HistoireVivante_01-05-15

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HistoireVivante_01-05-15
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LA LIBERTÉ
HISTOIRE VIVANTE
VENDREDI 1 ER MAI 2015
Ces djihadistes qui rêvent d’être califes
ISLAM • Aux quatre coins du monde musulman, des islamistes radicaux revendiquent la création d’un califat
qui restaurerait l’unité originelle de l’islam. Un projet utopique qui se heurte à la réalité des luttes fratricides.
PASCAL FLEURY
REPÈRES
C’était le 29 juin 2014.
Dans la principale mosquée de Mossoul, la
deuxième ville d’Irak, le
chef du mouvement
djihadiste Etat islamique (Daech), jusquelà sans visage, monte en chaire pour proclamer un nouveau califat en Irak et Syrie. Abou Bakr al-Baghdadi s’investit calife – c’est-à-dire «successeur» du prophète Mahomet – et prend le nom
d’Ibrahim. «La Syrie n’est pas pour les
Syriens et l’Irak n’est pas pour les Irakiens. La Terre appartient à Allah!», déclare-t-il avec aplomb.
En novembre, dans une vidéo authentifiée, le djihadiste irakien pousse
plus loin ses pions, affirmant fièrement
avoir accepté des serments d’allégeance
de la part de partisans en Libye, Egypte,
Arabie saoudite, Algérie et au Yémen. A
croire ce coup de marketing politique, le
grand territoire qui doit restaurer l’unité
originelle des musulmans serait en train
de renaître de ses cendres, bien éteintes
depuis la chute de l’Empire ottoman.
Son annonce triomphale est aussitôt
contestée au Yémen, où l’organisation
terroriste al-Qaïda dans la péninsule
Arabique (AQPA) considère ce califat
autoproclamé comme «illégitime», les
autorités religieuses refusant de le reconnaître. En février toutefois, selon la
société américaine SITE Intelligence
Group, des combattants d’AQPA auraient signifié leur ralliement au chef de
l’Etat islamique.
Vicaire de Dieu
Des projets tous azimuts
En réalité, le projet de restauration
du grand califat historique des musulmans n’émane pas que de Daech. Il est
partagé par de nombreux mouvements
radicaux et djihadistes. Ainsi, en août
dernier, le groupe islamiste Boko Haram
a proclamé un califat dans le nord-est du
Nigeria, embryon d’un «califat africain»
qui refuse de se ranger sous la bannière
de Daech.
En septembre, c’est le chef du réseau
al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, qui a annoncé la création d’une nouvelle
branche du mouvement islamiste dans
le sous-continent indien, avec l’objectif
de créer un califat qui s’étendrait de la
Birmanie à certaines parties de l’Inde et
du Bangladesh.
Pour sa part, Omar Khalid al-Khurasani, leader du Mouvement des talibans
du Pakistan lié à al-Qaïda, a déclaré en
2012 que son groupe mènerait le djihad
jusqu’à ce que «le califat soit instauré à
travers le monde». En 2007 déjà, le courant intégriste sunnite indonésien Hizbut-Tahrir, comptant deux millions de
partisans, manifestait en masse pour réclamer la résurrection du califat dans
tout le monde islamique. Pareil programme politique est aussi défendu historiquement par les Frères musulmans,
leur fondateur Hassan el-Banna ayant
prôné le retour à l’unité de la Oumma –
la communauté de tous les musulmans.
L’historien Alexandre Adler, auteur
de l’essai «Le califat du sang» (Ed. Gras-
En juin 2014 à Mossoul, le chef de Daech Abou Bakr al-Baghdadi a proclamé un nouveau califat, 90 ans après son abolition par Atatürk. KEYSTONE
set, 2014), recense finalement quatre territoires principaux qui aspirent à la restauration du califat: l’axe Irak/Syrie de
Daech, les régions pachtounes d’Asie
centrale, le front de l’Azawad (nord du
Mali) – où les combattants d’al-Qaïda au
Maghreb islamique (AQMI) rejettent également le projet de Daech – et enfin «le
chemin du pèlerinage de La Mecque»,
qui part du nord-est du Nigeria et passe
par la République centrafricaine, où sévit
le Front populaire pour la renaissance de
la Centrafrique (ex-Seleka).
Islamistes radicaux
et djihadistes
sont fascinés par
l’islam conquérant
des origines
«Dans l’esprit des plus fous, commente l’historien, une réunification de
l’ensemble de ces territoires ne serait pas
à exclure un jour. Nous en sommes loin,
mais pas dans l’intention de ses protagonistes.» Oussama Ben Laden s’en réjouirait, lui qui affirmait, au lendemain des
attentats du 11 septembre 2001, que les
musulmans étaient en deuil depuis 1924,
Nostalgie de l’âge d’or
Pareil engouement des islamistes radicaux pour un modèle politique suranné peut surprendre, alors que le califat avait déjà perdu l’essentiel de son
éclat au XIIIe siècle, après les dynasties
omeyyades et abbassides. Dès le
XVIe siècle, les califes ne revêtaient plus
qu’une fonction religieuse et d’apparat
face aux puissants sultans, une tradition
qui n’a pas survécu à l’Empire ottoman.
L’actuel regain d’intérêt tient en fait
à l’aura extraordinaire des quatre premiers califes qui ont succédé au prophète, après sa mort en l’an 632, pour
préserver l’unité de la jeune communauté musulmane et en assumer les
pouvoirs civils, militaires et religieux.
Ces califes modèles, appelés «bien guidés» et magnifiés par la légende, ont
marqué l’âge d’or des califats. Une
époque «idéale» qui a précédé les
guerres fratricides ayant mené à la séparation des sunnites et des chiites, puis
des kharidjites, troisième branche dissidente de l’islam qu’on trouve aujourd’hui encore par exemple au sultanat d’Oman.
Cette époque glorieuse de propagation de la foi, de victoires militaires et
d’essor de la civilisation arabo-islamique
a toujours fasciné les djihadistes. Tout
comme d’ailleurs la puissance politique,
religieuse, militaire et judiciaire des premiers califes omeyyades au pouvoir dès
661. Pour les djihadistes, «seul est licite,
pour gagner le paradis, ce qu’ont permis,
prescrit et rendu exemplaire au VIIe siècle le Coran, la Sunna, la vie du prophète
et des pieux ancêtres, ces trois premières
générations ayant côtoyé Mahomet ou
reçu des témoignages directs», explique
l’historien Rochdy Alili dans «Le Monde
des Religions» (janv.-fév. 2015). Un «retour à la tradition des ancêtres» (c’est le
sens de «salafisme») qui peut être vécu
comme projet politique mais aussi
comme lutte armée.
luttes fratricides entre factions sunnites,
sans parler de la «guerre mondiale» qui
déchire les sunnites et les chiites depuis
plus de trente ans, selon les termes du
politologue Antoine Sfeir, fondateur des
«Cahiers de l’Orient», dans «L’islam
contre l’islam» (Ed. Grasset) en 2013.
Et ce n’est en tout cas pas Daech qui
fera avancer le projet. L’Union internationale des savants musulmans (oulémas) a en effet déclaré, dès la proclamation de juin 2014, que l’Etat islamique
«viole la charia», et que le titre de calife
doit être «accordé par la nation musulmane entière» et non par «un groupe
connu pour ses atrocités et ses vues radicales qui desservent l’islam».
Reste tout de même l’effet propagandiste de l’annonce du retour du califat.
«Il apparaît clairement que la proclamation du califat joue un rôle de représentation symbolique de l’unité (à l’image
de l’unicité divine) du commandement», observe l’historien Pierre-Jean
Luizard dans «Le piège Daech» (Ed. La
Découverte, 2015). Le califat, comme
image de l’unité de l’islam, une belle récupération de l’histoire. Pas sûr que Mahomet s’y retrouverait… I
Un échec programmé
Du rêve nostalgique à la réalité, il y a
toutefois un pas que les observateurs se
gardent bien de franchir. Dans «Géopolitique des islamismes» (Ed. PUF, 2014),
l’historienne Anne-Clémentine Larroque estime d’ailleurs qu’il est «formellement impossible d’évoquer aujourd’hui une Internationale islamiste
homogénéisée». Le projet de califat se
heurte en fait à la réalité des incessantes
> Le documentaire «Juifs et musulmans, si loin,
si proches», dimanche sur RTS 2, évoque la
fulgurante conquête musulmane au VIIe siècle.
Portrait d’un Etat embryonnaire
SEMAINE PROCHAINE
LE PROCUREUR
La Cour pénale
internationale de
La Haye, créée en
1993, doit une part
de son rayonnement à Luis Moreno
Ocampo, son premier procureur.
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Lundi
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année où Mustafa Kemal Atatürk, premier président de la République de Turquie, avait aboli le califat.
> Les califes sont
considérés comme les
«successeurs» – «al
khalifa» – du prophète
Mahomet. A l’origine,
ils dirigent la Oumma,
la communauté des
musulmans, et ont
pour tâche de veiller à
l’unité de l’islam.
> Le premier calife,
Abou Bakr As-Siddiq,
est proclamé en 632.
Digne et courageux
compagnon du prophète, il est préféré à
Ali ibn Abi Talib, cousin
et gendre de Mahomet. «Fils spirituel» du
prophète, ce dernier
deviendra toutefois
plus tard le 4e calife.
La tension entre ces
deux lignées est à l’origine de la séparation
entre sunnites, partisans de la tradition, et
chiites, partisans d’Ali.
> Vicaires de Dieu et
responsables politiques sous la dynastie
omeyyade (661-750),
les califes vont perdre
peu à peu leur puissance temporelle face
aux sultans à l’époque
abbasside. Ils conserveront toutefois une
aura religieuse et symbolique jusqu’à la fin de
l’Empire ottoman. Le
101e et dernier calife,
Abdülmecid II, a été
destitué en 1924. PFY
Abdülmecid II, le 101e et dernier calife de
l’Empire ottoman, a été destitué en 1924. DR
En proclamant son califat, en juin 2014
à Mossoul, Abou Bakr al-Baghdadi a développé une nouvelle stratégie de communication et de propagande, l’organisation d’idéologie salafiste ayant jusque-là
plutôt soigné son image terroriste avec
des scènes macabres. Se revendiquant
dès lors comme «Etat islamique», les djihadistes ont affiché leur volonté de poser
les bases d’un véritable Etat.
Mais qu’en est-il de cet Etat embryonnaire, dont les frontières floues chevauchent l’Irak et la Syrie? Dans son dernier
ouvrage1, l’historien Pierre-Jean Luizard,
directeur de recherche au CNRS, en fait
la description détaillée, secteur par secteur. Ainsi, observe-t-il, il n’existe pas de
ministères au sens strict au sein de l’Etat
islamique, mais on y trouve une division
fonctionnelle du travail et des départements administratifs spécialisés. «La nomenclature même de ces fonctions et départements évoque à la fois la recréation
imaginaire des premiers Etats musulmans de l’époque des compagnons du
prophète et la spécialisation bureaucratique d’un Etat moderne», commente-til. Le territoire a été subdivisé en sept administrations provinciales, celle de
l’Euphrate étant transnationale.
Un pouvoir judiciaire a été mis en
place, avec des juges religieux, une police
chargée de faire respecter la charia et une
police des mœurs. Des brigades féminines al-Khansa, composées en majorité
d’Occidentales, sont chargées de surveiller les jeunes femmes et la séparation des
sexes dans les transports publics.
L’appareil d’Etat comprend aussi un
secteur financier pour la gestion des fonds
confisqués dans les banques, issus du trafic du pétrole ou de dons. Un impôt islamique est prélevé. Quant à la formation,
dans les écoles encore ouvertes, elle privilégie l’apprentissage du Coran. Les universités de Mossoul fonctionnent à nouveau,
mais les sciences, comme la biologie darwinienne, sont sous surveillance. PFY
«Le piège Daech – L’Etat islamique ou le
retour de l’Histoire», La Découverte, 2015.
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