La générosité - Pour le ravissement
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La générosité - Pour le ravissement
29 juillet 2002 La générosité Jean-Marc Gollier Avocat honoraire Conseiller à la Commission bancaire financière et des assurances [email protected] Table des matières Introduction : .............................................................................................................................. 2 Première partie : Lire les mots de la générosité.......................................................................... 2 Deuxième partie : état des lieux ................................................................................................. 4 • Valeur discréditée ? ................................................................................................ 4 • Valeur ancienne...................................................................................................... 5 Troisième partie : définition de la générosité ............................................................................. 6 • Jean-Paul Sartre...................................................................................................... 6 • René Descartes ....................................................................................................... 7 • Vladimir Jankélévitch ............................................................................................ 8 Quatrième partie : Justice, équité et générosité .......................................................................... 9 • Justice et générosité................................................................................................ 9 • Equité et générosité .............................................................................................. 10 Cinquième partie : défense et illustration de la générosité....................................................... 12 • Démonstration ...................................................................................................... 12 • Exemples et contre-exemples de générosité......................................................... 15 Conclusion................................................................................................................................ 19 Introduction : La « générosité » met en jeu des mouvements de l’être, d’abandon et de confiance. Alors que dans l’amour, il s’agit d’un mouvement parti du cœur, de l’affectif, dans la générosité, le mouvement part de la volonté consciente, libre et raisonnante. Les notions d’amour et la générosité ont ceci en commun qu’elles procèdent toutes deux d’un élan. Mais alors que l’amour procède d’un élan vital qui peut s’expliquer presque physiquement, qu’est-ce qui explique la générosité ? A quoi rime la générosité ? Comment se fait-il qu’elle apparaît ? Je chercherai d’abord, à titre d’introduction, à baliser la notion dans les mots qui expriment la générosité. J’en examinerai ensuite la réception aujourd’hui (valeur reçue ou discréditée) avant d’aborder les définitions de la générosité, puis son appréhension par la justice. Je terminerai par une défense et illustration de la générosité. Première partie : Lire les mots de la générosité L'étymologie du mot "généreux" est curieuse, puisqu’elle ne nous renvoie pas vers un sentiment ou un comportement moral, mais vers 2 une origine familiale, généalogique. Le mot « généreux » vient du latin « genus » « generosus » qui signifie « de bonne race »1. Cette étymologie se confirme avec la mot « libéralité » : est libéral l’homo liber, l’homme qui est né libre. Ces deux mots suggèrent que la générosité est une vertu propre à l’homme libre, c’est-à-dire en pleine possession de ses moyens. Autre mot consubstantiel à la générosité, le mot « don ». Le don est l’abandon gratuit de quelque chose au profit de quelqu'un d’autre que moi, sans rien attendre en retour. Le verbe « donner » a un contenu plus dense, particulièrement dans sa voie passive. Ce qui est "donné", une "donnée", c'est ce qui est. Quand je dis "étant donné", je me réfère à ce qui est (donné). J'exploiterai cette idée dans la quatrième partie de mon exposé, consacrée à la défense et illustration de la générosité. Le « pardon » nous lance dans une autre dimension de la générosité: du latin « per-donare » : le suffixe « per » ou « par » indique la perfection, l'achèvement de l'action (on retrouve ce même suffixe notamment dans « perfusion », « parcourir », « parvenir »). Le "donare" latin avait lui-même un sens abstrait spécial de "faire remise 1 Les informations étymologiques sont tirées du Robert, Dictionnaire historique de la langue française. 3 de", qui est devenu le sens exclusif du mot pardonner. Le pardon serait ainsi le stade ultime du don. Je termine avec le mot « charité » : ce mot a reçu une connotation un peu ridicule, en raison notamment de la caricature dans laquelle une certaine « charité chrétienne » a réduit cette idée. Certaines dames patronnesses exerçaient la charité comme elles allaient prendre le thé, sans se mouiller, sans se compromettre et en fait sans rien abandonner d’elles-mêmes, sauf un peu de leur superflu. Deuxième partie : état des lieux • Valeur discréditée ? En évoquant tous ces mots, je viens d’identifier un mot discrédité : la charité. La générosité n’a pas souffert d’un tel discrédit. Le mot a longtemps gardé son apanage de noblesse et de hauteur de vue. Pourtant, aujourd’hui, la générosité est problématique. Il n’est pas indispensable d’être généreux dans une économie de marché. Il suffit d’être correct, c’est-à-dire respectueux des règles, à la lettre. Aujourd’hui, il serait même plus adéquat d’être avare que d’être généreux : les marchés applaudissent l’entreprise qui licencie pour faire des économies, qui liquide des divisions non rentables, qui se délocalise vers des contrées où le travail est moins onéreux. 4 La générosité dans ce tableau est comme une fioriture, un accessoire, un faire-valoir. Ce n’est pas une valeur reconnue. • Valeur ancienne Un sommet de la générosité comme valeur sociale est symbolisé par l’esprit chevaleresque : le chevalier offrait gratuitement sa vaillance pour sauver quelque veuve ou quelque orphelin dans l’adversité. Don Quichotte de la Manche consacre, au dix-septième siècle, la fin de ce système de valeurs. Le personnage est piteux non seulement parce qu’il se bat contre des mirages, mais aussi parce qu’un tel combat pour noble qu’il ait pu être, n’a plus cours, est dépassé. Plus tard, des sociétés généreuses seront encore imaginées, mais toutes seront reléguées au rang d’utopies ou de manières de vivre marginales voire dangereuses. Les marxistes se sont bien gardés de définir leur idéal par rapport à un quelconque élan généreux : leur mouvement est d’abord un mouvement de lutte, une maîtrise complète des hommes par l’histoire2. Je passe maintenant aux définitions de la générosité, qui nous permettront d’identifier mieux les enjeux de la générosité. 2 Lire cependant, du marxiste Ernst Bloch, Le principe espérance, 1954-1959. 5 Troisième partie : définitions de la générosité Je présente trois définitions de la générosité, la première est de Sartre, la seconde de Descartes et la dernière de Jankélévitch. • Jean-Paul Sartre Jean-Paul Sartre donne la définition suivante dans "L'être et le néant"3 : "La générosité est avant tout fonction destructrice. La rage de donner qui prend à certains moments certaines gens (…) n'est pas autre chose qu'une rage de posséder (….). Donner, c'est asservir l'autre (…) la générosité nous guide vers le néant (…)." Pour Sartre, celui qui est généreux cherche à me posséder. Il faut lui échapper. Il faut refuser la générosité. Celui qui reçoit est écrasé par le poids de la dette, fut-elle de reconnaissance. Il est certes exact qu’une certaine générosité, peut-être la plus courante, est un geste hypocrite qui asservit l’autre. Mais est-ce vrai de tout acte généreux ? Il y a un lien à faire entre ce discrédit sartrien de la générosité et les mots que Sartre met dans la bouche d'un de ses personnages : "L'enfer, c'est les autres" 3 Gallimard, Tel (1943), p. 655. 6 Ainsi, l’autre n’est pas mon but, mais l’occasion de ma chute. Un autre philosophe écrit, à mon avis plus justement "L'enfer, c'est l'absence de tout autre"4. L’enfer c’est si je me trouve esseulé, si je n’ai plus personne avec qui partager, si je n’ai plus personne à qui me donner. Le fait que Sartre, à la suite de Nietzsche, rejette l’idée du Bien et du Mal explique également son rejet de la générosité. Ceci nous amène à la définition que Descartes donne de la générosité. • René Descartes René Descartes a donné cette définition de la générosité : « la vraie générosité, écrit-il, qui fait qu'un homme s'estime (…) consiste seulement, partie en ce qu'il connaît qu'il n'y a rien qui véritablement lui appartienne que la libre disposition de ses volontés (…) partie en ce qu'il sent en soi-même une ferme et constante volonté d'en bien user (…) »5. Voilà une définition rigoureuse et presque anti-sentimentale : la générosité est le fait d'un homme qui sait qu’il est pauvre – il n’a 4 Jean-Luc Marion, Prolégomènes à la Charité, éd. La Différence, 1986, p. 31. 5 Les passions de l'âme (1649), III, n° 153 ; c’est moi qui souligne. 7 d’autre richesse que son libre arbitre - et qui résolument décide d’user de cette liberté pour le bien. Cette définition met en évidence que l’acte généreux est un acte de volonté, volonté dirigée vers le bien. Mais Descartes ne dit pas quel est le sens du bien. Je me tourne alors vers Jankélévitch. • Vladimir Jankélévitch Vladimir Jankélévitch définit la générosité comme l'acte libre de celui qui donne, qui se donne au monde ou à l'autre sans autre calcul que la recherche du bien commun. Dans des termes lyriques, il écrit que la générosité « affirme le toi, au devant duquel elle (la générosité) va »6. Le généreux apparaît comme un être en expansion, un ruisseau qui coule et qui comble l’autre, sans retenue autre que celle du lit dans lequel il est et du barrage que l’autre établirait pour retenir cette expansion. Jankélévitch oppose à cette image expansive le personnage odieux d’Harpagon, incarnation de l’avarice, au geste rétractile, qui retire, soustrait, dérobe et rejette. 6 Vladimir Jankélévitch, Traité des vertus, II, Les vertus et l’amour, vol. 2, 1986. 8 L’avare est un siphon qui aspire sans fin, et s’abîme dans sa passion d’accaparer. L’avare est un trou noir, dont la masse énorme ne fait qu’enfler sans jamais se satisfaire ou trouver l’équilibre. L’avare est destruction car il ne peut calmer son angoisse qu’en amassant stérilement et en réduisant l’autre à sa merci. L’autre est un risque de perte ou une occasion de gain. L’idée de destruction apparaît ainsi aux deux extrémités de la pensée : pour Sartre, c’est la générosité qui est destructrice, pour Jankélévitch, c’est son contraire, l’avarice. Que dit la justice de la générosité ? Nous verrons qu’elle paraît plus proche de Sartre que de Jankélévitch. Quatrième partie : Justice, équité et générosité • Justice et générosité La générosité hors la loi est saisie juridiquement par le concept de prodigalité. La prodigalité, dit Mazeaud, c'est "l'état de la personne qui se livre à de folles dépenses entamant son capital par des dépenses inconsidérées". Le prodigue risque, par ses dépenses, "de se 9 ruiner et de ruiner sa famille"7. Il faut l’en prévenir, de force s’il le faut. Telle est la loi du Code civil. Etrange attitude des auteurs d’un code issu de la révolution française, dont les axes sont la liberté individuelle et la propriété. Ce que je fais de ma propriété, cela ne vous regarde pas, peut dire le propriétaire, c’est mon affaire. Le Code civil protège l'ordre établi. Il voit dans la prodigalité comme un outrage à la propriété. La fable rigoureuse et triste de la cigale et la fourmi est dans la droite ligne de ce Code : Pour prévenir l’obligation dans laquelle pourrait se trouver la société de pourvoir aux besoins du prodigue, il faut l’empêcher de répandre ses richesses sans considération8. • Equité et générosité La générosité ne fait pas partie des principes d’équité. L'équité, dans sa définition classique, c'est le fait de reconnaître à chacun ce qui lui est dû, même, surtout en l’absence de règle. 7 H., L. et J. Mazeaud, Leçons de droit civil, 3è éd., I, n° 1388. Le répertoire notarial définit ainsi la prodigalité : "est prodigue celui qui, par dérèglement d'esprit ou de mœurs dissipe son bien en folles dépenses" (Rép. Not., 1984, n° 191). Pour qu'il y ait prodigalité, il faut d'une part que les dépenses dépassent les revenus et qu'elles n'aient pas de "justification économique, qu'elles ne répondent à aucune nécessité, mais constituent de véritables dilapidations" (id., n° 192). 8 Voy. F. Laurent, Principes de droit civil, 1871, V, n° 340. 10 L'homme équitable est celui qui se soucie de l'autre et lui applique la règle d'or : « Fais à autrui ce que tu souhaite qu'il te fasse »9. L'équité est une question d'équilibre. Elle implique que celui qui se trouve en position de force renonce à cette force pour permettre à l’autre de recevoir comme s'il était placé dans une situation aussi favorable que lui10. L'équité reste une question de marchandage, mais un marchandage de personnes qui s’astreignent à l’égalité des forces, bien qu'une des parties soit en fait en position de force qui lui permettrait, en l’absence de tempérance, d’obtenir plus que l’autre. La générosité est au-delà de l'équité. Alors que l’équité est une question d'équilibre, la générosité est caractérisée par le déséquilibre. Le généreux ne marchande pas. L'homme équitable cherche le partage juste des richesses. L'homme généreux est prêt à abandonner tout ce qu’il a. Il cherche, au fond, à devenir pauvre, à se détacher de ce qui le retient pour mieux s'élancer vers les autres, pour mieux vivre peut-être. 9 P. Ricœur, Amour et Justice, Mohr, Tübingen, 1990, citant lui-même l'évangéliste Luc VI.31. 10 Voy. Aristote, Ethique de Nicomaque, Livre V, Chap.X, spéc. 4, 6 et 8. 11 Cinquième partie : défense et illustration de la générosité Et nous voici arrivés à la dernière partie de mon discours. Faut-il être généreux? Faut-il s'en défendre? Le sentiment généreux est-il à mettre à l'index, ou au musée des souvenirs d'un autre temps? La générosité est à mon avis un vecteur de notre vie. Elle porte notre être à la vie. Je m’emploierai ici à démontrer que la générosité est l'état premier de l'être vivant : en étant généreux, l'homme entretient la vie qui lui est donnée. Je m'emploierai à démontrer ensuite que l'économie de la générosité est une économie foncièrement profitable, même si c'est une économie qui se fonde sur la recherche d'une certaine pauvreté. • Démonstration L'être est généreux ou il n'existe pas pour moi Comment est-ce que le monde m'apparaît? 12 Il m'apparaît parce qu'il m'est donné, il m'apparaît dans toute la mesure où il m'est donné. "Etant donné"11 le monde, pourrait-on dire. Et à partir de cet "étant donné", je peux construire mon existence. "Etant donné", le monde, l’existence. Moi-même, je suis le produit d'un acte généreux. Et de fait, même si la difficulté, l'épreuve, la souffrance font partie de cet "étant donné", je ne peux prendre la vie, dans mon premier mouvement, que comme un donné. Ce donné n’est-il pas le produit d’une gigantesque gabegie absurde, sans raison? Faut-il accumuler pour prévoir le jour où tout aura été donné, où il faudra commencer à vivre de ses rentes, comme la fourmi de la fable ? Mais la fourmi vit-elle, où est-ce la cigale qui a vécu tout l’été. Qui est présent à la vie, qui lui est absent ? La cigale, qui se projette en dehors d’elle-même dans son chant estival me séduit par sa générosité. Le mode d’être (prodigue) qui caractérise la cigale est dynamique, le mode de l’avoir, qui caractérise la fourmi, ne l’est pas. 11 Titre d'un ouvrage de Jean-Luc Marion, Etant donné, Essai d'une phénoménologie de la donation, 1997, P.U.F. 13 La générosité met l'être dans une perpétuelle aventure, pleine de dangers et de surprises, pleine d’"à venir", pleine de quelque chose "en devenir", mais qui est actuellement vécu. L'économie de la générosité Le mouvement généreux n'est pas pour autant un mouvement désordonné. Comme le dit Descartes, il procède d'une volonté libre, critique et autonome. Ce mouvement procède d'une espérance, celle d’un échange substantiel de l'un à l'autre, au-delà de tout calcul. Le mouvement généreux crée un risque, risque de ne rien recevoir en retour parce que je serais tombé sur un avaricieux. De fait, mais ce risque est couru en connaissance de cause. Nous sentons le besoin de sa présence chaque jour dans les impasses de notre économie de marché, dans les courants d'airs de cette économie qui cherche à monnayer non seulement notre avoir, ce qui est encore normal, mais aussi notre vie, ce qui est beaucoup plus problématique. L'économie de l'artiste est une économie de la générosité. Ainsi, Vincent Van Gogh est l’exemple même de celui qui a vécu en se donnant entièrement à son œuvre, c’est-à-dire en fait aux autres. En même temps qu’il s’affirmait sans chercher l’échange marchand, il 14 s’accomplissait de façon extraordinaire. Gaugain est un curieux exemple de l’attirance que peut exercer l’élan de générosité. Avant de devenir peintre, il avait fait fortune en spéculant en bourse. Mais un jour, qui sait pourquoi, il s’est senti attiré irrésistiblement vers la peinture, et s’y est voué corps et âme. Lorsque Rimbaud proclame « Je est un autre »12, il consacre ce désintéressement de lui-même, ce nécessaire saut au-delà de lui-même pour devenir source et œuvrer pour la poésie. Rimbaud constate qu’il n’est que le conduit à travers lequel son œuvre coule, comme un donné qu’il répand sur le monde. L'acte poétique est par essence un acte généreux, un acte qui nécessite du génie. Génie et générosité ont la même origine étymologique. • Exemples et contre-exemples de générosité L’un des plus beaux exemples littéraires de générosité se trouve dans l’œuvre de Victor Hugo, au début des Misérables, dans l’épisode où l'évêque Myriel, qui avait hébergé Jean Valjean à sa sortie de prison, et qui s’était fait voler toute son argenterie par ce dernier. Jean Valjean est attrapé par des gendarmes, qui le traînent chez l’évêque. 12 Extrait d’une lettre addressée à Paul Demey, appelée la « Lettre du Voyant », datée du 15 mai 1871 : “Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident. J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. …[De] vieux imbéciles … ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en réclamant les auteurs ! … ». 15 On frappa à la porte. - Entrez, dit l’évêque. La porte s’ouvrit. Un groupe étrange et violent apparut sur le seuil. Trois hommes en tenaient un quatrième au collet. Les trois hommes étaient des gendarmes ; l’autre était Jean Valjean. Un brigadier de gendarmerie, qui semblait conduire le groupe, était près de la porte. Il entra et s’avança vers l’évêque en faisant un salut militaire. - Monseigneur, dit-il… A ces mots, Jean Valjean, qui était morne et semblait abattu, releva la tête d’un air stupéfait. - Monseigneur ! murmura-t-il. Ce n’est donc pas le curé… - Silence, dit le gendarme. C’est Monseigneur l’évêque. Cependant, monseigneur Bienvenu s’était approché aussi vivement que son grand âge le lui permettait. - Ah ! Vous voilà ! s’écriait-il en regardant Jean Valjean. Je suis aise de vous voir. Eh bien, mais ! je vous avais donné les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste et dont vous pourrez bien avoir deux cent francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ? Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une expression qu’aucune langue humaine ne pourrait rendre. - Monseigneur, dit le brigadier de gendarmerie, ce que cet homme disait était donc vrai ? Nous l’avons rencontré. Il allait comme quelqu’un qui s’en va. Nous l’avons arrêté pour voir. Il avait cette argenterie… - Et il vous a dit, interrompit l’évêque en souriant, qu’elle lui avait été donnée par un vieux bonhomme de prêtre chez lequel il avait passé la nuit ? je vois la chose. Et vous l’avez ramené ici. C’est une méprise. - Comme cela, reprit le brigadier, nous pouvons le laisser aller ? - Sans doute, répondit l’évêque. Les gendarmes lâchèrent Jean Valjean qui recula. - Est-ce que c’est vrai qu’on me laisse ? dit-il d’une voix presque inarticulée et comme s’il parlait dans le sommeil. - Oui, on te laisse, tu n’entends donc pas ? dit un gendarme. - Mon ami, reprit l’évêque, avant de vous en aller, voici vos chandeliers. Prenez les. Il alla à la cheminée, prit les deux flambeaux d’argent et les apporta à Jean Valjean. Les deux femmes le regardaient faire sans un mot, sans un geste, sans un regard qui pût déranger l’évêque. Jean Valjean tremblait de tous ses membres. Il prit les deux chandeliers machinalement et d’un air égaré. - Maintenant, dit l’évêque, allez en paix. (…). L’évêque s’approcha de lui et lui dit à voix basse : - N’oubliez pas, n’oubliez jamais que vous m’avez promis d’employer cet argent à devenir honnête homme. Jean Valjean, qui n’avait aucun souvenir d’avoir rien promis, resta interdit. L’évêque avait appuyé sur ses paroles en les prononçant. Il reprit avec solennité : - Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu. L’évêque fait à la fois don et pardon. Sa générosité insémine dans l'être de Jean Valjean une lueur d'espoir qui courra à travers tout le 16 roman. Il mourra avec ces chandeliers à ses côtés. On voit dans cet exemple que la générosité peut ne pas rester sans répercussion, non tant pour celui qui a fait preuve de générosité, mais plutôt « pour le reste du monde » qui se trouve enrichi d’un être frappé par la générosité et qui à son tour sera attentif aux autres. Un petit exemple de générosité vécue est celui de Germaine Tillon ou une autre ancienne résistante française prisonnière au camp de transit de Drancy : Elle était en cours de déportation vers Buchenwald. Elle avait passé un séjour en prison pour collaboration avec des « terroristes », ainsi que les qualifiaient les nazis. Elle était épuisée, seule, à bout de souffle, prête à abandonner tout espoir de survie. Tout à coup quelqu’un est venu à elle. Il devait s’agir d’une personne de la croix rouge. Il était là avec une bassine remplie d’eau et une éponge. Il lui a lavé le visage et les mains. Ce geste infime, qui ne coûtait presque rien à son auteur - sinon d’être là -, a fait renaître au fond de Germaine Tillon un espoir qui, disait-elle, l’a tenue dans l’envie de survivre jusqu’à la fin de son incarcération en camp de concentration. A nouveau, la générosité a frappé quelqu’un, l’a redressé et fait vivre, et ici, ça n’a plus rien de romanesque. A présent, deux exemples d'actes pseudo généreux dont l'échec tient tout entier dans une mauvaise compréhension de l'économie de la générosité : le Roi Lear et Timon d'Athènes, deux drames sombres et pessimistes, si on n'y voit pas un appel à une générosité responsable. 17 Dans le Roi Lear, un vieux roi d’Angleterre décide d’offrir à ses trois filles son royaume en partage, à condition qu’elles lui déclarent chacune, devant la cour, combien elles aiment le roi leur père - la plus belle part revenant à celle qui aura fait la plus belle déclaration. Ses deux premières filles, Régane et Goneril, acceptent avec avidité et font des déclarations empressées de leur amour filial. La cadette, Cordelia, refuse de faire une telle déclaration, lui déclarant que si elle l’aime tendrement, elle ne souhaite pas qu’il abandonne son trône prématurément, elle ne s’estimant pas digne de régner sur lui. Le Roi est offusqué par la déclaration et la répudie sans aucune part. Il partage ainsi son royaume en deux pour ses deux premières filles, leur demandant seulement de l’accueillir avec les égards dus à sa personne chaque fois qu’il lui plairait de leur rendre visite. Mais voilà, les filles prennent possession de ce qui leur est donné. Le Roir Lear rend visite à la première, mais trouve porte close. Il n’a plus de pouvoir et n’est plus respecté par sa première fille. Il essuie le même affront auprès de sa seconde fille. Il se réfugie fou dans la forêt et s’ensuivent une série d’épisodes épiques et tristes du Roi qui sombre dans la folie. Le geste du Roi Lear n’était pas un geste de générosité. Il s’agissait d’un geste orgueilleux, d’un geste d’abandon dispendieux en échange de vaines flatteries. Si le monde ensuite s’effondre autour du Roi Lear, c’est parce qu’il n’est pas resté à la hauteur de sa personne. Il aurait pu être généreux, mais pas en abandonnant ses responsabilités. Timon est un riche citoyen d’Athènes. Il prodigue à tout son entourage une attention considérable, satisfaisant, à peine exprimées, toutes leurs envies. Ce faisant, sans s’en apercevoir à temps, il se ruine et s’endette considérablement. Voilà que les créanciers réclament leur dû. Timon aux abois va demander à ceux qu’il pensait être ses amis une aide pour rembourser ses dettes. Mais toutes les portes se ferment. Timon se retire d’Athènes, condamné pour ses dettes impayées, profondément meurtri. Il se réfugie dans les bois où il tient sur le monde le langage d’un imprécateur, profondément misanthrope. Il ne voit autour de lui que des voleurs et des sots. Tout pour lui dans le monde n’est que vol. Ainsi, il rencontre des brigands auxquels il tient ce langage : « Je vous montrerai partout l’exemple du brigandage. Le soleil est un voleur. Par sa puissance d’attraction, il dépouille la vaste mer. La lune est une voleuse effrontée, elle soustrait sa pâle lumière du soleil. L’océan est un voleur (…) La terre est une voleuse ( …). Tout vole. Les lois, qui vous réfrènent et vous flagellent, (…) exercent un brigandage impuni. Ne vous aimez pas les uns les autres. Volez-vous réciproquement. »13 Triste histoire d’une prodigalité échouée. 13 W. Shakespeare, Théâtre, III, trad. Victor Hugo, éd. G.-F., p. 674. 18 Conclusion La générosité source de vie ou précipice vers le néant. Ces deux analyses sont des facettes différentes d’un même mouvement, dont seule l’intention diffère : Intention de faire le bien ou intention de posséder l’autre. Bien comprise, la générosité est la respiration qui permet l’épanouissement. Elle crée un risque considérable, comme dans tout échange. Il faut en être conscient et gérer ce risque. Le risque pris en étant généreux n’est pas fondamentalement différent du risque pris en calculant les termes d’un marchandage. Dans le marchandage, c’est l’intérêt personnel qui est premier, dans la générosité, c’est un intérêt qui dépasse la personne, c’est l’intérêt de l’humanité. Et c’est à présent le dernier mot qui vient. Le mot Dieu. Il n’apparaît pas dans ce discours. C’était nécessaire. L’homme est devenu tellement étranger à lui-même qu’il faut d’abord redécliner ce qui fait de lui-même un vecteur du bien, en le définissant comme un être autonome, libre et digne de générosité. C’est seulement après que nous pourrons refaire un discours qui comprend Dieu dans son énoncé. Dans l’intervalle, le silence sur Dieu est d’or. ******* 19