L`animal - Y a-t-il une exception humaine

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L`animal - Y a-t-il une exception humaine
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Y a-t-il une exception humaine ?
David Taïeb
Philopsis : Revue numérique
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Introduction
L’être humain n’est pas en peine quand il s’agit de se penser comme
un être d’exception. Bien au contraire, l’idée qu’il pourrait n’être qu’une
chose ou un animal comme les autres se présente d’abord à lui comme une
idée farfelue, voire une provocation. Et pour y répondre, il est rarement à
court d’arguments. Car au-delà de ce qui pourrait apparaître comme le signe
d’une certaine vanité, les faits eux-mêmes semblent lui donner raison :
l’humain est non seulement un être vivant, et en cela il se distingue des
simples choses, mais il est aussi un être capable de culture, et en cela il se
distingue des autres vivants, plantes et animaux. En effet, si l’on admet que
la culture au sens large, selon la définition qu’en propose Denis
Kambouchner, « recouvre tout ce par quoi l’existence humaine apparaît
comme s’élevant au-dessus de la pure animalité, et plus généralement, à
travers elle, au-dessus de la simple nature » 1, l’homme est bien celui qui
inaugure la distinction traditionnelle entre nature et culture, distinction par
laquelle il semble pouvoir s’excepter de toutes les autres réalités avec
lesquelles il coexiste dans le monde.
Nous ne saurions toutefois nous contenter d’un fait, si éloquent soit-il.
Car si l’homme se perçoit comme une exception, et s’il trouve, en lui-même
1
Denis Kambouchner, « La Culture », in Notions de philosophie,
Gallimard, 1995, p. 445.
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et hors de lui, de quoi étayer cette perception, reste à savoir si elle est
fondée. Sur quoi, en effet, repose la distinction – aux deux sens du terme,
l’homme étant d’autant plus « distingué » qu’il se distingue de l’animal – à
partir de laquelle l’homme se pense comme une exception ? Pour répondre à
cette question, il faudrait d’abord dégager la règle, et l’ordre, par rapport
auxquels l’exception humaine en vient à être posée. Car qui dit exception dit
règle, et qui dit règle dit ordre, la règle étant ce qui permet de définir les
limites d’un cadre légal à l’intérieur duquel tous les objets peuvent être dits
appartenir au même ordre2. Ce n’est qu’une fois la règle, et l’ordre, identifiés
que nous pourrions ainsi prendre la mesure de l’exception humaine, et
déterminer son degré de nécessité.
Mais cela soulève d’emblée une difficulté. Car si la culture, au sens
large, est ce par quoi l’homme se soustrait à la règle, elle est aussi ce par
quoi il l’identifie et l’énonce. L’examen et le discours permettant de mettre à
jour la règle, et donc de penser l’exception humaine, sont à n’en pas douter
des faits culturels. Ils sont le produit de faits de conscience et de
communication qui entrent dans la définition de la culture comme facteur de
distinction. On peut donc dire, dans ce cas, que l’exception édicte la règle.
Comment dès lors ne pas soupçonner toute pensée de l’exception humaine
d’être un discours orienté, vicié en son principe ? Comment ne pas
soupçonner l’homme de construire la règle à partir du présupposé de
l’exception, en vue de pouvoir s’y soustraire, et d’échapper ainsi à ses
obligations envers les autres vivants ? Plus généralement, comment penser
l’exception humaine dans sa dimension problématique, quand le simple fait
de penser fait de l’homme une exception ?
L’enjeu n’est pas mince. Il en va de la légitimité même de notre
existence politique. En effet, si l’exception humaine s’impose d’abord à
notre esprit comme une sorte d'évidence, c’est aussi parce qu’elle est au
fondement de l’unité du genre humain et de notre sentiment d’appartenance.
Si l’homme ne se sent pas seul dans la nature, c’est non seulement parce
qu’il y retrouve ses semblables et les reconnaît sensiblement, mais aussi
parce qu’il a conscience d’appartenir à une espèce à part, une espèce qui,
comme aucune autre, peut créer et reconduire les conditions d’une vie en
commun. Qu’en serait-il, si l’homme en venait à découvrir qu’il n’a rien
d’exceptionnel ? Qu’en serait-il si la science, prolongeant le geste accompli
depuis Darwin jusqu’aux plus récentes découvertes sur le monde animal,
venait entièrement à bout de l’idée d’un propre de l’homme ? De tels
progrès, associés à la dénonciation d’un anthropocentrisme de la pensée,
semblent menacer le fondement même de notre organisation en sociétés. La
fin de l’exception humaine, si elle venait à être proclamée, nous placerait
alors devant une étrange alternative : revenir à un hypothétique « état de
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Nous verrons plus loin que le propre de l’exception est de se soustraire à
la règle sans s’extraire de l’ordre.
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nature » devenu seul légitime, ou ouvrir les portes – toutes les portes – de
nos sociétés aux animaux, redevenus les semblables de l’homme.
Exception humaine et autonomie
L’exception humaine ne peut toutefois être réduite à un simple
préjugé. Même aujourd’hui, alors que la science reconnaît à certains
animaux des propriétés longtemps considérées comme exclusivement
humaines, la longue liste de ce qui a pu être attribué à l’homme comme son
« propre » nous apparaît moins comme une succession d’erreurs ou
d’aberrations que comme l’histoire d’un même effort en vue d’identifier et
de nommer ce qui semble marquer une différence irréductible entre l’homme
et l’animal. Certes, comme le fait remarquer Elisabeth de Fontenay, « les
travaux de la génétique, ceux de la paléoanthropologie, de la primatologie et
de la zoologie auront pulvérisé la plupart de ces îlots de certitude » auxquels
aboutit généralement la « poursuite d’une compétence à nulle autre pareille »
de l’homme3, mais « la plupart » ne veut pas dire « tous », et les réflexions
les plus sérieuses sur le propre de l’homme continuent d’opposer une
certaine résistance à la réfutation de l’exception humaine par la science.
D’un côté en effet, « le langage du chimpanzé, la monogamie du
gibbon, l’altruisme de la fourmi, la cruauté de la mante nous destituent et
nous laissent désemparés » 4. De l’autre, nous continuons à entendre
l’argument de Rousseau, quand il constate que la bête « choisit ou rejette par
instinct », là où l’homme choisit ou rejette « par un acte de liberté »5. Les
exemples du pigeon et du chat sont là pour nous le montrer : l’un et l’autre
mourraient de faim près d’un bassin rempli d’une nourriture qui n’est pas la
leur, tandis que l’homme est capable de se livrer à des excès qui lui causent
« la fièvre et la mort ». Car en lui « la volonté parle encore, quand la nature
se tait ». Le constat que fait ici Rousseau n'a d'ailleurs pas été démenti par
les observations ultérieures de la science. Dans son ouvrage célèbre sur les
abeilles, le prix Nobel de Médecine 1973 Karl von Frisch apporte la
confirmation suivante :
3
Elisabeth de Fontenay, « L’exproprié : comment l’homme s’est exclu de
la nature », in Aux origines de l’humanité, Tome 2 : Le propre de l’homme, Fayard,
2001, p. 484. Dans ce passage, E. de Fontenay énumère quelques-unes des
« différences spécifiques » dont l’homme a pu se glorifier : « il fut question de
station verticale, de feu, d’écriture, d’agriculture, de mathématiques, de philosophie
bien sûr, de liberté, donc de moralité, de perfectibilité, d’aptitude à imiter,
d’anticipation de la mort, d’accouplement de face, de lutte pour la reconnaissance,
de travail, de névrose, d’aptitude à mentir, de débat social, de partage de la
nourriture, d’art, de rire… »
4
Ibid.
5
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes, Première partie.
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« Il existe, quant au régime alimentaire, d'amusants originaux parmi
les animaux comme parmi les humains ; seulement, chez l'homme, les
caprices de l'individu peuvent s'exercer dans un champ très étendu, alors que
la nature stipule plus strictement à chaque espèce animale ce qu'elle peut ou
ne peut pas manger. Beaucoup de chenilles se nourrissent d'un grand nombre
de feuilles d'essences différentes ; mais il en existe une qui ne vit que de
saule marseau et dédaigne toute autre nourriture, quand même elle devrait en
mourir de faim. Il y a une puce dont la soif sera étanchée aussi bien par le
sang de l'homme et celui du chien que par celui des chats ou des rats ; une
autre espèce de puce, elle, ne se nourrit que du sang de taupe » 6.
Ce que von Frisch ajoute à l'observation de Rousseau, sans la
contredire, c'est qu'une certaine liberté existe dans le monde animal, mais
jamais au-delà des limites initialement fixées par la nature : telle puce pourra
« librement » choisir parmi plusieurs sortes de sang, mais à la condition
expresse qu'elle se nourrisse de sang, et uniquement de sang.
D’une manière presque emblématique, donc, la thèse de Rousseau
nous permet de saisir l’exception humaine comme ce qui le soustrait à la
règle régissant l’ordre auquel il appartient : « ce qui fait que la bête ne peut
s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux
de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son préjudice »7. Si
l’homme est une exception, c’est parce qu’il possède à la fois l’intelligence
qui lui permet de reconnaître la règle, et la liberté qui lui permet d’y obéir,
ou non. Les animaux, « dépourvus de lumière et de liberté » 8, ne peuvent ni
la reconnaître, ni lui désobéir. Dès lors, si l’homme a des devoirs envers eux,
ce n’est pas tant parce qu’il est un être raisonnable, que parce qu’il est un
être sensible : « qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au
moins donner à l’une le droit de n’être pas maltraitée inutilement par
l’autre » 9. Expression minimaliste d’un droit des animaux, qui a pour nous
6
Karl von Frisch, Vie et mœurs des abeilles, chap. III (« De quoi se nourrit
la colonie d'abeilles ? »).
7
Ibid. C'est cette possibilité de désobéir à la règle de l'instinct qui selon
Rousseau fait de l'homme un être perfectible, tant au niveau de l'individu qu'au
niveau de l'espèce. Et ce contrairement à l'animal qui « est, au bout de quelque mois,
ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans ce qu'elle était la
première année de ces mille ans ». Mais la perfectibilité a un prix : l'homme peut
retomber « plus bas que la bête même » (c'est le cas du vieillard sénile qui non
seulement perd tout ce que sa perfectibilité lui a permis d'obtenir mais ne peut même
plus subvenir seul à ses besoins vitaux), tandis que l'animal, « qui n'a rien acquis et
qui n'a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct ».
8
Ibid, Préface.
9
Ibid. La sensibilité que Rousseau reconnaît aux animaux permet d'éviter
toute confusion avec la théorie cartésienne des animaux-machines, et ce même
lorsque Rousseau dit lui-même ne voir en tout animal « qu'une machine ingénieuse,
à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même » (Première partie). A
ce compte-là en effet, l'homme est aussi une machine ingénieuse, même s'il n'est pas
que cela. Sur la théorie des animaux-machines de Descartes, voir la Cinquième
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l’intérêt de souligner que l’homme, s’il est capable de s’écarter de la règle,
ne cesse pas pour autant d’appartenir à l’ordre qu’elle régit. Comme toute
exception, l’exception humaine ne s’excepte jamais tout à fait de l’ensemble
à l’intérieur duquel elle fait figure d’exception10 : l’homme, si libre soit-il,
continue d’être un être sensible et matériel, il reste soumis aux nécessités de
la nature et du vivant, il reste un objet d’étude pour la physique et la
biologie, obéissant aux lois de la pesanteur, du vieillissement, de la
reproduction... Ou encore, pour reprendre une formule de Kant, l’homme
n’est pas encore assez exceptionnel pour se soustraire tout à fait aux
« principes de ce qui arrive », qui sont « en même temps des lois de la
nature » 11.
Mais, si l’on entend l’argument de Rousseau, la soumission nécessaire
aux lois de la nature se double chez l’homme d’une prise de conscience qui
fait toute la différence entre lui et les autres êtres naturels. Plus encore : en
reconnaissant la loi, l’homme se donne la possibilité, non seulement de s’y
soustraire dans certains cas 12, mais surtout de la reprendre à son compte, et
ainsi d’y obéir comme à une loi qu’il s’est lui-même prescrite. Ce n’est donc
pas tant le pouvoir d’échapper à la règle que celui d’en devenir l’auteur qui
fait de l’homme une exception. Kant, dans son effort pour penser la liberté
humaine à l’intérieur d’un monde soumis à la nécessité, n’a pas manqué de
souligner ce rapport particulier que nous entretenons avec la loi. Il y a vu la
source même de la moralité : c’est parce que nous sommes les auteurs de la
loi morale que nous pouvons sans contradiction nous y soumettre tout en
affirmant notre liberté13.
On le voit, l’exception humaine se définit ici à partir du double trait de
la conscience de la loi et de la capacité à légiférer, unies par ce logos
qu’Aristote voyait déjà comme le propre de l’homme, faisant de lui un
politikon zôon, un animal politique14. L’homme est donc à la fois celui qui
peut recevoir la loi (de la nature ou de Dieu), et celui qui peut la promulguer
à son tour. Il est l’être capable d’autonomie, au sens étymologique du terme.
C’est ce pouvoir qu’il a de se posséder lui-même qui, selon Kant, l’élève au
rang de personne, et lui confère la dignité que n’ont pas les animaux 15.
partie du Discours de la méthode et la Lettre au marquis de Newcastle du 23
novembre 1646.
10
Un adjectif qui fait exception à la règle du pluriel reste un adjectif.
11
Kant, Critique de la raison pratique, livre I, chap. 1, §1, scolie.
12
Il ne pourra aller contre la nature que dans certaines limites.
13
« Il faut que la raison se considère elle-même comme l’auteur de ses
principes, à l’exclusion de toute influence étrangère ; par suite, comme raison
pratique ou comme volonté d’un être raisonnable, elle doit se regarder elle-même
comme libre » (Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Delagrave, 1971,
p. 184).
14
Aristote, Politique, I, 10-12.
15
Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique, livre I, chap. 1 :
« Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-
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Autonomie et fonction symbolique
L’autonomie, donc, semble être la clé de l’exception humaine, à
l’origine comme au fondement de notre existence politique, en tant qu’elle
se distingue de toute autre forme d’organisation collective. Car si les
animaux, eux aussi, vivent en groupe et s’organisent, et si pour ce faire ils
communiquent, ils n’ont pas semble-t-il la capacité de porter un regard
réflexif sur leur propre condition, pas plus qu’ils n’ont la capacité de créer de
nouvelles représentations. Leur langage, dira-t-on, est un langage de signes,
quand le nôtre est un langage de symboles. La pensée de l’autonomie trouve
facilement sa traduction, lorsqu’il s’agit d’examiner le rapport des individus
à leurs représentations, dans la pensée de la fonction symbolique. On
retrouve ici la définition générale de la culture déjà mentionnée dans notre
introduction : « tous les phénomènes de la culture, précise Kambouchner, se
déploient dans l’élément ou au moyen de marques symboliques qui par leur
fonction se distinguent nettement des simples signaux » 16.
Cette distinction entre signes et symboles, et l’affirmation qui en
découle – l’homme est un animal symbolique – ont été défendues par Ernst
Cassirer dans son Essai sur l’homme. Prenant appui sur des études
scientifiques tendant à prouver la complexité et la plasticité du langage
animal 17, Cassirer s’efforce de montrer qu’il existe néanmoins une frontière
infranchissable entre le mode de communication animal, si élaboré et si
diversifié soit-il, et le mode de communication humain. Cette frontière
tiendrait selon lui dans la différence qui existe entre le langage dit
« propositionnel » et le langage dit « émotionnel ». « On ne trouve pas, écritil, dans toute la littérature traitant du sujet, une seule preuve probante qu’un
animal ait jamais effectué le pas décisif menant du langage subjectif au
langage objectif, du langage affectif au langage propositionnel »18.
Autrement dit, l’animal n’est jamais véritablement dans la représentation,
tandis que l’homme l’est toujours, dès lors qu’il parle, dès lors qu’il use de
symboles, entrant ainsi dans la dimension du sens, à jamais inaccessible à
l’animal. Cassirer, pour nous donner à voir le passage d’une dimension à
dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et
grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir,
il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le
rang de la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut
disposer à sa guise ». On notera que Kant, contrairement à Rousseau, ne déduit pas
de la qualité sensible de l’homme l’existence d’un quelconque devoir envers les
animaux. Kant en effet ne voit pas de principe antérieur à la raison, alors que
Rousseau en voit deux, à l’origine de toutes les règles du droit naturel : l’amour de
soi et la pitié, qui « nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir
tout être sensible » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, préface).
16
Denis Kambouchner, op. cit., p. 446.
17
Notamment les travaux de Uexküll, Yerkes et Koehler.
18
Ernst Cassirer, Essai sur l’homme, chap. 3, p. 51.
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l’autre, nous décrit comment Helen Keller, une petite fille aveugle, sourde et
muette de naissance, a pu accéder au langage humain proprement dit, et donc
à la fonction symbolique, le jour où elle a compris que chaque chose avait un
nom. Ce jour-là, écrit Cassirer, « l’enfant commence à jeter sur le monde un
regard nouveau. Elle apprend à se servir de mots, non comme de simples
signes ou signaux mécaniques, mais comme d’un instrument de pensée tout
à fait original. Un nouvel horizon s’est ouvert et dès lors l’enfant va errer à
son gré dans cet espace incomparablement plus vaste et plus libre »19. A cela
s'ajoute la double articulation du langage humain, qui donne à l'homme des
possibilités d'expression et de création que l'animal ne possède pas : la
combinatoire des sons (phonèmes) avec lesquels nous formons nos mots,
puis celle des mots (monèmes ou morphèmes) avec lesquels nous formons
nos phrases, nous permettent de composer une infinité de messages avec un
nombre réduit de signes 20.
On le voit, c’est de « lumière et de liberté », encore et toujours, qu’il
s’agit. La fonction symbolique, érigée par Cassirer en « principe
d’applicabilité couvrant tout le champ de la pensée humaine », est bien ce
par quoi l’être humain est en mesure d’accéder à un monde de pures
possibilités qu’il va contribuer lui-même à enrichir et à créer. « Le principe
du symbolisme (…) est le sésame du monde spécifiquement humain, celui
de la culture. Une fois en possession de cette clé magique, l’homme est
assuré d’aller plus avant »21. Autrement dit, le principe du symbolisme est un
principe permettant à l’homme d’accéder à un monde où lui seul fait la loi. Il
est principe d’autonomie, à la fois comme conscience réflexive et comme
pouvoir de légiférer.
Et c’est en cela précisément que la pensée de l’exception humaine
s’expose selon nous à la plus sérieuse des objections. Que les observations
de la science, et notamment de l’éthologie, tendent aujourd’hui à réfuter la
plupart des arguments avancés par les partisans de l’exception, y compris la
thèse de la fonction symbolique22, que « les découvertes de ces récentes
années, portant sur l’origine d’Homo sapiens, sur la génétique et sur les
compétences des singes supérieurs menacent bel et bien le concept
d’humanité » 23, le problème de l’exception humaine ne sera jamais vraiment
19
Ibid., p. 57. Pour étayer son analyse, Cassirer cite un passage du
témoignage de Mme Sullivan, la maîtresse d’Helen Keller, qui assiste à
l’événement.
20
Voir sur ce point André Martinet, Eléments de linguistique générale.
21
Ibid., p. 58.
22
Merleau-Ponty, notamment, trouve chez Lorenz les éléments permettant
de conclure à un symbolisme animal, compris comme une « préculture ». Voir La
Nature. Notes de cours au Collège de France, 1957-1958, Seuil, 1995, p. 251.
L’argument est présenté par Elisabeth de Fontenay dans « L’impropre » (Sans
offenser le genre humain, Albin Michel, 2008, pp. 69-70).
23
Elisabeth de Fontenay, « L’impropre », Sans offenser le genre humain,
Albin Michel, 2008, p. 44
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abordé si l’on s’en tient à la confrontation des découvertes, confrontation qui
enferme le débat sur le terrain de « la réalité toute factuelle » et de nos
« bouleversantes hypothèses » 24, en donnant le dernier mot à la science.
Le syllogisme de l’exception humaine
Nous n’avons pas besoin de la science pour découvrir la fragilité
constitutive de la pensée de l’exception. Car si le caractère exceptionnel de
l’homme repose, comme nous l’avons montré, sur son pouvoir légiférant,
nous devons nous demander si l’idée même d’exception, et plus
particulièrement d’exception humaine, n’est pas directement liée à l’exercice
de ce pouvoir. La pensée de la règle – et donc la science elle-même, qui
aujourd’hui tend à se prononcer contre l’exception humaine – n’est-elle pas
toujours une pensée au service de la pensée de l’exception ?
Ce qu’il s’agit ici de comprendre, c’est que l’homme n’attend pas
d’être un législateur pour exercer son pouvoir légiférant. Dès lors qu’il
affirme connaître une chose, dès lors qu’il la définit, ou seulement qu’il la
nomme, on peut dire, avec Nietzsche, qu’il est arrivé au terme d’un
processus visant toujours à « remonter de quelque chose d’étranger à
quelque chose de connu, de familier » 25. Ce qui, à l’origine, se présentait à
nous comme une énigme ou un problème, devient alors quelque chose
d’habituel, de conforme à la règle : « tout ce qui advient régulièrement ne
nous paraît plus relever d’une mise en question. C’est pourquoi la recherche
de la règle est l’instinct premier de celui qui connaît »26. Le processus de
connaissance est donc plus proprement un processus de re-connaissance,
motivé par un « instinct de peur », c’est-à-dire par « la volonté de découvrir
dans tout ce qui est étranger, inhabituel, problématique, quelque chose qui ne
nous inquiète plus »27. Il nous suffit pour cela d’une « règle quelconque dans
laquelle nous sommes plongés », et en laquelle « nous nous sentons chez
nous ».
24
Ibid., p. 78. Elisabeth de Fontenay se place elle-même sur ce terrain
lorsqu’elle choisit de défendre « le critère d’un langage spécifiquement humain » (p.
71), en affirmant que « c’est l’éthico-rhétorique plus que le rationnel qui fait la
spécificité de l’humain » (p. 72). Notons qu’elle ajoute ainsi un terme de plus à la
longue liste des propres de l’homme, qui quelques pages plus haut avait provoqué
son « fou rire » (p. 48). En outre, son adhésion à l’hypothèse de l’homme « éternel
enfant » (pp. 76-81), développée à partir du concept de néoténie, reste tributaire des
travaux de la génétique et de la paléoanthropologie qui, en tant que sciences, ne
peuvent jamais parvenir qu’à des conclusions provisoires. Nous verrons plus loin
comment elle réussit néanmoins à se soustraire in extremis à cette critique.
25
Fragment posthume 5 [10], tome XII des Œuvres philosophiques
complètes (Gallimard).
26
Ibid.
27
Le Gai Savoir, § 355.
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Si, donc, « la recherche de la règle est l’instinct premier de celui qui
connaît », elle est aussi ce qui va l’éloigner de tout ce qu’il percevait d’abord
comme singulier, nouveau, énigmatique, inquiétant. Ainsi, nous oublions
vite le sentiment d’étrangeté que peut produire en nous cette réalité que nous
appelons « la nature », de même que ces êtres que nous appelons
« animaux », « singes », « chats », « oiseaux » et qui ne nous inquiètent déjà
plus, puisque nous les connaissons. Gardons-nous, donc, de penser qu’il y a
un ordre, gardons-nous de croire qu’il y quelque chose comme un tout,
« gardons-nous de présupposer absolument et partout quelque chose d’aussi
bien conformé que le mouvement cyclique des étoiles les plus proches de
nous »28. La régularité que nous voyons dans le monde n’est qu’une vision
de l’esprit, le produit d’un instinct de peur, et cet « ordre » que nous croyons
découvrir dans la nature n’est en réalité qu’une exception : « le caractère
général du monde est de toute éternité chaos (…) au sens de l’absence
d’ordre, d’articulation, de forme, de beauté, de sagesse et tous nos
anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu’on leur donne » 29.
L’exception humaine, en ce qu’elle suppose un ordre, est de ceux-là.
Nous pourrions dire, à la faveur d’un renversement de perspective, que cette
exception, en ce qu’elle suppose un ordre qui lui-même est une exception,
est une exception à une exception, et donc une figure du chaos qui apparaît
sous les traits singuliers de l’ordre. On comprend ainsi l’appel de Nietzsche à
« naturaliser les hommes que nous sommes » 30 comme un appel à les
réintégrer à la nature dont ils se eux-mêmes sont exclus. Autrement dit,
Nietzsche ne cherche pas à revenir à un « en deçà » de la connaissance ou de
la perception, mais bien plutôt à replacer l’homme dans le champ élargi
d’une appréhension globale de la nature conçue comme vivante. Spinoza ne
suggérait pas autre chose lorsqu’il reprochait aux philosophes de traiter
l’homme comme « hors de la nature », ou encore de concevoir « l’homme
dans la nature comme un empire dans un empire », croyant qu’il « perturbe
l’ordre de la nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses actions une absolue
puissance, et n’est déterminé par ailleurs que par soi-même » 31. On est loin
d’une pensée fondant l’exception humaine sur l’autonomie de la
représentation.
Doit-on pour autant céder entièrement au naturalisme ? Doit-on
considérer nos sociétés humaines, trop humaines, comme des violences
faites à l’unité originelle de la Nature ? Y a-t-il lieu de s’en remettre aux
« philosophies des droits des animaux » qui, encouragées par les résultats de
la recherche scientifique, accusent l’homme de « spécisme » et prônent
l’élargissement des droits de l’homme à certains grands singes dont le degré
de développement intellectuel est égal ou supérieur à celui d’êtres humains
28
29
30
31
Le Gai Savoir, § 109.
Ibid.
Ibid.
Ethique, III, préface.
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(fœtus, nouveaux-nés, déficients cérébraux, séniles…) jugés dignes de
droits32 ? La question, nous semble-t-il, est mal posée. Car la critique
(nietzschéenne, spinoziste) de la pensée de l’exception humaine n’a pas pour
effet de réduire à néant la tradition métaphysique humaniste, pas plus qu’elle
n’érige la science en modèle indépassable d’objectivité. Ce qu’elle montre à
ces deux « connaissances », en les renvoyant dos à dos, c’est l’ignorance
dans laquelle elles sont restées quant à leurs propres présupposés. Cette
critique ne nous dit pas qu’il n’y a pas d’exception humaine, mais que
l’homme ne peut pas s’apparaître à lui-même autrement que comme une
exception, et que c’est une raison suffisante pour opter pour un autre
discours, pour un autre cadre.
Le reproche qui leur est adressé est un peu celui qui est fait à Socrate
le Jeune par l’Etranger au début du Politique de Platon 33. Socrate le Jeune, à
qui l’on demande de définir l’homme, applique la méthode classique de la
division par dichotomie, et place d’un côté l’homme, de l’autre tous les
autres animaux. Ce faisant, lui signale l’Etranger, il commet une erreur
logique, car il précipite l’inclusion des espèces dans les genres. En effet,
quand on divise les nombres en deux parties, on constitue des parties égales,
nombres pairs et nombres impairs, et on se garde bien d’opposer le nombre
« dix mille » à tous les autres, de « le placer à part comme constituant une
espèce, et de mettre sur tout le reste un nom unique »34. Mais ce n’est pas
tout : en plus de cette première erreur, logique, Socrate le Jeune commet une
deuxième erreur, que l’on pourrait dire narcissique, qui consiste à oublier
qu’il est le sujet opérant la classification, et qu’il doit lui-même s’y inclure.
C’est ainsi que les Grecs « prenant d’abord à part le genre hellène comme
une unité distincte de tout le reste, mettent en bloc toutes les autres races,
alors qu’elles sont une infinité qui ne se mêlent ni ne s’entendent entre elles,
et parce qu’ils les qualifient du nom unique de Barbares, ils s’imaginent que,
à les appeler ainsi d’un seul nom, ils en ont fait un seul genre »35. Nous
comprenons donc, commente Jean-Louis Poirier36, que la ligne de partage
32
Voir notamment Peter Singer, La libération animale, Grasset, 1992. Les
présupposés de l’auteur, avec tout ce qu’ils ont de choquant pour la conscience
morale, sont mis en lumière par Elisabeth de Fontenay, dans « Entre biens et
personnes », Sans offenser le genre humain, op. cit., pp. 83-120. Pour souligner la
faiblesse de l'argument de Singer lorsqu'il procède à une homogénéisation des
espèces à partir du critère purement quantitatif du développement intellectuel, on se
contentera de citer cette phrase de Lacan : « Le petit d'homme, à un âge où il est
pour un temps court, mais encore pour un temps, dépassé en intelligence
instrumentale par le chimpanzé, reconnaît pourtant déjà son image dans le miroir
comme telle » (Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, in Ecrits,
Paris, Seuil, 1966, p. 93).
33
Platon, Le Politique, 262a-263e.
34
Ibid., 262e.
35
Ibid., 262d.
36
« Éléments pour une zoologie philosophique », in Critique, aoûtseptembre 1978 (L’animalité), pp. 676-677.
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homme/animal « relève de la seule représentation », et que « l’origine de
l’erreur c’est la présence d’un sujet [humain] derrière le jeu des opérations
de division, et qui s’exprime dans un langage porté à découper ses unités
selon une loi qui n’est pas celle des solidarités conceptuelles, mais celle du
pour-autrui et du désir de paraître, mettant la valeur du côté de celui qui
parle ». Et Platon de poursuivre : n’importe quel animal, la grue par
exemple, ferait sans doute de même si elle était « douée de raison » (logos).
Autrement dit, c’est la seule aptitude à raisonner qui fournit le critère de la
ligne de partage, or cette aptitude à raisonner est la condition même de toute
idée de partage. Il y a là un cercle dont on ne saurait sortir.
Quitter la prison du langage ?
Cercle d’autant plus vicieux qu’il s’enracine dans la logique propre du
langage, où notre discours sur l’animal trouve à se déployer tout en se
condamnant à ne jamais rencontrer son objet. Il ne suffit pas en effet de
souligner, avec Rousseau, le rapport de dépendance réciproque qui unit le
langage à la pensée et la pensée au langage37. Il faut aussi comprendre que
cette solidarité enferme toute pensée portant sur l’animalité – en nous et hors
de nous – dans une extériorité à jamais indépassable. Pour dire les choses
autrement, nous perdons le contact avec l’animal dès l’instant ou nous (le)
pensons, car nous ne pensons toujours qu’à travers un langage qui sera
toujours un langage humain et humanisant. Incapacité constitutive du
langage que Kafka nous permet de saisir dans la nouvelle intitulée
Communication à une Académie, où Peter le Rouge, un singe devenu homme
après cinq années d’apprentissage, s’excuse de ne pouvoir satisfaire l’attente
des Académiciens venus entendre le récit de son passé de singe : « Je ne
saurais naturellement reproduire aujourd’hui avec des mots humains ce que
je sentais alors en singe »38. Car, explique-t-il, ce qui fait de lui un homme,
et qui plus est « un Européen de culture moyenne », le tient
irrémédiablement « séparé » de ce qui faisait de lui un singe : tout ce dont il
se souvient aujourd’hui, du fait même qu’il s’en souvient, ne peut appartenir
qu’à un passé humain.
L’impossible récit de Peter le Rouge nous apprend au moins trois
choses. D’abord, que si le développement de la pensée consciente et du
37
« Si les hommes ont eu besoin de la parole pour apprendre à penser, ils
ont eu bien plus besoin encore de savoir penser pour trouver l’art de la parole »
(Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Première
partie).
38
Kafka, Communication à une Académie (ou Rapport pour une Académie,
selon les traductions), Œuvres complètes, Gallimard, tome 2, p. 513. Cette nouvelle,
écrite par Kafka en 1919, est souvent interprétée comme une allégorie de la situation
des Juifs allemands à Prague, contraints d’adopter une culture qui n’est pas la leur.
Dans un article récent intitulé « A Report on the Animal Question » (Wesleyan
University, 22 septembre 2008), Kari Weil s’y réfère pour illustrer le thème de
l’ineffable animalité.
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langage humain, pour reprendre la formule de Nietzsche, « vont main dans la
main » 39, ce qui parvient à notre conscience est toujours lié à notre besoin de
communiquer, et par là irrémédiablement appauvri, dénaturé. Ensuite, que
cette dénaturation invalide notre discours sur l’animal, dès lors qu’on le
définit comme l’autre de l’humain. Enfin, que ce que nous manquons à
travers l’échec du langage, c’est non seulement l’animal que nous ne
sommes pas, mais aussi l’animal que nous sommes. Il faudrait donc, pour
sortir de ce cercle de la pensée qui nous condamne à nous concevoir face à
l’animal, et à la nature en général, dans un rapport d’exclusive altérité – et
d’en conclure à l’exception humaine – être capable de porter sur nousmêmes un regard décentré. Non pas, certes, le regard de la science, ni même
celui que porte Micromégas sur les habitants de la Terre 40, encore moins
celui de Peter Singer41. Car leur décentrement n’est qu’apparent. Le seul
regard sur l’humain qui échappe à tout anthropocentrisme est celui de
l’animal qui nous regarde.
Regard qui, d'un côté, ne pourra jamais être le nôtre, et restera
toujours pour nous une énigme insondable. Mais qui, de l'autre, nous offre
l'occasion d'un détour, d'un changement soudain de perspective. Cet animal
qui nous regarde, comme le chat devant lequel Derrida se retrouve soudain
nu, parce que déjà nu et parce que mis à nu 42, nous impose une épreuve qui
nous arrache de manière quasi-immédiate à l’évidence de l’exception
humaine. Son regard « d’aveugle extralucide » (tels sont les mots que choisit
Derrida pour décrire un élément de l’expérience qui résiste à toute
description) nous oblige à porter sur nous-mêmes, comme par projection et
hors langage – « sans se le représenter » dirait Lévinas43 – un regard
d’animal, le regard de « l’animal que donc nous sommes » et qui se révèle
dans l’épreuve de la rencontre avec un Autre qui n’est pas un homme. Nous
39
Le Gai Savoir, § 354.
Voltaire, Micromégas, Gallimard, 2002. Le géant Micromégas, habitant
de Sirius, voit la Terre comme une « fourmilière » (p. 15) et finit par s’étonner de
l’intelligence de ces « insectes » (p. 32) que sont les hommes. Son regard est celui
de l’entomologiste, en tous points humain.
41
Dans Animal Rites (Chicago, 2003), Cary Wolfe montre bien comment
certains « philosophes des droits des animaux » n’échappent pas
l’anthropocentrisme qu’ils condamnent : s’ils attribuent un statut moral à certains
animaux, ce n’est pas parce qu’ils les voient comme des êtres à part entière, mais
comme « des versions inférieures de nous-mêmes » (p. 192).
42
Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Galilée, 2006.
43
Emmanuel Lévinas, Humanisme de l'autre homme, « Sans identité », III,
p. 91. Il est possible, nous semble-t-il, d'interpréter l'événement décrit par Derrida à
la lumière de ce que Lévinas nomme « l'ouverture à Autrui », qu'il conçoit comme
un rapport antérieur à toute représentation, placé sous le signe d'une passivité et
d'une vulnérabilité radicales. En effet, c'est bien à son insu, et dans une expérience
qui précède toute symbolisation, toute production effective de sens, que Derrida se
retrouve dénudé, entièrement à découvert, face à cet étranger qui est son chat. Sur ce
point, voir aussi le texte de Lévinas intitulé « Nom d'un chien », dans Difficile
liberté.
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voici donc, une fois passé l’élan de la pudeur, c’est-à-dire une fois passé
l’instinct, le réflexe humain, reconduits à notre animalité. Et c’est dans cet
élan, dans cette honte réfrénée, que nous percevons tout ce qui peut nous
inquiéter dans l'animalité de la bête : il faudrait la tuer pour qu’elle cesse de
nous regarder. La frontière entre l’homme et l’animal existe toujours, mais
pour les traverser, et non pour les séparer. Frontière vivante et complexe,
épaisse et protéiforme44, que les mots ne sauraient circonscrire, ni la pensée
saisir.
Conclusion
« Mais au langage il faut que le philosophe revienne pour traduire – ne
fût-ce qu'en les trahissant – le pur et l'indicible »45. Que peut-on donc en dire
? La critique du syllogisme de l’exception humaine et la mise au jour des
limites du langage nous invitent à repenser le tracé de cette ligne de partage
trop vite instaurée, puis trop vite supprimée, entre l’homme et l’animal.
D’abord, en acceptant que cette ligne de partage n’a rien d’absolu, car elle
traverse l’humanité comme l’animalité. Ensuite, en laissant l’animal nous
apparaître pleinement comme « cette épreuve décisive de l’identité et de
l’altérité » 46, qui nous invite à cesser la recherche vaine et stérile d’un
« propre de l’homme » 47, sans pour autant renoncer à l’unité du genre
humain, qui fonde notre éthique et notre existence politique. La science,
aidée d’une certaine philosophie, est presque parvenue réduire à néant cet
« îlot de certitude » qui consacrait jadis la supériorité de l’homme sur
l’animal, et l’autorisait à se considérer lui-même comme une priorité. Elle
n’a pas encore atteint le sentiment de notre appartenance et de notre
participation à un destin commun à l’humanité tout entière. Mais elle nous
place, pour reprendre l’expression d’Elisabeth de Fontenay, « au pied du
mur » 48. Désormais, l’exception humaine ne relève plus de l’idée que
l’homme se fait de lui-même, ni de l’état de ses connaissances. Elle relève
d’une décision : « une décision doit être cependant maintenue avec fermeté,
qui impose de disjoindre deux interrogations hétérogènes, celle de l’origine
de l’homme et celle de la signification de l’humain. Pour le dire autrement,
on ne peut pas laisser les recherches croisées des paléoanthropologues et des
primatologues, les découvertes de la biologie moléculaire et de la génétique
44
Jacques Derrida, op. cit., p. 51.
Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 95.
46
Elisabeth de Fontenay, Sans offenser le genre humain, op. cit., Avantpropos, p. 12.
47
La liste des propres de l'homme, explique Derrida, « forme toujours une
configuration, dès le premier instant. Pour cette raison même, elle ne se limite
jamais à un seul trait et elle n'est jamais close : par structure, elle peut aimanter un
nombre non fini d'autres concepts, à commencer par le concept de concept »
(L'animal que donc je suis, op. cit., p. 19).
48
Ibid., p. 13.
45
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détruire sans reste l’affirmation de la rupture en quoi consiste la singularité
anthropologique »49.
Mais si nous faisons, en même temps que nous prenons cette décision,
l’effort d’entendre l’appel qui nous est lancé par les philosophes à travers
leur déconstruction de l’exception humaine, si nous parvenons à réintégrer
cette nature dont nous nous sommes exclus, et à porter sur un elle un regard
décentré de nous-mêmes, nous réussirons peut-être à y trouver le sentiment
d’une autre appartenance. Rien ne nous empêchera, alors, de nous donner un
nouveau statut d’exception, sans arrière-pensée de maîtrise ou de
domination. Comme si nous étions devenus, selon le mot de Derrida, « les
élus secrets de ce qu’ils appellent les animaux » 50.
49
Ibid., « L’impropre », p. 45. Par cette « décision », Elisabeth de Fontenay
échappe à la critique qui pourrait lui être adressée lorsque, placée « au pied du
mur », elle défend l’idée d’une exception humaine, et lorsqu’elle invoque pour ce
faire les découvertes de la génétique (voir note 22).
50
Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., p. 91.
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