Dans les années 70, naquit une belle petite fille prénommée Irina

Transcription

Dans les années 70, naquit une belle petite fille prénommée Irina
Dans les années 70, naquit une belle petite fille
prénommée Irina Vassot. Elle habitait avec ses
parents dans l’Isère, vers Grenoble. Un petit village
dont le nom m’a échappé, qui à l’époque, abritait
environ 1200 âmes et autant de vaches et de
moutons. Des champs à perte de vue, et des
maisons disséminées de part et d’autre de la
contrée. Leurs murs étaient en pisé, ce qui leur
donnait l’allure de vieilles granges. Bien sûr, il y avait
également des maisons plus récentes, plus
traditionnelles. Mais Irina, elle, grandit dans une de
ces vieilles demeures. Ses parents, Gilbert et Agnès,
étaient locataires, et avaient fait peu de travaux.
Cette bâtisse avait été séparée en deux, et était
devenue mitoyenne. Un terrain l’entourait, avec son
coin potager, jardin, cour, et à l’arrière côté nord,
des herbes folles, des topinambours, des aubépines
et autres espèces, se côtoyaient et avaient envahi cet
endroit. Un coin béni pour les poules.
Mais la maison n’inspirait pas Irina, elle ne s’y
sentait pas à l’aise. Pourquoi ? Elle avait bien du mal
à le dire. Cette maison était restée fermée pendant
une trentaine d’années, en fait depuis la seconde
guerre mondiale, avant que ses parents
n’emménagent. Elle faisait cossue, ceinturée par des
clés, et comprenait au rez-de-chaussée le salon, la
cuisine, la salle d’eau et les sanitaires. A l’étage, deux
chambres, ainsi qu’un espace de rangement tout en
haut de l’escalier. Dans cette maison, on pouvait
deviner derrière les tapisseries des portes de
différentes tailles, ainsi que sous le linoléum de la
cuisine une trappe, dont l’accès avait été par ce fait,
condamné. Dans la chambre de ses parents, une
armoire avait ainsi été recouverte par de la tapisserie
ancienne, et représentaient de grosses fleurs. Même
les plafonds très hauts du séjour et de la cuisine
étaient tapissés entre les solives dans un style
purement dauphinois. Au centre du séjour, une
énorme poutre traversait de part en part le salon.
L’électricité était encore fournie via des tabatières.
Aucune cloison n’était droite : on avait l’impression
que l’édifice avait gondolé. La salle d’eau et les
sanitaires avaient été rajoutés, car avant, il fallait se
laver dans l’évier de la cuisine, vieux évier en grès
blanc émaillé, pourvu d’un seul grand bac peu
profond, et les toilettes étaient dans la grange, avec
un trou béant où tout partait dans une fosse. Un
confort et un luxe tout relatif, mais suffisant pour
quelqu’un qui ne connaissait rien d’autre.
L’hiver, malgré un chauffage d’appoint dans la
salle d’eau, la température descendait parfois
tellement bas, que des congères se formaient sur les
tuyaux de la robinetterie, et il devenait impossible
de se laver. Les murs suintaient d’humidité glaciale
et une épaisse buée recouvrait le miroir qui trônait
au-dessus du lavabo. Le reste de la maison était
chauffé par un poêle à mazout qui trônait dans le
salon et rendait l’air ambiant supportable, ainsi que
dans la cuisine. Pour les chambres, malgré le
conduit de la cheminée qui passait dans le mur et
via des petites trappes qui en suivaient le circuit, la
température des chambres ne dépassait pas lors
d’hivers rigoureux, ainsi que la nuit, les 12°. Une
couverture chauffante permettait de tiédir le lit avant
de dormir, mais bien souvent, elle rendait l’âme par
court-circuit, au risque de mettre le feu. Alors, Irina
se mettait en boule sous l’épaisse couette en plume
d’oie, en attendant que son corps frêle produise
suffisamment de chaleur, pour espérer passer une
bonne nuit.
Elle avait l’impression que cette maison
l’observait, ou plutôt des âmes, des esprits. Elle se
sentait observée. Et quand son père mourut,
quelques années plus tard, emporté par une terrible
maladie, des manifestations se produisirent. Peu de
temps avant qu’il ne décède, sa mère lui disait
entendre la nuit venant de l’armoire des coups
sourds six mois avant, puis trois mois avant de la
table de chevet, comme si quelqu’un frappait. Après
sa mort, les coups se reproduisirent en sens inverse.
Pendant une certaine période, sa mère entendait
même marcher sur la moquette de la chambre, mais
personne bien sûr. Une nuit, elle crut percevoir le
brisement d’un vase dans le salon et descendit voir.
Mais rien, comme toujours.
Irina grandit dans cet environnement, seule, sans
frère et sœur ; ses parents n’en n’ont jamais voulu.
Pourquoi ? Irina apprit plus tard que sa mère l’avait
eu uniquement parce que son père voulait un
enfant. Sa mère, elle, s’en serait bien passée. Quant
au reste de la famille, quelques oncles et tantes,
cousines, étaient de passage, mais généralement,
c’était plutôt les Vassot qui se rendaient chez eux.
Irina fit sa scolarité dans les écoles du village, une
scolarité difficile car peu d’amis. Irina était plutôt du
genre asocial, et n’arrivait pas vraiment à se lier avec
d’autres enfants. La maternelle lui a laissé peu de
souvenirs, car souvent malade, elle ne la fréquentait
que rarement. Pendant la primaire, les années
furent éprouvantes, car des élèves l’avaient prises
pour bouc émissaire, l’insultait, la bousculait ou lui
jetait des pierres jusque dans la cour de récréation.
C’étaient les sorties d’école qui étaient les plus
éprouvantes : si sa mère n’était pas tout de suite là
pour venir la chercher, ces élèves la prenaient à
partie. Si à sa mère, elle lui racontait que cela lui
faisait vraiment plaisir qu’elle vienne la chercher, la
raison en était bien évidemment toute autre. Au fur
et à mesure que les jours, les mois, les années
passèrent, le traumatisme instauré par les
harcèlements répétitifs, finirent par créer en Irina,
un sentiment de frustration et de haine de plus en
plus fort. Paradoxalement, elle n’osait pas se
rebeller, par peur de représailles plus nombreuses.
Car une fois, sa révolte avait déchaîné ses
bourreaux. De ce jour, elle s’était fait le serment de
ne plus rien dire, ni faire.
Même les voyages scolaires, où sa mère
l’accompagnait, se révélaient catastrophique.
Bonjour la honte ! A l’époque, elle aurait préféré
qu’elle travaille et ne puisse venir. Elle lui préparait
toujours des pique-niques intransportables. Par
exemple, les fraises mises avec leur jus dans une
boîte plastique et qui s’écoule du sac, aboutissait
inévitablement à une moquerie générale. Même ce
genre de promenade ne pouvait se dérouler dans
l’anonymat. C’est ce qu’Irina aurait aimé : être
transparente, être dans le moule, avoir pleins de
copines, faire partie de la meilleure bande. Ainsi, à
la piscine où elle avait à peu près neuf ans, lui avait
laissé un cuisant souvenir : comme à cet âge, elle
n’avait rien pour remplir son maillot de bain, elle ne
mettait que le bas. D’ailleurs, cela ne lui serait pas
venu à l’esprit de procéder autrement. Mais le
lendemain à l’école, certaines de ses camarades, et
bien sûr, toujours les plus virulentes, l’avaient vu, et
s’était moquée publiquement et ouvertement d’elle
dans la cour de récréation. Irina piqua un fard, mais
surtout un grand choc, car elle ne comprenait que
ce « détail » pouvait devenir un sujet de quolibet
aussi délirant. Elle en a voulu à sa mère de ne pas
lui avoir conseillé, voire ordonné de mettre les deux
pièces à son maillot. Car cette dernière ne voulait
pas qu’elle grandisse, car pour elle, grandir signifiait
une source d’ennui.
Le collège a également été source de stress et de
douleurs, amer passage de l’enfant à la jeune fille.
Irina était si inculte en la matière que le premier jour
où ses règles sont arrivées, elle pensait qu’elles
s’arrêteraient immédiatement et ne reviendraient
plus jamais. Elle ne pouvait même pas mettre de
nom là-dessus. Elle n’a pas non plus osé aller voir
l’infirmière, qui lui aurait expliqué que c’était tout à
fait normal et que toutes les jeunes filles en passaient
par là. En outre, cela a commencé au moment de
l’heure de sport, ce qui fait qu’au moment de
changer de tenue pour se mettre en short, Irina a vu
la grosse tâche de sang auréolée sa culotte. Elle a vite
renfilé son pantalon, puis comme la macule
commençait à filtrer, elle a mis son pull autour de
sa taille. Chance dans son malheur, c’était l’heure de
rentrer à la maison, car l’éducation sportive avait
lieu en fin de journée. Irina devait quand même
patienter pour prendre le car scolaire, et elle n’avait
jamais trouvé l’attente et le trajet aussi long. Et
quand enfin, elle fut arrivée dans sa maison, dans
son cocon, et qu’elle annonça la nouvelle à sa mère,
mêlée d’excitation et d’angoisse, celle-ci lui
rétorqua : « Ho,… eh bien, c’est le début des
ennuis… ! ». Une phrase lourdement chargée de
sens, et Irina sentit monter un fort sentiment de
culpabilité. C’est vrai que si sa mère lui avait caché
cela, c’est que ça devait être quelque chose de
honteux, et de ce jour, Irina décida de ne plus
demander ni dire à sa mère sur le délicat sujet de la
transformation du corps enfantin vers la sexualité.
A cette époque, Irina, qui avait toujours pu
décorer sa chambre comme bon lui semblait, l’avait
orné de quelques photos et posters enfantins. Mais
maintenant, étant rentrée dans l’âge de la puberté,
elle avait placardé des posters de ses chanteurs
préférés, des cartes postales sur tous les murs et au
plafond entre les poutres. Plus un seul millimètre ou
presque de la tapisserie aux fleurs bleues immondes
ne transparaissait. Sauf au niveau du lit, car chaque
fois qu’Irina déplaçait son oreiller le poster mis trop
bas ne résistait pas. C’était une chambre sommaire,
pourvu d’un lit avec un sommier tapissier assorti à
la tapisserie, un bureau en bois à cirer fréquemment
de couleur chêne, une armoire ancienne foncée
avec des moulures et des dorures et une table de
chevet du même acabit. Sa mère aimait ce style
ancien, mais pas forcément dans les goûts d’une
jeune adolescente. Irina, quelque part et sans s’en
rendre compte, ne pouvant s’approprier cette
chambre, les posters étaient le seul moyen d’y
parvenir.
L’année de la cinquième fut une année très
éprouvante pour Irina, son père mourut. Pendant
près d’un an, il circulait entre l’hôpital et la maison.
Sa mère faisait presque tous les jours la route, car la
clinique était située à une cinquantaine de
kilomètres. Lors de sa dernière entrée dans le
mouroir, son père dit à son meilleur ami Clément
qui était venu le voir : « Cette fois, c’est la fin, je
ressortirai les pieds devants ». Et il ne s’était pas
trompé. Par chance, le nouvel établissement se
trouvait à une dizaine de kilomètres, car les soins
nécessaires à ce stade, étaient réalisables dans celuici. Gilbert avait une pleurésie aux dires des
médecins. Et pourtant, l’opération subie un an
auparavant, était une ablation de la plèvre du
poumon gauche. A ce moment-là, il était déjà
condamné, l’opération lui laissait simplement un
répit supplémentaire. Mais les douleurs étaient
telles, que son père pleurait et ne pouvait plus
partager le lit conjugal. Il dormait dans le salon, sur
le canapé-lit, et chaque nuit, Irina l’entendait
pousser de grands râles, comme un animal
agonisant. Ses cris résonnaient encore des années
plus tard, dans sa tête. Les antalgiques n’agissaient
plus, et au dernier Noël, Gilbert qui était jadis un
bel homme était passé de 80 kilos à 35 kilos. Il ne
lui restait plus que la peau sur les os, et presque plus
de cheveux, à cause des chimiothérapies. En outre,
il subissait à chaque séjour hospitalier des
ponctions, pour enlever le liquide qui remplissait
son poumon gauche, et qui l’étouffait. Lorsque le
deuxième poumon fut touché, c’était la fin. Il avait
48 ans, et on aurait un vieillard de 75 ans, grabataire,
se tenant courbé, abattu par son combat contre la
maladie. Une douzaine d’années plus tard, elle
découvrit qu’en réalité, son père avait eu le cancer
de l’amiante, à l’occasion d’un reportage au journal
de 13 heures sur ce sujet.
L’enterrement fut quelque chose de très bizarre
pour Irina. Déjà l’annonce de la mort de son père
le fut. Lorsqu’Agnès dut partir en catastrophe un
samedi matin, après le coup de fil de l’hôpital,
Irina ne pensait pas que la nouvelle pouvait être si
grave. Mais que mesure-t-on à 11 ans ?

Documents pareils