Cahier hors-série n°5 Mikhail Naimy
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Cahier hors-série n°5 Mikhail Naimy
ﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋ e-mail : [email protected] ’Ashtaroût Cahier Hors-Série n°5 (décembre 2002) ~ Les Cycles de la vie /L’Apogée, pp. 100-107 Mikhail Naimy (1970) Gibran à son apogée Dossier composé, traduit de l’américain et de l’arabe & présenté par Randa Nabbout Mikhail Naimy : « Gibran at his peak ». celui-ci. Tout au contraire, il risquera de glisser de plusieurs longueurs en-dessous. Rares sont vraiment les hommes d’un talent exceptionnel qui ont atteint dans leur domaine propre deux sommets et plus de même niveau et de la même splendeur. Peut-être Shakespeare [1564-1616] pourrait-il être cité comme l’une de ces exceptions. Car on est bien embarrassé de choisir entre des sommets comme Hamlet, Le Roi Lear et Macbeth et de dire lequel est le plus élevé. Dans notre éblouissement, ils semblent tous également élevés et brillants. Alors que chez la plupart des trimeurs au champ des grandes réalisation humaines nous pouvons aisément choisir telle œuvre ou telle autre pour la déclarer leur meilleure réalisation. Dans le cas de Gibran [1883-1931] on peut affirmer sans la moindre hésitation que son livre du Prophète [1923] représente le sommet de sa carrière littéraire. Vue à la lumière de la réincarnation – une doctrine qu’il a adoptée, et dont il a fait la pierre angulaire de sa philosophie de la destinée humaine – la vie de Gibran depuis sa propre naissance jusqu’à la naissance du Prophète peut être considérée comme une ascension régulière vers ce sommet. Ce n’est pas par un hasard aveugle que Gibran est né sur le bord de la vallée la plus profonde et la plus splendide du Nord-Liban, vallée que l’on nomme la Vallée Sacrée ou la Vallée des Saints (Wādi Qadīcha), à un jet de pierre du fameux bosquet de cèdres qui se niche à l’ombre de la Montagne des Cèdres, laquelle s’élève à plus de neuf mille pieds [trois mille mètres] au-dessus de la Méditerrannée. Ce bosquet, avec son cèdre patriarcal dont l’âge se décompte en siècles, représente les vestiges épars d’une immense forêt ayant jadis recouvert les montagnes du Liban. Et pas un de ses pas Publié in Suheil Badi Bushrui & Paul Goth, Gibran of Lebanon, Beirut, American University of Beirut, in-8°, s. d. [circa 1974], XXIV+100p., illustr., pp. 3-9, avec une note des éditeurs libellée ainsi : « Ce texte est une variante et non pas une traduction fidèle de la conférence d’ouverture du Festival International de Gibran en 1970 [à Beyrouth]. On a conservé pour cette publication le texte anglais de M. Naimy tel qu’il l’a lui-même traduit de l’arabe. » De fait, sous cet anglais, la phraséologie à surcharges de l’arabe est partout présente, ainsi que le mouvement oratoire qui trahit son origine. On a traduit “peak” dans le titre par apogée, mais tout au long du texte par sommet. Mikhail Naimy est l’auteur d’un grand livre de référence sur son ami Gibran, rédigé volontairement d’un point de vue subjectif. Publié en 1934 en arabe, et en 1950 dans sa propre traduction américaine, ce livre a soulevé des controverses qui ne sont pas encore tout à fait éteintes. Quand il a prononcé l’admirable conférence que nous avons traduite, Naimy était octogénaire. Dans la vie créative de chaque homme de génie il y a toujours un certain sommet qui, une fois atteint, il ne pourra jamais le dépasser. Lentement, laborieusement et souvent inconsciemment il trace son chemin vers ce sommet. Ce n’est qu’une fois au sommet qu’il peut jeter un regard vers le bas et bénir chaque pas de son ascension même s’il est pétri du sang de son cœur. Il ne se rend pas compte, toutefois, qu’au moment où il quittera ce sommet-là il n’est pas destiné à accéder à un autre plus élevé au-delà de 100 n’a été pour Gibran un pas accidentel, depuis bambin jusqu’au moment où il a exhalé son dernier soupir à l’Hôpital Saint-Vincent de la ville de New York. Sans entrer trop en détail dans la vie de Gibran, je puis dire en toute sureté que, dans sa propre évaluation comme dans la mienne, tous les ouvrages antérieurs au Prophète, que ce soit en arabe ou en anglais, n’étaient que des étapes dans son ascension vers l’ultime sommet. À commencer par La Musique [1905], son premier ouvrage en arabe, et en passant par Les Nymphes de la vallée [1908], Les Esprits rebelles [1906], Une Larme et un sourire [1914], Les Ailes brisées [1912], Les Processions [1919], Les Tempêtes [1920] (tous en arabes), et Le Fou [1918] et Le Précurseur [1920] (en anglais), on est immédiatement conscient de se trouver en face d’un homme extrêmement sensible qui cherche à tâtons sa voie vers un but dont les contours sont encore enveloppés de brume. Seule une âme sensible semblable à la sienne peut imaginer ce que l’âme de Gibran a éprouvé dans sa marche ascendante vers le sommet désiré. C’est parce que ce sommet était encore éloigné et enveloppé d’un voile épais, et parce que Gibran n’était pas encore sûr de sa voie, qu’il est tout naturel qu’il se soit senti mal à l’aise dans un monde gros de passions de tout genre hormis celle d’atteindre au grand et au grandiose. Même au début de sa vie, Gibran abhorrait ce qui est commun et ordinaire. La grandeur et la gloire dont il rêvait étaient la grandeur et la gloire d’un Shakespeare, d’un Keats, d’un Michel-Ange, d’un Da Vinci. Non seulement Gibran détestait ce qui est ordinaire et ce qui est trivial, mais il était torturé de voir tant d’hypocrisie dans les choses de la religion et tant d’arrogance dans les plus hautes sphères de la hiérarchie ecclésiastique. Il était non moins peiné de voir l’autorité temporelle se pavâner avec une telle pompe, et intimider ceux qui se trouvent au bas de l’échelle sociale. Tout aussi douloureux était pour lui le déni de justice dans la répartition de la richesse entre les hommes. Il était particulièrement affecté par le lot de la Femme dans une société régie par l’Homme. C’est pourquoi ses premiers écrits tantôt respirent une mélancolie frôlant le désespoir, et tantôt ce sont des laves volcaniques visant à engloutir tous les hypo- crites et tous les despotes, et tous les régimes sociaux et tous les systèmes qui souillent ce qui est divin en l’homme. De temps en temps, il lui arrivait de bercer le tumulte et l’angoisse de son âme par des songeries douces et romantiques. Il est arrivé une fois à Gibran de penser qu’il s’est retrouvé tel qu’en lui-même et d’avoir trouvé sa voie. C’était quand il tomba sur Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche. Ce livre le renversa de fond en comble. Sa dénonciation amère et radicale des valeurs humaines hormis de ce qui est dénommé le Surhomme semblait donner libre cours à sa propre hostilité réprimée envers toutes les croyances humaines et les croyances conventionnelles existantes. Dans « Le Fossoyeur » [première pièce du recueil Les Tempêtes, 1920], sa plus grande joie et sa seule préoccupation sont de creuser des tombes pour tous les vivants car ils sont déjà morts à leur insu depuis belle lurette. La même veine est poussée plus loin encore en des œuvres comme Le Fou [1918] et Le Précurseur [1920], – beaucoup moins toutefois dans le second que dans le premier. La pièce la plus amusante du Fou est peut-être celle qui est intitulée « Le monde parfait ». Je n’ai jamais lu un éreintement plus amer, plus sarcastique de l’auto-satisfaction du monde américain en particulier, et du monde humain en général, là où tout est, comme on le dit, « taillé sur mesure ». Un tel monde devait paraître suffocant pour un homme comme Gibran, dont le regard est fixé sur quelque chose de bien différent, mais de pas encore bien clair pour le moment. Le brouillard ne s’est pas encore levé et le pourtour de ce sommet est encore brumeux. Mais cela aussi était un pas nécessaire dans l’ascension. Gibran devait se frotter [à l’art] de railler et de fustiger, même si cela ne devait servir qu’à apaiser son âme tourmentée et à déblayer ce qu’il considérait être des décombres entravant son avancée vers un objectif encore obscur et mal défini. C’est durant cette période de tempête et de compression (stress) de la vie de Gibran qu’il parlait si souvent et si abondamment non pas tant de sa solitude (loneliness) que de son esseulement (aloneness), comme s’il livrait un combat singulier contre le monde entier, rien que par lui-même. Frédéric Nietzsche qui 101 avait mené auparavant une telle bataille avait terminé son combat dans un asile d’aliénés ne comptant plus parmi les vivants. Saura-t-il, lui l’étranger dans un monde étrange, le garçon obscur né dans un village obscur au pied de la Montagne des Cèdres dans ce Liban lointain, saura-t-il mener à terme cette bataille tout seul face à de si formidables extravagances (such tremendous odds) ? Est-ce parce qu’il en est arrivé à réaliser que la tâche était tout à fait au-delà de son pouvoir, ou parce que des forces dormantes dans son être profond avaient commencé à remuer et à se rebeller contre le fossoyeur rebelle qui avait acquis cette emprise sur son âme, Gibran, presque inconsciemment, commença à reconquérir son self Oriental temporairement perdu – ce self qui avait grandi par le lait et le pain divins du Nazaréen et par les enseignements de ceux qui ont introduit dans le monde l’idée révolutionnaire de la Réincarnation et toutes les lois complexes de la rétribution qui s’ensuivent. De temps en temps des éclats comme ceux de l’éclair commençèrent à percer l’atmosphère ténébreuse enveloppant son esprit infatigable. Comme s’il rentrait à la maison après un voyage prolongé et laborieux en des terres lointaines, cet esprit n’était plus occupé à creuser des tombes pour tous les vivants, hommes et femmes. Tout au contraire il était tout prêt, voire anxieux, de fraterniser avec eux, du plus petit au plus grand [arabicisme : minn zghīron lā kbīron]. De fait, il ne les classait plus en haut et bas, propres ou sales, bon ou mauvais. Il ne s’érigeait plus en leur juge. Il en était arrivé à voir que sa propre argile n’était pas de particules plus nobles que leur argile. Il était prêt non seulement à fermer les yeux sur leurs péchés, mais à les accepter comme les siens propres. Le rebelle contre tous les ordres humains établis en est venu à réaliser que ces ordres-là n’étaient que de nombreux menus détails dans un plan beaucoup plus vaste et plus grandiose que l’on pourrait appeler l’Ordre Cosmique ou le Plan Cosmique. La roue qui tourne vers la droite au milieu d’une multitude de roues toutes tournant vers la gauche (ce sont les mots de Gibran) a soudain réalisé qu’en fait elle tournait en parfaite harmonie avec le reste des roues dans la machine extraordinairement démesurée et complexe de l’Univers infini, où l’élément humain n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan. Ainsi la brume qui lui voilait la vision durant son ascension commença à se dissiper, et le sommet n’était pas seulement en vue, mais également accessible, splendide et clairement découpé contre le ciel. C’était dans le courant de 1922, lorsque j’étais avec lui à son studio que Gibran me lut le sermon sur l’Amour par lequel al-Moustapha ouvrait sa série de sermons au peuple d’Orphalèse. C’était dans ce même studio qu’il me lut de temps en temps tous les sermons subséquents. Peu avant que Le Prophète ne sortit de presse en 1923 Gibran m’en donna en main un tapuscrit que je chéris jusqu’à ce jour comme l’un des souvenirs les plus précieux qu’il m’ait laissés. Non moins précieux est l’exemplaire de la première édition du livre qui porte sa dédicace en arabe : « À mon bien-aimé frère et compagnon Mikhail ». En ces jours-là je pouvais lire aisément sur le visage de Gibran et entendre dans sa voix la tranquillité joyeuse d’un alpiniste qui a atteint la cime. Au tréfond de son cœur il avait pleinement réalisé que chaque pas qu’il avait franchi sur le chemin de cette cime n’avait pas été vain ou superflu. C’était un maillon nécessaire d’une longue chaîne. Les voies du Destin sont vraiment insondables. Ayant atteint son sommet, Gibran pensa en lui-même à en atteindre d’autres plus élevés encore. Il me parla de son intention d’écrire deux suites au Prophète avec lesquelles il pourrait constituer une trilogie : Le Prophète, Le Jardin du Prophète et La Mort du Prophète. Cette trilogie n’était pas destinée à voir le jour. Ce qui a été publié après la mort de Gibran comme étant le Jardin du Prophète est un raccordement avorté d’un ou deux morceaux écrits par Gibran dans ce dessein, et le reste des pages de cette œuvre des plus maigres rempli de traductions de quelques pièces en arabe écrites par Gibran bien avant Le Prophète avec quelques impudentes insertions écrites par une autre plume que la sienne 1. Quant aux autres livres qui suivirent le Prophète tels que Sable et écume [1926], Jésus : le fils de l’homme [1928], Les Dieux de la terre [1931], et le [Cette « autre plume » est celle de la poétesse Barbara Young dont Mikhail Naimy évite constamment d’écrire le nom.] (RaN) 1 102 livre posthume de L’Errant [1932], tous ces livres ratent le sommet à beaucoup près. « Dans ce pays et à notre époque, Micha, » me dit un jour Gibran lorsque Sable et écume sortit de presse, « on doit se mettre en avant, ou alors on est vite oublié. Nous devons nous rappeler au lecteur de temps en temps ». D’autres vous parleront dans ce festival du Prophète de Gibran et d’autres œuvres. Ils vous parleront également de Gibran l’artiste et de tous les autres aspects de sa vie, riche et à facettes multiples. Quant à mon dessein, il consiste à vous donner un simple aperçu de ce qu’il a trouvé et éprouvé à son apogée. Une fois au sommet, Gibran jette un regard en arrière sur la piste où il s’est lourdement traîné avec tant d’angoisse et de douleur depuis le bas de la montagne jusqu’en haut. Son cœur est maintenant plein d’affection pour tous les êtres et les choses qu’il avait dénoncées autrefois comme des obstacles et qui lui apparaissent maintenant comme des tremplins vers le sommet. Il réalise que ce sommet sur lequel il se tient n’est pas son but ultime. Dans un grand éloignement, et baignée d’une lumière chatoyante, surgît l’image de son « île de naissance », sa divine terre natale où tout est paix, amour et beauté immortelle. Pour atteindre cette terre il devait, non « sans une douleur dans l’âme » s’arracher des places et des faces qui étaient devenues extrêment chères à son cœur. Les mots d’adieu à leur adresse sont si chaleureux, si doux et si touchant, qu’à les entendre ou à les lire l’on devient conscient de l’énorme pouvoir de l’amour quand il émane du tréfond des profondeurs d’un cœur débarrassé de toute animosité, de tout soupçon et doute, et aussi de tout air de supériorité envers le cœur des autres hommes. Avec cet amour-tremplin al-Moustapha se plonge ainsi que ses auditeurs dans un état de conscience où tous les hommes sont amenés à partager les péchés et les vertus les uns des autres, et apprennent à se retenir de se juger les uns les autres. « Et si l’un de vous », dit al-Moustapha, « voulait punir au nom de la rectitude et porter la hache contre l’arbre du mal, qu’il regarde jusqu’aux racines ; et il trouvera pour de vrai les racines du bien et du mal, du fructueux et de l’infertile, toutes enchevêtrées dans le cœur silencieux de la terre ». Comme ces paroles font écho à celles du Christ : « Que celui d’entre vous qui est sans péché jette la première pierre ». Al-Moustapha ne cesse de rappeler tant et tant aux gens d’Orphalèse ce qu’il appelle leur « SoiDivin ». Trop enclins à être emportés par leur soi humain de pigmée, perpétuellement entortillés dans une énorme toile d’araignée de lois, de traditions et de conventions afin de ravitailler leur chair ; oublieux de leur noble origine et de leur plus grande aspiration à se libérer de toutes sortes de chaînes. C’est seulement lorsqu’ils découvrent leur soi géant – le Dieu intérieur – qu’ils goûteront à la vraie joie de vivre. L’amour, la charité, la compassion, le pardon et le domptage de la fierté de leur ego mal guidé, – tout ceci et bien plus de cette veine, ce sont des jalons lumineux sur le chemin de la découverte du « SoiDivin ». En conclusion, je dois dire qu’on ne peut rendre justice à un livre comme Le Prophète si on le prenait pour un livre de préceptes uniquement. Sa plus grande valeur, à mon sens, se trouve dans le moule où sont coulés ces préceptes. Parce qu’il était un artiste consommé, Gibran était capable de faire en sorte que son al-Moustapha fredonne de douces mélodies et peigne des images merveilleures quand il exposait ses vues sur la vie humaine au peuple d’Orphalèse. Ces chansons et ces images ont quelque chose d’ennivrant en eux. Jamais Gibran n’a atteint auparavant ou depuis cette maîtrise du son et de la couleur. Ainsi, le Prophète demeurera-t-il le sommet le plus haut et le plus noble de la vie relativement courte mais si riche de Gibran. Honorer un tel ouvrage et son auteur c’est, à la vérité, nous honorer nous-mêmes ainsi que le pays qui leur a donné le jour. De telles œuvres et de tels hommes sont notre assurance que l’Humanité, malgré l’effroyable dilapidation de ses énergies et de ses ressources, n’a pas encore fait banqueroute. Que le phare brillant de la lumière de Gibran ne s’affaiblisse jamais ! ______________________ 103 Dans son ouvrage sur Gibran Khalil Gibran, Naimy a cherché à restituer d’une manière très vivante l’atmosphère où a vécu son ami. Nous extrayons de cet ouvrage deux passages se rapportant, l’un, à l’enfance de Gibran à Bécharré, son village natal (Liban), l’autre, à son adolescence à Boston (USA). Les titres sont de Naimy. prendre de l’huile, le payer et insister pour qu’il partage leur dîner et passe la nuit chez eux. Ceci fit presque danser l’enfant de joie. Mais il se mit à pleurer un moment plus tard quand le marchand poursuivit son chemin en remerciant son père de son amabilité et de sa générosité. LES OMBRES DE BECHARRE LES OMBRES DE BOSTON Gibran était en train de jouer derrière la maison parentale quand il vit un marchand qu’il ne connaissait pas conduire une mule chargée de deux jerrycans et qui vantait son huile d’olive. Une vieille femme, tenant à la main un long chapelet, tendit la tête par l’entrebaillement de sa porte et demanda à en gouter, ce qui fut fait. Après un long marchandage avec l’homme, ils convinrent du prix. Puis la vieille femme disparut un instant puis revint avec un flacon vide et demanda à l’homme de lui en verser trois litres. Sur le point de s’exécuter, elle lui demanda sa religion. Il lui répondit qu’il était Grec-Orthodoxe [roūm]. Sur quoi, la vieille femme lui tourna le dos, rentra chez elle son flacon vide à la main et vérouilla sa porte ; l’enfant l’aperçut irritée, se signant et marmottant entre les dents des mots qu’il ne distinguait pas. Un peu plus tard, Gibran, assis près de sa mère lui posa cette question : – Gibran, lève-toi mon fils, lève-toi. Assez étudier ! – Que nous prépares-tu à dîner maman ? – De la Moujadara 2. Ô toi mon âme, tu aimes la Moujadara. – Tout ce que tu prépares, maman, est délicieux et tout ce que tu fais est bon. Je t’en remercie. – Ton père n’aurait jamais dit une chose pareille et tes frères se plaignent toujours de ma cuisine. – Laisse tomber mon père et mes frères. Tu as Gibran et ça suffit. – Qu’est-ce qui te prend ? tu oublies Boutros ton frère ? – Tu as également Boutros et il gagnera une grande fortune pour nous tous. J’étais justement dans son magasin après ma sortie de l’école et il a vendu devant moi une chemise à un dollar et un chapeau à deux. Boutros fera fortune. Nous reviendrons à Bécharré et nous y ferons construire une grande maison. Tu y seras une grande dame et tu auras beaucoup de serviteurs. – Que Dieu vous garde tous, mon fils. Je suis satisfaite tant que vous êtes en bonne santé. La santé vaut bien plus que l’argent. – Moi, j’écrirai des romans comme ceux que je lis actuellement. – Que lis-tu actuellement ? – La Case de l’oncle Tom. – Est-ce en anglais que tu le lis ? – Crois-tu que c’est en arabe que je le fais ? bien sûr que c’est en anglais. – Que la Croix te garde, mon fils, il ne t’a fallu que deux ans pour apprendre l’anglais et pour arriver à lire un aussi gors livre ! – Quelle est notre religion maman ? – Nous sommes maronites mon fils. – Et qui sont donc les roūm ? – Ce sont des chrétiens tout comme nous. – Et pourquoi les nomme-t-on roūm alors qu’on nous appelle maronites ? – Tu devrais poser cette question au prêtre (le grand père maternel de Gibran), il pourra te renseigner mieux que moi. – Dieu nous étranglera-t-il si nous achetions de l’huile d’olive à un roūm ? – Non, mon fils. À peine eut-il fini cette discussion avec sa mère qu’il vit son père entrer et demander à sa femme de lui chercher un flacon vide pour acheter de l’huile. Gibran tendit la tête par la porte de la maison et aperçut le même marchand d’huile. Il vit son père lui Au Liban, repas du pauvre, à base de lentilles, de riz et d’oignons rissolés. 2 104 – Ma maîtresse d’anglais m’aime beaucoup. C’est elle qui m’appelle Khalil parce qu’il lui est insupportable que mon prénom soit le même que mon patronyme. C’est aujourd’hui même qu’elle m’a donné ce roman. Qu’ils sont hideux, les gens, et qu’il sont injustes, maman. Ah ! si tu pouvais seulement lire l’histoire de l’oncle Tom pour que tu puisses comprendre ce qu’il a enduré à cause de l’injustice des gens. Je te la raconterai une fois que j’en aurais achevé la lecture. – Tu as changé de sujet de conversation et tu m’as fait oublier ce que je voulais te dire. Pourquoi ne laisses-tu pas ton livre de côté pour aller jouer un peu dehors ? tu ne fais que lire à l’école comme à la maison. À ce rythme-là, tu épuiseras ta santé. – Avec qui veux-tu que j’aille jouer ? est-ce avec les petits chinois, les petits irlandais ou les petits syriens ? Qu’ils sont nombreux les insolents et les grossiers parmi eux, même les filles. Qu’il est beau d’avoir le cœur et la parole propres ! Je serai mieux loti à l’écart d’eux et en compagnie de mes livres, de mes cahiers et de mes crayons à mine de plomb ; eux au moins ils sont purs. – Malgré ça, il n’y a pas de mal pour que tu ailles te promener, ne serait-ce qu’une demie heure. – Ne t’ai-je pas raconté ce qu’a fait aujourd’hui la maîtresse de dessin ? elle est venue avec un homme qu’elle a présenté comme photographe – il dessine à la main, maman, et pas avec un appareil – et elle lui a montré quelques-uns de mes dessins, et il m’a dit : tu es un photographe en herbe, et il m’a invité à aller le voir demain. – Tu y vas demain ? – Bien sûr ! – Ne vaut-il pas mieux pour toi et pour nous, mon fils, que tu fréquentes plus souvent à tes moments libres le magasin de ton frère ? tu t’y feras ainsi à l’exercice de son commerce pour que tu puisses l’aider à l’avenir, au lieu de passer ton temps à dessiner et à lire des romans. – Oh la honte ! c’est bien la mère de Gibran qui profère de telles paroles ? Apprends que le petit doigt d’un photographe vaut bien mille commerçants, maman – excepté Boutros ; qu’une seule page de poésie est bien plus précieuse que tous les magasins de tissus réunis ! – Mais nous avons besoin d’argent. – Je t’en apporterai, de l’argent, n’aie pas peur. Si Boutros n’y arrivait pas, Gibran y arrivera. – Que le Bon Dieu vous garde tous à moi, mon fils. ______________________________ Mikhail Naimy & Gibran : quelques précisions Mikhail Naimy, poussé par un désir de donner un nouveau souffle à la littérature arabe qui stagnait – disait-il – au début du siècle, a débuté sa vie littéraire en se faisant essayiste. La partie la plus importante de sa culture lui vient des russes : Gogol, Tourgeniev, Poutchkine, Dostoëvski, Gorki, Tolstoï. Il fut élève des missionnaires russes au Liban avant d’être étudiant en Russie. Avec Gibran et d’autres poètes et écrivains libanais, il fonda, en 1920, Le cercle de la Plume. Mikhail Naimy réagit vivement contre une tradition longtemps célèbre dans la littérature arabe : l’imitation des anciens. Cette position ne l’empêcha pas, par ailleurs, de sonner l’alarme face à la modernité naissante de son temps qui commençait à exercer sur l’homme une fascination vertigineuse. Le regard critique qu’il porta sur l’œuvre de son ami Gibran est à considérer dans le cadre d’une théorie de l’ascension vers le sommet ou de la progression d’une œuvre littéraire. Pour Naimy, Gibran aurait escaladé le sommet petit à petit jusqu’à son arrivée à un apogée qui est Le Prophète ; puis il a entamé la descente. Car, nous dit-il, tout ce qu’avait réalisé Gibran avant Le Prophète était en fonction de cet apogée (Œuvres Complètes, vol.. 7, « Écrits divers », p. 277), et ce qu’il a fait après était en dessous. On convient de ramener la critique de Naimy de l’œuvre de Gibran à quatre points essentiels : – Gibran n’a jamais pu écrire un roman parce que son génie n’était pas compatible avec ce genre littéraire. Il n’était pas capable de créer une trame ni de donner un statut psychologique à ses personnages. – Pour Naimy, la révolte et la dénonciation ne peuvent pas venir avant l’acceptation de la vie telle qu’elle est ; alors que pour Gibran, le refus est un point de départ. – Naimy n’acceptait pas le principe de l’amour chez Gibran qui, selon lui, était une imprégnation Nietzchéenne, étrangère au monothéisme transcendantal. – La quatrième critique porte sur la théorie de l’art. Selon Naimy, un écrivain doit travailler dur afin de parvenir à 105 – En 1936, il publie Zād el-Macād (Biscuits pour le voyage), un recueil de conférences. – En 1937, il publie Kāna ma kān (Il Était une fois), recueil de nouvelles publiées entre 1914 et 1925. – En 1945, il publie Hams al-Jufūn (Le soupir des paupières), recueil de poèmes parus entre 1917 et 1928. – En 1948, il publie son ouvrage le plus célèbre : The Book of Mirdad (Le Livre de Mirdad). – En 1956, publie sa trad. arabe du Prophète de Gibran. – En 1959, paraît le premier volume de son autobiographie Al-Sabcūn (Le Septuagénaire). – Entre 1944 et 1969, Naimy sillonne le monde (Russie, Egypte, Koweit, Tunisie, Iraq) à l’invitations de différentes organisations culturelles. Au cours d’une visite à l’Université de Washington, il reçoit un doctorat honoris causa. – En 1970, paraît le 1er volume de ses Œuvres Complètes prévues en dix volumes. intégrer la beauté à son œuvre, alors que pour Gibran il suffit à un écrivain d’imaginer la beauté pour connaître le beau et l’approcher. Mikhail Naimy Quelques repères bio-bibliographiques Mikhail Naimy naquit dans le rite grec orthodoxe en 1889 à Baskinta, village situé à une altitude de 1400m, au pied du Mont Sannine. Il commença ses études à l’école du village, puis il fréquenta, à partir de 1899 l’école orthodoxe russe de ce même village où il termina ses études en 1902 et obtint une bourse de l’école Normale Russe en Palestine. En 1906, il obtint une autre bourse d’étude qui le mena en Boltavie (Ukraine). Rentré au Liban en 1911, Naimy quitte de nouveau son pays vers les États-Unis d’Amérique afin de rejoindre son frère à Washington. ﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋ – En 1912, il s’inscrit en Lettres et en Droit à l’Université Washington à Seattle. – En 1916, il rejoint à New York un certain nombre d’écrivains dont : Gibran Khalil Gibran, Rashīd Ayoūb et Elia Abou-Mādi, à la demande de son ami Nassib cArida, fondateur de la revue : Al-Funūn (Les Arts). – En 1918, il devient rédacteur en chef de cette même revue, et au cours de cette même année il est appelé au service militaire dans les rangs de l’armée américaine. (Il a été en poste sur le front Franco-Allemand). – En 1919, il est nommé, avec un groupe de soldats de l’armée américaine, pour poursuivre des études universitaires en France en attendant le retour des appelés américains dans leur pays. Il entra à l’Université de Rennes et y étudia la littérature et l’histoire puis il rentra à New-York à la fin de cette même année. – En 1920, il forme, avec quelques amis, un groupe : AlRābita al-Qalāmiyya (Le Cercle de la plume), qui joua par la suite un rôle très important dans la renaissance de la langue et de la littérature arabes. – En 1923, il publie au Caire sous le titre de Al-Ghirbāl (Le Tamis) un recueil de ses essais parus entre 1913 et 1922. – En 1932, Gibran décède à l’hôpital Saint-Vincent à NewYork. Naimy resta à son chevet durant les trente-six heures de sa lutte avec la mort. – En 1932, après vingt ans de séjour aux Etats-Unis il rentre définitivement au Liban. – En 1934, il publie en arabe : Gibran Khalil Gibran, sa vie, sa mort, ses œuvres et son art, qui est le fruit de seize ans d’amitié. e-mail : [email protected] ’Ashtaroût Cahier hors-série n°5 (décembre 2002) ~ Les Cycles de la vie /Apogée Randa Nabbout Gibran Khalil Gibran est-il encore notre contemporain ? Khalil Gibran – Les Esprits rebelles, nouvelles traduites de l’arabe (Liban) par Evelyne Larguèche et Françoise Neyrod, Arles (France), Sindbad / Actes Sud, La Bibliothèque Arabe, in-8°, 2000, 96p., 10,52 € Gibran Khalil Gibran (1883-1932) ne cesse de susciter l’attention et la sympathie de lecteurs et de traducteurs du monde entier. En avril 2000, est parue une traduction française des Esprits rebelles, procurée par Evelyne Larguèche et Françoise Neyrod et qui est très fidèle à l’esprit, à la lettre et au souffle de Gibran. Al-Arwāh al-mutamarrida ﺡﺍﻭﺭﻷﺃ ﺓﺩﺮﻤﺘﻤﻟﺍ Les Esprits rebelles est un recueil de quatre nouvelles publiées en arabe à New York en 1908 et qui préfigurent déjà le style du Prophète (1923). Je voudrais m’interroger à propos de cette publication sur son opportunité : s’agit-il d’une œuvre classique comman106 dant la révérence, ou s’agit-il d’un contemporain qui nous interpelle ? Gibran est-il encore notre contemporain ? Est-il partie prenante dans nos débats sur les aspects social, politique et religieux des pays du Moyen Orient et singulièrement du Liban ? « Warda Al-Hânî » est la nouvelle qui ouvre le recueil et nous en dit long sur la situation de Warda et de la femme libanaise en général. J’en ai souligné de nombreux passages que je vais me contenter de recopier : ils se passent, je crois, de commentaire. ment que « le prince [qui] prit place au tribunal » dans cette nouvelle n’est plus ! Pourvu aussi qu’un tel prince n’ait pas laissé une descendance où les fils rivalisent avec les pères en injustice et en cruauté. « Le lit de la mariée » : encore une fois la femme est toujours la femme chez Gibran. Nous savons combien il vénérait sa mère. Car malgré ses trois mariages et sa vie un peu mouvementée pour ce début de siècle, Gibran l’avait toujours placée sur un piédestal. Encore une nouvelle à propos d’une jeune fille obligée d’épouser l’homme choisi par son père. Elle se révolte et va dans sa robe de mariée retrouver l’homme qu’elle aime. Celui-ci, par principe ou dépit, ne veut pas arracher une mariée à son futur époux. Cela exaspère tellement sa bien-aimée qu’elle se trouve en quelque sorte poussée à le poignarder. Puis elle se donne à elle-même la mort. Suzanne, l’amie de la défunte, va alors se dresser en Antigone orientale contre le prêtre qui ne voulait pas célébrer une messe pour le repos de l’âme de ces deux êtres, prétendant que le péché leur avait envahi le cœur. – La femme que l’on comble de biens et de cadeaux, que l’on vénère et protège... (9) – La femme est celle qu’un homme sort de la misère, que l’on couvre de vêtements et de bijoux et que les autres femmes jalousent. (11-12) – La femme est un quelque chose qu’un homme habille, orne et présente à ses amis comme une curiosité. (13) – La maison du mari est comme une prison. (15) – La femme dont le cœur étouffé par la loi. (15) – C’est celle dont le corps se trouve lié à la couche d’un homme qui devient son mari avant qu’elle sache ce que veut dire un mariage. (16) – Et quand il lui arrive de trouver l’amour, elle devient comme celui qui a soif et qui devant la source fraîche cernée de rapaces se laisse tomber à terre. (15) – Et Gibran d’ajouter que ceux qui blâment cette femme « qui a trahit son mari » sont ceux « dont la manière de penser de leurs ancêtres demeure vivace en eux. » (17). « Khâlil l’hérétique » clôt le recueil. C’est le texte le plus long (quatre fois plus long pour les trois autres). On est là très proche de al-Mustapha de l’œuvre future (Le Prophète) où le style va gagner en clarté, en souplesse et en densité. Khâlil l’hérétique est un pauvre orphelin recueilli en bas âge dans le monastère puis en est chassé au moment où il commence à exposer ses idées sur la charité, la liberté et la justice. Il dérangeait les moines. Il va encore déranger le Cheikh du village où il a trouvé refuge chez une veuve et sa fille. Khâlil se trouve à michemin entre le Nazaréen – qu’il n’arrête d’ailleurs pas de citer – et le prophète dans cette tirade longue, hélas souvent brûlante de cruauté, de réalisme et malheureusement toujours d’actualité. Ignorance, servilité et soumission reviennent dans cette nouvelle où Gibran attaque les gens de la foi et les gens de la loi. Nous l’avons bien compris, Warda est une rebelle, et les rebelles, surtout quand elles sont des femmes, étaient considérées comme dangereuses au début du XXe siècle. La situation de la femme a-t-elle connu un si grand changement depuis ? Que celles qui se sentent concernées se lèvent ou se soulèvent ! « Le cri des tombes », la deuxième nouvelle, raconte les voies combien différentes que peut emprunter la justice chez nous. Ce problème est toujours d’actualité, et cela dans tous les pays du monde. Quelle justice adopter ? Comment concilier la justice divine et la justice humaine ? La nouvelle se termine sur l’échec de la justice humaine devant les trois tombes de trois innocents condamnés comme coupables. Une nouvelle très cruelle. Ouf ! Heureuse- Gibran Khalil Gibran, beaucoup de la semence que tu as semée est tombée paraît-il en dehors du bon sillon ! Il est bon de republier et de relire de pareils textes dans notre Liban d’aujourd’hui, aussi meurtri qu’autrefois. 107 108