la voisine, ou quelquefois, quand elle est pas là, ben j'y vais
quand même, je m'absente une heure, une heure et demi…"dans un autre cas : Mme B. elle
regarde si c'est ouvert, si elle a besoin de quelque chose" (17) ou encore : "j'ai les voisins s'il y
avait le feu, qui surveillent …mes voisins d'en face ils sont à la retraite, mais ils ont des petits
enfants quand ils sont là ils jettent un œil comme elle est bloquée dans le lit (la mère de cette
dame a une maladie d'Alzheimer évoluée) deux fois quand même on l'a trouvée les jambes en
travers, elle avait pas sauté mais elle avait les jambes en travers …"
On ne parle pas toujours volontiers de cette surveillance et il peut y avoir des contradictions
dans le discours, comme chez ce mari qui est amené à s'absenter pour aller faire les courses et à
qui on demande si personne ne vient pendant ce temps : "Ah il y a personne, non! Ben non! Qui
veulent vous qu'il vienne ? Les voisins au début, on peut leur demander exceptionnellement de
surveiller mais après c'est fini hein ! et pourtant peu de temps après parlant à nouveau de son
épouse Alzheimer : "ben j'ai la voisine en face, elle surveille … mais comme elle est toujours
dans l'allée à marcher (son épouse) bon, quand elle la voit marcher elle lui dit rien…"
Mais quand le service est plus personnel comme garder le parent dépendant à domicile, on le
demande aux "amis" : …(18)"j'ai une amie qui est célibataire, qui des fois vient un week- end
ou une après midi … je vais lui demander si elle peut me la garder un week-end parce que
depuis juillet je sature, je sature complètement"
- Ils ne viennent plus (3) (4) (8)
"Parce que c'est pas intéressant, c'est pas toujours intéressant quand même ! premièrement elle
ne dit rien, elle ne peut plus tien dire, c'est gênant, …c'est gênant. C'est gênant pour les autres"
66
dit ce mari au sujet de son épouse Alzheimer, semblant comprendre le comportement des
voisins mais il précise un peu plus loin : "premièrement ils la prennent en pitié, puis alors bon,
ils ont toujours peur de déranger enfin, c'est le, c'est le mot passe partout ! quand quelqu'un est
malade, … je viendrais bien te voir mais je voudrais pas te déranger !" comme s'il reprochait en
même temps cette attitude.
On retrouve des explications comparables chez ce fils dont le père avait une sociabilité active et
beaucoup de contact avec les voisins avant d'être malade, mais ces relations se sont arrêtées et
les voisins ne viennent plus le voir : "ils prennent des nouvelles, quoi disons, mais … c'est que
c'est des personnes âgées aussi hé! C'est des personnes comme lui" puis il précise : "ils
viendraient le voir, seulement ils sont là, et comment voulez-vous parler ? Quand il parle (le
père) ils n'arrivent pas à comprendre ce qu'il dit …".
Cette fille qui s'occupe de sa mère déplore de ne plus avoir de contact avec ses amis que par
téléphone : "les gens vous savez ils viennent, ils sont gênés … face à une anomalie du cerveau,
les gens ils savent plus quelle attitude prendre. Alors ils viennent nous voir une fois, et puis
bon, ben tu viendras me voir … je crois que face à cette maladie le problème c'est que les gens
qui ne l'ont pas chez eux ne comprennent pas";
La coupure avec les relations de voisinage n'est pas toujours nette et certains aidants tendent à la
justifier comme nous l'avons vu plus haut, ou à la minimiser comme ce mari qui tient un
discours auto valorisant et (20) qui mentionne "il y a des gens qui appréciaient ma femme et qui
viennent de temps en temps dire bonjour" ou encore : "où que nous allions, on me demande des
nouvelles de ma femme …".
Mais dans l'ensemble on constate un recul dans les échanges avec le voisinage (les visites
s'espacent, on demande des nouvelles mais souvent par téléphone …), en grande partie attribué
à la gêne ressentie par les voisins devant les comportements de la personne âgée et devant les
difficultés de communication que cela entraîne. Nous verrons dans le chapitre suivant comment
l'aidant réagit lui aussi devant cette gêne, et procède à une véritable sélection dans ses relations
sociales.
- La compassion (2) (14)
Plus rarement il peut arriver que la présence des voisins soit au contraire renforcée comme dans
cette situation d'aide où c'est l'épouse qui s'occupe de son mari Alzheimer et dit avoir trouvé un
67
soutien important auprès du voisin , chrétien comme elle : "il est très gentil, il vient tous les
jours prendre des nouvelles alors qu'avant c'était bonjour, bonsoir ; il fait partie de
l'Hospitalité à Lourdes. Moi je suis catéchiste, alors entre gens d'église disons …" Mais parlant
des gens qui "s'intéressent" à sa situation, elle se demande "si c'est de la curiosité ou si c'est
vraiment de l'estime …"
Cette compassion n'est pas toujours aussi extériorisée mais elle peut être évoquée par l'aidant
qui prend ainsi les voisins à témoin de son malheur comme pour cette belle-fille qui a la lourde
charge de s'occuper de sa belle-mère qui "marche sans arrêt, sans arrêt devant la porte, des
après midis entiers … Les voisins nous disaient mon Dieu je vous plains, c'est pas possible
qu'elle marche comme ça!
L'aidant et le voisinage
- Une sociabilité qui se réduit (5)(6)(8)
Le plus souvent ce sont les voisins qui espacent leurs visites parce qu'ils sont embarrassés
devant la dépendance de la personne âgée ; mais la charge de l'aidant au quotidien et sa
difficulté à se libérer de la relation d'aide font aussi qu'il est peu disponible lui-même : "quand
je reçois quelqu'un je choisis l'été et je choisis le soir pour que … je la mets au lit avant (sa
mère) ; c'est difficile de faire tout à la fois, c'est à dire que moi je peux pas rendre … quand on
vient me rendre visite, je peux pas moi après aller chez les gens … les gens après ils n'osent
plus". Cela entraîne un isolement mal vécu : "ça vous sape à force, ça vous use … moi j'aimais
bien les contacts et j'étais quelqu'un de très sociable, et je vais finir par … hein!"
Même si l'aidant souffre de cet isolement , il en comprend généralement les raisons et a
tendance à justifier la gêne éprouvée par les voisins ; mais il arrive aussi qu'il leur reproche de
le laisser tomber : "non, il y a personne, oh puis vous savez les gens un peu vous laissent tomber
… même les amis, on voit plus personne !"
Il peut y avoir un retrait volontaire de l'aidant par rapport à sa vie sociale quand il éprouve de la
honte comme cette fille (5) d'une dame Alzheimer qui a des troubles du comportement gênants
en public : "tout le monde il nous regardait, comme si on avait un enfant, alors je dis c'est fini,
… on peut pas, il faut pas qu'on nous regarde comme ça comme on regarde un animal non je ne
68
veux pas … ça fait que petit à petit on … on se renferme un peu, parce que bon, on veut pas la
montrer dans cet état"
Enfin il arrive que ce soit sur l'intervention délibérée de l'aidant que la sociabilité avec le
voisinage se réduise :
- Une sélection des relations (5)(6)(7)(18)
L'aidant est parfois amené à faire la part entre ceux qui "comprennent" et ceux qui ne
"comprennent pas" et il peut même aller jusqu'à faire un véritable tri parmi les voisins ou amis.
Cette fille qui ne reçoit plus beaucoup d'amis chez elle à cause de la présence de sa mère
Alzheimer dit qu'elle ne regrette pas d'avoir perdu ses relations parce que "c'est pas des gens
intéressants dans la mesure où ils ne comprennent pas" : "c'est que quand ma mère est habillée
elle fait la petite mamie très mignonne, elle est migonnne pour 86 ans …mais bon peut-être que
ça plait pas toujours de supporter quelqu'un d'autre …ceux qui l'ont compris c'est bien, ceux
qui l'on pas compris bien tant pis …".
Cette épouse aidante dit avoir été amenée à "éliminer certaines personnes : " ils venaient à la
maison, ils lui parlaient pas tellement à lui (son mari) parce que évidemment il y avait pas
tellement de suivi …alors bon ils me parlaient à moi . Quand ils étaient partis il me faisait la
tête(son mari) parce qu'il me disait mais ils parlent qu'à toi … Ils ont vu après que c'était pas la
peine de revenir !"
Cette autre fille (18) qui rapporte que sa mère Alzheimer se salit en mangeant et qu'il devient
difficile de manger avec elle semble aussi avoir fait une sélection dans son entourage : "les amis
sont triés, même la famille, parce que certains ça va, d'autres …"et elle reconnaît qu'il y a
désormais "du vide" autour d'elle.
En revanche cette épouse (7) ne déplore aucun changement dans son réseau de relations depuis
que son mari a perdu ses facultés intellectuelles :"oh bé, qu'est-ce que vous voulez, ils l'ont
compris …"
- La réticence (3)
A demander de l'aide (3)(12) (13)
"Qui voulez vous qui vienne ? Les voisins au début on peut leur demander exceptionnellement
de surveiller mais après c'est fini hein !"(un mari aidant).
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Cette fille (13)qui a dû faire appel à un voisin (le gérant) pour relever sa mère qui venait de
tomber : "j'ai pas pu y arriver … je lui ai demandé mais je peux pas faire ça tout le temps …"
pour une autre chute c'est le médecin qu'elle a appelé, mais cela aussi l'a gênée : "je peux pas
toujours appeler le docteur, appeler le gérant … je l'ai appelé là parce que vraiment là,
vraiment j'ai dit tant pis , il faut que tu te rabaisses de demander secours …"
Une autre aidante dans les mêmes circonstances (chute de …) a appelé le voisin quand la chute
est survenue le jour mais la nuit elle a appelé les pompiers
Cette autre fille aidante (12) dit avec un peu de réserve que la voisine est
venue l'aider : "oui là elle est venue m'aider, mais disons on peu pas toujours…
oui (on peut compter sur eux ) en cas de coup dur, mais disons c'est pas … on a
des relations de bon voisinage mais …". C'est cette même aidante qui demande
parfois à la voisine de lui porter le pain mais "je le fais pas systématiquement"
L'aide des voisins paraît réservée aux cas exceptionnels (les" coups durs" ou "s'il y avait le
feu"(18) et il semble que ce soit la crainte de déranger trop souvent qui soit un frein pour
l'aidant. Pour d'autres c'est la question de confiance qui est mise en avant, comme par cette
belle-fille (11) très occupée par son travail et par l'aide qu'elle apporte à sa belle mère et qui ne
semble pas avoir de vie sociale très développée : "les voisins, ils sont individuels, … on se dit
bonjour en passant c'est tout quoi" et quand on lui demande si elle a prévenu ses voisins pour le
cas où il arriverait quelque chose à sa belle mère en son absence "je sais pas mais … moi je
leur fais pas confiance" Elle envisage plutôt de prendre une femme de ménage pour la seconder.
A en parler (contradictions dans le discours) (3)
Ce mari aidant qui dit ne pouvoir compter sur personne (qui voulez vous qui vienne ?) dira un
peu plus tard que quand il va faire ses courses, la voisine surveille sa femme …
Discussion
Malgré les limites de ce travail (cf remarques méthodologiques), il semble que le voisinage
apporte peu d'aide aux familles dont un parent souffre d'une maladie d'Alzheimer. Peu d'aide
"instrumentale" puisque c'est la famille elle-même ou des professionnels qui assurent ce type
d'assistance ; on semble préférer s'adresser à des professionnels plutôt qu'à des voisins (peur de
70
s'abaisser en demandant de l'aide aux voisins mais aussi peur de demander trop souvent … autre
aspect de la réticence ?). Peu d'aide psychologique aussi car souvent "ils ne comprennent pas".
Pour ce qui est des relations sociales, il semble y avoir aussi assez peu de soutien ; les contacts
sociaux se raréfient par un double phénomène :
-
les voisins n'osent pas déranger … phénomène d'embarras devant la symptomatologie de la
personne âgée …
-
les aidants préfèrent éviter les regards et les questions
Il y a donc une gêne bilatérale qui peut aggraver l'isolement social de l'aidant. La différence
entre voisins et amis est à creuser.
2. Des personnes qui ont récemment été diagnostiquées, soutiens familiaux et
voisinage.
L’analyse que nous prétendons effectuer prend appui sur un corpus d’entretiens réalisés auprès
de personnes atteintes de la Maladie d’Alzheimer et de au moins un de leurs proches familiaux.
Ce projet vise à reconstruire le processus de diagnostic de la maladie et à en situer les effets
dans les expériences de la maladie ainsi que dans l’articulation avec les modes de vieillir et les
configurations familiales. Outre la reconstruction de l’histoire de la maladie, les entretiens ont
pour objectif de retracer la vie passée et actuelle de la personne.
Nous avons donc saisi l’opportunité du croisement de ce projet avec celui de la Fondation de
France sur les solidarités de voisinage pour récolter des informations sur cette thématique dans
un contexte de Maladie d’Alzheimer. Nous avons ainsi pu aborder et étudier cette thématique à
partir d’un corpus de 26 monographies.
A titre indicatif, voici quelques caractéristiques de l’échantillon :
-
20 femmes, 6 hommes
-
16 sont mariés, 10 sont veufs ou divorcés
71
-
14 habitent avec un conjoint seul; 6 cohabitent ou quasi-cohabitent avec un enfant ; 6
vivent seuls
-
9 sont aidés principalement par leur conjoint, 11 par au moins un enfant, 5 par un
conjoint et un enfant
-
l’âge des personnes est compris entre 53 ans et 88 ans.
Le groupe de personnes sur lequel notre analyse porte se différencie donc de celui considéré
dans la partie précédente à plusieurs titres :
-
il s’agit de personnes vivant à domicile (et non pas hospitalisées)
-
la plupart d’entre elles sont à un stade “léger à modéré” de la maladie d'Alzheimer
(et non pas à un stade avancé)
-
leur état de santé général n’est pas fortement dégradé ; leur santé physique est
souvent satisfaisante
-
des entrevues ont été réalisées auprès d’elles (et pas seulement auprès de leurs
proches) : leurs points de vue sur les modes de voisiner ont pu être recueillis
-
le recueil est plus récent (2001-2002), soit presque une décennie plus tard : nous
sommes tentés d’avancer l’hypothèse de modifications en matière de perceptions
individuelles et collectives de la maladie d’Alzheimer. Cette hypothèse peut jouer en
faveur d’une meilleure tolérance face à la maladie, davantage reconnue comme
maladie neurologique et comme étant relativement fréquente avec l’avancée en âge.
Une autre différence entre ces deux parties porte sur le regard disciplinaire : la première partie
est approchée sous un angle gérontologique, la seconde sous un angle sociologique.
Nous avons étudié notre corpus en cherchant à mettre en évidence des profils de personnes
atteintes dans leurs modes de voisiner en prenant en compte leur situation familiale (notamment
dans la configuration d’aide familiale) ainsi que leurs rapports à la vieillesse et à la maladie.
Cinq catégories se dégagent du corpus
-
Une sociabilité maintenue en tant que malade débutant
Nous avons dans ce cas 3 femmes (de 53, 62 et 72 ans), vivant en couple, à un stade débutant et
stabilisé par les traitements de la maladie. Quel que soit leur âge, elles ne se définissent pas
comme "vieilles". Ces trois personnes se présentent comme "porte-parole" des malades
72
Alzheimer, et elles se perçoivent comme chargées de montrer que l’on peut être atteint de cette
maladie et être compétent socialement. Elles entretiennent des activités extérieures diverses et
ont une vie sociale apparemment peu différente de celle d’une autre personne. L’une d’elles
aide ses "vieux" (dit-elle) voisins dans le remplissage des papiers administratifs et même des
chèques. Elles cherchent à se stimuler sur le plan cognitif et à maintenir un sentiment d’utilité
sociale. Ces personnes ont fait preuve d’une capacité à construire des relations de voisinage et à
les entretenir au-delà de la pose médicale d’un diagnostic de maladie d’Alzheimer. Toutefois, il
est à souligner que l’observation est faite à un moment où la maladie est peu visible par autrui.
On peut s’interroger sur le devenir de ces personnes quant à leurs relations de voisinage. Il
s’agit d’ne catégorie de malades qui était moins fréquente par le passé. Du fait de l’extension du
diagnostic précoce et de l’amélioration de l’efficacité de l’action médicamenteuse, elle est
certainement amenée à se développer. Nous n’avons pas rencontré d’homme dans ce cas (soit
du fait de la taille restreinte de notre échantillon, soit que cette catégorie correspond à un profil
féminin).
- Familialisme, déprise et absence de voisiner
Nous classons dans ce groupe 2 hommes (74 et 79 ans) et 1 femme (68 ans) qui vivent en
couple. Un modèle familialiste est mis en avant par les membres de la famille rencontrés, qui se
traduit notamment par l’importance accordé à l’habitat. Deux d’entre eux ont quitté la grande
ville où ils résidaient au moment de la retraite pour s’installer à la campagne dans une grande
maison, ce qui permet pour l’une une quasi-cohabitation avec la fille, le gendre et le petit-fils,
pour l’autre d’accueillir occasionnellement enfants et petits-enfants. Il semble qu’un certain
repli se soit opéré sur l’unité de la maison depuis la prise de la retraite. Le repli est tel qu’il
pourrait être révélateur de déprise. C’est le "droit au repos" qui est revendiqué après un temps
de fort investissement dans le travail et de réussite professionnelle et sociale. Les deux hommes
ne parlent pas de Maladie d’Alzheimer (difficile de savoir s’ils se savent atteints par cette
maladie car l’entourage entretient une certaine ambivalence à ce sujet). Pour les deux hommes,
la maladie en général n’est pas un moyen de se faire reconnaître. La femme a une santé mentale
fragile depuis plusieurs années. On perçoit une certaine angoisse chez elle : le monde lui
échappe. Ces personnes n’ont pas de réseau amical ou un réseau très faible. Elles n’ont jamais
cherché à créer des relations de voisinage, ni dans le passé, ni aujourd’hui . Elles n’en ont
73
jamais éprouvé le besoin, leur univers affectif étant centré sur la famille. Avec l’apparition de la
maladie, le repli sur la sphère familiale s’est renforcé. Les voisins sont encore plus “absents”.
Le conjoint, les enfants sont, en revanche, très présents dans l’aide quotidienne ; la personne
atteinte s’en remet à ses proches.
- Couple fusionnel, fragilité et maîtrise du voisiner
2 personnes relèvent de ce groupe (une dame de 81 ans et un monsieur de 79 ans). Chacun a
construit une vie conjugale sur un modèle de type fusionnel. L’un des couple n’a pas d’enfants,
l’autre a un enfant mais qui est très peu présent pour soutien affectif et pour une aide
instrumentale. Quand en plus des effets de la maladie de l’un, des problèmes de santé et par des
déficiences liées au vieillissement apparaissent, ils ont recours à des aides professionnelles et
aussi se tournent vers un petit noyau de voisins et d’amis qui vont intervenir pour "dépanner" et
aussi pour "surveiller" la maison. Ces couples habitent depuis longtemps dans le domicile actuel
et des contacts de proximité se sont noués au fil des années. Toutefois, une certaine distance est
maintenue : il n’y a pas d’invitation au domicile par exemple et une volonté de ne pas "abuser"
toutefois de cette aide est affichée. Les voisins ne sont que considérés comme “aidants
ponctuels”. Ces couples savent que leur avenir chez eux est fragile, qu’ils seront très
certainement amenés à entrer dans un établissement (c’est le cas d’ailleurs d’un des deux
couples quelques mois après l’entrevue). La maladie d’Alzheimer semble n’être qu’une des
composantes de la fragilité de leur situation et de leurs modes de voisiner.
Un autre couple se situe à la périphérie de ce groupe : Monsieur est en bonne santé et Madame
est à un stade léger de la Maladie. Pour le moment, ils se suffisent à eux-mêmes dans les tâches
quotidiennes. Les enfants ne semblent pas engagés dans une relation d’aide. A la différence des
couples ci-dessus, ils ont fait construire leur maison à la retraite dans une zone de lotissement
où les voisins sont plutôt de la génération précédente. Ils n’ont pas réussi à créer des relations
de voisinage. Elles se limitent à l’échange de "bonjour-bonsoir" et ils se sentent isolés. Dans la
mesure où aucun n’échange n’est instauré à ce jour, il est fort peu probable que les voisins
soient appelés à intervenir quand un besoin d’aide se fera sentir.
- Veuves voisinantes, ni vieilles ni malades
Nous considérons, dans cette catégorie, 5 femmes (70, 77, 80, 83, 88 ans) qui se présentent
comme intégrées dans un réseau amical et de voisinage. Elles fréquentent des associations de
74
3ème âge, non pas en se définissant comme vieilles mais comme étant actives et se maintenant
ainsi par leurs relations de sociabilité. Elles ne parlent pas de la maladie et adoptent une attitude
de distanciation (est-ce un effet de la maladie ?) par rapport à leurs troubles qui sont plus ou
moins importants. La maladie ne semble pas interférer pas dans la qualité de leurs relations,
même à un degré où elle commence à être visible : des pertes de mémoire qui dérangent le
déroulement des conversations, des troubles de l’orientation qui perturbent les déplacements...
En effet, les relations se sont construites sur plusieurs années, aussi bénéficient-elles d’un
“capital affectif” qui se maintient dans la mesure où elles sont considérées de compagnie
agréable. Elles entretiennent des relations de voisinage qu’elles qualifient de “bonnes” : allant
du simple bonjour-bonsoir à des services rendus. Avec ces femmes, nous sommes dans des
contextes d’échanges, de réciprocité des services rendus. Elles se sentent utiles et non
redevables. Elles ont acquis une certaine reconnaissance dans leur quartier ; il peut y avoir
surveillance discrète de la part du voisinage. Un restaurant du coin apporte le déjeuner à l’une,
le coiffeur la ramène chez elle, les propriétaires qui habitent en face surveillent les volets…
- un monde centré sur le binôme mère-fille
Au sein de notre corpus analysé, nous observons 2 femmes veuves (77, 74 ans) qui cohabitent
avec leur fille (l’une cohabitation de toujours, l’autre re-cohabitation tardive). Une fille est
célibataire, sans enfant. Le mari et le fils sont morts prématurément en 1942. La mère et la fille
ne se sont jamais quittées. L’autre fille, au moment d’un divorce conflictuel, a pris sa mère
auprès d’elle. Dans les deux cas, elles semblent “fusionner” : la fille adapte sa vie au rythme et
aux besoins de la mère dont la maladie est assez avancée ; elle s’efforce de la stimuler, de lui
maintenir une vie sociale, de l’intégrer à ses propres activités. Une sorte de béquillage
psychologique semble se mettre en place entre elles deux. Dans leur vie de couple, c’est comme
s’il n’y avait pas de place pour des liens de voisinage. Leur logement serait leur repère, il ne
peut y avoir d’intrusion de voisins. Il semble que la fille opère pour limiter, ou plutôt
sélectionner les confrontations de sa mère avec autrui. Son but est de la protéger de tout
évènements perturbateurs. Ne peut s’approcher de sa mère que celui dont il est assuré qu’il ne
sera pas “nuisible” ; c’est-à-dire qu’il ne la mettra pas face à ses pertes de compétences, qui ne
la confrontera pas à la maladie. Les voisins ne sont pas assez intimes pour être sûr de leur
attitude.
75
Des facteurs tranversaux apparaissent comme intervenant dans les modes de voisiner chez
les personnes de notre corpus. Toutefois, il est remarquable qu’ils ne sont pas spécifiques à
la situation de maladie d'Alzheimer. Nous les retrouvons hors de tout contexte de pathologie
démentielle. Nous nous contentons de les mentionner ici.
-
l’installation dans une nouvelle région au moment de la retraite (retour au pays
d’origine, rapprochement avec les enfants) : les voisins sont plus jeunes, sont en
activité professionnelle et sont donc à un autre rythme de vie. Les voisins sont
définis comme étant différents : d’une autre culture "régionale" ou d’une autre classe
sociale (plus populaire). La difficulté à construire de nouveaux liens est mise en
avant : c’est difficile à un âge avancé, disent-ils, il faut des années.
-
la localisation du domicile : au centre ville, en bordure de bourg, isolé. Selon la
densité du voisinage de proximité, il est plus ou moins facile de tisser des contacts.
Plus que la maladie elle-même, c’est les problèmes de mobilité physique qui
réduisent les échanges locaux.
-
la réussite professionnelle et la "distinction sociale" : ce qui est mis en avant est la
volonté de “se débrouiller par soi-même” ou du moins, en famille. Il n’est pas
acceptable, ou diffcilement de recevoir de l’aide extérieure, sauf si elle est
rémunérée. On recours de préférence à des professionnels. Dans le souci de ne pas se
sentir redevable, les contacts avec le voisinage vont être volontairement circonscrits
à une certaine politesse.
-
Les figures locales : (modèle qui se croise avec les catégories précédentes) la
maladie peut être annoncée publiquement car ces personnes sont reconnues et
respectées localement par leur trajectoire passée. C’est le cas d’un monsieur qui a été
instituteur dans la même commune pendant une trentaine d’années et longtemps
conseiller municipal. Le cas aussi d’une dame, d’une famille de huissiers-notaires
dans une commune de taille moyenne, qui a elle-même dirigé un important cabinet
d’assurance. Toutefois, un certain repli de ces personnes est observé : le monsieur
limite maintenant ses sorties de peur de commettre un impair en ne reconnaissant pas
76
une personne croisée, en ne sachant pas répondre correctement ; la dame sort très
peu, par manque d’envie dit-elle, sauf pour aller au restaurant avec ses enfants.
Plus que l’âge ou le niveau d’avancement de la maladie, c’est les modes de vieillir (vieillessedéprise, vieillesse-accumulation des années…) et les expériences de la maladie ( porte-parole,
repli sur soi, distanciation…) qui semblent définir les pratiques de voisinage (maintien, repli,
mobilisation pour aide). Les configurations familiales interfèrent également : un fort
familialisme limite les relations de proximité, les enfants comme lien avec un réseau social,
l’absence d’enfant et le recours à des aides extérieures.
Nous retrouvons dans ces situations de maladie d’Alzheimer, des formes de voisinage et des
définitions de voisiner semblables à celles dégagées dans les autres entretiens étudiés. Difficile
de faire une distinction entre la part du vieillissement et la part de la maladie dans les modes de
voisinage (sauf pour malade- porte-parole) : une attitude de repli sur soi et sur l’espace de sa
maison se rencontre aussi bien chez des personnes malades que non malades. Les pertes des
capacités physiques joueraient autant ou davantage (?) que les effets neurovégétatifs de la
maladie sur la restriction des échanges avec l’extérieur.
Nous ne trouvons pas dans nos entretiens de sentiment de honte de la part des proches à
"montrer" à l’extérieur leur parent malade. Si les sorties sont limitées, ce serait davantage par
souci de protection (ne pas laisser sortir seul de peur qu’il se perde ou qu’il arrive un accident).
Nombreux sont des enfants à dire qu’ils invitent des amis en présence de leur parent. La
maladie d’Alzheimer est rendue de plus en plus publique et moins stigmatisée, d’autant qu’il y a
de plus en plus des personnes diagnostiquées et traitées en début de maladie. Toutefois des
enfants disent que leur réseau amical a diminué depuis la maladie de leur parent : cette
diminution peut être attribuée à l’investissement de l’enfant auprès du parent qui ne lui permet
pas d’entretenir ses relations sociales. Celles-ci peuvent être réduites, sélectionnées auprès des
personnes qui soutiennent, comprennent… Situation que l’on rencontre hors du cas de la
maladie d’Alzheimer. Toutefois il convient de ne pas négliger le fait que cette maladie puisse
engendrer un investissement moral et en temps plus important qu'en cas de "dépendance"
physique.
77
III - LOCALISATION, MODES DE SPACIALISATION ET VOISINAGE
1 - De la nécessité de considérer des espaces localisés d'habitat
Que l'on s'inscrive ou non dans la catégorie des plus âgés, on n'habite pas et on ne voisine pas
de façon uniforme d'un lieu à un autre. Le différentiel a été mis en exergue par différentes
recherches49. C'est une dimension à laquelle nous avons nous-même été confrontés à plusieurs
reprises50.
Prendre en compte les spécificités du local apparaît comme une condition nécessaire autant
pour l'analyse que pour l'action. Passer d'une analyse des pratiques et des représentations à une
réflexion à caractère plus opérationnel demande que l'on porte une problématique du statut local
des personnes âgées, de leur place sur la scène publique locale.
En ce qui concerne le milieu urbain, et en référence aux écrits de Raymond Ledrut, nous avons
notamment développé une problématique des "modes de spatialisation" qui insiste sur le fait
que l'espace se définit en outre par ses qualités physiques, par les qualités du rapport à l'espace
urbain et les qualités du lien social.
Les modes d'inscription spatiale des personnes âgées varient sensiblement selon les
caractéristiques propres des différents lieux de résidence. Ceci vaut pour les modalités des
rapports que les vieilles personnes entretiennent avec les lieux comme en matière de voisinage.
49
- Cf Heran, Bidart op. cit.
- Clément Serge, Mantovani Jean, Membrado Monique, Vieillissement et Espaces urbains, modes de
spatialisation et formes de déprise, recherche financée par le PIRVilles-CNRS, CIEU, UTM et CJF INSERM
9406, Septembre 1995, Toulouse ; Mantovani Jean, Espace, santé et territoire : interactions entre offre et
demande d’aide à domicile, d’hébergement et de soins pour personnes âgées, recherche financée par la MiRe et la
DATAR, 2000, Toulouse
50
78
1.1
L’habiter dans l'hyper centre
Au centre ville de Toulouse, les personnes âgées renvoient de leur habiter une représentation
qui se focalise beaucoup sur la difficulté qu'elles rencontrent à accéder à l'espace public. Les
hiérarchies spatiales semblent ici se résumer le plus souvent à la confrontation entre espace
privatif, espace du logement et de l'immeuble, et espace public de l’hyper centre, espace de
consommation et de représentation fortement investi par les plus jeunes, qui tend à exclure les
plus âgés. Les lieux le plus souvent désignés comme difficiles d'accès sont ainsi ceux des
grandes rues commerçantes, des rues piétonnières, des places publiques de grande affluence, les
grands magasins, etc.
Pour les habitants âgés l'espace des pratiques urbaines recouvre des territoires généralement très
circonscrits, le plus souvent celui du petit commerce et des services de proximité immédiate,
celui du micro quartier à l'échelle de quelques pâtés de maisons. Les pratiques de l'espace
urbain se limitent généralement au réseau des rues secondaires proches. Il se caractérise en
outre par l'absence d'espace intermédiaire entre l'espace privé, du logement et de l'immeuble,
éventuellement de la cour intérieure, et l'espace public envahi par "la foule" qui "bouscule" et
qui "étouffe", selon les propres formulations des personnes rencontrées. Dans l'ensemble, les
seuls lieux véritablement appropriés sont ceux du logement et du bâtiment.
Habiter au centre ville, c'est d'abord et avant tout jouir du prestige qui s'attache au lieu. C'est
plus habiter un statut social qu'un espace de proximité. C'est cultiver le sentiment qui résulte du
fait d'habiter (et souvent de très longue date) un espace survalorisé, celui du centre historique,
culturel et politique garant d'un important bénéfice symbolique.
Lorsque la fonctionnalité des lieux est mise en avant, c'est en référence à un espace de service
sans pareil incluant les fonctions culturelles les plus nobles : " le centre était un agrément, à ce
moment-là, ça voulait dire près de partout. Le théâtre marchait très bien, les cinémas étaient à
un pas " (Me Navarre).
Parallèlement, il apparaît que les habitants âgés du centre ville, même les plus valides, voisinent
très peu. Il ressort des entretiens une impression dominante de relatif isolement et confinement
spatial.
79
Il se parle très peu de voisins, plus souvent d'amis ou connaissances, lesquels résident le plus
souvent hors du centre. Les sociabilités familiales tiennent elles mêmes peu de place, les
situations de cohabitation familiale, comme de réseau familial de proximité, étant l'exception.
1.2
L'habiter dans les faubourgs. Le quartier et la rue
Les résultats des derniers recensements généraux réalisés par l'INSEE montrent que les retraités
et personnes âgées sont proportionnellement plus nombreux dans les secteurs toulousains de
faubourgs que partout ailleurs dans la ville.
Ce sont aussi, et du point de vue d'un regard très dominant chez les Toulousains, des espaces de
forte valorisation, pour leurs qualités résidentielles, leur accessibilité, et par-dessus tout pour
leur image de quartiers "bien habités", ce que rappelle Mme Gary en évoquant la Côte Pavée,
son ancien lieu de résidence : "c'est plus résidentiel, c'est des gens bien. Moi, là-bas en plus
j'avais ouvert un magasin de fleurs, alors je connaissais tout le monde. Ça me plaisait, je
rencontrais tous les gens du quartier". Images issues d'un fonds toulousain que reproduisent les
résidents d'un autre quartier en évoquant leur lieu de résidence comme "populeux" et "beau" ("Il
est très bien, je l'aime beaucoup le quartier, je trouve même que c'est le plus populeux, il me
semble, c'est le plus beau quartier de Toulouse", dit Mme Fournier), comme "un quartier bien"
(M. Gautier), bien distinct des lieux d'altérité que représentent les cités de logement social
("c'est pas les Isards", dit M. Pascal).
L'entité "quartier" prend ici une signification importante :
- comme espace de référence des relations de sociabilité : "J'ai toujours été dans le
quartier, je n'ai pas quitté le quartier (…) je la connaissais quand même du quartier parce que
j'ai toujours été du quartier. On se connaissait du quartier, de la jeunesse, on avait fait la
jeunesse ensemble." (Me Prévot) ; "Même les gens du quartier dès qu'ils m'ont vu avec la
canne, même ceux qui ne me parlaient pas, qu'est-ce qu'il vous arrive ? si vous avez besoin de
quelque chose dites le moi, je vais à Leclerc, je vais à ci'. Ça a été gentil." (Me Guilloux) ;
"Dans le quartier, nous sommes beaucoup qui nous connaissons maintenant, des personnes
comme moi quoi." (Me Prévot). En la matière, le discours des personnes âgées reproduit
80
volontiers l'imagerie du quartier-village, espace refuge à la fois urbain et bien distinct de la
Ville : "j'ai une fille qui habite au centre ville j'aurais pu aller habiter au centre ville... On a
préféré rester là dans le quartier" (Me Fournier), "si je quittais les Minimes je ne resterai plus
à Toulouse, on était habitué. C'était un peu village, on se connaissait, on faisait des brins de
causette" (Me Lafforgue). "Un vieux quartier" dit aussi Me Bonnefoy.
- comme espace protégé, "très agréable" (Me Prévot) parce que peu exposé aux
nuisances, espace de "calme" et de "tranquillité".
- comme espace fonctionnel favorable au maintien des plus âgés dans la ville, espace où
les pratiques de la quotidienneté ne sont plus comme au centre ville condamnées à se glisser
dans les interstices de l'espace de hyper centre : "Ce quartier me plaît beaucoup, maintenant
que je vieillis j'aime avoir tout sous la main." (M. Cayrol) ; "Ici, on a tout, monsieur, l'avenue
des Minimes, c'est très bien. Très très bien" (Me Lopez). Le quartier de faubourg présente par
ailleurs cet avantage irremplaçable de n'être "pas tout à fait le centre" (Me Guilloux), tout en
ménageant, pour les plus valides, un accès facile au centre ville :"Je sors, je fais mon petit
marché dans le quartier, et puis quand il fait beau maintenant je sors, je vais en ville" (Me
Cladel) ; "même maintenant âgée j'allais d'ici en ville à pieds" (Me Guilloux).
C'est aussi à l'échelle du "quartier" que les personnes âgées lisent les mutations de l'urbain. Le
thème donne d'ailleurs lieu à quelques formulations négatives, selon lesquelles les changements
se produisent parfois au détriment des qualités du local : "Ça a beaucoup changé, y a des
quartiers... J'ai remarqué maintenant en 10 ans on fait plus de travaux que ce qu'on faisait
autrefois en 100 ans" (Me Cladel) ; "Il y a plus de commerces, mais maintenant on a beaucoup
plus de bruit, c'est moins tranquille que ce ne l'était." (Me Lafforgue)
Espace tampon entre le domicile et l'urbain, le "quartier" constitue ainsi une dimension
intermédiaire, espace des pratiques de proximité. Mais, derrière la référence emblématique, le
détail de ces pratiques, comme celui des rapports de sociabilité désigne bien souvent des entités
concrètes bien plus circonscrites : "Oh c'est très agréable, moi, je le trouve très agréable,
surtout cette place, elle est agréable comme toute cette place, pleine d'arbres" (Me Prévot) ; "la
rue L... il y a des personnes qui sont là depuis longtemps, maintenant malheureusement ça
change, y a trop de va et vient." (Me Guilloux). Le fait est particulièrement sensible dans le
secteur des Minimes, où les personnes interrogées privilégient généralement la dimension de la
81
rue. Ainsi, parmi d'autres, M. Cayrol : "Q : vous les connaissez les voisins ? R : Oui, toute la
rue, on se dit bonjour, on se promène....".
C'est généralement à cette échelle réduite des rapports de cohabitation que se situent les lieux
d'une réelle appropriation : "La place P.", le "petit carré" de jardin public, à proximité du
domicile de Me Prévot, les espaces d'immédiate proximité que constituent les abords du
logement. Ce qui n'empêche pas certaines personnes de se déplacer, notamment sur les espaces
verts plus lointains. Ainsi plusieurs résidants des Minimes mentionnent-ils le site de CompansCaffarelli, déjà évoqué ci-dessus à propos des habitants du centre, comme lieu de promenade et
de rencontre.
1.3
L'habiter en collectif de logement social
- une grande diversité des sites
Il est toujours réducteur de traiter de l'habiter dans les cités de logement social sur le mode
généralisant : chaque "quartier" a sa propre histoire et dynamique sociale, ses propres repères,
ses propres hiérarchies spatiales.
- une géométrie variable complexe : le quartier, le secteur, le bâtiment, la cage
d'escalier...
Certains des sites sont produits et se produisent à travers leurs habitants en tant que "quartiers"
dans la mesure où du point de vue convergeant d'un regard extérieur dévalorisant et d'un
système de représentation propre à ses résidents, il se distingue nettement des anciens faubourgs
environnants. Mais cette définition ne va pas sans constat de discontinuités et de
hiérarchisations internes.
Dans l'ensemble, la qualification des résidents s'effectue sur une base territoriale "élastique" :
les systèmes de reconnaissance et de catégorisation des habitants reposent en grande partie sur
le fait de résider dans l'un ou l'autre des secteurs qui composent le quartier, à l'échelle de la cité,
du bâtiment ou de la cage d'escalier. Les distinctions qui prévalent dans chacune des cités,
82
systèmes de distanciation catégorisante et de valorisation - dévalorisation des lieux règlent
fortement les relations de voisinage.
Certains micro secteurs d'habitat conservent un prestige aux yeux des résidents âgés pour avoir
été définis à l'origine comme réservés à des habitants prestigieux, aux "ingénieurs" ou autres
cadres d’entreprise, à des propriétaires, etc. De ce point de vue, les habitants âgés constituent la
mémoire du local.
Le bâtiment constitue une dimension intermédiaire qui se superpose parfois à la précédente en
tant qu'espace de la cohabitation et de la résidence.
Mais c'est la cage d'escalier qui constitue généralement, pour les personnes âgées comme pour
les plus jeunes, l'espace de référence des rapports de voisinage, espace de la cohabitation à
l'échelle la plus réduite. Il est des exemples où la cage d'escalier est couramment dénommée "la
maison".
- une histoire des mutations plus ou moins marquées dans le peuplement du lieu : le
départ des primo habitants.
Les habitants de longue date portent une attention soutenue au "qui part ?" et au "qui arrive ?".
- La figure des "anciens" :
"On se connaissait davantage parce que c'était des anciens." (Mme Bel)
Plus ou moins selon les sites, en fonction des évolutions récentes de leur peuplement, les
personnes les plus âgées et habitantes de longue date restent dépositaires des valeurs du local.
Une large majorité des personnes âgées fait preuve d'un fort attachement aux lieux et à un
habitat qui reste généralement synonyme de promotion sociale par accession à un logement de
qualité. La plupart ont trouvé à l'origine dans ce type d'habitat, soit l'occasion de cultiver le
réseau familial (dans ce cas, plusieurs composantes d'une même famille habitent dans la même
cité, parfois à très peu de distance), soit une opportunité résidentielle favorable à leur idéal
d'indépendance et à la réalisation d'un modèle qui privilégie les relations extra familiales. Une
83
petite minorité toutefois constituée notamment des laissés pour compte de la rénovation du
centre ville, déplacés d'office en logement social, renvoie une image du site au contraire très
négative.
- des règles strictes de quant à soi
La régulation-moralisation de l'usage de l'espace public et des espaces collectifs est d'autant plus
attentive qu'il en va de la "bonne réputation" du lieu dans un cadre qui fait l'objet d'un regard
extérieur dévalorisant.
Un modèle dominant qui milite volontiers pour une certaine discrétion dans l'usage des espaces
extérieurs, modèle du "chacun chez soi" qui va parfois jusqu'à exclure l'espace public des pieds
d'immeuble du champ des pratiques de sociabilité, et les formulations semblent indiquer que ce
modèle est généralement respecté. Parfois même jusqu'à l'outrance, jusqu'à transformer les
abords immédiats de l'espace habité en désert de silence
-
un habitat collectif à médiation
La place symbolique et concrète du bailleur et de ses services dans la régulation des espaces de
proximité. Habiter collectivement ET de façon indépendante.
Généralement, le discours des personnes âgées sur leur voisinage immédiat se montre très riche.
Quelles que soient les normes de discrétion, les voisins et les rapports de voisinage tiennent une
place souvent très importante. Le voisiner, avec ses contraintes propres mais dans un registre
large, semble ici faire partie intégrante de la forme d'habitat et d'un modèle de l'habiter auxquels
la plupart des personnes adhèrent fortement. Modèle et idéal de vie urbaine que certains
formulent parfois en disant bien en quoi la perspective de vivre "à la campagne", ou dans un
pavillon, les inspire très peu.
Ceci est particulièrement sensible chez les personnes qui portent sur le "quartier" un discours
qui prend le contre-pied du regard exogène et s'attache à en valoriser les aspects positifs. Pour
une part importante des habitants âgés des quartiers, résider en logement social, loin de
constituer le repoussoir que l'on connaît, reste ainsi un idéal de vie urbaine.
84
- Mais le voisinage actif privilégie les liens entre voisins de la même génération
Si les règlent de discrétion dans l'usage des espaces extérieurs imposent les "moi je ne sors
pas", "moi je reste chez moi", les pratiques collectives d'extérieur tendent à se reporter sur des
espaces appropriés : espaces réservés notamment aux boulistes, et surtout, espaces institués
dans le cadre des clubs du troisième âge. Les clubs apparaissent en la matière comme lieux
neutralisés participant activement au développement d'un sentiment d'appartenance chez les
personnes âgées. Hors des clubs, les réseaux relationnels sont constitués avant tout des
personnes appartenant à une même génération.
2 - Quelques modalités du voisiner dans les communes de la périphérie toulousaine
Sources : une quinzaine de monographies, recouvrant :
- une série d'une dizaine d'entretiens et de monographies réalisés à l'occasion de la
recherche : "Expériences du vieillissement et formes urbaines", mais dont les résultats, dans
l'urgence de la publication d'un rapport final, n'avaient pas été exploités. Le matériau constitué
concerne la commune aujourd'hui fortement urbanisée de C., située à une quinzaine de
kilomètres du centre ville de Toulouse. Comme précédemment, la grille d'entretien s'attachait à
préciser l'ensemble des relations privilégiées de la personne, sans cibler spécifiquement la
dimension du voisinage, mais sans la négliger.
- quelques entretiens relevant de la recherche en cours : "Trajectoires de malades et de
leurs aidants. Représentations de la maladie d'Alzheimer par les profanes et les professionnels"
(C. Rolland-Dubreuil), à l'occasion desquels les rapports de voisinage ont fait l'objet d'un
questionnement spécifique. Ont été sélectionnés les entretiens réalisés auprès de résidents du
périurbain toulousain.
- quelques entretiens et monographies empruntés à différentes recherches, mais sans
questionnement spécifique.
La première composante a fortement guidé l'analyse, les deux autres jouant le rôle de
contrepoint.
85
2.1
Multiplicité des trajectoires personnelles et familiales, hétérogénéité de l'espace de
résidence.
Un premier constat porte sur la difficulté à faire typologie ou seulement à mettre en évidence un
ensemble de traits significatifs du local. Chaque monographie représente un cas particulier, tant
du point de vue des profils sociaux que des rapports de voisinage. Cette hétérogénéité apparaît
toutefois représentative du contexte périurbain et du voisiner dans ce contexte.
Partant de l'exemple des habitants de C., le mieux étayé parce qu'alimenté d'éléments de
monographie locale, la caractéristique principale du périurbain tiendrait d'abord à
l'hétérogénéité des formes d'habitat en présence, constituée au cours d'une histoire longue de
plusieurs décennies. Il y a cinquante ans, la commune demeurait essentiellement rurale et
agricole (si l'on remonte plus loin dans le temps, le territoire communal, autour d'un village de
quelques centaines d'habitants, était couvert de céréales, cultures maraîchères, vigne..., dans un
rapport ville-campagne typique de grands propriétaires terriens-urbains et petits producteursruraux). Elle a ensuite connu le développement des villas individuelles, des lotissements
pavillonnaires, la création de quelques résidences collectives privées, celle d'une cité de
logement social...
Dans l'ensemble, la singularité des histoires et parcours personnels va de pair avec la diversité
des formes de l'habiter.
On ne cherchera pas à généraliser, et surtout pas à considérer l'exemple du périurbain toulousain
(à forte dominante d'habitat individuel, alors que l'essentiel du logement collectif, notamment
public, reste confiné dans les limites de la commune pôle), comme significatif de l'ensemble
des périphéries urbaines.
2.2
Les figures irréductibles de l'habiter et du voisiner
Les monographies réalisées sur la commune de C., ici brièvement résumées, représentent autant
de cas particuliers et l'ensemble semble assez représentatif du contexte urbain et des formes
types du voisiner qu'on peut y trouver. On verra plus loin que les autres sources participent à
confirmer quelques traits dominants.
86
a) Le natif
La commune comptait 700 habitants dans les années 50, elle en compte aujourd'hui 13 000...
Au temps du régiment, il était des 700 (c'est lui qui le note, en se posant comme détenteur d'un
devoir de mémoire du lieu). Il vit à C. depuis toujours. Son père a été maire de la commune (il
hérite d'un ancien bien noble acheté par ses aïeux aux lendemains de la Révolution). Humaniste
lettré, dans la continuité familiale, ancien agriculteur formé dans l'une des plus anciennes écoles
spécialisées, il reste militant syndical et a transmis son exploitation à un "jeune" (de 45 ans) non
apparenté.
Il n'est pas très âgé (78 ans) et se dit "encore" en bonne santé, n'avoir jamais été malade. Il reste
très actif malgré quelques limitations récentes (il a arrêté à 75 ans de travailler le bois de
chauffage pour la vente...). Plutôt pauvre, il continue par exemple à se faire rémunérer pour
passer le gyrobroyeur dans les friches du secteur.
Il demeure très en prise avec le monde et en premier lieu avec "les copains". Il ne parle jamais
de voisins, mais seulement des multiples personnes dont il insiste pour dire qu'elles entrent
chez lui comme dans un moulin : "La porte est ouverte, aussi bien à un arabe"51. Comme si la
notion de voisin ne devait se comprendre que sur le mode réducteur, réservé à ceux qui vivent
sans véritable ancrage local. C'est avec les "copains" qu'il fait des travaux, les courses, etc., qu'il
échange aussi et cultive le voisinage des anciens du lieu. C'est avec des "copains" plus éloignés
qu'il garde aussi des liens tissés dans son passé d'ancien de l'école d'agriculture et de militant
agricole. Evoquant une brève sortie en ville, il se plaît à noter : "il est venu un copain qui était à
l'école avec moi (), l'autre jour il parlait avec moi, et il me dit mais tu connais tout le monde, tu
as dit bonjour 25 fois".
Son statut de natif du lieu semble lui avoir conféré le pouvoir et le goût de cultiver le
"copinage" y compris avec les arrivants récents. Et s'il s'est retrouvé dans le passé en situation
de se faire aider, ce n'est pas par une "voisine" ce qu'elle n'était pas au sens de la proximité
résidentielle immédiate, mais par une "femme formidable", veuve de médecin, qui s'est occupée
de lui pendant quelque temps, suite au décès de son épouse.
51
- Une partie des terrains de l'exploitation d'origine a été achetée par la commune pour y construire une cité de
logement social, qui n'échappe pas aujourd'hui à un certain marquage ethnique. Mais il est laïque et anticlérical
87
b) Les liens rompus
Comme le précédent, il vit à C. depuis très longtemps (55 ans). Mais sa lecture des
changements qu'a connus le village est beaucoup moins positive. Comme le précédent, il est
ancien responsable local, ancien conseiller municipal, animateur d'association sportive. Ancien
coiffeur, puis salarié de la Cartoucherie, il a à peine plus de 75 ans, et il a abandonné
récemment, et visiblement par souci anticipatoire de se ménager, toute son activité "citoyenne"
: "cela ne me dit rien", "cela m’intéresse de moins en moins", "Je pense qu’un jour nous serons
âgés et nous aurons peut-être des problèmes", "nous n’allons pas vers le meilleur. Un jour,
peut-être, nous serons dans l’impossibilité d’assumer ce que nous faisons actuellement"
Sans souci majeur de santé, le couple reste toutefois très attaché à un idéal du vieillir autonome
: "L’indépendance, c’est de faire comme on veut, de manger aux heures que l’on veut, de
s’arranger les choses comme on veut, vous voyez de ne dépendre de rien". La famille est
dispersée, et le couple a élevé, et s'occupe toujours, des enfants de leur fils, que leur mère "a
abandonnés", disent-ils.
Ils ont vécu 40 ans dans la même rue, et dans le même logement pendant près d'un quart de
siècle. Ils sont dans leur maison actuelle depuis 7 ans. Quartier résidentiel, pavillon construit en
1981, acheté en 87-88, barbecue et terrasse, jardin privatif... Mais le tout assez modeste. Ce
changement, consécutif à la reprise par le propriétaire du logement qu'ils occupaient
antérieurement, semble s'être imposé comme rupture dans leur ancrage de proximité et semble
avoir préfiguré son actuel désengagement : "C’était un quartier vivant, plus vivant qu’ici et
évidemment nous étions en pays de connaissance, il y avait des gens que l’on avait l’habitude
de voir". Il dit le quartier où il réside aujourd'hui peuplé plutôt de "gens qui vont travailler tous
les jours. Il n’y a que nous dans la rue et un retraité un peu plus haut. Mais autrement, il n’y a
plus personne. Ce sont des jeunes. Tout le monde travaille". "On s'y est fait" dit-il, mais non
sans se réfugier dans un devenir beaucoup plus retranché. C'est leur vision du local qui semble
en avoir été affectée : "au point de vue, par exemple, de la convivialité, c’était mieux avant que
maintenant. A part les anciens que nous connaissons, ça va, mais il y a combien de personnes
déclaré, et antiraciste aussi.
88
qui sont arrivées ces dernières années que l’on ne connaît pas. Il n'y a aucun contact, aucun
rapport, rien". "On le voit ici dans la rue" dit son épouse. Et les anciens, "ils se réduisent
sérieusement, au fil des années".
Ces considérations semblent concerner au plus près le rapport entre conditions individuelles du
vieillir et conditions du local.
Il lui reste les rencontres épisodiques avec les anciens amis et connaissances, mais les
conditions du voisiner semblent de moins en moins réalisées, soumises qu'elles sont, hors des
structures collectives, aux impératifs d'autonomie de chacun.
c) Le paroissien
Sorte d'antithèse des précédents, mais pourtant déjà bien attaché au local. Lui 77 ans, elle 72. Ils
sont arrivés ici il y a à peine 5 ans. Lui : ancien militaire de carrière, assez haut gradé : "Je
devais commander mes hommes" () "j'ai fait plusieurs parties du monde", mais qui abandonne
la carrière militaire aux premiers temps de la guerre d'Algérie et dit aujourd'hui : "ce n'était pas
mon truc". Il se marie alors, a trois enfants et se fait représentant de commerce, une activité qu'il
poursuit jusqu'à l'âge de 70 ans... A la retraite, dit-il, "Je me suis occupé des Petits Frères des
Pauvres". Ils restent tous deux militants catholiques, et très impliqués, depuis leur arrivée, dans
la vie de la paroisse. Dans le couple, c'est monsieur qui cultive le "Je" : "Je suis Catholique
pratiquant. Mon épouse préférée aussi, bien entendu".
Ils bougent beaucoup aussi, vers les "petits-enfants à Hyères, près de Toulon, et d'autres à
Orléans", la caravane en bord de mer... Secondarité ordonnée dans le registre familialiste (il se
classe parmi les "grands-parents probablement adorés"), tout en se voulant respectueuse de
l'autonomie de chacun.
Les relations de voisinage ? "Nous nous sommes créés beaucoup d'amitié parce que je suis très
communicatif". "La religion a un avantage quand on s'implante dans un milieu. C'est qu'on a
tout de suite un noyau de connaissances". Et il ne manque pas d'élargir son propos au plan
politique : "c'est à mon avis excellent si on peut maintenir une politique de garder les gens âgés
chez eux, dans leur cadre, dans le cadre de chez eux et dans le cadre du voisinage immédiat".
89
d) L'habitante d'une villa
Ancienne femme de cadre dirigeant d'entreprise, elle est arrivée à C. dans le sillage de ses amis
d'alors, appartenant au même milieu social. Son installation à C. fait suite au décès précoce de
son mari, il y a une trentaine d'années. Elle s'installe alors dans une maison neuve, une "belle
maison" dit-elle, avec un jardin fleuri qu'elle entretient assidûment jusqu'à l'âge de 80 ans. Elle
s'inscrit à ce titre parmi les primo arrivants d'une première vague de peuplement des communes
de la périphérie, représentée par les habitants des villas que les ménages de statut social
privilégié font construire dès les années 60. Cette vague fera plus tard modèle pour d'autres
prétendants au logement individuel hors ville, ces derniers, plus nombreux mais disposant de
moyens financiers plus limités, constituant la vague du pavillonnaire à partir des années 70-75.
Son installation à C. renvoie donc moins à un projet d'inscription dans la vie locale qu'à la
perspective de réaliser l'idéal résidentiel de la villa, et un idéal relationnel centré sur les
relations entre pairs sociaux.
Mais ces relations essentielles d'antan ont aujourd'hui disparu, et à 83 ans Mme L. se dit
maintenant envahie par le sentiment d'être "submergée". Elle est dépressive, sous traitement
psychiatrique. Elle se décrit comme ne voulant plus voir personne. Les courses, le jardin étaient
devenu "des soucis". Elle a abandonné la voiture, de sa propre initiative, dit-elle. Une forte
déprise qu'elle fait remonter à la mort de son frère, dont elle parle beaucoup.
Le voisinage et le souci de voisiner tiennent, semble-t-il de tout temps peu de place. Certains
voisins "venaient souvent, j'allais chez eux, enfin, mais c'est pas des fréquentations quand
même...". Il existe toutefois une exception, un voisin privilégié qui a les clés de la maison, qui
l'aide parfois dans ses déplacements, lui aussi propriétaire d'une villa et conforme à sa définition
restrictive des "vrais amis". Mais leurs rapports semblent s'être toujours situés plus dans le
registre de la sociabilité que dans celui de l'entraide.
Au moment de l'enquête, Mme L. vient d’entrer en maison de retraite, sur place, mais sans
connaissance dans l'établissement et dit ne pas avoir envie de sympathiser, car "c'est pas des
gens …". Elle envisage encore d'aller vivre un jour chez son fils à Lyon … Mais le projet ne
semble guère avoir été anticipé. On peut même douter qu'il ait été vraiment formulé.
90
e) Une famille de maraîchers
Il est républicain espagnol réfugié, ancien résistant. Après la guerre, il devient ouvrier agricole,
puis métayer, fermier, dans différentes communes des environs. Paysan pauvre, il achète
quelques terrains agricoles à C. et crée une petite exploitation de maraîchage, activité qui
demande une main d'œuvre importante, et autour de laquelle toute la famille se regroupe. Ils
construisent eux-mêmes une première maison, puis une seconde pour son frère, puis d'autres
pour les enfants... sur une parcelle qui a pris progressivement forme de petit lotissement. A ce
jour, l'urbanisation a mis à mal l'exploitation agricole, mais l'espace résidentiel familial
demeure. A l’exception d'une maison mise en vente pour en financer une nouvelle, le voisinage
immédiat est ainsi constitué des membres d'une même famille, en lien très étroit et organisée
autour de la maison des parents : "C’est la maison de l'aîné. Je suis l'aîné. C’est resté comme si
c'était une obligation de se trouver là", notamment le week-end.
Leurs relations sont plutôt chaleureuses avec les voisins non familiaux, mais leur idéal de vie
reste très familialiste : "on aime pas trop même qu'il y ait des gens autres". La solidarité
familiale prend rang sur toute autre forme de soutien, l'expression en étant dans l'aide apportée
aux plus âgés. M. M. a 85 ans, sans problème majeur de santé, il n'en connaît pas moins de
sérieuses limitations. C'est son frère, de 16 ans son cadet, qui assure aujourd’hui l'essentiel des
tâches d'entretien des maisons et des extérieurs : "Il fait le jardin pour lui, pour nous, pour les
enfants... pour tous". L'épouse de Monsieur M. est démente sénile et ne communique plus. Elle
est gardée à la "maison", avec une infirmière qui vient faire les toilettes, mais avec un soutien
professionnel limité. Ce sont les filles et belles filles qui assurent l'essentiel de l'aide.
f) "Rapprochés" contre leur gré
M. 89 ans, Mme 88. Il y a un an encore, ils vivaient à Angers en toute indépendance. Il y a un
an que s'est achevée la construction du pavillon que leur fille, ex institutrice et épouse de
militaire installé à C. à la fin de sa carrière, a "fait construire" à côté de leur villa avec piscine et
cour intérieure. Ils disent que la fille "nous a fait construire cette petite maison pour que nous
puissions être près d’elle", mais aussi : "ils savent qu'on va pas rester là bien longtemps, quand
91
on sera parti, ils pourront la louer ou l'occuper". De fait, le pavillon, à deux niveaux avec
escalier, et avec un garage (alors que le couple n'a jamais eu de voiture) ne semble guère avoir
été conçu pour accueillir des personnes ayant des difficulté de déplacement. Un rapprochement
pas vraiment souhaité : "mais on aurait bien aimé rester là-bas", qui s'est fait "parce que c’est
notre fille aînée qui est ici" et qu'elle "a beaucoup insisté pour qu’on vienne ici, () elle voulait
absolument qu’on vienne". Et un rapprochement vécu comme une rupture de fin de vie, même
si les parents avaient l'habitude de venir passer tous les ans quelques semaines chez leur fille.
M. n'est plus très valide, Mme est confinée au fauteuil. Ils sont aujourd'hui installés dans un
espace certes sécurisé, mais avec le sentiment que leur vie aujourd'hui : "Mme : C’est comme au
couvent! - M. : Comme au couvent, oui, (RIRES) on attend que ça se passe...". Ils sont pris en
charge par leur fille, qui assure les courses et "tout ce dont on a besoin...", mais aussi "chez"
leur fille, et non sans perte de prise sur leur environnement. Ils habitent loin du centre. S'y
déplacer à pied ? "On ne pourrait plus le faire". L'entretien renvoie une impression de vacuité
qui s'exprime dans la tonalité générale des réponses : "il n'y a pas de bus, pas de commerçant, il
y a juste un boulanger qui passe." ; "Ca nous fait drôle, ça nous change de la ville où on était,
y avait des commerçants...".
A C., ils n'ont tissé aucun lien de voisinage, et poser la question les amène encore à évoquer
leur vie passée : "On avait nos habitudes dans notre quartier à Angers, les gens qu’on
connaissait, on avait de très bons voisins... ça nous disait pas tellement de partir."
g) Ils sont "pour ainsi dire abandonnés", mais la voisine veille
Il a 83 ans et est ancien maraîcher, déclaré invalide à 60 ans. Elle, âge non précisé, est malade
chronique depuis au moins 15 ans :"les nerfs" et "encore autre chose... je ne sais plus le nom de
la maladie qu'il m'a dit le docteur...". Elle est aujourd'hui confinée en "lit mécanisé". Ils se sont
mariés tardivement, à l'âge de 45 ans, elle était veuve, lui était divorcé. Les enfants sont ceux de
leur premier mariage et "ils sont à part" (ils ne les voient pratiquement plus). Lui a une fille, qui
vit aux Baléares et un fils à V. : "mais on est bien seul quand même... ça va pas... ça va pas...".
Elle a un fils à M. : "il y a vingt ans qu'il l'a abandonnée! On vit seuls". Son rapport à
l'existence est des plus dramatiques, mélange de sentiment de précarisation et de déprise.
92
Ils ont en outre suivi une trajectoire résidentielle totalement atypique : aux lendemains de sa
mise à la retraite, M. vend tous ses biens et ils vont tous deux s'installer à la maison de retraite
de la commune. Le fait semble significatif de leur demande à être pris en charge, laquelle
perdure plus que jamais. L'entretien ne permet pas vraiment de préciser les circonstances qui les
amènent à quitter la maison de retraite il y a 14 ans52, pour venir s'installer dans un logement
F4, dans un ensemble résidentiel récemment construit à deux pas du centre historique de la
commune. On notera toutefois qu'elles semblent s'inscrire dans les relations d'inter connaissance
locale, qui auraient participé à le convaincre de reprendre un logement indépendant.
Mme a fait récemment un séjour en service de long séjour hospitalier. Elle est là encore revenue
à son domicile. La Mutualité Sociale Agricole a mobilisé auprès d'eux une aide ménagère, et
quatre infirmières se relayent quotidiennement pour s'occuper d'elle.
Intervient ici la voisine attentive. Elle témoigne qu'ils sont "pour ainsi dire, abandonnés", que
Monsieur A., "qui n'a pas beaucoup d'instruction", a tendance maintenant à "baisser les bras"
et éprouve, selon elle, des difficultés à faire valoir ses droits sociaux. Elle dénonce le scandale à
l'enquêteur, en appelle à l'intervention d'une assistante sociale... Elle semble aussi assurer le
soutien au quotidien : "Ils sont fantastiques!" en dit M. A., "si elle n'était pas là, je sais pas
comment je ferais pour les papiers, tout ça...Pas comme les autres voisins : C'est des parisiens,
alors pfffff... ils s'en foutent complètement des voisins... comme à Paris... chacun pour soi et
Dieu pour tous! Quel monde on vit !"
h) L'aventurier
"On m'a demandé quelquefois ce que j'ai été. J'ai répondu : un aventurier". Il a 96 ans,
aujourd'hui veuf, une estime de soi à toute épreuve, et un parcours très compliqué d'ascension
sociale et de mobilité, qui l'a amené dans différentes villes et régions. Une carrière dans le
commerce qu'il finit comme cadre supérieur à Clermont Ferrand. Lui et son épouse, "artiste
peintre sur porcelaine" de renommée nationale, s'établissent alors dans une villa isolée située
entre Clermont et Vichy (hors "voisinage") et entretiennent une sociabilité surtout faite de
52
Il en dit : à la maison de retraite, y a des gens qui se mêlent de ce qui les regarde pas ... ils me disaient que j'avais
une belle maison et que j'aurais pas dû la vendre, que je m'étais fait avoir et que j'aurais dû attendre et tout ça ...
non, non, ... c'était pas possible, alors j'ai pris ma femme par la main et on est venu dans cette maison"
93
"relations" amicales. Les enfants ont entre temps adopté des trajectoires similaires de mobilité
et de réussite, et le lien familial est des plus distendus : "extraordinaire ma famille ! () Je vous
assure que point de vue sécurité auprès des enfants, on en a pas beaucoup". Ainsi avec le
second : "nous ne savions pas où il était passé pendant dix années". Ainsi avec la fille : "c'est
passé, c'est fini, j'en ai plus de nouvelles ni rien du tout. Sa mère est morte, elle n'a même pas
su que sa mère était morte." Et "sans s'être jamais fâché" ajoute-t-il.
Mais il y a un autre fils, installé à C., qui a gardé des liens avec sa mère : "elle me dit, Jacques
est là, il est à Toulouse. On ne sait pas de nous deux lequel mourra le premier. Evidemment,
personne ne connaît la durée de son bail. Alors, je lui dis, que veux-tu faire. Elle me dit, je
pense qu'on pourrait se rapprocher de Jacques () Et je crois qu'elle avait un peu parlé avec
mon fils à ce sujet. Elle lui avait dit qu'on envisageait de le rejoindre à C. pour des raisons de
sécurité pour celui qui resterait."
Maintenant, le sentiment de la mort prochaine l'emporte sur tout le reste, hormis le plaisir de se
raconter et le soin qu'il porte à essayer de rendre compte à l'enquêteur de "cette condition de
vieillard" : "... Je souhaite une chose le plus rapidement possible, c'est que la mort veuille bien
m'emporter puisque j'ai plus rien à foutre sur la terre". Malgré son âge, il ne connaît pas de
problème majeur de santé, ni de mobilité sinon les rhumatismes. La maison est à plusieurs
niveaux : "Pour moi c'est précieux. D'abord il y a des escaliers que je monte je ne sais combien
de fois par jour, ça m'oblige à marcher". Pas même de suivi médical régulier : "mon médecin,
je le vois quand je l'appelle".
Il se fait porter les repas : "Je me fais nourrir, en payant, par la ville", et salarie une ancienne
femme de ménage, à mi-temps, pour s'occuper de lui.
Chez lui, le voisinage a bien peu de place : "Les voisins, j'ai eu un accident d'automobile, y en a
aucun qui soit venu. Je dois dire qu'il y a une part de responsabilité de moi (), je ne me suis
jamais intéressé à me faire des relations. Ca ne m'intéressait pas, j'ai continué à vivre". Il ne
manque pas d'agressivité dans ses relations de proximité, ce qui ne lui vaut pas que des amis,
mais surtout de ce sentiment selon lequel : "Il vaut mieux, j'ai pas d'obligations, je pourrais
pas les remplir". Car voisiner entre dans un rapport d'obligations réciproque qu'il ne se voit
pas assumer.
94
2.3
Au-delà des figures individuelles irréductibles
Si la multiplicité des situations et trajectoires individuelles, comme la faiblesse des construits
identitaires locaux, semblent bien caractériser la plupart des situations rencontrées à C., il
apparaît toutefois possible de dresser à grand traits certaines des caractéristiques significatives
de ce type d'habitat en matière de voisinage. Nous nous appuyons pour cela sur un nombre plus
important d'entretiens incluant ceux qui ont été réalisés dans d'autres communes de la périphérie
toulousaine.
Dans l'ensemble, le contexte des périphéries urbaines se montre peu favorable aux relations du
voisiner. Hors des "anciens" du village, rares sont ceux qui ont établi des liens de proximité
privilégiés.
A défaut de caractères collectifs, ou malgré le peu de sentiment du local qui ressort de l'habiter
en banlieue pavillonnaire, les personnes qui vieillissent dans ce secteur d'habitat présentent un
ensemble de traits relativement régulier.
- Sont présents des "anciens" de la société rurale et agricole préexistante, anciens
exploitants agricoles, et notamment anciens maraîchers, dans un secteur géographique où cette
activité a maintenant à peu près totalement disparue ;
-
pour partie aussi ces précurseurs de l'habitat périurbain que furent les premiers
constructeurs de villas, gens de statut privilégié arrivés dès les années 60, parmi
lesquels la part des survivants se montre importante ;
-
des personnes "rapportées" à un âge très avancé, dans le sillage de leurs enfants.
Ceux-là figurent parmi les "migrants" récents, sous la contrainte de leur âge. S'il
existe des exceptions dans lesquelles les parents qui se sont déplacés vers les enfants
réussissent, par l'entremise de ces derniers, à recomposer des relations de voisinage,
ce type de parcours apparaît bien comme particulièrement
défavorable à
l'établissement de liens de proximité. La notion d'"isolement" s'applique tout
particulièrement aux résidents en habitat très individuel, lorsque les enfants
n'entretiennent eux-mêmes que des relations sociales sélectives non localisées
95
(connaissances ou amis de même statut social mais qui ne vivent pas dans les
environs immédiats).
- des personnes de statut social plus modeste, propriétaires d'un pavillon ou locataires,
mais dans des trajectoires de rupture résidentielle. Le péri urbain est hétérogène aussi au sens
des statuts sociaux en présence : certains secteurs parmi les plus éloignés du pôle urbain, ou
l'habitat vétuste, ont accueilli des habitants pauvres, qui n'ont pas les moyens d'accéder à un
logement haut de gamme.
- des personnes de statut social plutôt modeste pour lesquelles les relations
intra familiales restent très fortement privilégiées, au point parfois de renvoyer le voisinage à la
catégorie des "étrangers". L'exemple plus haut de la "famille de maraîchers" est un archétype,
mais il en est d'autres qui illustrent aussi un familialisme très fort. Une des composantes du péri
urbain se situe aussi dans l'héritage du familialisme rural, et l'habitat dit "individuel" se révèle
parfois être un habitat familial.
La modalité la plus fréquente semble toutefois se situer dans l'articulation entre relations
familiales essentielles, peu de relations de voisinage et des sociabilités urbaines plus ou moins
importantes (club du troisième âge, autre association...). La règle du quant à soi dans les
relations de voisinage s'impose ici peut être de façon plus prégnante. Elle est souvent formulée
sur un mode emphatique : des voisins avec lesquels on a peu de contacts, on ne peut pas "être
en permanence quand même, à leur demander".
Ce secteur d'habitat se caractérise en outre comme un des plus "jeunes", au sens où les
démographes l'entendent. Ce qu'il faut traduire par : le secteur d'habitat attire surtout des jeunes,
actifs mais qui travaillent rarement sur place, souvent en ménage, mais dont beaucoup,
notamment dans les secteurs où s'installent de jeunes cadres mobiles, ne sont pas amenés à
résider dans la longue durée. Différentes personnes vivant en milieu pavillonnaire dressent un
même tableau de leur voisinage avec des plus jeunes, absents dans la journée et le week-end,
pratiquement invisibles.
Ce constat ramène par défaut le regard sur l'importance de la durée et du temps partagés.
96
IV - SERVICES ET VOISINAGE
1- Rappel de la démarche
Cette partie s'attache à alimenter un deuxième grand volet de la démarche, centré sur les
services à domicile, et sur le rapport dans lequel les différents acteurs prestataires de service. Se
situent au regard des solidarités de voisinage, les représentations qu'ils en ont et en quoi ils les
prennent en compte.
Il s'agit donc d'apporter quelques éléments de réponse à un ensemble de questions :
Quelle place les services font-ils aux relations de voisinage ? En quoi ceux-ci sont-ils seulement
visibles pour les différents opérateurs en présence ? En quoi les solidarités de voisinage
prennent-elles rang au niveau des politiques de service, de façon formelle (par exemple au
niveau du plan d'aide) ou de façon plus informelle ? Quels services se montrent le mieux à
même de prendre cette dimension en considération ? Dans quelle optique ?
Un questionnement transversal porte sur l'aptitude ou non des professionnels à invoquer des
figures de voisins et de qualifier les solidarités de voisinage.
Nos sources
Nous nous appuyons sur une vingtaine d'entretiens réalisés en différentes occasions :
- Des entretiens enregistrés lors de recherches antérieures centrées sur les relations de
réseau, interactions entre professionnels, entre professionnels et publics, sur les formes
d'inscription locale des premiers … recherches au cours desquelles le thème des relations de
voisinage ne faisait pas l'objet d'un questionnement et de sollicitations spécifiques mais restait
implicite : recherche "réseaux et filières" INSERM, 1997 (enquête à Toulouse et dans ses
environs) ; recherche "Espace, santé et territoire : interactions entre offre et demande d’aide à
domicile, d’hébergement et de soins pour personnes âgées », MiRe DATAR, 2000 (enquête
dans le département du Tarn)
- Des entretiens réalisés plus récemment dans un même souci d'analyse des interactions
localisées, mais au cours desquelles le voisinage a fait d'interrogations explicites (Département
du Tarn – Etudes commanditées par le Conseil Régional de Midi-Pyrénées portant sur l'offre de
formules techniques).
97
- De la synthèse des entretiens et rencontres avec les représentants des équipes qui ont
participé au séminaire toulousain du 07 mars 2002.
Les entretiens étudiés concernent :
- des structures multi services
- des services prestataires d'aide ménagère
- des services de soins infirmiers
- des personnes plus particulièrement chargées de portage de repas ou de télé alarme.
2 - Des constats
2.1
De fortes disparités
On rappellera les deux exemples donnés dans le rapport intermédiaire.
- d'une part le service toulousain d'aide ménagère (ADPAM), gestionnaire à échelle
industrielle d'un très gros volant de clientèle (l'un de ses responsables définit le service
comme ayant “abandonné l’esprit caritatif et associatif (de ses débuts) pour devenir une
entreprise"). L'entretien avec les responsables de la structure, comme avec les cadres qui
assurent la gestion au jour le jour (chefs de secteurs) ne fait aucune mention d'une
problématique du voisinage. C'est dans les deux cas une logique de gestion qui prévaut.
Seules les deux aides ménagères interrogées, au plus bas de la hiérarchie interne mais au
contact quotidien avec les personnes, font état de voisins qui sont au moins à même
d'informer.
- d'autre part un SIAD, également toulousain (ATSAD), service qui s'adresse à une
clientèle de personnes peu valides et donc peu à même d'entretenir d'éventuels liens de
voisinage, mais qui s'attache à maintenir ou à susciter les liens de réseau autour de la
personne, en cherchant à mobiliser le plus largement possible intervenants
professionnels et non professionnels. Le voisinage est représenté dans ce cas comme
ressource à part entière, au moins potentielle, à côté des commerçants locaux, des
intervenants associatifs bénévoles, …
98
Ces deux exemples reflètent une situation contrastée qui se confirme à travers les autres sources
d'information. D'une part des interventions et des intervenants qui se cantonnent à la fourniture
d'une aide instrumentale, de l'autre des interventions beaucoup plus préoccupées de médiation
au sens large et qui prennent plus largement en compte les composantes de l'entourage social de
la personne, familial et extra familial.
2.2
Une dimension qui a peu de place au niveau des gestionnaires …
A la lumière de l'ensemble des entretiens étudiés, le voisinage demeure peu présent dans les
entretiens, et bien peu représenté, y compris lorsqu’il a fait l'objet d'un questionnement
spécifique.
Le voisinage apparaît ainsi la plupart du temps comme étranger à l'espace de la production de
service.
Au niveau des politiques de services et à l'image du premier exemple ci-dessus, le constat est
plus marqué en milieu urbain à fort cloisonnement des interventions, milieux dans lesquels la
régulation de l'aide apportée reste tributaire de catégories strictement professionnelles. Ainsi
l'aide ménagère à Toulouse et dans le secteur urbain de Castres (Tarn), où la définition des
tâches dévolues aux intervenantes reste étroitement centrée sur le logement. Au niveau
organisationnel, la prise en compte du voisinage apparaît difficilement compatible avec un
modèle "industriel" de fourniture de services.
En général, ce type de fonctionnement va de pair avec une certaine invisibilité déclarée de
l'entourage familial aussi bien qu'extra familial. Les descriptions de situations font plus souvent
état de personnes sans soutien familial et dont il est dit par exemple : "vous savez les voisins
quelquefois ne sont pas toujours à l’affût de regarder si la personne ouvre les volets ou pas.
Donc l’alarme ne sera pas donnée par les voisins. C’est souvent au niveau de l’aide ménagère
ou alors le service de repas à domicile"53
L'idée selon laquelle l'entourage se décharge de sa responsabilité sur les services est plus
fréquemment exprimée. La sous évaluation de la présence du voisinage semble ainsi aller de
pair avec celle du soutien familial.
53
Service urbain Tarn
99
2.3 … mais plus souvent considérée par les intervenants au plus près du "terrain"
D'une façon générale, se sont les intervenants les plus "proches du terrain", intervenants directs
auprès de la personne âgée, qui accordent à cette dimension la place la plus marquée. Le tour
d'horizon du corpus confirme là aussi l'exemple dans lequel les seuls ressortissants du service
d'aide ménagère toulousain qui évoquent la présence de voisins sont les personnes employées
pour les tâches ménagères.
Au-delà de ce constat, certains types d'intervenants se montrent plus prolixes sur le voisinage.
- Les acteurs du portage de repas
Ils assurent eux-mêmes le transport des repas et le contact avec le public. Sur les sites étudiés ils
sont en outre investis d'une mission de médiation et de prévention, ainsi que du souci de ne pas
transformer le portage de repas en formule de confinement de la personne à l'intérieur de son
domicile54. La volonté de mobiliser la personne passe alors plus souvent par la prise en compte
de son entourage immédiat, pouvant signifier une certaine mobilisation du voisinage.
- Les fournisseurs de téléalarme :
S'ils ne répondent pas vraiment à la définition d'une intervention directe et
continue auprès de la personne, leur intervention suppose une évaluation
préalable et in situ des ressources relationnelles mobilisables. La formule la plus
répandue offrant plusieurs possibilités d'appel, la hiérarchie des intervenants
potentiels s'avère souvent accorder au voisinage une visibilité toute nouvelle.
Les personnes le plus souvent susceptibles d'être mobilisées sont "les pompiers, le médecin, un
membre de la famille, une voisine, quelqu’un qui a la clef", cette dernière catégorie apparaissant
essentielle si l'on veut conserver l'intégrité du logement. D'autres formules placent ainsi
volontiers le voisinage au premier plan des intervenants potentiels hors urgence médicale :
54
- Une des formules fournit ainsi les plats préparés, mais pas le pain, de façon à ce que la personne continue à
faire ses courses.
100
"intervention du réseau de solidarité, amis, voisins", devant la famille : "les pompiers, le
médecin, leur infirmière et après les voisins…et la famille" (portage de repas Cordes).
Les deux sous titres révèlent ainsi une dimension intéressante aussi bien au service de l'analyse
que dans une perspective opérationnelle : les intervenants professionnels les mieux à même de
situer les réseaux de voisinage à leur juste valeur sont ceux qui mènent une action volontariste
préoccupée de mobiliser l'entourage des personnes.
2.4
Les figures du voisiner telles que les acteurs professionnels les dessinent
La production des figures de voisins appartient très largement à la catégorie des intervenants au
plus près de la personne. Elle reste de ce fait assez faible dès lors que les entretiens s'adressent
aux responsables et gestionnaires de structures. Elle s'inspire le plus souvent de faits et
d'anecdotes vécus : (un homme, après une chute) "Toute la nuit il avait essayé de gratter pour se
relever, et il avait pas pu. Le matin, c’est la voisine qui déjà, quand elle voyait que les volets
étaient pas ouverts allait ouvrir, y a des gens qui sont quand même gentils, parce que... ils font
pas partie du service. Quand je suis arrivé, elles l’avaient couché avec une autre voisine, il était
noir comme un charbonnier quoi, il était plein de gasoil, c’était l’horreur quoi".
De nombreuses formules révèlent ainsi des voisins "entourants", parfois décrits comme plus
présents qu'on ne le pense habituellement dans les services.
"Il connaissait déjà notamment les services d’aide ménagère même si les services de
téléalarme il n’en a pas entendu parer, donc il est encore capable de faire ses
démarches lui-même, il a des voisins qui l’entourent etc., donc on verra, on saura de
toute façon s’il a fait une démarche ou pas puisqu’on y va trois fois par semaine, on
verra bien, de toute façon il m’a semblé assez réceptif déjà." 55
Le tableau d'ensemble s'enrichit de différentes évocations de situations : les voisins qui
ramènent chez elle la personne désorientée, "les voisins qui regardent tous les matins si
le contrevent est ouvert. Il y a une sécurité là"56, les personnes "signalées par le
voisinage"57, etc.
55
- SIAD du Tarn
- Coordinatrice Tarn
57
- Responsible de CCAS
56
101
Les formules les plus circonstanciées, peu nombreuses, situent l'entourage habitant
comme acteur majeur de la continuité de vie des personnes
"La famille justement, elle va choisir une maison de retraite qui n’est pas trop loin du,
de l’ancien domicile de la personne âgée pour qu’elle soit moins isolée pour qu’elle
garde le médecin, pour qu’elle garde son, son voisinage et les maisons de retraite qui
marchent le mieux, c’est celles qui sont en ville"58.
"Telles que je me représente les choses moi hein, ça peut être complètement faux : on a
à faire à des gens qui souvent ont travaillé en même temps ils se sont connus de longue
date dans la région"59
3 - Les limites déclarées de l'association des voisins à une démarche de service
- Aux yeux des professionnels questionnés sur l'opportunité d'associer le voisinage à une
démarche de service, il apparaît de forts obstacles, au premier rang desquels le fait que les
voisins ne sont ni tenus d'intervenir, ni "agents" potentiels d'un service. On a déjà rencontré la
formule qui veut que l'intervention des voisins ait quelque chose de paradoxal : "Il y a des gens
qui sont quand même gentils ()". Et il faut comprendre que le paradoxe est d'autant plus grand
que ces gens n'appartiennent pas même à l'entourage familial.
- Il en va d'un échange inégal que le service n'est pas en lui-même en mesure d'égaliser, de
l'impossible instrumentalisation du voisin à des fins d'aide instrumentale, et fondamentalement
de la profonde différence de nature entre la prestation de service rémunéré et la relation
"informelle" de proximité.
"Est ce que..., jusqu’où on peut solliciter quelqu’un qui n’est pas directement concerné par le
service quoi en fait? Est ce que un voisin ou …
Q - Un bénévole?
58
59
- SIAD, bourg rural.
- Service d'aide ménagère. Bassin ouvrier tarnais.
102
Ou oui, ou...c’est... en fait on le met en position de bénévole quoi c’est ça... Parce que il y a ces
questions là. C’est difficile, je pense que c’est difficile parce que heu le voisinage a du mal à
trouver sa place".60
Le statut du bénévole
Le bénévole est un produit intermédiaire de la logique de service, qui reste soumis à
sa contrainte.
Il répond à la question : comment des intervenants ni familiaux ni professionnels
peuvent prendre part à l'aide instrumentale avec un statut socialement reconnu ? La
réponse fait appel aux arcanes de l'action caritative et se teinte souvent de sa logique
normative. Elle rend compte de la difficulté grandissante à penser les relations de
solidarité hors relations consuméristes, et à penser les enjeux collectifs de proximité
sans se focaliser sur l'état de santé des individus.
L'action bénévole n'est pas en cause, mais l'ambiguïté qui consisterait à assimiler les
solidarités de voisinage à une démarche missionnaire est totale.
Pour les professionnels il s'agit d'abord de ne pas "lasser" les solidarités informelles : "il y a des
limites parce que ça marche quand même sur le bénévolat, sur la bonne volonté de l’entourage,
du voisinage etc., donc ça a ses limites quand même, il faut pas à mon avis lasser, ça doit
rester, les gens sont prêts à faire l’effort mais s’il est permanent bien entendu parce qu’à ce
moment là ça veut dire que la personne a besoin d’une aide permanente, une présence
permanente."61. Ceci prolonge le questionnement sur l'égalité de l'échange. On peut imaginer
que le voisin intervienne ponctuellement, "qu'on peut demander à un voisin encore de temps en
temps "porte-moi du pain"62, mais l'appel à soutien ne saurait s'inscrire dans une logique de
prise en charge de la "dépendance" dans la durée.
60
- Responsable de secteur en milieu urbain et rural.
- Professionnel de SIAD en mileu rural
62
- Portage de repas en milieu rural.
61
103
En ce sens, l'aide des voisins serait même suspecte d'être plus intéressée qu'il n'y paraît.
Participent à suggérer cette idée, différentes formules allusives en points de suspension, jamais
clairement explicites, qui laissent entendre notamment que les voisins aidants trouveraient
parfois à égaliser l'échange dans la récupération sur les biens de la personne aidée.
Ceci marque, nous semble-t-il, le décalage existant entre la logique de la prise en charge de la
dépendance et la logique des solidarités de voisinage. Les dernières ne s'exercent pas sur le
terrain de la première mais sur le terrain des solidarités non organiques, des rapports de
sociabilité. Elles relèvent donc plus logiquement dans une perspective de politique préventive
que d'une politique de la dépendance.
De la même façon, les temporalités de service et les temporalités du voisiner apparaissent de
nature très différente.
"Q - Prendre en compte le voisinage c’est pas toujours évident ?
-
Non. Parce qu’il faut du temps aussi () Il faut du temps, ne serait ce que pour les
domiciles si on a un dossier avec 8 heures par mois et qu’on est à la bourre, on est à la bourre,
on n’a pas le temps de le faire ça."
63
. La formule, parmi d'autres, montre la difficulté des
services à s'inscrire dans la temporalité longue du voisiner ou simplement à en prendre la
mesure.
4 - Les services qui s'attachent à promouvoir les relations de voisinage. Caractères
spécifiques.
Les structures associatives qui font une place privilégiée aux rapports de voisinage ont en
commun d'avoir développé une approche et une histoire originales. Les représentants de
certaines d'entre elles ont participé à la rencontre toulousaine du 07 mars 2002.
Trois d'entre ces structures ont fait l'objet d'analyse sociologique antérieure et leurs animateurs
demeurent correspondants réguliers de l'équipe de recherche. On trouvera en annexe une brève
présentation de deux d'entre elles.
63
- Responsable de secteur en milieu urbain et rural.
104
Les représentants de ces structures partagent, en outre, différents traits de valeurs et de
conception de l'action gérontologique :
-
promotion des réseaux, de la coordination (celle-ci définie au sens large, comme
activation de l'ensemble des relations ou interactions entre ressortissants des publics,
des structures professionnelles et des institutions locales y compris politiques) ;
-
promotion du local, et de la gérontologie comme partie prenante d'une action plus
large de développement local, à la fois spécifique et de politique locale générale ;
-
Préoccupation affichée pour les rapports intergénérationnels ;
-
Une action qui ne se limite pas à la prise en charge individuelle de la "dépendance"
mais tente de considérer la dimension collective dans une optique de prévention du
vieillissement ;
-
De là, une définition des solidarités de voisinage moins focalisée sur l'aide que sur les
conditions de l'habitat, de l'habiter, du lien social, et moins dans une logique
assistancielle que dans une logique de sauvegarde des cohésions et des continuités de
vie sociale.
Un autre point commun, ou plutôt un élément complémentaire des précédents, tient à la
problématique générale portant sur le devenir du rapport entre intervention professionnelle et
intervention "informelle". Les propos à ce sujet rejoignent parfois la préoccupation que nous
avons exprimée en introduction. Il en va ainsi de responsables professionnels pour lesquels la
professionnalisation de l'aide aux personnes âgées ne saurait constituer un but en soi, lorsque
celle-ci n'est pas considérée comme pressentant un risque majeur : "maintenant, j’ai beaucoup
de motifs de défiance sur la professionnalisation à outrance de ce secteur d’activité", défiance
envers la tendance au consumérisme, à l'individuation, à une plus grande clôture sur les
catégories de la vieillesse …
Autres actions ou projets intégrant une problématique du voisinage
Au-delà des exemples dont nous avons pris connaissance lors de la réunion du 7 mars 2002, les
entretiens réalisés dans le département du Tarn rendent compte d'autres expériences ou projets
qui font place à une problématique des relations de voisinage.
Deux cas :
105
-
Peu avant les dernières élections municipales (entretiens en fin 2000 avec deux
membres de l'équipe municipale et la responsable du CCAS), la Mairie de Castres,
ville tarnaise d'un peu moins de 50000 habitants, conçoit le projet de créer plusieurs
petites structures locatives de type résidence intégrée, dotées d'une "maîtresse de
maison" travailleuse familiale. Celles-ci seraient destinées à des personnes âgées qui,
sans relever d'un placement en institution, ne seraient plus en mesure de rester à leur
domicile, personnes semi-valides "isolées" au sens de l'absence de soutien familial.
Le projet avait vocation à déplacer une demande grandissante de services, de publics
"demandeurs de services, et de beaucoup, beaucoup de service". Il s'appuie sur une enquête
préalable qui a conduit à cibler d'une part, deux quartiers de tradition ouvrière fortement
vieillissants, de l'autre le centre ville. L'étude et la logique politique des élus mettent l'accent
sur la nécessité de préserver les relations de proximité dans lesquelles les personnes sont
inscrites. Les structures seraient implantées sur les différents sites retenus, de façon à
faciliter en outre l'accès aux activités collectives, dans des quartiers qui se caractérisent
également par le dynamisme des associations et clubs du troisième âge.
Le projet n'a pas survécu aux élections municipales, que l'équipe en place a perdues.
- Responsable et élu municipal dans le secteur de Mazamet, il cherche à relancer une fonction
informelle qui existait dans le passé de "bénévoles de quartier" : "à ce moment là on avait
encore quelques restes de ce qu’on appelait les bénévoles de quartier, qui n’existent plus
aujourd’hui".
Secrétaires de mairie, intervenants associatifs ou autres, ces médiateurs locaux ou passeurs
seraient amenés à intervenir lorsque le service n'est pas habilité à le faire, notamment en
l'absence d'une demande familiale. Il évoque le cas récent d'une personne habitant dans de très
mauvaises conditions d'hygiène, signalée au service par le voisinage, auprès de laquelle a été
mobilisé un "bénévole" du même quartier : "Et bien on a contacté que le bénévole de
quartier…(comprendre "a son intérêt"). On le connaissait bien, on lui a dit voilà, nous on a pas
les moyens d’intervenir, professionnellement, mais par contre il y en a bien besoin, et donc, estce que vous pourriez aller voir ce monsieur ?" La démarche ayant abouti à une intervention
"informelle" sur le logement.
106
Monographies de services :
L'association "Générations Solidaires" (Toulouse)
"Générations Solidaires" naît en 1989 dans le contexte du Développement Social de
Quartier du secteur toulousain d'Empalot (quelques 2500 logements sociaux
formant entité de quartier à peu de distance du centre ville). Il s'agit donc d'un pur
produit de la politique de la ville, mais aussi de ses contradictions, d'abord action
volontariste politique des animateurs municipaux du dispositif qui affichent une
préoccupation de prise en compte du vieillissement dans le quartier, mais cherchent
aussi à mettre en place de nouveaux relais associatifs locaux, indépendants des
collectifs associatifs préexistants, de longue date dans l'opposition au pouvoir
municipal.
La maîtrise d'ouvrage se trouve ainsi des raisons d’intervenir non plus seulement au
niveau de la gestion locative classique, mais dans la mise en place d’un service à
vocation sociale de proximité : un réseau gérontologique qui se met en place, et où
il y a un aspect santé. Il n'y a pas que l’aspect santé, mais il y a aussi un aspect
santé qui est pris en compte,... dans la mise en place de ce réseau qui est très
intéressant, très prometteur64. Une commission "santé", composée de différents
représentants des structures de quartier, en activité depuis 1987 participe à cet
avènement. Elle s'est donnée un thème de travail volontairement en rupture avec
l’imagerie des quartiers "à problèmes" : le vieillissement65. L’idée qu’il faut prendre
en compte les "situations d’isolement" de certaines personnes âgées va emporter
l’adhésion de l’ensemble des participants à la commission. Ce que valide très vite la
maîtrise d’œuvre et l’OPHLM qui lancent l’idée d’une association à vocation
"d’écoute" des vieux et de relais de leur demande en direction des institutions :
-W. avait lancé l’idée de la "grande oreille", la "grande oreille" dans le quartier,
pour les personnes âgées. Les constats c’est, en clair, l’été les personnes âgées sont
64
- ex animateur Développement Social de Quartier.
- La place qu’occupent les personnes âgées dans la cité a été mise en exergue par les études antérieures. Les
termes en seront repris pratiquement à la lettre par la commission.
65
107
larguées, seules, il n’y a plus un médecin, il n'y a plus une infirmière, il faut mettre
en place quelque chose. Et faire un peu de lien. Voilà. (Professionnel du social)
-W. arrive avec une idée, (…) il faut faire de l’innovant, monter quelque chose, mais
dans une idée qu’il avait de monter des dossiers. Et à ce moment là, comme la
demande des personnes âgées était quelque chose d’ancien dans le mouvement
associatif, et aussi une grande sensibilité du côté des travailleurs sociaux... (…) va
se mettre en place Générations Solidaires. (…) Dès que Générations Solidaires
s’est mise en place, à l’initiative de W, qui a proposé : je ne peux pas créer des
postes, donc, c’est à prendre ou à laisser, il l’a pas dit comme ça mais enfin, c’est
ce que ça voulait dire, en clair. Je peux vous financer du fonctionnement pendant
un bout de temps, euh... etc. Bon, les médiatrices santé sont mises en place. Et, eux
donc, ils vont être porteurs de la préoccupation autour des personnes âgées, et du
maintien à domicile (Responsable).
Une animatrice de Générations Solidaires explique la démarche : on n'arrivait pas à
cerner quels étaient les besoins de cette population. Et les gens disaient qu’il leur
semblait qu’il y avait beaucoup de personnes âgées qui souffraient de solitude. Estce que c’était vrai ? Est-ce que c’était pas vrai ? Disons qu’un petit peu la solution
qu’ils ont trouvée par rapport à ça (…) c’était de mettre une association.... qui,
dont le but était de déceler vraiment quels étaient les besoins, de voir un peu s’il y
avait des dysfonctionnements dans les besoins, les réponses. Qu’est ce qu’on n'a
pas apporté comme réponses? C’était un peu le travail de l’association au départ..
Deux notions majeures figurent au niveau des statuts de l’association66 :
- le lien social. L’association se donne pour ambition générale, outre d’entretenir le
"lien" autour des personnes les plus "isolées", d’œuvrer dans le sens des relations
intergénérationnelles, par le développement d’activités impliquant jeunes et vieux,
par la médiation dans les relations de voisinage. Le but était et demeure de garantir
autant que possible les liens de solidarité autour de la personne âgée en tablant si
nécessaire sur le développement de réseaux de substitution à la famille.
66
- Ceux-ci rédigés en collaboration avec l’association Médianes
108
-
la
coordination.
Il
s’agit
par
ailleurs
de
développer
une
fonction
d’accompagnement des plus âgés dans le rapport aux services sociaux et structures
de soins dans une optique d’accès aux services autant que de sécurisation : C’est ça
notre travail, c’est de faire intervenir tous les partenaires du maintien à domicile,
de, de… Voilà, ça peut être un lien... Dès qu’elles ont un problème, souvent, elles
viennent là. Alors ça peut être un papier qu’elles comprennent pas, ça peut être, ça
peut être... je sais pas moi, ça peut être aussi parce qu’elles ont le cafard, ça peut
être parce que... l’ascenseur est en panne (…) le frigo est en panne, ou la télé.(…)
Parce qu’elles ont fait le tour des services existants et qu’elles ont toujours un
problème non résolu. (…) Elles savent qu’ici elles ont... on les écoute et on essaie
de trouver une solution. Et c’est vrai que nous, nous après, on appelle le gérant :
'Tiens y a la lampe de celle là qui marche pas, ou le chauffage...' (Professionnel du
social).
En 1994 confrontée au vieillissement accru de certaines des personnes suivies,
l’association cherche à développer les relations avec différentes structures de soins
toulousaines (Long Séjour Hospitalier, Maisons de retraite) avec l’objectif de mettre
en place une prise en charge institutionnelle ponctuelle au service du maintien à
domicile des personnes concernées.
Générations Solidaires connaît alors une situation économique de plus en plus
tendue. A tel point que la survie de l'association (pas très bien perçue lors de sa
création, mais très vite partenaire à part entière dans l'action inter associative de
quartier) prend rang d'enjeu collectif qui ravive l'action revendicatrice collective. A
ce moment, le ton général est : je sais pas ce qui va se passer pour Générations
Solidaires, mais () on sent un danger. Le jour où le danger va être proche je suis
sûr que tout le quartier va se mobiliser... (Professionnel du soin).
Forte de ses relations de réseau, des liens établis notamment avec le CHU de
Toulouse, l'association parvient à surmonter la crise. Ses animateurs seront parmi
les tout premiers à déposer un dossier de CLIC dès la création de la formule, et à
obtenir le label.
109
L'Association Inter cantonale d'Aide à Domicile de Montastruc la Conseillère
(Haute Garonne)
L'AIAD est crée à la fin des années 1970 dans un secteur encore très rural à 25 Km
de Toulouse, à l’initiative d’un groupe de militants locaux, "des gens qui voulaient
faire quelque chose dans le secteur social".
Dans ce petit groupe, un médecin, alors généraliste dans la commune-siège, devenu
depuis lors médecin de santé publique, joue un rôle primordial. Il demeure
aujourd’hui président du conseil d’administration de l’association et le principal
animateur de sa politique, en relation avec les deux coordinatrices déclarées de la
structure, toutes deux formées après leur intégration, l’une intervenant en tant que
coordinatrice des différents services non médicalisés de l’association, l’autre, à
l’origine infirmière libérale, plus spécifiquement au niveau du SIAD. La plupart des
autres membres du groupe d'origine sont aujourd'hui des élus locaux.
Le développement de la structure s’appuie sur une double mise en réseau à l’échelle
locale :
- Un réseau constitué de militants ("moitié syndicats, moitié politiques ”, défini
comme regroupant une majorité de “ catholiques de gauche ” ). Il s'est étendu avec
le temps à une bonne part des élus locaux et personnels des services sociaux
communaux. L'attitude volontariste de ses précurseurs (sollicitation des élus et
mobilisation des personnes qui se montraient les plus dynamiques au sein
notamment
des
Bureaux
d'Action Sociale préexistants) apparaît comme
déterminante à ce niveau.
- un réseau familial rural, également suscité par les promoteurs du projet, sur un
modèle comparable à celui qu'ont développé certaines associations (comme la
Fédération Française des Familles), dans les régions de forte implantation militante
catholique et protestante. Ce réseau mobilise un ensemble de "bonnes volontés"
locales avec la vocation de relayer l’information entre les communes et le siège,
110
réseau de correspondants, correspondants locaux promus au rang de “ responsables
de village ”67 dont la vocation est de relayer l'information entre le siège et les
communes, en matière de recrutement de personnel comme d'évaluation des
situations individuelles de personnes âgée. Ce mode de fonctionnement défini en
lui-même la forme d’engagement de la plupart des intervenants, et y compris de
certains salariés, recrutés sur la base d'un partage de modèles familialistes et
localistes.
Une “ association multi services ”
Alors que l’offre locale en direction des personnes âgées reste très pauvre (il n'y a
pas encore d'infirmiers libéraux professionnels, les médecins généralistes en
assurent la fonction), l’association se donne le double objectif :
- de développer une fonction de “ maintien à domicile des personnes âgées", en
s’appuyant sur les différents textes réglementaires parus au cours de la période (en
particulier de la circulaire Franceschi à partir de 1981.) ;
- de promouvoir l’emploi local et de participer au développement social local.
Ont été successivement mis en place : un service d’aide ménagère (1979), un
premier poste de coordinateur (1982), un club du troisième âge, un temps associé à
la réflexion sur les besoins en services spécifiques, un service d’auxiliaires de vie,
un service de soins infirmiers à domicile (1982) et un second poste de coordinatrice,
un service d’aide aux mères. Plus récemment, l'association s'est dotée d'un service
“mandataire” et de liens formalisés avec différentes autres structures associatives de
création récente, qui interviennent dans des domaines tels que l'accueil de jour, les
travaux d’entretien de l’habitat, l'aide au jardinage. Elle s'inscrit de longue date dans
différentes actions à caractère innovant, notamment en matière de coordination.
Après 25 ans d'existence, elle a pris rang de “guichet unique” : “ Quand il y a un
problème, comme ailleurs on pense à l’assistance sociale, ici on pense à
l’association ” (Président du CA).
67
- Le projet semble ici avoir emprunté aux formules préconisées dans le cadre des formations en "santé
communautaire " inspirées de l'action dans les pays du tiers monde.
111
Les responsables se revendiquent d’une démarche dans laquelle la question de la
coordination se pose comme un donné initial. Celle-ci a participé à aplanir en partie
les rapports de concurrence entre professionnels, dans un cadre semi-rural dans
lequel
les
intervenants
entretiennent
des
relations
d’inter
connaissance.
L'association a en outre toujours favorisé systématiquement la formation qualifiante
des personnels.
Sur la foi de différents exemples, l’accompagnement coordonné peut aller parfois
très loin dans le maintien des personnes à domicile, dans la mobilisation des
ressources locales individuelles et collectives, sur fonds de culture de réseau
localiste.
L'association a elle aussi récemment obtenu le label de CLIC de niveau 3. Dans ce
cadre, au moment où elle recrute une nouvelle coordinatrice, les responsables
s'attachent à développer une démarche de formation-animation visant :
à une meilleure connaissance des contextes hyper locaux (l'AIAD couvre
aujourd'hui un vaste territoire à dominante péri urbaine marqué au cours des
dernières décennies par de fortes évolutions au plan démographique)
au développement local et à l'animation intergénérationnelle.
Cette démarche a été placée sous le titre de la promotion des relations de voisinage.
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