1 “Un titre audacieux : Vous avez perdu un concours de nouvelles

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1 “Un titre audacieux : Vous avez perdu un concours de nouvelles
“Un titre audacieux : Vous avez perdu un concours de nouvelles.”
Sandyan WELLS
Mépris : voilà précisément ce que vous ressentez en ce moment à son égard. Du mépris et
plus loin, une jalousie sans limites. Le sentiment que oui, vous auriez dû être à sa place en
ce moment, dans ce si doux costume de vainqueur. Sur le devant de la scène, sous les feux
des projecteurs, vous délectant des cris hypocrites de la foule, savourant ces sublimes
minutes de gloire illusoire, jouissant de cette situation ô combien grotesque pour un
observateur ordinaire ( Mario Draghi, Beyoncé, le boucher sadomasochiste officiant en face
de chez vous ...) mais si particulière pour l'être frustré et désespérément en recherche
d'accomplissement social que vous êtes, bref un étudiant en droit.
Lui, du haut de son podium, il regarde la foule avec un sourire béat. Il semble mal à l'aise,
hagard, à la recherche d'un point d'appui sur lequel focaliser son regard. Son corps tout
entier semble écrasé par l'événement. Ses jambes sont tremblantes et de larges auréoles
apparaissent maintenant sur la chemise de flanelle bleue que sa mère lui a achetée pour
l'occasion. Oui, vous en etes sûrs à présent, certains ne sont pas faits pour la gloire des
hommes. A commencer par lui... Mais attention le voilà qui s'exprime !
Il commence maladroitement en tentant une escapade comique. On ne s'improvise pas
humoriste chéri... L'audience se divise alors en deux, entre les partisans de l'école de la
soumission, à savoir ceux qui considèrent que le gagnant parce qu'il est le gagnant et qu'il a
marqué de son empreinte l'Histoire, doit être respecté et suivi partout même dans les
aventures humoristiques les plus hasardeuses qu'il pourrait tenter. Et les autres, les
combattants de la liberté, les guérilleros, les héritiers des Lumières, bref tout ceux qui ont
encore foi dans l'humanité et qui considèrent donc que posséder quelques actions chez
Carambar ne peut justifier une vente à cession de son âme.
Devant la réaction assassine de la foule il décide de hâter son discours en commençant par
exprimer des remerciements, sincèrement hypocrites, envers tous ceux grâce à qui le
miracle s'est produit aujourd'hui. Il regarde ensuite dans votre direction et vous adresse ces
sincères vœux, en affirmant avec la plus grande conviction que la victoire aurait plutôt dû
vous revenir. Si même lui le reconnait... Il décide ensuite de parler de son œuvre enfin
plutôt de son lotus. Lotus n'est pas qu'une fleur cher lecteur... Il affirme d'abord que le sujet
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à savoir “l'empreinte”, l'a immédiatement inspiré notamment du fait de ses origines
paysannes ( #farmer family #earth is where we came from ) et que son intention était
d'écrire une nouvelle engagée et engageant à lutter contre la désertification des campagnes
dans le sud de l'Inde du fait de l'hydrofusion : processus complexe utilisé par les entreprises
de soda pour extraire de l'eau à très fort débit par un système de double injection
thermodynamique. A travers cet exemple passionnant son objectif était de dénoncer, dans
une nouvelle, l'empreinte écologique de l'homme moderne sur la terre, premier berceau et
dernier sarcophage de l'humanité. En parallèle de cette histoire poignante et
intellectuellement ambitieuse, il dénonçait une forme de sadomasochisme permanent de
l'humanité à travers la destruction perpétuelle de son habitat dans une volonté désespérée et
désespérante de laisser son empreinte partout et nulle part à la fois.
Bon vous n'avez rien compris, et vous repensez à votre propre écrit, cette nouvelle que vous
avez envoyée avec fierté et enthousiasme à ce concours : l'histoire palpitante d'un meurtre
sanglant commis dans une maison close autrichienne en 1984 et dont le seul indice était une
empreinte digitale retrouvée sur l'appareil génital de la victime. La règle des deux “s” : du
sang et du sexe. Si ca marche dans « Games of thrones » pourquoi pas ici ?
Oui vous auriez dû gagner à la place de ce fichu snob. Vous auriez été un bien meilleur
vainqueur : à sa place vous auriez fait un speech original et hilarant en filant une métaphore
osée avec l'empreinte, vous auriez amusé la galerie en tentant quelques pas de danse avec
votre charmante professeure de droit fiscal et surtout vous auriez pu adresser des regards
envoûtants à votre bien-aimée du sommet de votre gloire.
Plus sérieusement vous vous rappelez que c'est d'abord et avant tout dans cet espoir fou que
vous acceptiez, un mercredi pluvieux de février, de remplir le sinistre formulaire
d'inscription et que vous vous décidiez à montrer vos talents d'écriture à la communauté.
Vous auriez dû gagner, monter sur cette scène et obtenir l'admiration du peuple. Elle vous
aurait dévoré du regard, elle aurait été impressionnée, fascinée par votre charme votre
charisme et votre élégance et elle aurait fait ce que vous n'osez faire depuis un an, six mois,
deux jours, huit heures, trois minutes et cinquante deux secondes : tenter une approche
nuptiale ! Vous auriez alors joué à l'homme distant et désintéressé : oui je suis un artiste,
non je ne couche pas avec mon public .. Mais rapidement vos sentiments et vos passions
vous auraient emporté vers elle. Elle serait tombé dans vos bras, vous l'auriez soutenue avec
force. Pour renforcer cet instant ou l'amour et la beauté atteignent leur paroxysme, une pluie
rafraîchissante serait tombée des cieux. Mais il manque un peu d'action à notre histoire...
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Votre malheureux adversaire au concours, dans la rage de ne pouvoir atteindre, ne serait ce
que votre aura, aurait alors monté une conspiration contre vous, en recrutant quelques
malheureux chargés de TD sans le sou et prêts à tout pour manger. Ils vous auraient attendu
à la sortie de la BU alors que vous auriez été avec elle et donc vulnérable. Le combat se
serait engagé et le déséquilibre numérique vous aurait d'abord été défavorable. Cependant le
lion qui sommeille en vous se serait alors éveillé et vous auriez alors massacré ces pauvres
hommes. Vous auriez été devant votre ennemi et là, « it's punchline time » ! “Tu as cru
pouvoir me battre à la loyale, ça n'a pas fonctionné. Tu as utilisé la voie de la lâcheté ça a
encore échoué. Quoi que tu fasses, tu ne pourras pas gagner. Sais-tu pourquoi ? Parce que
ton empreinte c'est celle du perdant , mon empreinte c'est celle du gagnant.” Bon, il faut être
honnête : cette « punchline » aurait pu être travaillée un peu plus, mais il fallait
absolument mettre le mot “empreinte” dedans alors... Scène finale : votre rival tombe en
sanglots à vos pieds en implorant votre pardon. Votre sublime fiancée vous gratifie d'un
baiser langoureux, musique de « Jurassic Parc », envoyez le générique de fin...
Mais la réalité revient à vous. Son discours s'éternise et même ses plus proches groupies
commencent à s'essouffler : l'ennui s'empare de la foule et une pétition commence à
circuler dans les rangs pour interdire à l'avenir à ce sinistre personnage de monter sur une
scène ou de parler dans un micro. Vos pensées vous rattrapent.
L'empreinte... Comment la définir ? Une trace distinctive, une marque, une identité, ce désir
qu'a tout homme et toute femme d'être reconnu, d'être appréhendé en individualité. Désir
fou qui ne naît paradoxalement que dans la collectivité. L'empreinte, un concept, une idée,
une réalité abstraite et mal représentée qui pourtant devient obsédante à une époque où il
n'est plus possible d'aller chasser un dragon ou à défaut des régiments nazis pour obtenir
l'intérêt de la communauté. Alors on se replie sur soi-même on regarde ses mains et on se
pose cette même question : si je meurs aujourd'hui qu'est ce que ca changera ? Quelle
empreinte j'aurai laissées sur le monde, dans le cœur de mes proches et de tous ceux qui
me considèrent en individu, quelle trace, quels souvenirs ? Tout semble si fragile et si inutile
à la fois : entre un égo fou et destructeur et ce besoin légitime voire essentiel de
reconnaissance, tout semble une question d'équilibre ou de déséquilibre, un duel entre la
réalité et le subjectif. Mais vous avez été trop loin et lentement vous tentez de reconnecter
votre esprit au temps et à l'espace.
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La conclusion est proche : les organisateurs ont eu vent d'une rumeur, disant qu'un ordre
d'achat de 200 tomates venait d'être passé et que des mouvements de protestation civile
commençaient à émerger aux quatre coins de l’amphithéâtre. Ils pressent donc votre
pauvre adversaire d'abréger son massacre de l'éloquence et du charisme par des signes vifs.
Lui semble au bord des larmes, passer du stade de vainqueur glorieux à celui d'orateur
soporifique ne doit pas être aisé à vivre. Vous décidez de partir : si accepter la défaite est
pour vous difficile, il est encore plus dur de voir le sort réservé à votre adversaire,
malheureux vainqueur de ce concours sans intérêt.
Vous arpentez seul, les marches qui vous mènent à la sortie. Le dernier regard que vous
lancez vers la scène vous permet d'entr’apercevoir le début d'une révolte populaire : des
codes civils volants, des cris d'animaux divers et variés, des débuts de Marseillaise, des
appels au réveil religieux, des coups de feu et des drapeaux royalistes en berne. Vous sortez
de l'amphithéâtre.
Vous soufflez un bon coup, vous allez aux toilettes et lisez le débat passionnant qui oppose
par graffitis interposés un fervent partisan du Paris Saint-Germain à une mère au foyer
désespérément en faveur de l'abolition de la communauté réduite aux acquêts. Vous vous
rincez le visage et sortez.
La pluie tombe à grosses gouttes et irrigue la terre avec force. Vous restez un moment à
profiter de cette fraîcheur, un moment parfait... Mais vous sentez une présence derrière vous
et vous vous retournez avec vigueur. Non...
C'est elle : elle est là, à quelques mètres de vous. Si belle, si parfaite... Être aussi sublime
devrait être interdit par la loi. La pluie l'a largement enveloppée et tous les artifices de
beauté utilisés en général par le genre féminin pour obtenir reconnaissance de ses
semblables, ont maintenant totalement fondu. Vous regardez ces yeux si particuliers, ce
regard de braise empli d'un danger étrange. Vous venez de découvrir une nouvelle addiction
et ne parvenez plus à sortir de ce regard. Ces instants sont les plus beaux de votre vie : un
rêve éveillé, non plutôt une réalité de rêve si on veut jouer sur les mots.
Cependant vous vous rendez compte que cela fait un moment que vous êtes là à vous fixer
mutuellement sans dire un mot : il faut tenter quelque chose !
“ Sinon ça se passe bien les cours ? ” Plus nul que ça, ça ne devrait pas exister : en un instant
vous passez pour l'intello de service horripilant et dépourvu de toute espèce d'intérêt social
au sein de la communauté. Le genre de personne que vous -même vous haïssez. Le genre
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de personne, de celui qui a remporté le concours aujourd'hui et qui est maintenant en train
de découvrir la réalité d'une zone de guerre. Vous avez créé un malaise terrible et n'avez
plus qu'une envie : disparaître !
Elle semble étonnée, voire amusée mais rapidement elle explose de rire. Vous ne comprenez
pas pourquoi mais vous êtes vous aussi pris d'un rire fou devant l'absurdité de la situation.
Le rire enlève les masques et dévoile les faux-semblants, vous pouvez à présent
commencer les choses sérieuses... En pleine romance avec votre charmante princesse, un
groupe de chargés de TD vient vous interrompre avec force. Il est temps de mettre un peu
d'action dans votre vie... Une défaite insignifiante qui entraîne la plus belle des victoires. Un
rêve qui devient réalité de la manière la plus inattendue qui soit. Cette journée a marqué de
son empreinte votre vie.
Je ne pense pas qu'il soit possible de faire une fin plus minable, plus irréaliste et plus mièvre
et c'est pourquoi je propose la fin alternative suivante :
Vous sortez, il fait un soleil de plomb et vous transpirez maintenant comme Raphaël Nadal
en pleine finale de L'Open d'Australie. Cette chaleur détruit toute espèce de beauté voire
d'humanité en vous. Vous avancez et vous rendez compte que votre lacet est défait. Vous n'y
prêtez guère attention, terrible erreur qui vous coûtera si cher par la suite, et vous vous
dirigez d'un air innocent vers la sortie de la fac. Sans raison particulière vous heurtez une
sorte de pierre immense. Vous trébuchez alors violemment, faites un salto arrière et finissez
aplati au sol dans une position ridicule entre l'étoile de mer et l'omelette de campagne.
Vous levez les yeux et apercevez alors une foule en train de vous huer : “Oh regardez le,
c'est un perdant et en plus il est nul !” Même si la qualité de leurs chants paysans ne peut qu’
être remise en question vous adhérez en ce moment largement à leurs thèses à votre sujet. A
la honte s'ajoute la tristesse, quand vous voyez que c'est votre bien-aimée qui préside avec
enthousiasme le groupe évolué socialement qui est à présent en train de vous bizuter avec
grâce et professionnalisme. Une foule entière se joint à eux. Quelle journée pitoyable !
Vous pensez à présent très sérieusement à vous exiler vers le Groenland ou la Belgique, bref
un endroit inconnu loin de toute forme d'évolution , ou bien aller vous pendre. Vous vous
relevez rapidement et courez vers la sortie. Les cris de la foule semblent maintenant loin
derrière vous. Mais voilà qu'une information vous parvient : vous avez raté vos examens de
fin d'année et êtes donc condamné à la peine le plus horrible qui soit : le redoublement.
Plus d'honneur, plus d'amour, plus de réussite professionnelle. Un désastre complet. Cette
journée a marqué de son empreinte votre vie.
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