Louis de SAUSSURE. – Temps et pertinence. Eléments de
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Louis de SAUSSURE. – Temps et pertinence. Eléments de
Louis de SAUSSURE. – Temps et pertinence. Eléments de pragmatique cognitive du temps, Bruxelles, de Boeck-Duculot, (Collection Champs linguistiques, Recherches), 2003, 321 p. Ce livre, publié en 2003, fait d’ores et déjà figure d’ouvrage de référence dans le domaine de la temporalité, domaine qui a connu au cours de ces quinze dernières années des renouvellements profonds, et qui suscite un intérêt scientifique accru, comme en témoignent, entre autres, le succès et la qualité des colloques Chronos, ainsi que le grand nombre de publications récentes sur ces questions. La perspective adoptée s’inscrit – comme l’indique le titre – dans le cadre de la théorie de la pertinence de Sperber et Wilson1, appliquée à l’étude des valeurs de temps verbaux, des connecteurs temporels, et, plus généralement, au calcul de l’ordonnancement temporel des procès (états et événements) dans le discours. Cette perspective avait initialement été présentée dans le numéro 112 de la revue Langages, dirigé par Jacques Moeschler (voir les contributions de D. Wilson et D. Sperber, N. Smith, et de J. Moeschler). Elle a donné lieu par la suite à un grand nombre de travaux intéressants (en particulier de la part de B. Sthioul, L. de Saussure et J.-M. Lusher). Certains d’entre eux sont réunis dans J. Moeschler et al. (1998)2. Le présent ouvrage offre donc une manière de synthèse de ce courant de pensée, fort utile aussi bien pour le lecteur qui l’aborderait pour la première fois que pour le spécialiste qui cherche à approfondir un point particulier. Dans ce cadre, le point de vue théorique est ouvertement référentialiste et pragmatique : « les énoncés ont pour fonction de référer à des éléments extra-discursifs » (p. 18). Le référent n’y est nullement conçu comme co-construit dans le discours, mais comme un objet du monde (réel ou fictif), qui est évoqué par le locuteur et qui doit être découvert par l’interlocuteur au terme du processus interprétatif (cf. p. 113). Ce point de vue se distingue ainsi radicalement des principales approches sémantiques françaises actuelles, qu’elles s’inscrivent dans les traditions structuraliste, énonciative et/ou cognitive. Toutefois, loin d’être naïf ou spontané (comme ont tendance à le croire ses adversaires), ce référentialisme est explicité et défendu dans l’Avant-propos de façon très claire et parfois polémique. Le lecteur a ainsi les moyens de comparer les approches et de se faire sa propre opinion. Il aurait cependant grand tort de ne pas poursuivre la lecture sous prétexte qu’il ne partage pas ces options théoriques, car rien n’est plus stimulant que de voir jusqu’où un point de vue théorique clairement assumé peut conduire, dès lors qu’il est, comme ici, parfaitement maîtrisé et appliqué de façon rigoureuse aux données linguistiques. 1 Cf. Sperber, D. et Wilson, D (1986), Relevance, Communication and Cognition, Oxford : Blackwell. trad. française aux éd. de Minuit : La pertinence (1989). 2 Moeschler, J. et al. (1998), Le temps des événements, Kimé : Paris. Outre cet Avant-propos, le livre se compose de deux grandes parties, de tailles comparables (respectivement 122 et 134 pages), mais qui sont – à nos yeux – d’inégal intérêt. La première partie se présente comme « un exposé critique détaillé des principales contributions antérieures et actuelles sur la question du temps ». Etant donné le point de vue théorique adopté d’emblée et le peu de place imparti à une tâche qui nécessiterait plusieurs volumes, on ne peut s’empêcher de ressentir, à la lecture de ces présentations critiques, une impression de relative partialité. Celle-ci est, d’une certaine façon, légitime : l’auteur privilégie ce qui converge vers sa propre analyse, ce qui va lui être utile dans la seconde partie, et donc uniquement ce qui est compatible avec le point de vue référentialiste et pragmatique. Simplement, l’objectivité en souffre parfois, comme, par exemple, lorsque l’auteur range l’ensemble des théories qui n’adoptent pas le référentialisme strict dans la catégorie fourre-tout des « approches psychologiques et discursives » (traitées en une vingtaine de pages). On recommandera cependant au lecteur la présentation de deux théories référentialistes : la SDRT (Segmented Discourse Representation Theory) de Nicolas Asher3 et, bien sûr, la théorie de la pertinence. C’est la seconde partie, intitulée « un modèle pragmatique procédural du temps » qui constitue l’intérêt principal de l’ouvrage. Alors que J. Moeschler a opté en 2000 pour un modèle inspiré de la théorie de l’Optimalité (le MID, modèle des inférences directionnelles), L. de Saussure reste fidèle aux principes du modèle procédural tel qu’il était défendu dans l’ouvrage de Moeschler et al. (1998), par exemple. Pour dire les choses de façon très schématique (car le détail du modèle est assurément complexe), chaque marqueur linguistique code, au niveau sémantique, de l’information. Or deux types d’informations sont susceptibles d’être encodées : des informations conceptuelles, qui renvoient à des représentations mentales (appartenant au « lexique mental » des sujets), et des informations procédurales, qui expriment des séquences d’instructions concernant le traitement de ces représentations mentales. Alors que les lexèmes codent des informations conceptuelles, les grammèmes codent des informations procédurales. En l’occurrence, les connecteurs temporels et les temps verbaux vont donc être considérés comme codant des informations procédurales, qui se laissent décrire sous forme algorithmique. Dans un format de représentation explicitement inspiré de Reichenbach (contenant donc un « moment de référence »), les temps verbaux et les connecteurs temporels codent des procédures visant à dénoter des moments du temps et donc à ordonner les procès (lesquels sont exprimés par les lexèmes verbaux, qui, en tant que tels, codent des représentations mentales). L’interprétation temporelle d’un énoncé, guidée par le principe de pertinence (i.e. la 3 Cf. Asher, N. (1993), Reference to Abstract Objects in Discourse, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, Lascarides, A. et Asher, N. (1993), « Temporal Interpretation, Discourse Relations and Commonsense Entailment », Linguistics and Philosophy 16, 437493. recherche du maximum d’effets contextuels pour un coût de traitement minimum), doit gérer la mise en commun des différentes procédures (qui ne valent que par défaut) associées aux marqueurs de l’énoncé, avec les connaissances encyclopédiques (en particulier les « relations conceptuelles » : relations causales, stéréotypiques, etc.). Le modèle est appliqué à l’étude de quelques connecteurs temporels et des temps verbaux du passé en français contemporain. Ce sont essentiellement les emplois « standard » des temps qui sont étudiés dans cet ouvrage. Mais on sait que les travaux ultérieurs de l’auteur portent davantage sur les emplois « non standard », souvent appelés « modaux » dans les grammaires. Dans le modèle ici proposé, cette distinction correspond à l’opposition entre un usage « descriptif » des temps verbaux (i.e. renvoyant à un « état de fait ») et des usages « interprétatifs » (i.e. exprimant une pensée, attribuée à une instance distincte du locuteur au moment de l’énonciation, portant sur un état de fait, comme dans le cas du « futur conjectural » : « on sonne, ce sera le facteur »). Ce livre impressionne par la qualité de l’argumentation, l’exigence de rigueur et d’explicitation, ainsi que la hauteur de vue générale, même si, dans cette version de 2003, le modèle pragmatique procédural présente certaines limites : – Il n’est illustré et testé qu’au moyen de phrases construites par l’auteur, qui restent relativement simples, et dont l’acceptabilité est parfois discutable (voir ainsi, l’énoncé « En ce moment il a plu, mais dans une heure vous pourrez jouer au tennis », donné comme parfaitement acceptable et suffisant à prouver, contre Martin et Vet, entre autres, que le passé composé peut prendre une valeur de présent accompli même avec un procès atélique). – Quoique proposé sous forme algorithmique, il n’est pas directement implémentable, car il est fondé sur le principe de pertinence, qui reste à ce jour trop puissant pour donner lieu à une modélisation prédictive et falsifiable. – Parce qu’il est fondamentalement référentialiste, la « visée aspectuelle », n’y joue qu’un rôle relativement secondaire (tout comme dans la SDRT). En somme, ce modèle offre à la fois des résultats importants et des perspectives de recherche stimulantes, qui nous conduisent à recommander sans réserve la lecture de ce livre passionnant. Laurent Gosselin