LÉVIATHAN OU BON GÉANT ? L`ÉTAT
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LÉVIATHAN OU BON GÉANT ? L`ÉTAT
LÉVIATHAN OU BON GÉANT ? L’ÉTAT-PROVIDENCE EN QUESTION Paul May Entre les « solidaires » et les « lucides », l’avenir et le rôle l’État-providence a fait l’objet de bien des débats au cours des derniers mois. Malheureusement, remarque Paul May, ces échanges sont trop souvent stéréotypés et contraints par la ligne idéologique. Les uns le considèrent « comme une fin en soi et mesure le degré d’équité d’une société au montant de ses dépenses sociales » alors que les autres opposent « dogmatiquement » performance économique et solidarité sociale. Or, l’Étatprovidence n’est ni nécessairement synonyme de solidarité, ni nécessairement incompatible avec la compétitivité, dit-il. Pour illustrer ceci, il examine divers systèmes de solidarité sociale pour mieux saisir l’impact des politiques publiques sur le degré d’inégalité sociale et la performance économique. Et il conclut que « le modèle scandinave comporte de nombreux atouts, au-delà de ses imperfections et des problèmes d’adaptabilité que sa transposition dans les pays étrangers peut poser. » Between the “solidaires” and the “lucides” in Quebec, the welfare state has been the subject of considerable debate over the past few months.Unfortunately, says Paul May, these exchanges are often just formulaic and are restricted by ideological lines drawn in the sand. The former consider it to be “an end in itself and measure the degree of equity of a society by the increase in social expenditure,” while the latter “dogmatically” pit economic performance against social services. But, says May, the welfare state is not necessarily synonymous with welfare, nor is it incompatible with competitiveness. To show this, he compares different welfare systems to reveal the impact of public policies on the extent of social inequality and on economic performance. He concludes that “the Scandinavian model has several advantages despite its imperfections and the problems of adaptability that could be involved in transposing it onto other countries.” L e débat s’intensifie depuis quelques mois entre partisans d’un Québec « lucide » et défenseurs d’un Québec « solidaire ». Par sites Internet interposés, chaque partie avance ses arguments : pour les uns, le train de vie trop dispendieux de l’État menacerait la bonne santé économique du pays, alors que pour les autres, au contraire, l’État doit maintenir son rôle pour assurer l’égalité entre les citoyens à une époque de dérégulation économique massive. Des personnalités politiques ayant connu de récents succès électoraux, comme Pauline Marois ou Nicolas Sarkozy, s’inscrivent pleinement dans cette polémique, prenant ou non position en faveur d’un plus grand libéralisme économique. Dans les débats publics, il est frappant de constater que partisans et détracteurs de l’État-providence partent parfois d’un même postulat : celui-ci freinerait la compétitivité économique, mais permettrait en contrepartie une répartition plus équitable des richesses. À partir de là, les approches divergent : la gauche estime qu’il est juste que les transferts sociaux — fussent-ils au détriment de la performance des entreprises — bénéficient aux plus pauvres ; la droite jugeant de son côté qu’une telle politique favorise l’assistanat et pèse sur les éléments les plus productifs de la société. Le terme de « lucide » laisse d’ailleurs supposer un plus grand pragmatisme, une approche plus réaliste des défis économiques à venir, nous enjoignant de renoncer à certains avantages de nos systèmes sociaux pour mieux assurer notre futur. La concurrence internationale (de la Chine et de l’Inde notamment) est alors brandie comme une menace pour le confort des pays industrialisés, contraints de s’adapter ou de périr face aux nuées de travailleurs à bas salaires qui ne s’encombrent pas d’artifices tels que l’assurance-maladie et le congé parental. Derrière cette polémique, la question du devenir et de la légitimité de l’État-providence apparaît en filigrane. Le débat semble ainsi partagé par une stricte dichotomie pour/contre allant parfois jusqu’à la caricature. Le phénomène n’est d’ailleurs pas limité au seul Québec, mais traverse l’ensemble POLICY OPTIONS JULY-AUGUST 2007 75 Paul May dépenses publiques radicalement différente : les prélèvements obligatoires, qui sont d’ailleurs parmi les plus élevés au monde, reposent essentiellement sur la taxe de vente et l’impôt sur le revenu (qui représente près de 30 p. 100 du PIB au Danemark contre 9,5 p. 100 en Allemagne, 10,1 p. 100 en France et 12,9 p. 100 en Italie selon les chiffres de l’OCDE de 2004) et non pas Promulguée en 1998, cette loi sur la réduction du temps de sur les cotisations des travail a eu pour effet, selon l’économiste Nicolas Baverez, employeurs (ces dernières atteignant seulement d’accroître le coût de la main-d’œuvre de 14,3 p. 100 : là 9,3 p. 100 des recettes de proencore, les jeunes, les femmes et les populations immigrées tection sociale au Danemark sont les premiers à en faire les frais. L’OCDE parle à propos de contre 45,9 en France). cette mesure de « résultats incertains », et il s’avère en effet Financée par l’impôt, la solique les principaux bénéficiaires ont été les travailleurs les plus darité ne pèse pas sur l’emploi dans les mêmes stables, occupant déjà un emploi, qui ont vu leur qualité de proportions qu’en Europe vie augmenter. continentale et permet aux moins qualifiés un meilleur accès au traAttardons-nous sur le modèle corleur sillage, une partie de la gauche vail. Ces pays échappent ainsi au cercle poratiste-conservateur, dominant en européenne) semble trop souvent convicieux du modèle corporatiste-conserEurope occidentale. L’analyse de son sidérer l’État-providence comme une fin vateur : charges sociales trop élevées fonctionnement laisse apparaître que les en soi et mesurer le degré d’équité d’une engendrant le chômage, lui-même inégalités résultent en partie des polisociété au montant de ses dépenses faisant obstacle au financement de la tiques menées par l’État. Je retiendrai ici sociales. La droite, quant à elle, au lieu de protection sociale. trois domaines dans lesquels l’Étatsouligner le caractère fallacieux de cette Deuxièmement, en France, le coût providence joue un rôle préjudiciable : analogie, argumente souvent en du travail non qualifié est encore accru le mode de financement des mesures opposant dogmatiquement performance par une spécificité nationale : la limitasociales, la limitation du temps de traéconomique et État-providence. tion du temps de travail. Promulguée en vail et la création d’entreprises. En réalité, ce dernier n’est pas tou1998, cette loi sur la réduction du temps Premièrement, le système de solidajours synonyme de solidarité, et nous de travail a eu pour effet, selon l’éconorité sociale de type européen continental verrons que les pays dont les dépenses miste Nicolas Baverez, d’accroître le coût est financé par le biais de prélèvements sociales sont les plus fortes ne sont pas de la main-d’œuvre de 14,3 p. 100 : là fiscaux effectués principalement sur les nécessairement les plus égalitaires. À l’inencore, les jeunes, les femmes et les pocharges sociales et sur les salaires : verse, des prélèvements sociaux élevés pulations immigrées sont les premiers à employeurs et employés se partagent la n’entravent pas obligatoirement la peren faire les frais. L’OCDE parle à propos note et allouent une partie de leurs formance économique, comme le prouve de cette mesure de « résultats incerrevenus à la collectivité. À titre d’exeml’exemple des pays d’Europe du Nord. tains », et il s’avère en effet que les principle, en France, lorsqu’un patron débourse Afin de dissiper ces confusions, un paux bénéficiaires ont été les travailleurs 100 euros (charges patronales comprisdétour par le vieux continent peut les plus stables, occupant déjà un emploi, es) pour rémunérer un employé, ce s’avérer instructif pour mieux saisir la qui ont vu leur qualité de vie augmenter. dernier perçoit seulement 34,72 euros portée des politiques publiques après avoir payé impôts et charges. Ce menées ces dernières années. mode de fonctionnement constitue un es défenseurs du modèle continenobstacle considérable à l’embauche, spétal, toujours prompts à condamner oin de constituer une entité cialement pour les travailleurs non quala précarité des « Mc jobs » anglo-saxons, homogène, l’État-providence renlifiés (un quart de la population active) ne réalisent pas que le fait d’être exclu du voie à des systèmes de protection sociale qui se trouvent exclus des mécanismes marché du travail pour une longue pédifférents, émanant eux-mêmes d’hisdu marché de par le coût prohibitif de riode constitue la pire forme de précarité, toires nationales différentes. Le leur main-d’œuvre. car elle enferme les chômeurs dans une chercheur danois Gøsta Esping-Andersen À l’inverse, le modèle d’Étatspirale d’inactivité et de paupérisation regroupe ceux-ci en fonction de trois providence social-démocrate privilégie qui les tient à l’écart de la société. La difidéal-types : le modèle social-démocrate une structure de financement des ficulté de pays comme l’Allemagne, la qui comprend les pays scandinaves, le des pays industrialisés : aux États-Unis, en Italie, en France et en Allemagne, droite et gauche s’opposent sur le thème de la pérennité de l’État-providence. J’entends montrer ici que, si certains arguments avancés par l’un et l’autre camp sont pertinents, la virulence du débat nuit à la clarté des concepts. Ainsi, le discours des « solidaires » (avec, dans L 76 OPTIONS POLITIQUES JUILLET-AOÛT 2007 modèle libéral correspondant aux pays anglo-saxons et le modèle corporatisteconservateur d’Europe continentale. S’appuyant sur une quantité impressionnante de données, l’auteur démontre que les systèmes de protection sociale n’impliquent pas tous une redistribution efficace des richesses, certains entretenant même les inégalités. L Léviathan ou bon géant ? L’état-providence en question organisme public apportant une aide technique aux entrepreneurs. Parmi les pays de l’OCDE, l’Allemagne et la France arrivent ainsi en queue de peloton pour la création d’entreprises avec un taux de 1,8 p. 100 contre 6,9 p. 100 pour les États-Unis et le Canada. Lorsqu’on sait que c’est le d’assistance. Des mesures ont donc été prises, et peu à peu, chacun a pu bénéficier d’un revenu à part entière après sa vie professionnelle. Il s’agit là d’une des grandes conquêtes sociales de l’époque. Mais la crise économique qui sévit au début des années 1980 et l’augmentation des revenus de retraites à un rythme bien supérieur au salaire Chaque profession cotisant pour une caisse de retraite moyen (4 p. 100 par an de 1980 à 1995, alors que le spécifique, il y a un écart de revenu abyssal entre les différents revenu net des actifs ne prorégimes, selon le type de profession qu’a exercé une personne gressait que de 0,5 p. 100 par durant sa vie. Puisant son origine dans le système de protection an) ont eu pour effet de sociale héritée de Bismarck, les systèmes allemand, italien et changer le visage de la pauvreté. Elle touche aujourfrançais bénéficient en priorité aux travailleurs ayant eu une d’hui essentiellement les carrière stable et n’ayant pas connu de période de chômage. moins de 35 ans. Pourtant, département de la Seine-Saint-Denis, à les dépenses sociales continuent d’être L’accès à la fonction publique forte population immigrée, qui est le dirigées principalement vers les plus devient alors un refuge face aux risques champion national de la création d’enâgés : en France, le total des indemnités de chômage. Malheureusement, de par treprise en France, on mesure à quel de chômage, des programmes de réinserla vive concurrence qui caractérise les point la situation de l’emploi serait tion et d’aide à l’emploi totalisent à concours de recrutement, ces emplois meilleure si cette réglementation excespeine plus de 10 p. 100 des dépenses reviennent le plus souvent à des sursive ne bridait pas la créativité et le sociales en 2003, soit moins d’un quart diplômés plutôt qu’à leurs véritables dynamisme des milieux modestes. Le du montant des dépenses de retraite. destinataires, généralement de condiphénomène est d’autant plus navrant L’Italie, quant à elle, dépense 15,8 p. 100 tion sociale plus modeste. En France, par quand on connaît le rôle capital que de son PIB pour les retraites et seulement exemple, huit personnes sur dix ayant jouent les petites entreprises dans l’es0,8 p. 100 pour les allocations familiales. satisfait à l’examen de contrôleur des sor des technologies de pointe. De surcroît, il existe une forte disimpôts sont titulaires de l’équivalent parité de statuts au sein de la population d’un B.A., alors qu’en théorie le conretraitée. Chaque profession cotisant cours s’adresse aux diplômés de l’enn voit ici que le mode de fonctionpour une caisse de retraite spécifique, il seignement secondaire. Et le fort nement de l’État-providence de y a un écart de revenu abyssal entre les chômage dissuade les travailleurs de type continental-conservateur comporte différents régimes, selon le type de proquitter un emploi choisi moins par pasdes effets pervers : charges sociales profession qu’a exercé une personne durant sion que pour les avantages statutaires hibitives et lois malthusiennes limitant le sa vie. Puisant son origine dans le sysqu’il confère, privant ainsi la société temps de travail se conjuguent pour créer tème de protection sociale héritée de d’un capital humain qui gagnerait à être une situation qui tend à exclure les plus Bismarck, les systèmes allemand, italien mieux investi. précaires. Mais qu’en est-il de la redistriet français bénéficient en priorité aux Troisième exemple : la création bution des richesses, fonction principale travailleurs ayant eu une carrière stable d’entreprises. Les PME, qui emploient de l’État-providence ? Timothy B. Smith, et n’ayant pas connu de période de chôun salarié du secteur privé sur cinq, professeur à l’Université Queen’s, avance mage. Ainsi, l’argent prélevé sur les acconstituent un important vivier d’actique celle-ci s’effectue en faveur de la tifs profite plus souvent à un cadre vité et nourrissent la vitalité de l’emfrange la plus aisée de la société. supérieur du secteur public ayant bénéploi. Pourtant, en Europe continentale, Le système des retraites illustre bien ficié au cours de sa vie d’un confortable une réglementation excessive rend parce point. Son financement représente de salaire plutôt qu’à l’ancienne ouvrière ticulièrement laborieuse la démarche de loin la plus grosse partie des dépenses du textile, susceptible d’avoir eu un parcréer sa propre entreprise : difficulté de sociales : 20 p. 100 du salaire en cours plus erratique. Les femmes, qui constituer un capital de départ, insuffiAllemagne, 24 p. 100 en France et ont plus fréquemment connu des intersance de l’aide publique et obstacles 32,7 p. 100 en Italie. Dans les années ruptions de carrière pour cause de administratifs de toutes sortes viennent 1960, l’aide aux retraités constituait une grossesse et d’enfants à élever, sont ainsi souvent à bout des candidats les plus urgence absolue : le montant moyen des particulièrement pénalisées. tenaces. Il n’existe pas véritablement en pensions s’élevait à seulement 28 p. 100 L’analyse des transferts sociaux met Europe d’équivalent de la « Small du revenu moyen, et une grande partie en évidence le rôle que l’État joue dans la Business Administration » américaine, des retraités dépendaient des revenus Belgique ou la France à intégrer les travailleurs peu qualifiés (quitte à compenser les bas salaires par des crédits au logement ou des prestations familiales, comme cela a déjà été fait aux Pays-Bas) constitue l’une des clés du chômage de masse et l’un des échecs les plus marquants de l’État-providence européen. O POLICY OPTIONS JULY-AUGUST 2007 77 Paul May The Gazette, Montreal Au cours des derniers mois, le rôle de l’État-providence au Québec a été questionné par plusieurs observateurs, par l’ancien premier ministre Lucien Bouchard et la nouvelle candidate à la chefferie du Parti québécois Pauline Marois notamment, qu’on voit tous deux ici lors de la campagne électorale de 1998. Et selon Paul May, cette attitude est méritoire car « loin d’être un instrument figé, l’État-providence doit se comprendre comme un outil en perpétuelle évolution, dynamique et évolutif, devant s’adapter aux transformations économiques contemporaines. » perpétuation des inégalités. On pourrait ainsi multiplier les exemples : les allocations familiales, l’enseignement supérieur, la santé. Dans de nombreux domaines, l’apparente solidarité masque bien souvent des injustices criantes. Dans sa version européenne continentale, l’État-providence s’apparente à un « système de stratification sociale » (pour reprendre l’expression d’EspingAndersen) qui privilégie certains groupes sociaux aux dépens des autres. Le bénéfice va à ceux qui profitent déjà d’avantages acquis et qui savent peser sur les gouvernements en s’organisant en groupes de pression. F ace au chômage endémique auquel est confrontée l’Europe, politiciens et journalistes, avec, dans leur sillage, une bonne partie de l’opinion publique, pointent du doigt des phénomènes exogènes : la compétition internationale, l’immigration ou la mondialisation. Cette dernière constitue d’ailleurs le bouc émissaire 78 OPTIONS POLITIQUES JUILLET-AOÛT 2007 favori des Filip Dewinter, José Bové ou Jean-Marie Le Pen. D’une certaine manière, ce discours relève de la même vision de la mondialisation que celle des « lucides » québécois : les deux partent du postulat que la concurrence internationale des pays du Sud est un des facteurs clés du chômage dans les pays développés, ou, du moins, constitue une menace sérieuse. Si la mondialisation pose de nouveaux défis, lui imputer toute la responsabilité du chômage dans les pays développés relève bien souvent du parti pris idéologique ou de la rhétorique politicienne. Dans son livre Pop Internationalism, Paul Krugman dénonce les discours visant à imputer des problèmes endogènes au commerce international. Invoquée par la droite comme prétexte pour justifier des mesures impopulaires (au nom de la compétitivité), ou caricaturée par une gauche soucieuse de prouver que le marché est la source de tous les maux, la mondialisation est souvent au cœur des débats sur les inégalités dans les pays développés. Krugman avance qu’aux États-Unis seulement 5 p. 100 de la main-d’œuvre est directement affectée par la concurrence des pays émergents. En Europe, ce chiffre ne dépasse guère 4 p. 100. Ajoutons à cela que 80 p. 100 des échanges des pays de l’OCDE s’effectuent avec des pays de l’OCDE, si bien que la concurrence étrangère concerne un nombre restreint d’activités : le textile, l’industrie lourde et le secteur manufacturier au sens large. De surcroît, le coût de la main-d’œuvre (majoré par les différences de salaire et de protection sociale) ne constitue qu’une des nombreuses variables de l’implantation d’une entreprise sur un territoire donné : la qualité des infrastructures, le coût du transport et la productivité entrent davantage en ligne de compte. Ainsi, les corrélations entre le taux de chômage et l’ouverture à la mondialisation sont discutables, comme le prouve l’exemple de la Suède, qui est l’une des nations les Léviathan ou bon géant ? L’état-providence en question tie de la droite, l’inefficacité des mesures keynésiennes pour retrouver une situation économique saine constitue la preuve de l’obsolescence de la social-démocratie. De fait, s’évertuer à proposer des réponses classiques aux nouveaux problèmes revient à laisser la voie libre aux mesures néolibérales. L’investissement dans la formation est une des composantes essentielles de la lutte contre le chômage : selon une enquête de l’OCDE datée de 2002, le el qu’il existe en Europe continenDanemark dépense trois fois plus que la tale, l’État-providence constitue France pour la formation professiondonc un vecteur non négligeable d’inénelle des adultes. Les ajustements du galités entre les sexes, les générations et système productif sont ainsi accompales classes sociales. Élaboré pour répondre gnés de vastes opérations, Ni bon géant généreux, ni dinosaure inefficace, l’Étatprévues en amont, visant à aider la reconversion des providence s’apparente à un puissant levier qui peut creuser ou niveler les inégalités. Le vanter par principe est malhabile : salariés que l’entreprise a licenciés. Cette initiative l’augmentation des dépenses sociales n’engendre pas contraste avec la solution forcément une société plus juste, encore faut-il que les retenue par les gouvernements d’Europe continentransferts sociaux échappent au jeu du clientélisme électoral tale qui ont longtemps et s’effectuent en faveur des plus nécessiteux. repoussé l’échéance d’une L’alternative consiste plutôt à proposer restructuration pourtant inévitable en aux besoins de solidarité des années 1960 de nouvelles formes de solidarité et à subventionnant des secteurs conoù le mode de production taylorien préreconsidérer le rôle de l’État. damnés par le progrès technologique (le valait, il apparaît mal adapté à la société Dans cette perspective, on peut s’inscas de la sidérurgie dans les années 1970 postindustrielle et ne parvient pas à lutter pirer des politiques menées ces dernières est édifiant), laissant une situation insolcontre les nouvelles formes de pauvreté. années dans les pays du nord de l’Europe uble se dégrader de plus en plus. Il eut En effet, les inégalités d’aujourd’hui qui, à défaut d’instaurer une égalité probablement été préférable de procéder sont principalement attribuables à la idéale, permettraient de sortir du schéma aux licenciements nécessaires tout en transition d’un mode de production de conservateur-corporatiste et ouvriraient garantissant des allocations généreuses type seconde révolution industrielle à la voie à une distribution plus juste des ainsi qu’une forte aide à la reconversion. une économie de services. Le système de richesses. Les tableaux 1 et 2 montrent protection sociale reste calqué sur le schéque ces pays sont parmi ceux qui réussisma du travailleur masculin du secteur TABLEAU 1. INDICE D'INÉGALITÉ DES sent le mieux à partager la richesse et à secondaire ayant eu le même emploi tout RICHESSES DANS LES PRINCIPAUX PAYS combattre la pauvreté. Les pays scandile long de sa vie. Or, un tel système ne OCCIDENTAUX naves caracolent en tête du classement tient pas compte de la métamorphose du Pays Coefficient Gini* en ce qui concerne le degré d’inégalité marché de l’emploi des 20 dernières alors que les pays d’Europe continentale années : les effectifs du secteur tertiaire Danemark 24,7 ont des résultats plus mitigés (l’Italie se ont explosé, représentant maintenant la Japon 24,9 démarquant par ses mauvaises performajorité des actifs. À titre d’exemple, Suède 25,0 mances). Ils se classent également en tête dans la plupart des pays occidentaux, les Norvège 25,8 Finlande 26,9 avec leur indice de pauvreté peu élevé, services dans la catégorie « conseils et Allemagne 28,3 contrastant avec les pays appartenant au assistance aux entreprises » créent plus de Autriche 30,0 modèle corporatiste-conservateur dont le richesses que l’agriculture et les industries Luxembourg 30,8 système de prélèvements sociaux ne de biens d’équipement réunies. Pourtant, Pays-Bas 32,6 parvient pas à lutter aussi efficacement paralysé par les promesses faites au cours France 32,7 Canada 33,1 contre la pauvreté. des décennies passées, l’État peine à se Suisse 33,1 désengager des ayants droit pour se Espagne 32,5 tourner vers les victimes de ces bouleace aux dysfonctionnements que Australie 35,2 versements macroéconomiques. nous avons relevés dans les systèmes Grèce 35,4 Cette incapacité à proposer une continentaux, les pays nordiques ont su Irlande 35,9 Royaume-Uni 36,0 solution aux inégalités contemporaines mettre en place des mesures prometItalie 36,0 conduit au procès de l’État-providence teuses depuis le début des années 1990. Portugal 38,5 auquel on assiste un peu partout dans Je mentionnerai brièvement trois aspects États-Unis 40,8 le monde occidental ; ironie de l’hisde ces politiques : l’investissement dans * Plus le pourcentage indiqué est proche de 0, plus toire, les néolibéraux reprennent à leur la formation et la recherche, l’accompala répartition des richesses est égalitaire. compte les critiques qu’adressaient les gnement aux chômeurs et la recherche Source : United Nations Development Programme (Report 2004, p. 50). marxistes à l’État. Pour une bonne pard’un taux d’activité élevé. plus égalitaires au monde tout en étant très ouverte au commerce international. T F POLICY OPTIONS JULY-AUGUST 2007 79 Paul May À cet investissement dans la formation s’ajoute l’investissement dans la recherche et l’éducation : la Suède enregistre les plus fortes dépenses dans ce domaine avec plus de 4 p. 100 du PIB contre une moyenne de 2 p. 100 dans l’Union européenne. Les pays nordiques avec un total de 25 millions d’habitants déposent plus de brevets que le Royaume-Uni ou la France auprès de l’Office européen des brevets. Associée à un système éducatif performant, cette politique permet une meilleure adaptabilité de la main-d’œuvre aux évolutions technologiques. Les travailleurs qualifiés trouvent plus rapidement un emploi que les autres : le chômage de longue durée représente seulement 1 p. 100 de la population active en Suède contre 4,1 p. 100 en moyenne pour l’Union européenne. L’aide au chômage, quant à elle, ne se limite pas à une allocation assortie d’un suivi laxiste. Le chercheur d’emploi, en échange de services de qualité, s’engage à une prospection active, un encadrement strict permettant à la fois de prévenir les fraudes et de le conseiller dans ses démarches. TABLEAU 2. INDICE DE PAUVRETÉ DANS LES PRINCIPAUX PAYS OCCIDENTAUX Pays Indice de pauvreté* Suède Norvège Pays-Bas Finlande Danemark Allemagne Suisse Canada Luxembourg France Japon Belgique Espagne Australie Royaume-Uni États-Unis Irlande Italie 6,5 7 8,2 8,2 8,4 10,3 10,7 10,9 11,1 11,4 11,7 12,4 12,6 12,8 14,8 15,4 16,1 29,9 * Dans le cas des pays riches, l’indice de pauvreté est calculé à partir des indicateurs de longévité, d’instruction, de conditions de vie et d’exclusion. Source : Programme des Nations Unies pour le développement (chiffres datant de l’année 2004). 80 OPTIONS POLITIQUES JUILLET-AOÛT 2007 P our assurer des dépenses sociales aussi élevées, les pays d’Europe du Nord ont opté pour une politique active de l’emploi, qui constitue la véritable clé de voûte de l’État-providence socialdémocrate. On cherche à inclure un maximum d’individus dans le marché de l’emploi pour que la solidarité soit financée par le plus grand nombre : le fort taux d’activité permet ainsi de répartir les dépenses sociales sur l’ensemble des travailleurs et non sur un groupe précis. Cette politique contraste fortement avec celle menée dans les années 1980 en Europe continentale, alors que les gouvernements, dans le but de réduire le chômage, ont choisi d’écarter certaines catégories de personnes du marché du travail en finançant des départs massifs en préretraite (pour « faire de la place aux plus jeunes ») ou en favorisant le retour des femmes au foyer par le biais d’un système fiscal rendant peu attractifs les emplois à temps partiel (pérennisant une des sources principales de l’inégalité entre les sexes). Ces mesures, si elles ont diminué artificiellement les chiffres de chômage, ont fait chuter le taux d’activité et ont eu pour conséquence de faire peser le fardeau des prélèvements sociaux sur un nombre restreint d’actifs. Sur le long terme, les inégalités générationnelles s’en sont alors trouvées accrues. Au contraire de cette politique, le Danemark et la Suède ont plutôt répondu en favorisant un taux d’activité élevé parmi les personnes âgées. C’est grâce à son fort taux d’emploi des jeunes, des femmes et des plus de 60 ans que la société peut supporter une telle charge sociale. N ous pourrions multiplier les exemples attestant de la clairvoyance des gouvernements d’Europe du Nord. La réforme drastique de la fonction publique, la politique sociale envers les femmes ou tout simplement l’importance des dépenses pour les programmes d’emploi (4,3 p. 100 du PIB au Danemark contre 2,7 p. 100 en France) sont autant de mesures qui s’inscrivent dans une même logique de recherche d’une justice sociale pour le 21e siècle. Les politiciens continentaux qui prétendent s’inspirer du modèle social-démocrate nordique se drapent à bon compte des oripeaux de la vertu, car l’imiter impliquerait une rupture courageuse avec leur clientèle politique traditionnelle, première bénéficiaire des faveurs de l’État-providence conservateur. Au Québec, la ligne de front partageant « lucides » et « solidaires » sous-tend de part et d’autre des partis pris qu’il faut nuancer. Ni bon géant généreux, ni dinosaure inefficace, l’Étatprovidence s’apparente à un puissant levier qui peut creuser ou niveler les inégalités. Le vanter par principe est malhabile : l’augmentation des dépenses sociales n’engendre pas forcément une société plus juste, encore faut-il que les transferts sociaux échappent au jeu du clientélisme électoral et s’effectuent en faveur des plus nécessiteux. L ’exemple nordique montre que l’État peut être un partenaire efficace pour le marché, sur lequel repose la solidarité. Ce constat vient écorner les clichés tendant à opposer croissance économique et redistribution des richesses, ouverture des marchés et paupérisation galopante. Dès lors, accuser l’aide sociale, les impôts ou l’allocation de chômage d’être incompatibles avec la compétitivité, c’est s’engager sur une fausse piste, que certains adeptes des « lucides » ont parfois tendance à emprunter. Loin d’être un instrument figé, l’État-providence doit se comprendre comme un outil en perpétuelle évolution, dynamique et évolutif, devant s’adapter aux transformations économiques contemporaines. À une époque où le système de solidarité post-taylorien reste à inventer, il semble que le modèle scandinave comporte de nombreux atouts, au-delà de ses imperfections et des problèmes d’adaptabilité que sa transposition dans les pays étrangers peut poser. Paul May est doctorant au département de science politique de l’UQAM et chercheur associé à la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes.