Avant-propos

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Avant-propos
L’entreprise est un concept des temps modernes. Sa nature et sa portée ont provoqué et suscitent toujours des débats doctrinaux animés, généralement passionnants et souvent passionnés. Sur le plan du droit, les controverses égalent
en vigueur celles qui ont toujours marqué, sur le plan socio-juridique, les
notions et les définitions de la famille, de la propriété, de la nation… La lecture
du présent manifeste aura pour le moins la vertu de mettre en lumière les raisons de ces polémiques et des joutes intellectuelles dont l’entreprise est l’objet.
Il y a trente ans déjà, dans un « Que sais-je ? », sur le Droit des affaires, nous
avions eu l’occasion de montrer que, quel que soit l’angle sous lequel une
réflexion théorique sur l’entreprise est abordée, celle-ci débouche immédiatement sur un « débat de société ».
C’est que, comme nous le montrons à chaque instant dans ce manifeste,
l’entreprise est un phénomène sociétal par excellence, pluridisciplinaire par
essence et multidimensionnel par nature. On ne peut en traiter sur le plan juridique, en faisant abstraction des analyses économiques qui sous-tendent le concept. On risque de divaguer sur le plan économique si on oblitère ses
dimensions sociales. On ne peut explorer tous ces plans sans tenir compte de
ses métastases politiques. Enfin, on risque de passer à côté de tous ces sujets, si
on évacue leurs dimensions éthiques et culturelles…
Il faut rendre à César ce qui lui appartient et aux spécialistes de l’économie
politique le mérite d’avoir « découvert » l’entreprise dans la première moitié du
MANIFESTE POUR LA DOCTRINE DE L’ENTREPRISE
siècle dernier. Des noms illustrent cette époque où la science économique française brillait encore. Ce sont ceux de Truchy et de James, les pionniers. Ceux de
François Perroux et de Raymond Barre qui affinèrent de façon achevée la quintessence du concept, ouvrant la voie à Maurice Allais qui cueillit les lauriers du
Nobel. Sur le plan sociopolitique où s’élabore la loi, il convient de citer François
Bloch-Lainé, Philippe De Woot et Pierre Sudreau, sans oublier Robert Badinter
qui, devenu garde des sceaux, fit passer en force de loi des idées essentielles de la
« Doctrine de l’entreprise ». D’autres « hommes de gauche » comme Jacques
Delors, Dominique Strauss-Khan et surtout Michel Rocard, manifesteront à côté
de René Pleven, Alain Peyrefitte, Philippe Seguin et Jacques Chaban-Delmas,
l’intérêt de gaulliste ou centristes qu’ils portaient aux solutions préconisées par la
Doctrine de l’entreprise. On aura l’audace d’y ajouter Charles de Gaulle et sa
« troisième voie », prophète dans ce domaine comme dans tant d’autres, mais qui
termina sa glorieuse carrière en tombant sur sa tentative de l’instaurer dans notre
pays, c’est-à-dire du côté de l’avenir comme seuls savent le faire les plus grands.
Plus particulièrement en cause dans les développements du présent
ouvrage, les juristes ne tarderont pas à prendre le train de l’entreprise au milieu
du XXe siècle. Sur ce point, nous renvoyons ici aux pages du chapitre I de la
première partie qui sont consacrées à l’ascension de la Doctrine de l’entreprise.
Néanmoins, dans ces propos liminaires, on ne saurait oblitérer quelques noms
d’illustres anciens qui, pour de multiples raisons, demeureront inscrits au Panthéon de la doctrine juridique française : Ripert, Savatier, Durand, Despax, et
Roger Houin qui fut le père de l’École de Rennes, l’un des plus actifs foyers de
la Doctrine de l’entreprise.
L’invasion progressive et puissante du concept d’entreprise dans les
sciences économiques, juridiques ou de gestion fut la conséquence d’une mutation sociétale majeure portée essentiellement par la conjugaison de trois
phénomènes : la primauté des technologies d’origine scientifique, l’industrialisation des activités et l’agglomération urbaine des populations. Ce constat servira de fil rouge à ce manifeste. Apparus au XIXe siècle, ces phénomènes
exploseront au XXe. Dans le champ des sciences sociales, le concept d’entreprise
qui en procède conduira à des bouleversements inouïs au sein de ces disciplines.
Sur le seul plan du droit, il subjuguera certaines matières (droit des affaires,
droit économique). Il en assujettira d’autres (droit fiscal, droit du travail et de
la sécurité sociale). Il contaminera des disciplines traditionnelles (droit civil,
droit public et droit pénal).
C’est dire l’ampleur du phénomène. Or, il convient d’ajouter que le vecteur intellectuel de ces bouleversements disciplinaires réside dans les analyses
juridico-économiques qui forment le corpus de la Doctrine de l’entreprise. Contrairement à ce qui est souvent avancé pour en diminuer la portée, cette doctrine n’est pas un avatar purement français lié à notre culture rebelle à la pensée
smithienne. Elle est proche parente du stakeholderism américain qui triomphe
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actuellement, par prix Nobel interposés. Elle est cousine du mouvement de
pensée et surtout de comportements, dit de la RSE, dont les pratiques sont, en
ce moment d’actualité, voire du Global Compact, préconisé par l’ONU au plan
mondial. Elle est sœur de la « doctrine sociale » de l’Église dont les récents
papes ont fait un acte de foi sociétale. Mais, surtout, comme le montre le présent Manifeste, les rémanences nombreuses et fortes de la Doctrine de l’entreprise indiquent qu’elle est toujours puissamment prégnante dans notre ordre
juridique national en vigueur.
Rappeler ces réalités et ces données en ce moment où vacille l’ordre
financialiste qui prétendait évacuer la Doctrine de l’entreprise constitue le premier objectif de notre ouvrage. Plus ambitieux (peut-être trop), son second
objectif est de théoriser de façon synthétique une doctrine qui s’est imposée de
façon essentiellement pragmatique et sans plan d’ensemble préconçu car, à la
différence de celles auxquelles elle s’oppose (le soviétisme et le financialisme),
cette doctrine ne fut jamais le fruit d’une idéologie philosophique. Néanmoins,
comme la Doctrine sociale de l’Église, la Doctrine de l’entreprise ne peut se
comprendre en faisant abstraction d’une morale implicite qui s’exprime dans
une éthique entrepreneuriale parfaitement humaniste. Mettre en exergue cette
dimension éthique des analyses et préconisations qui s’y rattachent, constitue le
troisième objectif du Manifeste.
Enfin, et en quatrième lieu, last but not least, à l’instar du FORDE, sous
l’égide duquel il a été conçu et rédigé, le présent ouvrage se propose de rappeler
la place que tient la Doctrine de l’entreprise dans notre droit positif. Des textes
législatifs récents en attestent et sur de nombreux points, la jurisprudence
s’applique toujours à transcrire ses analyses dans la réalité de la vie juridique de
notre nation. Ce manifeste n’est pas une pavane pour une doctrine défunte,
mais plutôt un chant de ralliement qui appelle les jeunes juristes contemporains
à reprendre le manchon de l’araire que ceux de nos générations ont tenu pour
approfondir et actualiser le sillon, toujours visible et encore potentiellement
fécond, d’écrits essentiels.
Le discrédit qu’ont voulu jeter certains sur la Doctrine de l’entreprise, un
moment éclipsée par les fruits de la pensée friedmanienne, a conduit les concepteurs et le rédacteur principal de l’ouvrage à lui donner la forme d’un
« manifeste ». Bien que notre ouvrage ne soit pas dénué de portée scientifique,
pensons-nous, cette orientation formelle explique la tonalité rédactionnelle de
fond de l’ensemble et l’agressivité, de bon aloi, de certains passages. Un
« manifeste » ne serait qu’un plat traité, s’il ne cédait pas, raisonnablement,
aux démons de la polémique. Certains le regretteront, mais nous prenons le
pari que beaucoup d’autres s’en réjouiront. D’aucuns même, pourront s’en
délecter comme l’aurait sûrement fait notre regretté ami Maurice Cozian,
auquel nous dédions ce livre, comme à tous ceux trop tôt disparus qui rompirent des lances pour cette cause doctrinale.
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Pour finir, le signataire de cet avant-propos veut remercier très cordialement, très vivement et très sincèrement toute l’équipe qui l’a soutenu dans la
longue marche rédactionnelle qui a abouti au présent Manifeste. Grâce à eux, il
a pu, dans son vieil âge, produire un long effort qui l’a rajeuni de près d’un
demi-siècle en le projetant à nouveau dans les affres et les joies du thésard.
Merci donc à Joëlle Ballois, Danièle Briand, Raphaël Contin, Danielle Corrignan-Carsin, Didier Danet, Michel Deslandes, et Armel Liger qui forment le
noyau dur rennais du FORDE.
Une place à part revient à trois d’entre eux. Tout d’abord à Raphaël Contin qui a largement inspiré les développements capitaux sur le principe de dissociation entreprise/entrepreneur, technique juridique essentielle de la Doctrine de
l’entreprise. Une autre place importante doit ensuite être faite à Danièle Briand,
qui a rédigé l’essentiel du passage sur l’actualité de cette doctrine dans le droit
économique contemporain. Enfin, il convient de rendre un hommage particulier
à Didier Danet, habituel complice rédactionnel. Avec un scalpel chirurgical
acéré, il a disséqué le cadavre du financialisme dans un texte d’anthologie féroce
qui nous vaudra l’ire des uns mais aussi, peut-être, l’approbation souriante,
voire la bénédiction réjouie de beaucoup d’autres. À tous, et surtout à ceux qui
ne partagent pas, ou qui ne partagent plus notre engagement doctrinal, nous
souhaitons de faire de ce manifeste une lecture attentive, et nous espérons avoir,
pour le moins, levé un doute dans leur esprit. Ce doute qui est le point de départ
de toute connaissance, mais qui est aussi le berceau de la vraie foi.
Claude CHAMPAUD
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