Article dans "L`Hebdo"

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30∑gastronomie
gastronomie∑31
TEXTE Marianne Grosjean
PHOTOS PIERRE-ANTOINE
GRISONI/STRATES
L’
homme, tout de blanc
vêtu, s’appelle Ken Kawakami. Repéré et engagé il y a six
ans par Covedis, importateur de
produits de la mer depuis 1967,
il est l’un des rares itamae (ou
maître sushi japonais) dans nos
contrées. Grâce à lui, Covedis,
une PME basée dans les hauts
de Lausanne, est devenue le
plus gros fournisseur de sushis
en Suisse romande. L’entreprise
livre ses barquettes dans
33 magasins Manor, dans une
quinzaine de supermarchés
Coop à Genève et à Lausanne,
ainsi qu’à travers sa propre
chaîne de boutiques, Sushi Zen.
Dix ans de formation. Chaussé
leader romand La société Covedis, à Lausanne, produit chaque année 8,5 millions de sushis. Le saumon provient
d’Irlande, le thon rouge du Sri Lanka et les feuilles d’algues (noris) du Japon.
Actuels
le maître des sushis
industriels
Portrait. Les «vrais» chefs japonais sont rares en Suisse.
Rencontre avec Ken Kawakami, qui met son art au service
du plus grand producteur romand de sushis, basé à Lausanne.
de bottes en caoutchouc
blanches, utiles pour marcher
sur un sol lavé en permanence,
le quadragénaire, père de
famille, raconte ses huit ans
de formation d’itamae au Japon
dans un français assaisonné à la
nippone: «Les trois premières
années, l’apprenti n’a pas le droit
de toucher au poisson, il ne s’occupe que du riz. S’il a fait du bon
travail, on peut le laisser retirer
des arêtes, par exemple. S’il
continue à être bon, il peut poursuivre sa formation par étapes.»
Précis, Ken Kawakami intervient
dans la fabrication et découpe
en rondelles à la vitesse de
l’éclair un rouleau de maki sortant du compresseur à riz.
En plus de la confection de
sushis, «un itamae japonais doit
maîtriser ses ustensiles à la perfection», ajoute-t-il, et ce, afin
de trancher un filet sans abîmer
la chair fine d’un poisson, ni toucher la poche vénéneuse du
fameux fugu, poisson potentiellement mortel, toutefois absent
de nos assiettes helvétiques.
Travaillant traditionnellement
en face du client d’un restaurant,
le sushiman doit offrir un specL’Hebdo 2 février 2012
tacle impeccable sur les plans
hygiénique, technique et esthétique. Côté fraîcheur, Covedis est
à la pointe. «Nos produits, sauf
certains fruits de mer, ne sont
jamais congelés, mais livrés par
avion au plus tard 36 heures
après la pêche, ou encore
vivants» précise Daniel Lévy,
le patron de l’entreprise.
Le minimum requis pour travailler le cru, selon le chef sushi.
Riz au gaz. La maîtrise du riz,
loin d’être uniquement le chemin de croix de l’apprenti itamae, est capitale dans le sushi.
Le défi est d’autant plus grand
dans les productions industrielles, quand le sushi n’est pas
consommé tout de suite. «Le riz
est plus délicat que le poisson.
Il faut modifier la cuisson
chaque jour selon la température ambiante, mélanger les
différentes sortes de riz, et
doser le vinaigre pour éviter que
le riz ne sèche après un passage
au frigo» dévoile Ken Kawakami. Préparés entre minuit et
8 heures du matin, les sushis
sont ensuite envoyés par
camion réfrigéré et consommés
au maximum 24 heures plus
machine pour le riz», raconte
l’itamae, tapotant un monstre
d’acier d’une valeur de 400 000
francs. Dernier cri au Japon,
l’engin long de 12 mètres filtre
l’eau, lave le riz, le cuit au gaz, y
déverse le vinaigre. «Je n’étais
pas content de ne pas être à la
pointe côté riz» confesse le chef
sushi. Daniel
se félicite
«les trois premières années, Lévy
aujourd’hui
d’avoir acquis
l’apprenti n’a pas le droit
ladite machine
de toucher au poisson.
qui a permis,
Il ne s’occupe que du riz.»
outre de boniKen Kawakami fier le riz, d’augmenter sa protard. Même si la plupart du duction, qui avoisine les
temps Daniel Lévy donne carte 8,5 millions de sushis par an
blanche à Ken Kawakami, le et fait de Covedis l’un des leachef cuisinier se heurte parfois ders de Suisse dans ce marché.
aux calculs du chef d’entreprise: Les autres producteurs indus«J’ai mis deux ans à le triels prennent aussi le virage
convaincre d’acheter cette du gaz, plus précis dans la cuis-
son du riz. Sushi Mania, basé
à Vuadens (FR), est en train
de troquer ses autocuiseurs
électriques contre des machines
à gaz. Ekaï, à Carouge (GE), autre
grand fabricant de sushis, possède une machine similaire
à celle de Covedis, mais qui est
régie par un programme informatique et non par les réglages
minutieux d’un itamae.
Le maniaque. A Covedis, Ken
Kawakami contrôle aussi le personnel et le déroulement
des opérations en cuisine.
«On m’appelle le maniaque»,
prévient Ken, l’œil rivé sur le
personnel découpant le poisson
ou formant des makis. Obsédé
par la propreté, il contrôle les
poignées de portes, les sols,
les doigts des employés. «Plus
les délais de fabrication et de
consommation sont grands,
32∑gastronomie
Fraîcheur Les produits de mer sont livrés par avion au plus tard 36 heures après la pêche. Une fois confectionnés, les sushis sont fournis en barquette à de nombreux
supermarchés romands et vendus le jour même.
plus l’hygiène doit être
impeccable. Dans un restaurant,
l’itamae prépare un sushi et,
cinq minutes après, il est mangé
par le client. Cela limite le temps
de développement d’une éventuelle bactérie.» Sous ses ordres,
une vingtaine d’employés
de nationalités japonaise, européenne, chinoise, ou malaisienne. Perfectionniste, Ken
n’hésite pas à recaler des poissons, pourtant frais, dont l’odeur
ne lui revient pas. Fier, il nous
tend quelques sushis à peine
confectionnés qu’il couve d’un
regard amoureux. Regrette-t-il
de ne pas travailler en face
du client, comme dans un restaurant? «Non, ma satisfaction,
c’est de savoir que quelque part
le client appréciera nos sushis.»
Actuels
L’original et la copie. Mais un
maître sushi japonais est-il
vraiment nécessaire à l’époque
où l’internet regorge de recettes,
de cours express pour «devenir
itamae en 2 semaines»,
de vidéos démontrant «comment faire des nigiris»? Pour
beaucoup de producteurs industriels, le prestige autour de la
nationalité japonaise des sushimen est exagéré. L’entreprise
Sushi Mania est fière d’employer près de vingt nationalités
diverses en cuisine. Les seules
Japonaises sont des hôtesses
proposant des dégustations en
grande surface. Les nouvelles
idées de sushis, Pascal Bolay,
responsable de la production
chez Ekaï, les trouve sur l’internet, les teste et les goûte avec
son équipe: «C’est plus inspirant que si on est soumis aux
idées d’un seul maître.» Selon
lui, il est possible de former une
personne à faire des sushis
en seulement six mois.
Sentir 2000 poissons. Pour Ken
Kawakami, il ne suffit pas
de «copier la technique» pour
fabriquer le même produit: «On
ne peut pas apprendre à distinguer les odeurs sur YouTube»,
remarque l’itamae qui a senti
«environ 2000 poissons» avant
tendance
So chic, les sushis
Ces dernières années, une vague de sushis industriels a déferlé
sur toute la Suisse. En barquette dans les grandes surfaces ou
dans les petits restaurants self-services, le sushi est devenu un
repas à consommer sur le pouce, loin des restaurants haut de
gamme japonais. Encas sophistiqué, exotique et gorgé d’oméga 3,
il est le chouchou des femmes et de ceux qui ont abjuré la
malbouffe américaine.
Les trois plus grands fournisseurs en Suisse romande, Covedis
(8,5 millions de sushis par an), Sushi Mania (5,5 millions), Ultra
Marine (5,5 millions également, fabriqués par Ekaï), livrent leurs
barquettes en grande surface, dans leurs chaînes de restaurants
ou assurent un service traiteur.
Pour le consommateur, un sushi cher, même industriel, est perçu
comme de meilleure qualité qu’un bon marché. Pourtant, Ultra
Marine livre les mêmes sushis à la Coop et dans différents hôtels
huppés genevois, dont les Bergues, le Rhône, ou le Président
Wilson. Chez Globus et Migros, les barquettes de sushis sont
signées Sushi Mania. La seule différence, hormis le prix, est la
tolérance de conservation: Globus place la limite à 24 heures,
tandis que Migros peut vendre ses sushis jusqu’à 2 jours après
fabrication.√
de pouvoir reconnaître leurs
caractéristiques propres. Outre
les poissons pourris et malades,
«certains poissons sont frais,
mais leur odeur n’est pas bonne,
alors ils ne sont pas destinés
à être mangés crus». Ceux-là
s’en vont dans la filière de la restauration. Pour Ken Kawakami,
la nationalité d’un sushiman
a son rôle à jouer: «Les Japonais
sont les seuls Asiatiques, hormis
les Coréens, à avoir la culture
de la nourriture crue. Depuis
l’enfance, on mange des sushis,
on sait ce qui est bon, on connaît
les bases d’hygiène.» Il critique
certains restaurants chinois
à Paris qui «mettent des sushis
au menu en plus du canard
laqué», et qui utiliseraient
la même planche pour couper
la volaille et le poisson, «ce qui
est extrêmement dangereux en
raison du risque de salmonelles». Un problème qui
n’existe cependant pas dans les
restaurants chinois de Suisse,
précise Ken Kawakami.
L’Hebdo 2 février 2012

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