LÉVIATHAN OU BON GÉANT ? L`ÉTAT

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LÉVIATHAN OU BON GÉANT ? L`ÉTAT
LÉVIATHAN OU BON GÉANT ?
L’ÉTAT-PROVIDENCE EN
QUESTION
Paul May
Entre les « solidaires » et les « lucides », l’avenir et le rôle l’État-providence a fait l’objet
de bien des débats au cours des derniers mois. Malheureusement, remarque Paul May,
ces échanges sont trop souvent stéréotypés et contraints par la ligne idéologique. Les
uns le considèrent « comme une fin en soi et mesure le degré d’équité d’une société
au montant de ses dépenses sociales » alors que les autres opposent «
dogmatiquement » performance économique et solidarité sociale. Or, l’Étatprovidence n’est ni nécessairement synonyme de solidarité, ni nécessairement
incompatible avec la compétitivité, dit-il. Pour illustrer ceci, il examine divers systèmes
de solidarité sociale pour mieux saisir l’impact des politiques publiques sur le degré
d’inégalité sociale et la performance économique. Et il conclut que « le modèle
scandinave comporte de nombreux atouts, au-delà de ses imperfections et des
problèmes d’adaptabilité que sa transposition dans les pays étrangers peut poser. »
Between the “solidaires” and the “lucides” in Quebec, the welfare state has been the
subject of considerable debate over the past few months.Unfortunately, says Paul May,
these exchanges are often just formulaic and are restricted by ideological lines drawn in
the sand. The former consider it to be “an end in itself and measure the degree of
equity of a society by the increase in social expenditure,” while the latter
“dogmatically” pit economic performance against social services. But, says May, the
welfare state is not necessarily synonymous with welfare, nor is it incompatible with
competitiveness. To show this, he compares different welfare systems to reveal the
impact of public policies on the extent of social inequality and on economic
performance. He concludes that “the Scandinavian model has several advantages
despite its imperfections and the problems of adaptability that could be involved in
transposing it onto other countries.”
L
e débat s’intensifie depuis quelques mois entre partisans d’un Québec « lucide » et défenseurs d’un
Québec « solidaire ». Par sites Internet interposés,
chaque partie avance ses arguments : pour les uns, le train de
vie trop dispendieux de l’État menacerait la bonne santé
économique du pays, alors que pour les autres, au contraire,
l’État doit maintenir son rôle pour assurer l’égalité entre les
citoyens à une époque de dérégulation économique massive.
Des personnalités politiques ayant connu de récents succès
électoraux, comme Pauline Marois ou Nicolas Sarkozy, s’inscrivent pleinement dans cette polémique, prenant ou non
position en faveur d’un plus grand libéralisme économique.
Dans les débats publics, il est frappant de constater que
partisans et détracteurs de l’État-providence partent parfois
d’un même postulat : celui-ci freinerait la compétitivité
économique, mais permettrait en contrepartie une répartition
plus équitable des richesses. À partir de là, les approches divergent : la gauche estime qu’il est juste que les transferts sociaux
— fussent-ils au détriment de la performance des entreprises
— bénéficient aux plus pauvres ; la droite jugeant de son côté
qu’une telle politique favorise l’assistanat et pèse sur les éléments les plus productifs de la société. Le terme de « lucide »
laisse d’ailleurs supposer un plus grand pragmatisme, une
approche plus réaliste des défis économiques à venir, nous
enjoignant de renoncer à certains avantages de nos systèmes
sociaux pour mieux assurer notre futur. La concurrence internationale (de la Chine et de l’Inde notamment) est alors
brandie comme une menace pour le confort des pays industrialisés, contraints de s’adapter ou de périr face aux nuées de
travailleurs à bas salaires qui ne s’encombrent pas d’artifices
tels que l’assurance-maladie et le congé parental.
Derrière cette polémique, la question du devenir et de la
légitimité de l’État-providence apparaît en filigrane. Le débat
semble ainsi partagé par une stricte dichotomie pour/contre
allant parfois jusqu’à la caricature. Le phénomène n’est
d’ailleurs pas limité au seul Québec, mais traverse l’ensemble
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Paul May
dépenses publiques radicalement différente : les prélèvements obligatoires,
qui sont d’ailleurs parmi les plus élevés
au monde, reposent essentiellement sur
la taxe de vente et l’impôt sur le revenu
(qui représente près de 30 p. 100 du PIB
au Danemark contre 9,5 p. 100 en
Allemagne, 10,1 p. 100 en France et
12,9 p. 100 en Italie selon les chiffres de
l’OCDE de 2004) et non pas
Promulguée en 1998, cette loi sur la réduction du temps de
sur les cotisations des
travail a eu pour effet, selon l’économiste Nicolas Baverez,
employeurs (ces dernières
atteignant
seulement
d’accroître le coût de la main-d’œuvre de 14,3 p. 100 : là
9,3
p.
100
des
recettes
de proencore, les jeunes, les femmes et les populations immigrées
tection sociale au Danemark
sont les premiers à en faire les frais. L’OCDE parle à propos de contre 45,9 en France).
cette mesure de « résultats incertains », et il s’avère en effet
Financée par l’impôt, la solique les principaux bénéficiaires ont été les travailleurs les plus darité ne pèse pas sur l’emploi dans les mêmes
stables, occupant déjà un emploi, qui ont vu leur qualité de
proportions qu’en Europe
vie augmenter.
continentale et permet aux
moins qualifiés un meilleur accès au traAttardons-nous sur le modèle corleur sillage, une partie de la gauche
vail. Ces pays échappent ainsi au cercle
poratiste-conservateur, dominant en
européenne) semble trop souvent convicieux du modèle corporatiste-conserEurope occidentale. L’analyse de son
sidérer l’État-providence comme une fin
vateur : charges sociales trop élevées
fonctionnement laisse apparaître que les
en soi et mesurer le degré d’équité d’une
engendrant le chômage, lui-même
inégalités résultent en partie des polisociété au montant de ses dépenses
faisant obstacle au financement de la
tiques menées par l’État. Je retiendrai ici
sociales. La droite, quant à elle, au lieu de
protection sociale.
trois domaines dans lesquels l’Étatsouligner le caractère fallacieux de cette
Deuxièmement, en France, le coût
providence joue un rôle préjudiciable :
analogie, argumente souvent en
du travail non qualifié est encore accru
le mode de financement des mesures
opposant dogmatiquement performance
par une spécificité nationale : la limitasociales, la limitation du temps de traéconomique et État-providence.
tion du temps de travail. Promulguée en
vail et la création d’entreprises.
En réalité, ce dernier n’est pas tou1998, cette loi sur la réduction du temps
Premièrement, le système de solidajours synonyme de solidarité, et nous
de travail a eu pour effet, selon l’éconorité sociale de type européen continental
verrons que les pays dont les dépenses
miste Nicolas Baverez, d’accroître le coût
est financé par le biais de prélèvements
sociales sont les plus fortes ne sont pas
de la main-d’œuvre de 14,3 p. 100 : là
fiscaux effectués principalement sur les
nécessairement les plus égalitaires. À l’inencore, les jeunes, les femmes et les pocharges sociales et sur les salaires :
verse, des prélèvements sociaux élevés
pulations immigrées sont les premiers à
employeurs et employés se partagent la
n’entravent pas obligatoirement la peren faire les frais. L’OCDE parle à propos
note et allouent une partie de leurs
formance économique, comme le prouve
de cette mesure de « résultats incerrevenus à la collectivité. À titre d’exeml’exemple des pays d’Europe du Nord.
tains », et il s’avère en effet que les principle, en France, lorsqu’un patron débourse
Afin de dissiper ces confusions, un
paux bénéficiaires ont été les travailleurs
100 euros (charges patronales comprisdétour par le vieux continent peut
les plus stables, occupant déjà un emploi,
es) pour rémunérer un employé, ce
s’avérer instructif pour mieux saisir la
qui ont vu leur qualité de vie augmenter.
dernier perçoit seulement 34,72 euros
portée des politiques publiques
après avoir payé impôts et charges. Ce
menées ces dernières années.
mode de fonctionnement constitue un
es défenseurs du modèle continenobstacle considérable à l’embauche, spétal, toujours prompts à condamner
oin de constituer une entité
cialement pour les travailleurs non quala précarité des « Mc jobs » anglo-saxons,
homogène, l’État-providence renlifiés (un quart de la population active)
ne réalisent pas que le fait d’être exclu du
voie à des systèmes de protection sociale
qui se trouvent exclus des mécanismes
marché du travail pour une longue pédifférents, émanant eux-mêmes d’hisdu marché de par le coût prohibitif de
riode constitue la pire forme de précarité,
toires
nationales
différentes.
Le
leur main-d’œuvre.
car elle enferme les chômeurs dans une
chercheur danois Gøsta Esping-Andersen
À l’inverse, le modèle d’Étatspirale d’inactivité et de paupérisation
regroupe ceux-ci en fonction de trois
providence social-démocrate privilégie
qui les tient à l’écart de la société. La difidéal-types : le modèle social-démocrate
une structure de financement des
ficulté de pays comme l’Allemagne, la
qui comprend les pays scandinaves, le
des pays industrialisés : aux États-Unis,
en Italie, en France et en Allemagne,
droite et gauche s’opposent sur le thème
de la pérennité de l’État-providence.
J’entends montrer ici que, si certains
arguments avancés par l’un et l’autre
camp sont pertinents, la virulence du
débat nuit à la clarté des concepts. Ainsi,
le discours des « solidaires » (avec, dans
L
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OPTIONS POLITIQUES
JUILLET-AOÛT 2007
modèle libéral correspondant aux pays
anglo-saxons et le modèle corporatisteconservateur d’Europe continentale.
S’appuyant sur une quantité impressionnante de données, l’auteur démontre que
les systèmes de protection sociale n’impliquent pas tous une redistribution efficace des richesses, certains entretenant
même les inégalités.
L
Léviathan ou bon géant ? L’état-providence en question
organisme public apportant une aide
technique aux entrepreneurs.
Parmi les pays de l’OCDE,
l’Allemagne et la France arrivent ainsi
en queue de peloton pour la création
d’entreprises avec un taux de 1,8 p. 100
contre 6,9 p. 100 pour les États-Unis et
le Canada. Lorsqu’on sait que c’est le
d’assistance. Des mesures ont donc été
prises, et peu à peu, chacun a pu bénéficier d’un revenu à part entière après sa
vie professionnelle. Il s’agit là d’une des
grandes conquêtes sociales de l’époque.
Mais la crise économique qui sévit
au début des années 1980 et l’augmentation des revenus de retraites à un rythme
bien supérieur au salaire
Chaque profession cotisant pour une caisse de retraite
moyen (4 p. 100 par an de
1980 à 1995, alors que le
spécifique, il y a un écart de revenu abyssal entre les différents
revenu net des actifs ne prorégimes, selon le type de profession qu’a exercé une personne
gressait que de 0,5 p. 100 par
durant sa vie. Puisant son origine dans le système de protection an) ont eu pour effet de
sociale héritée de Bismarck, les systèmes allemand, italien et
changer le visage de la pauvreté. Elle touche aujourfrançais bénéficient en priorité aux travailleurs ayant eu une
d’hui essentiellement les
carrière stable et n’ayant pas connu de période de chômage.
moins de 35 ans. Pourtant,
département de la Seine-Saint-Denis, à
les dépenses sociales continuent d’être
L’accès à la fonction publique
forte population immigrée, qui est le
dirigées principalement vers les plus
devient alors un refuge face aux risques
champion national de la création d’enâgés : en France, le total des indemnités
de chômage. Malheureusement, de par
treprise en France, on mesure à quel
de chômage, des programmes de réinserla vive concurrence qui caractérise les
point la situation de l’emploi serait
tion et d’aide à l’emploi totalisent à
concours de recrutement, ces emplois
meilleure si cette réglementation excespeine plus de 10 p. 100 des dépenses
reviennent le plus souvent à des sursive ne bridait pas la créativité et le
sociales en 2003, soit moins d’un quart
diplômés plutôt qu’à leurs véritables
dynamisme des milieux modestes. Le
du montant des dépenses de retraite.
destinataires, généralement de condiphénomène est d’autant plus navrant
L’Italie, quant à elle, dépense 15,8 p. 100
tion sociale plus modeste. En France, par
quand on connaît le rôle capital que
de son PIB pour les retraites et seulement
exemple, huit personnes sur dix ayant
jouent les petites entreprises dans l’es0,8 p. 100 pour les allocations familiales.
satisfait à l’examen de contrôleur des
sor des technologies de pointe.
De surcroît, il existe une forte disimpôts sont titulaires de l’équivalent
parité de statuts au sein de la population
d’un B.A., alors qu’en théorie le conretraitée. Chaque profession cotisant
cours s’adresse aux diplômés de l’enn voit ici que le mode de fonctionpour une caisse de retraite spécifique, il
seignement secondaire. Et le fort
nement de l’État-providence de
y a un écart de revenu abyssal entre les
chômage dissuade les travailleurs de
type continental-conservateur comporte
différents régimes, selon le type de proquitter un emploi choisi moins par pasdes effets pervers : charges sociales profession qu’a exercé une personne durant
sion que pour les avantages statutaires
hibitives et lois malthusiennes limitant le
sa vie. Puisant son origine dans le sysqu’il confère, privant ainsi la société
temps de travail se conjuguent pour créer
tème de protection sociale héritée de
d’un capital humain qui gagnerait à être
une situation qui tend à exclure les plus
Bismarck, les systèmes allemand, italien
mieux investi.
précaires. Mais qu’en est-il de la redistriet français bénéficient en priorité aux
Troisième exemple : la création
bution des richesses, fonction principale
travailleurs ayant eu une carrière stable
d’entreprises. Les PME, qui emploient
de l’État-providence ? Timothy B. Smith,
et n’ayant pas connu de période de chôun salarié du secteur privé sur cinq,
professeur à l’Université Queen’s, avance
mage. Ainsi, l’argent prélevé sur les acconstituent un important vivier d’actique celle-ci s’effectue en faveur de la
tifs profite plus souvent à un cadre
vité et nourrissent la vitalité de l’emfrange la plus aisée de la société.
supérieur du secteur public ayant bénéploi. Pourtant, en Europe continentale,
Le système des retraites illustre bien
ficié au cours de sa vie d’un confortable
une réglementation excessive rend parce point. Son financement représente de
salaire plutôt qu’à l’ancienne ouvrière
ticulièrement laborieuse la démarche de
loin la plus grosse partie des dépenses
du textile, susceptible d’avoir eu un parcréer sa propre entreprise : difficulté de
sociales : 20 p. 100 du salaire en
cours plus erratique. Les femmes, qui
constituer un capital de départ, insuffiAllemagne, 24 p. 100 en France et
ont plus fréquemment connu des intersance de l’aide publique et obstacles
32,7 p. 100 en Italie. Dans les années
ruptions de carrière pour cause de
administratifs de toutes sortes viennent
1960, l’aide aux retraités constituait une
grossesse et d’enfants à élever, sont ainsi
souvent à bout des candidats les plus
urgence absolue : le montant moyen des
particulièrement pénalisées.
tenaces. Il n’existe pas véritablement en
pensions s’élevait à seulement 28 p. 100
L’analyse des transferts sociaux met
Europe d’équivalent de la « Small
du revenu moyen, et une grande partie
en évidence le rôle que l’État joue dans la
Business Administration » américaine,
des retraités dépendaient des revenus
Belgique ou la France à intégrer les travailleurs peu qualifiés (quitte à compenser les bas salaires par des crédits au
logement ou des prestations familiales,
comme cela a déjà été fait aux Pays-Bas)
constitue l’une des clés du chômage de
masse et l’un des échecs les plus marquants de l’État-providence européen.
O
POLICY OPTIONS
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77
Paul May
The Gazette, Montreal
Au cours des derniers mois, le rôle de l’État-providence au Québec a été questionné par plusieurs observateurs, par l’ancien premier ministre
Lucien Bouchard et la nouvelle candidate à la chefferie du Parti québécois Pauline Marois notamment, qu’on voit tous deux ici lors de la campagne électorale de 1998. Et selon Paul May, cette attitude est méritoire car « loin d’être un instrument figé, l’État-providence doit se comprendre comme un outil en perpétuelle évolution, dynamique et évolutif, devant s’adapter aux transformations économiques contemporaines. »
perpétuation des inégalités. On pourrait
ainsi multiplier les exemples : les allocations
familiales,
l’enseignement
supérieur, la santé. Dans de nombreux
domaines, l’apparente solidarité masque
bien souvent des injustices criantes. Dans
sa version européenne continentale,
l’État-providence s’apparente à un « système de stratification sociale » (pour
reprendre
l’expression
d’EspingAndersen) qui privilégie certains groupes
sociaux aux dépens des autres. Le bénéfice va à ceux qui profitent déjà d’avantages acquis et qui savent peser sur les
gouvernements en s’organisant en
groupes de pression.
F
ace au chômage endémique
auquel est confrontée l’Europe,
politiciens et journalistes, avec, dans
leur sillage, une bonne partie de
l’opinion publique, pointent du doigt
des phénomènes exogènes : la compétition internationale, l’immigration
ou la mondialisation. Cette dernière
constitue d’ailleurs le bouc émissaire
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OPTIONS POLITIQUES
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favori des Filip Dewinter, José Bové ou
Jean-Marie Le Pen.
D’une certaine manière, ce discours
relève de la même vision de la mondialisation que celle des « lucides » québécois : les deux partent du postulat que la
concurrence internationale des pays du
Sud est un des facteurs clés du chômage
dans les pays développés, ou, du moins,
constitue une menace sérieuse.
Si la mondialisation pose de nouveaux défis, lui imputer toute la
responsabilité du chômage dans les
pays développés relève bien souvent
du parti pris idéologique ou de la rhétorique politicienne. Dans son livre
Pop Internationalism, Paul Krugman
dénonce les discours visant à imputer
des problèmes endogènes au commerce international. Invoquée par la
droite comme prétexte pour justifier
des mesures impopulaires (au nom de
la compétitivité), ou caricaturée par
une gauche soucieuse de prouver que
le marché est la source de tous les
maux, la mondialisation est souvent
au cœur des débats sur les inégalités
dans les pays développés.
Krugman avance qu’aux États-Unis
seulement 5 p. 100 de la main-d’œuvre
est directement affectée par la concurrence des pays émergents. En Europe, ce
chiffre ne dépasse guère 4 p. 100.
Ajoutons à cela que 80 p. 100 des
échanges des pays de l’OCDE s’effectuent avec des pays de l’OCDE, si bien
que la concurrence étrangère concerne
un nombre restreint d’activités : le textile, l’industrie lourde et le secteur manufacturier au sens large. De surcroît, le
coût de la main-d’œuvre (majoré par les
différences de salaire et de protection
sociale) ne constitue qu’une des nombreuses variables de l’implantation d’une
entreprise sur un territoire donné : la
qualité des infrastructures, le coût du
transport et la productivité entrent
davantage en ligne de compte. Ainsi, les
corrélations entre le taux de chômage et
l’ouverture à la mondialisation sont discutables, comme le prouve l’exemple de
la Suède, qui est l’une des nations les
Léviathan ou bon géant ? L’état-providence en question
tie de la droite, l’inefficacité des
mesures keynésiennes pour retrouver
une situation économique saine constitue la preuve de l’obsolescence de la
social-démocratie. De fait, s’évertuer à
proposer des réponses classiques aux
nouveaux problèmes revient à laisser la
voie libre aux mesures néolibérales.
L’investissement dans la formation
est une des composantes essentielles de
la lutte contre le chômage : selon une
enquête de l’OCDE datée de 2002, le
el qu’il existe en Europe continenDanemark dépense trois fois plus que la
tale, l’État-providence constitue
France pour la formation professiondonc un vecteur non négligeable d’inénelle des adultes. Les ajustements du
galités entre les sexes, les générations et
système productif sont ainsi accompales classes sociales. Élaboré pour répondre
gnés de vastes opérations,
Ni bon géant généreux, ni dinosaure inefficace, l’Étatprévues en amont, visant à
aider la reconversion des
providence s’apparente à un puissant levier qui peut creuser
ou niveler les inégalités. Le vanter par principe est malhabile : salariés que l’entreprise a
licenciés. Cette initiative
l’augmentation des dépenses sociales n’engendre pas
contraste avec la solution
forcément une société plus juste, encore faut-il que les
retenue par les gouvernements d’Europe continentransferts sociaux échappent au jeu du clientélisme électoral
tale qui ont longtemps
et s’effectuent en faveur des plus nécessiteux.
repoussé l’échéance d’une
L’alternative consiste plutôt à proposer
restructuration pourtant inévitable en
aux besoins de solidarité des années 1960
de nouvelles formes de solidarité et à
subventionnant des secteurs conoù le mode de production taylorien préreconsidérer le rôle de l’État.
damnés par le progrès technologique (le
valait, il apparaît mal adapté à la société
Dans cette perspective, on peut s’inscas de la sidérurgie dans les années 1970
postindustrielle et ne parvient pas à lutter
pirer des politiques menées ces dernières
est édifiant), laissant une situation insolcontre les nouvelles formes de pauvreté.
années dans les pays du nord de l’Europe
uble se dégrader de plus en plus. Il eut
En effet, les inégalités d’aujourd’hui
qui, à défaut d’instaurer une égalité
probablement été préférable de procéder
sont principalement attribuables à la
idéale, permettraient de sortir du schéma
aux licenciements nécessaires tout en
transition d’un mode de production de
conservateur-corporatiste et ouvriraient
garantissant des allocations généreuses
type seconde révolution industrielle à
la voie à une distribution plus juste des
ainsi qu’une forte aide à la reconversion.
une économie de services. Le système de
richesses. Les tableaux 1 et 2 montrent
protection sociale reste calqué sur le schéque ces pays sont parmi ceux qui réussisma du travailleur masculin du secteur
TABLEAU 1. INDICE D'INÉGALITÉ DES
sent le mieux à partager la richesse et à
secondaire ayant eu le même emploi tout
RICHESSES DANS LES PRINCIPAUX PAYS
combattre la pauvreté. Les pays scandile long de sa vie. Or, un tel système ne
OCCIDENTAUX
naves caracolent en tête du classement
tient pas compte de la métamorphose du
Pays
Coefficient Gini*
en ce qui concerne le degré d’inégalité
marché de l’emploi des 20 dernières
alors que les pays d’Europe continentale
années : les effectifs du secteur tertiaire
Danemark
24,7
ont des résultats plus mitigés (l’Italie se
ont explosé, représentant maintenant la
Japon
24,9
démarquant par ses mauvaises performajorité des actifs. À titre d’exemple,
Suède
25,0
mances). Ils se classent également en tête
dans la plupart des pays occidentaux, les
Norvège
25,8
Finlande
26,9
avec leur indice de pauvreté peu élevé,
services dans la catégorie « conseils et
Allemagne
28,3
contrastant avec les pays appartenant au
assistance aux entreprises » créent plus de
Autriche
30,0
modèle corporatiste-conservateur dont le
richesses que l’agriculture et les industries
Luxembourg
30,8
système de prélèvements sociaux ne
de biens d’équipement réunies. Pourtant,
Pays-Bas
32,6
parvient pas à lutter aussi efficacement
paralysé par les promesses faites au cours
France
32,7
Canada
33,1
contre la pauvreté.
des décennies passées, l’État peine à se
Suisse
33,1
désengager des ayants droit pour se
Espagne
32,5
tourner vers les victimes de ces bouleace aux dysfonctionnements que
Australie
35,2
versements macroéconomiques.
nous avons relevés dans les systèmes
Grèce
35,4
Cette incapacité à proposer une
continentaux, les pays nordiques ont su
Irlande
35,9
Royaume-Uni
36,0
solution aux inégalités contemporaines
mettre en place des mesures prometItalie
36,0
conduit au procès de l’État-providence
teuses depuis le début des années 1990.
Portugal
38,5
auquel on assiste un peu partout dans
Je mentionnerai brièvement trois aspects
États-Unis
40,8
le monde occidental ; ironie de l’hisde ces politiques : l’investissement dans
* Plus le pourcentage indiqué est proche de 0, plus
toire, les néolibéraux reprennent à leur
la formation et la recherche, l’accompala répartition des richesses est égalitaire.
compte les critiques qu’adressaient les
gnement aux chômeurs et la recherche
Source : United Nations Development
Programme (Report 2004, p. 50).
marxistes à l’État. Pour une bonne pard’un taux d’activité élevé.
plus égalitaires au monde tout en étant
très ouverte au commerce international.
T
F
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Paul May
À cet investissement dans la formation s’ajoute l’investissement dans la
recherche et l’éducation : la Suède
enregistre les plus fortes dépenses dans
ce domaine avec plus de 4 p. 100 du PIB
contre une moyenne de 2 p. 100 dans
l’Union européenne. Les pays nordiques
avec un total de 25 millions d’habitants
déposent plus de brevets que le
Royaume-Uni ou la France auprès de
l’Office européen des brevets. Associée à
un système éducatif performant, cette
politique permet une meilleure adaptabilité de la main-d’œuvre aux évolutions technologiques. Les travailleurs
qualifiés trouvent plus rapidement un
emploi que les autres : le chômage de
longue durée représente seulement
1 p. 100 de la population active en
Suède contre 4,1 p. 100 en moyenne
pour l’Union européenne.
L’aide au chômage, quant à elle,
ne se limite pas à une allocation assortie d’un suivi laxiste. Le chercheur
d’emploi, en échange de services de
qualité, s’engage à une prospection
active, un encadrement strict permettant à la fois de prévenir les fraudes et
de le conseiller dans ses démarches.
TABLEAU 2. INDICE DE PAUVRETÉ
DANS LES PRINCIPAUX PAYS
OCCIDENTAUX
Pays
Indice de pauvreté*
Suède
Norvège
Pays-Bas
Finlande
Danemark
Allemagne
Suisse
Canada
Luxembourg
France
Japon
Belgique
Espagne
Australie
Royaume-Uni
États-Unis
Irlande
Italie
6,5
7
8,2
8,2
8,4
10,3
10,7
10,9
11,1
11,4
11,7
12,4
12,6
12,8
14,8
15,4
16,1
29,9
* Dans le cas des pays riches, l’indice de pauvreté
est calculé à partir des indicateurs de longévité,
d’instruction, de conditions de vie et d’exclusion.
Source : Programme des Nations Unies pour le
développement (chiffres datant de l’année 2004).
80
OPTIONS POLITIQUES
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P
our assurer des dépenses sociales
aussi élevées, les pays d’Europe du
Nord ont opté pour une politique active
de l’emploi, qui constitue la véritable clé
de voûte de l’État-providence socialdémocrate. On cherche à inclure un maximum d’individus dans le marché de
l’emploi pour que la solidarité soit
financée par le plus grand nombre : le fort
taux d’activité permet ainsi de répartir les
dépenses sociales sur l’ensemble des travailleurs et non sur un groupe précis.
Cette politique contraste fortement
avec celle menée dans les années 1980
en Europe continentale, alors que les
gouvernements, dans le but de réduire le
chômage, ont choisi d’écarter certaines
catégories de personnes du marché du
travail en finançant des départs massifs
en préretraite (pour « faire de la place
aux plus jeunes ») ou en favorisant le
retour des femmes au foyer par le biais
d’un système fiscal rendant peu attractifs les emplois à temps partiel (pérennisant une des sources principales de
l’inégalité entre les sexes). Ces mesures,
si elles ont diminué artificiellement les
chiffres de chômage, ont fait chuter le
taux d’activité et ont eu pour conséquence de faire peser le fardeau des
prélèvements sociaux sur un nombre
restreint d’actifs. Sur le long terme, les
inégalités générationnelles s’en sont
alors trouvées accrues.
Au contraire de cette politique, le
Danemark et la Suède ont plutôt
répondu en favorisant un taux d’activité élevé parmi les personnes âgées.
C’est grâce à son fort taux d’emploi des
jeunes, des femmes et des plus de
60 ans que la société peut supporter
une telle charge sociale.
N
ous pourrions multiplier les
exemples attestant de la clairvoyance des gouvernements d’Europe du
Nord. La réforme drastique de la fonction publique, la politique sociale
envers les femmes ou tout simplement
l’importance des dépenses pour les programmes d’emploi (4,3 p. 100 du PIB au
Danemark contre 2,7 p. 100 en France)
sont autant de mesures qui s’inscrivent
dans une même logique de recherche
d’une justice sociale pour le 21e siècle.
Les politiciens continentaux qui
prétendent s’inspirer du modèle
social-démocrate nordique se drapent
à bon compte des oripeaux de la vertu,
car l’imiter impliquerait une rupture
courageuse avec leur clientèle politique traditionnelle, première bénéficiaire des faveurs de l’État-providence
conservateur.
Au Québec, la ligne de front
partageant « lucides » et « solidaires »
sous-tend de part et d’autre des partis
pris qu’il faut nuancer. Ni bon géant
généreux, ni dinosaure inefficace, l’Étatprovidence s’apparente à un puissant
levier qui peut creuser ou niveler les inégalités. Le vanter par principe est malhabile : l’augmentation des dépenses
sociales n’engendre pas forcément une
société plus juste, encore faut-il que les
transferts sociaux échappent au jeu du
clientélisme électoral et s’effectuent en
faveur des plus nécessiteux.
L
’exemple nordique montre que l’État
peut être un partenaire efficace pour
le marché, sur lequel repose la solidarité.
Ce constat vient écorner les clichés tendant à opposer croissance économique et
redistribution des richesses, ouverture des
marchés et paupérisation galopante. Dès
lors, accuser l’aide sociale, les impôts ou
l’allocation de chômage d’être incompatibles avec la compétitivité, c’est s’engager sur une fausse piste, que certains
adeptes des « lucides » ont parfois tendance à emprunter.
Loin d’être un instrument figé,
l’État-providence doit se comprendre
comme un outil en perpétuelle évolution, dynamique et évolutif, devant
s’adapter
aux
transformations
économiques contemporaines. À une
époque où le système de solidarité
post-taylorien reste à inventer, il semble que le modèle scandinave comporte de nombreux atouts, au-delà de
ses imperfections et des problèmes
d’adaptabilité que sa transposition
dans les pays étrangers peut poser.
Paul May est doctorant au département de
science politique de l’UQAM et chercheur
associé à la Chaire de recherche du Canada
en études québécoises et canadiennes.