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MUSIQUES par FRANÇOIS BENSIGNOR Arto Tunçboyaciyan & l’Armenian Navy Band Le percussionniste et compositeur Arto Tunçboyaciyan, basé aux États-Unis, a fondé son groupe et son club à Erevan. Emblématique de sa culture multiple, sa belle musique, encore peu diffusée en France, illustre Le promeneur du Champ de Mars, le film de Robert Guédiguian. Musiques Erevan, fin mars 2004. Les rayons du soleil réchauffent l’atmosphère du matin. Pendant la nuit, la neige s’est posé sur les hauteurs entourant le centre ville. On perçoit plus distinctement l’enchevêtrement de toits plats des baraques de fortune établies à flanc de colline. Quant aux blocs d’immeubles hérités de l’ère soviétique, ils n’en paraissent qu’un peu plus noirs, usés. La belle pierre rose aux frontons majestueux qui entourent la place de la République lui donne des reflets doux contrastant avec la succession rapide des images vidéo qui défilent sur un écran géant. La publicité à l’occidentale a pris pied au centre névralgique de la capitale de l’Arménie. Ces dernières années, les magasins de vêtements et de disques ont fleuri dans le centre, où la circulation automobile reste fluide. Mais ni la coquetterie des jeunes femmes, ni l’ambiance débonnaire ne parviennent à distraire cette impression étrange : les visages, ici, semblent avoir perdu la faculté de sourire. Combien de temps faudra-t-il pour qu’ils la retrouvent ? Ce soir sera inauguré le premier club de jazz jamais ouvert en Arménie, l’Avant-garde Folk Music Club. C’est l’aboutissement du rêve d’Arto Tunçboyaciyan, artiste d’origine arménienne, né et élevé en Turquie, puis émigré aux États-Unis, où il vit depuis vingttrois ans. Percussionniste de nombreux grands noms de la scène jazz américaine – dont Al DiMeola, Joe Zawinul (fondateur de Weather Report), Bob Berg ou Arthur Blythe –, il est fort apprécié pour son style décomplexé, virtuose et particulièrement inventif. À l’arrivée de la quarantaine, ce poète drôle et généreux a ressenti l’impérieux besoin de retrouver ses racines culturelles. En voyage en Arménie, il rencontrait les musiciens de son futur groupe, l’Armenian Navy Band. Six ans et trois albums plus tard, il leur offre ce tout nouveau club, un lieu au cœur d’Erevan où ils pourront jouer en permanence et recevoir des artistes venus du monde entier. Ce geste est une première. Et pour Arto Tunçboyaciyan, c’est une façon d’apporter un peu d’espoir au peuple d’Arménie, auquel il se sent fraternellement uni. 113 Arto et Onno © François Bensignor. “J’ai cherché très longtemps, et mes recherches m’ont conduit ici [à Erevan]. C’était mon dernier espoir de trouver ce que je cherchais…” Arto Tunçboyaciyan. Personnalité étrange, attachante, Arto Tunçboyaciyan fait partie de ces artistes au destin marqué par la quête insatiable de leur héritage culturel. Face au mépris voire à la négation affichés par la société turque dans laquelle il a grandi, son identité d’Arménien est devenue une sorte d’idéal secret. Son père, cordonnier, subvenait tant bien que mal aux besoins de sa femme et de ses quatre enfants. La famille vivait près d’Istanbul dans une seule pièce sans électricité et la brève scolarité d’Arto s’est déroulée dans un climat d’hostilité. “Tout ce que j’ai appris à l’école turque, c’est à quel point la culture et la langue arméniennes étaient méprisables”, lance-t-il avec un reste d’amertume. Pour conjurer cette fatalité qu’il réfute, il a consacré sa vie à faire en sorte que tous les êtres humains se considèrent mutuellement, en tout lieu et en toute occasion, comme des êtres humains. Si Arto s’est extirpé d’une condition qui lui laissait peu de chance de s’en sortir, c’est grâce à la musique. Et surtout grâce à son frère Onno, de neuf ans son aîné, qui l’a aidé à développer ses prédispositions artistiques. Bassiste et compositeur, Onno s’est bâti une très sérieuse renommée dans 114 N° 1249 - Mai-juin 2004 le domaine de la grande variété turque. Directeur artistique et arrangeur de talent, sa carrière a atteint des sommets grâce aux succès de Sezen Aksu, la “Madonna turque”, dont il fut l’un des proches collaborateurs, et pour laquelle il composa de nombreuses chansons. À l’école de la musique traditionnelle Arto a onze ans en 1968, quand il commence à travailler sur scène et en studio comme percussionniste avec des ensembles de musique anatolienne. “La musique traditionnelle était une bonne école, dit-il. D’abord parce qu’il y a de très bons musiciens dans ce milieu. Ensuite, parce qu’en tant que musicien professionnel, il fallait que je sois capable de faire ce qu’on me deman“L’instrument n’est pas la chose dait dans un minimum de temps et avec la plus importante, un maximum d’efficacité. À cette époque, mais bien ce que l’on a à dire. j’étais entouré de maîtres, des ‘légendes vivantes’. Ils n’étaient pas seulement des Voilà pourquoi le style m’importe peu.” maîtres en termes d’interprétation, mais ils créaient aussi de nouveaux systèmes de jeu pour l’instrument lui-même. Le plus important, c’est qu’ils ne se donnaient aucune limite. Leur seul souci était la qualité musicale, jamais le style. Je me souviens qu’à cette époque, quand un musicien faisait un disque, vingt autres musiciens venaient l’écouter chez lui…” Vers 1972, Arto a acquis les capacités techniques suffisantes pour se joindre à l’ensemble que son frère vient de monter. Leur musique assez occidentalisée s’inspire du jazz. En plus de ses percussions, Arto, qui a toujours chanté, embouche le trombone. “Quand j’ai commencé à travailler avec mon frère, la musique se divisait pour nous en deux volets distincts : l’un consacré au travail, l’autre au plaisir. La musique de plaisir, c’était celle que nous jouions chez lui. Quand il composait ou quand il écrivait des arrangements, je venais m’asseoir auprès de lui… Ni mon frère, ni moi ne sommes allés à l’école de musique. Tout ce qu’on a appris c’est en parlant, en écoutant, en regardant. Pourtant, Onno a écrit une symphonie en l’espace de deux semaines. C’est le genre de choses qui vous donne confiance… Il m’arrive de me servir d’une casserole comme instrument de musique ou d’une petite bouteille, d’une table, d’un verre… C’est une façon de faire comprendre aux musiciens que l’instrument n’est pas la chose la plus importante, mais bien ce que l’on a à dire. Voilà pourquoi le style m’importe peu.” Son état d’esprit débarrassé de tout préjugé musical va constituer le meilleur atout d’Arto lorsqu’il décide, à vingt-quatre ans, de partir tenter sa chance aux États-Unis. “Pendant mes deux premières années aux États-Unis, je ne parlais presque pas un mot d’américain. Je comprenais la musique, mais quand j’essayais d’ouvrir la bouche pour m’exprimer, je n’y parvenais pas. J’étais donc obligé de suivre… Je n’avais pas de Musiques 115 problème à jouer le style des musiciens pour lesquels je travaillais. Après avoir survécu en Asie et en Europe, il m’était facile de m’adapter à leur univers musical. La musique que je joue est le résultat des expériences que j’ai accumulées. Le problème, c’est qu’eux n’avaient pas la moindre idée d’où je venais. Et bizarrement, c’est à travers le jazz que les musiciens américains pouvaient m’accepter tel que je suis. En travaillant avec des artistes comme Al DiMeola pendant quatre ans ou Joe Zawinul pendant deux ans, j’ai joué les sons que l’on attendait de moi et je savais que ce n’était pas vraiment nouveau. Un musicien d’aujourd’hui doit savoir qu’‘être bon’ ne suffit jamais. Il y a tellement de bons musiciens, que pour survivre au milieu d’eux, il faut avoir sa propre personnalité. Je me dis qu’il y a certainement de meilleurs musiciens que moi, mais il n’y en a aucun comme moi.” L’avant-garde folk music 1)- Sayat Nova (1717-1795) : grand poète et musicien dépositaire de l’antique tradition des achougs, il a su perpétuer cette culture des bardes arméniens proscrite à une période de l’histoire postérieure aux invasions mongoles, où le territoire de l’Arménie fut partagé entre la Perse et la Turquie. 2)- Komitas (1869-1935) : bien qu’ordonné prêtre, il voua sa vie à sa passion pour la musique et notamment à recueillir et faire connaître toute la richesse des hautes traditions arméniennes. Il fut le créateur d’une nouvelle polyphonie fondée sur les modes naturels du folklore national. Déporté et privé de sa raison lors du génocide de 1915, il mourut à Paris. 116 En 1996, la mort brutale d’Onno dans un accident d’avion est un choc terrible pour Arto. Au-delà de l’immense tristesse, cette disparition sonne également comme un appel à poursuivre l’œuvre de ce frère adoré. “Après sa mort, c’est devenu beaucoup trop dur, affirme-t-il. Quelque chose me poussait à retrouver les racines culturelles de ma famille et à continuer dans la direction tracée par mon frère. J’étais devenu le guide de la famille et il me fallait réaliser ce que je m’étais promis à moi-même de faire. Mais c’était un acte d’être humain que je voulais entreprendre, indépendamment de ma religion et de ma nationalité…” “J’avais imaginé le concept d’avant-garde folk music avant de fonder l’Armenian Navy Band. Il y a bien longtemps que je porte en moi cette musique. Mais il m’a fallu attendre qu’elle soit mûre pour la voir sortir. Je ne savais pas comment faire auparavant. L’aspect “avant-garde” ne posait pas de problème. Mais comment en venir à l’aspect “folk music” ? Comment expliquer à des musiciens américains ce que signifie d’être un Arménien en Turquie ?… Je me demandais où j’allais pouvoir trouver des musiciens qui seraient ouverts à mes racines culturelles et prêts à tenter l’aventure avec moi. J’ai cherché très longtemps, et mes recherches m’ont conduit ici [à Erevan]. C’était mon dernier espoir de trouver ce que je cherchais…” “Ma musique n’est pas une construction théorique. Je veux simplement montrer aux jeunes générations d’Arméniens qu’il y a de multiples façons de faire de la musique. J’ai envie de leur faire sentir ma façon de comprendre le jazz, comme la musique de Sayat Nova(1) ou de Komitas(2). C’est-à-dire de jouer ce à quoi l’on survit !… Pour moi, le jazz s’est arrêté en devenant juste une ‘forme’ musicale américaine. Je ne connais pas le sens de cette forme musicale. Mais je sais que si j’ai à raconter une histoire, je vais savoir le faire à travers l’expression de ma musique. Les Noirs américains ont créé le jazz à partir d’harmonies européennes N° 1249 - Mai-juin 2004 qui n’existent pas dans la culture traditionnelle africaine. C’est en ce sens que les Européens ont l’impression d’avoir une relation directe avec le jazz. Mais comment pourraient-ils connaître le véritable contenu du jazz, s’ils n’ont jamais été confrontés à la ségrégation ordinaire qui imposait à un Noir de passer par la porte de derrière ? Je me sens proche de ces Noirs, parce que j’ai connu ce type d’expérience en tant qu’Arménien vivant en Turquie.” L’Armenian Navy Band © D.R. Au-delà du clin d’œil que représente le nom du groupe, dans un pays qui n’a pas d’accès à la mer, l’Armenian Navy Band correspond bien à l’image d’espoir associée au mont Ararat surplombant la plaine d’Erevan, où selon la Bible se serait échouée l’arche de Noé. “La première fois que je suis venu jouer en Arménie en 1998, raconte Arto, j’ai entendu beaucoup de variétés rock à la radio. Et ça m’a profondément choqué. Cette forme musicale n’avait aucun sens ici. Alors, j’ai voulu voir comment les musiciens [futurs membres de l’Armenian Navy Band] réagiraient si je me mettais à jouer avec eux ce que j’avais en tête. Après le concert, qui se terminait à une heure du matin, nous avons commencé à jouer ensemble. Nous y étions encore à cinq heures et demie. Je leur ai dit alors que j’allais revenir faire un disque avec eux. Ils faisaient oui de la tête, mais n’en croyaient pas un mot.” “Je suis revenu les chercher l’un après l’autre. Et mes trente ans de métier m’ont permis de les émouvoir sans que l’expression de leurs talents ne s’en trouve complexée. Cela prend du temps et nous ne sommes pas encore arrivés au bout. La plupart d’entre eux n’avaient jamais vu un studio d’enregistrement avant de faire le premier disque. Pour notre première séance à Erevan, nous étions douze musiciens, mais il n’y avait que quatre micros. L’ingénieur du son a dû fabriquer lui-même les câbles… Au lieu de me lamenter, je me suis demandé ce que je pouvais faire avec les moyens du bord et je me suis débrouillé. Quand le disque a été terminé, les musiciens étaient complètement étonnés du résultat. Ils ne parvenaient pas à croire que c’était eux qui jouaient.” “Pour le deuxième album, nous avons eu accès à du meilleur matériel. Nous sommes allés enregistrer en Turquie. C’était une expérience particulièrement forte, où se sont succédé les pires et les meilleurs moments. Musiques 117 Je voulais briser ce poids de la fatalité qui voudrait qu’Arméniens et Turcs soient forcément ennemis. Je voulais leur faire comprendre que nous n’avons pas d’ennemi et que nous n’allions pas parcourir le monde avec cette idée en tête que nous avons des ennemis.” Un club de jazz à Erevan Depuis la fondation du groupe il y a six ans, l’Armenian Navy Band a tourné un peu partout dans le monde et le label allemand Alba Kultur vient de sortir son troisième album, Sound of our life – Part one : natural seeds, un long poème musical orchestré de chœurs, de violons et de cuivres. Le 14 mars 2004, le groupe prenait possession de son club avec volupté devant son public et une dizaine de journalistes européens invités pour l’occasion par le label. L’implication de sa directrice, Birgit Ellinghaus, et l’engagement d’Arto Tunçboyaciyan, dont la vie aujourd’hui se partage entre New York et Erevan, se voyaient récompensés. “Ma première idée, explique-t-il, était de faire un studio en forme de scène derrière une vitre, où le public aurait pu venir voir comment se fait un enregistrement. Mais financièrement ça n’était pas réalisable. Et tout d’un coup, l’idée est venue d’aménager ce sous-sol de l’immeuble des journalistes [qui dispose d’une autre grande salle de spectacle actuellement abandonnée]. Chacun y a mis du sien. Les travaux ne sont pas tout à fait terminés, mais nous tenions absolument à inviter des Européens pour l’inauguration, afin que le monde sache ce qui se passe ici.” “Nous espérons que le club va prendre son essor. Mais le principal problème, c’est qu’il n’y a aucune commune mesure entre les standards européens et arméniens. Ici un euro représente beaucoup, mais pas grandchose en Europe. Il va donc être difficile de faire venir jouer des musiciens européens. J’espère toutefois obtenir le soutien des autorités culturelles de pays européens pour permettre à des artistes de venir apporter un peu d’espoir en Arménie.” 䉳 118 N° 1249 - Mai-juin 2004