`Solidar-lost` de Jan Blommaert
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`Solidar-lost` de Jan Blommaert
FOCUS / FR Solidar-lost — Jan Blommaert Il y a quelques années, j’ai mené une recherche sur les mécanismes de solidarité à Bruxelles avec un groupe de collègues. Dans ce cadre, nous avons interviewé des dizaines de personnes ; responsables politiques et de la police, sans-abri et immigrés clandestins, ainsi que toutes sortes de groupes de la population qui gravitent entre ces deux pôles. Les résultats ont révélé deux points de vue très différents : alors que les personnes interrogées parmi la base, en bas, défendaient toujours le modèle classique de solidarité – la solidarité en tant que droit inconditionnel, tous donnent selon leur possibilités et reçoivent selon leurs besoins –, les décideurs politiques, en haut, associaient de plus en plus de conditions à la solidarité – celle-ci devenait une faveur qui se méritait, non plus un droit mais un privilège. Le bourgmestre d’Anvers, Patrick Janssens, a parfaitement énoncé ce nouveau modèle dans le titre de son dernier livre : Voor wat hoort wat (On n’a rien sans rien). Tous ceux qui ont des besoins n’ont pas d’emblée droit à ce que ces besoins soient comblés ; l’individu concerné doit se qualifier par des efforts personnels, des engagements évidents, etc. Être humain n’est plus en soi suffisant pour faire appel à la solidarité des autres, il faut d’abord devenir une certaine espèce d’être humain avant de mériter la solidarité. Et il s’agit encore moins d’une forme de redistribution – c’est devenu une forme de salaire, et tout salaire mérite travail. La solidarité n’est par conséquent plus un moyen qui corrige l’inégalité sociale, qui recueille les victimes d’inégalité sociale. Elle est devenue un moyen qui corrige les individus et s’attaque à une nouvelle espèce de « délit », celui qui consiste à se trouver en marge de la société, de la classe moyenne dominante – et, de ce fait, à accabler cette classe moyenne de charges financières, comme on dit. On peut le déplorer, certes, mais cette nouvelle tendance de charges financières-et-bénéfices domine les représentations politiques. Ces dernières décennies, nous sommes mine de rien passés d’un modèle de répartition à un modèle d’investissement et peu nombreux sont ceux qui ont remarqué et ressenti cette évolution en toute conscience. Du moins : 30 peu nombreux sont ceux parmi la classe moyenne qui l’ont remarquée et ressentie ; les victimes de l’inégalité encore moins. Notre étude a montré que les conditions de plus en plus lourdes imposées par les canaux officiels à la solidarité créent un énorme espace pour ce que nous pouvons qualifier par un euphémisme de « solidarité informelle ». Cette solidarité informelle implique de bonnes choses : des formes traditionnelles de « potlatch » dans le cadre desquelles les individus essayent de partager avec d’autres le peu qu’ils possèdent. On se prête de l’argent, on se conduit au Colruyt, on apporte de la nourriture et des médicaments aux nécessiteux. Mais elle implique aussi des côtés très sombres : un marché du travail au noir et donc non protégé, où règne une exploitation effrénée, un circuit de profiteurs mal intentionnés à vomir, toutes sortes d’abus, de violence, de prostitution, d’extorsion et d’esclavage. Les mots sont durs, mais toutes ces choses qu’ils désignent existent dans ce pays prospère. Ce marché en pleine implosion de « l’assistance » informelle lève un voile que beaucoup de décideurs politiques semblent vouloir garder baissé : le fait que d’importants groupes de gens ont besoin de la solidarité et de l’aide parce qu’ils ne peuvent pas résoudre eux-mêmes leurs problèmes. Etrange comme cette idée semble oubliée, alors qu’elle constituait le fondement des mouvements ouvriers, des mutualités et de toutes les formes possibles de travail que l’on désigne aujourd’hui par « le monde associatif ». Les individus sont, par définition, faibles et la solidarité les soude en un groupe, une communauté où les faiblesses du particulier sont compensées par la force de la communauté. Le principe est ancien, il est primitif, en réalité nous pouvons le désigner d’un seul mot : société. La solidarité fait d’une collection éparse d’individus une société. Elle le fait en déterminant par définition ces individus comme faibles et impuissants, car le fort n’a pas besoin de société. La disparition des mécanismes de solidarité est donc tout simplement la disparition de la société, une réforme qui remplace les liens mutuels qui sont autant de solutions aux problèmes divers par la compétition individuelle : travaillez encore plus dur, soyez toujours le meilleur, battez vos adversaires, vous n’avez plus besoin de personne. La conception qui fonde cette dernière vision est celle d’un jeune bien éduqué, en pleine santé, blanc et néerlandophone qui se hisse sans peine des bancs de l’école d’ingénieur à des postes lucratifs dans les télécoms ou dans la biotechnologie. Ceux qui ne cadrent pas dans ce tableau ont un problème, pire encore : ils sont un problème. En effet, ceux-là sont contraints de se corriger, de s’améliorer et de se perfectionner pour pouvoir coûte que coûte participer à la course vers le sommet, vers cette société-sans-société où l’on a tout le loisir de faire son truc. Ceux qui ne cadrent pas dans ce tableau : ils constituent évidemment l’écrasante majorité de la population. Car plus on limite la solidarité, plus la demande de solidarité sera grande. Plus on injecte d’injustice dans le noyau d’une société, plus le besoin d’aide et d’assistance pour tempérer cette injustice sera important. Postulé simplement : lorsque être membre à part entière d’une société n’est possible que si l’on gagne 60.000 euros pas an, la demande de compensation de la part de ceux qui gagnent moins sera colossale, car sera « pauvre » et « nécessiteux » tous ceux qui gagnent ne fut-ce qu’un centime de moins que 60.000 euros. L’avenir de la solidarité, sur le plan politique, n’a rien de rose. En Belgique comme dans les autres pays de l’UE, la disparition de l’État-providence ressort comme une tendance toujours plus marquée et plus agressive. Pour l’UE, la question est simple : il faut sauver l’euro et pour cela, il faut que succombe la coûteuse et encombrante systématique de la solidarité. Dans notre pays, on entend parler de « sursolidarité » avec « filet de sécurité-Wallons » dont le plus grand défaut, outre une connaissance lacunaire du néerlandais, est de voter pour un parti ouvrier qui tente de garantir l’Étatprovidence. Voilà qui s’annonce donc mal. Et en même temps, nous voyons pourtant un besoin recrudescent de solidarité – un besoin qui ne peut que grandir encore et que l’on ne peut négliger. J’ai déjà souligné que les personnes interrogées lors de notre enquête insistaient, dans une très large mesure, sur le modèle classique de l’État-providence ; nous disposons donc de ce que nous appelons une « base », une « assise ». Mais l’on peut s’attendre à ce que l’avenir de la solidarité réside dans …solidarité : non plus un droit mais un privilège… un back to basics, un retour aux sources : qu’apparaissent de nouvelles formes spontanées de solidarité et d’organisation solidaire, pas dirigées par les sphères supérieures et pas soumises à des critères rigides imposés par la pensée de marché. Nous le remarquons déjà, et nous le remarquons dans les tréfonds des couches inférieures de la société. Je suis depuis des années les mouvements dans mon quartier, Oud-Berchem, un environnement marqué par la « superdiversité » où vivent de nombreux immigrés nouveaux (et souvent clandestins). Ils sont victimes des abus de propriétaires mal intentionnés et d’employeurs peu scrupuleux dans le quartier ; ils vivent souvent dans des conditions abominables et souvent sans possibilité de faire appel à un réseau local de gens de leur pays d’origine. Inutile de dire qu’ils ne sont éligibles pour aucune forme d’assistance officielle – exception faite, bien entendu, de la grande attention que leur accordent les services de police. Ces communautés vulnérables et peu soudées sont organisées depuis quelques années, à la base, par une série de nouvelles églises pentecôtistes dans le quartier. Ces églises principalement africaines et latinoaméricaines poussent tels des champignons et connaissent un immense succès. Les croyants peuvent y trouver satisfaction à toute une série de besoins, outre les besoins spirituels. Ce sont des lieux où les gens trouvent du boulot via via, ou un appartement bon marché, ou une voiture de troisième main, une garderie, des soins de santé, de l’aide pour remplir des papiers et j’en passe. Ces églises sont quasiment de nouveaux CPAS qui fonctionnent entièrement grâce à la solidarité inconditionnelle entre les personnes qui viennent y trouver le Seigneur auquel elles rendent grâce. C’est un système ancien, historiquement, il est la racine de toute structure existante de solidarité : des semblables qui s’organisent spontanément et sans pression extérieure, et qui s’entraident où et quand c’est possible. Solidarność Camp P. 03 J’ai utilisé le terme « ancien ». Aujourd’hui, curieusement, « ancien » équivaut à « désuet ». C’est étonnant, car ce que nous voyons dans les faits, c’est que, précisément dans notre société hypermoderne, où ceux qui plaident pour la mise en marché de la solidarité, utilisent constamment l’argument de « l’efficience » – une telle société semble bien caractérisée par un énorme besoin de solidarité « ancienne ». Cette demande ne faiblira pas, bien au contraire. Elle augmentera. Et une société comme la nôtre doit s’interroger : veut-elle voir cette demande satisfaite par toutes sortes d’acteurs, comme les églises, mais aussi les profiteurs et les maquereaux, ou par des structures formelles qui ont pour but d’améliorer et de consolider la société. Nous avons déjà eu droit à une réponse claire de la part de populistes de droite et de thinktanks indépendants: « démerdez-vous », comme on disait au Zaïre sous Mobutu. Cependant, cette question est cruciale pour la société dans son ensemble, c’est donc la société dans son ensemble qui doit y répondre. Et elle doit le faire en sachant consciemment que la société en tant que telle en est secouée. La solidarité n’est en effet pas la cause des seuls faibles : elle est surtout, et avant tout, l’affaire des plus forts, dont la position dans le brave new world de l’hyperconcurrence ne sera jamais assurée, dont les risques de marginalisation augmentent curieusement autant que ceux des plus faibles, et qui ne retirent aucun intérêt d’une escalade de l’injustice dans la société. Autrement dit, c’est cette classe moyenne conservatrice, un peu de droite, qui retirera le plus grand profit de la préservation de ce monument historique de gauche : l’État-providence. Leur expliquer cela, leur exposer ce paradoxe apparent ; voilà, à mon sens, la tâche actuelle de la gauche. À la recherche d’une « assise » et muni d’un bon compas et d’une bonne carte : les intérêts à long terme de tous. Ou encore : la survie de la société que beaucoup considèrent comme une ennemie, alors qu’en réalité elle est une bienfaitrice, une protectrice et une assistante permanente. La solidarité, dans une société comme la nôtre, est la seule et unique « main invisible ». Comme nous ne la voyons pas, nous pourrions la couper sans le faire exprès. Rendons cette main visible, et montrons le pouce de cette main levé. Ensuite, les gens y ajouteront d’eux-mêmes le smiley. Jan Blommaert Jan Blommaert a étudié à Gand, Amsterdam et Anvers. En 1989, il a été promu docteur en Histoire et Philologie africaines à Gand. Aujourd’hui, il est professeur de Langue, Culture et Globalisation à l’Université de Tilburg et directeur de Babylon, Center for the Study of the Multicultural Society dans cette même université. Avant cela, il a été professeur à Gand, Londres, Jyväskylä (Finlande) et Chicago, il est professeur émérite de l’Université du Cap Occidental (Afrique du Sud) et de l’Université des Langues et Cultures de Pékin (Chine). Il est également le coordinateur du Max Planck Research Group on Language and Superdiversity. En 1993, il a remporté le Arkprijs van het Vrije Woord (le Prix de l’Arche pour la Parole Libre) et en 2010 le prestigieux Margaret Metzger Prize. Ses spécialisations principales sont l’anthropologie linguistique, la communication politique, la politique linguistique et culturelle, la globalisation culturelle et la superdiversité. Autant de thèmes qu’il approfondit dans des recherches qu’il mène sur et en Tanzanie, en Afrique du Sud, au Congo, en Côte d’Ivoire, en Chine, en Belgique, aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne. 31