fricfracclub.com - 26 janvier 2011

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« Il faut qu’on revoie ça »
PACÔME THIELLEMENT - LES MÊMES
YEUX QUE
LOST (EDITIONS LEO SCHEER - 2011)
mercredi 26 janvier 2011, par Pierre Pigot
Lorsque la diffusion du dernier épisode de Lost s’acheva le 23 mai 2010, on
constata, dans de nombreux foyers américains, des phénomènes acoustiques et
cinétiques récurrents : cris de colère, exclamations de dépit, jets de chips ou de
pilons de poulet, bouteilles de bière vides lancées en arcs peu hyperboliques, voire
parfois, dans les cas extrêmes, écrans plats transformés en hachis de dentelle
électronique. Malgré certaines critiques positives, la déception, une amère
déception, dominait chez les spectateurs et plus particulièrement les fans : « tout
ça pour ça ?!? ». Comment, se demandaient-ils, les scénaristes avaient-ils pu leur
offrir cette conclusion mystico-sucrée à double-tiroir ? comment (attention,
spoiler !) l’infamous Ben Linus pouvait-il terminer sa carrière télévisuelle comme
bras droit de Hurley ? et surtout, comment les créateurs de la série avaient-il pu
laisser en plan tant de petits détails dont les réponses étaient pourtant attendues
par le fandom tout entier avec une avidité croissante, chaque case de Lostpedia
déjà prête à ce que son point d’interrogation soit comblé ?
Le nouveau livre de Pacôme Thiellement, Les Mêmes yeux que Lost , n’est pas une
énième tentative de rapiécer les mystères esseulés pour en tirer une cohérence
fragile. A ces mêmes fans, il renvoie leurs questions stériles en leur demandant de
s’interroger sur eux-mêmes, plutôt que d’accabler le duo créateur Lindelof &
Cuse : car s’ils ont regardé une série avec autant d’attention, s’ils lui ont dédié
autant de leur temps et de leur vie, qu’est-ce qu’ils en attendaient donc
réellement ? quel était le processus à l’œuvre, auquel ils s’étaient d’eux-mêmes
soumis, et qu’ils n’ont pas su reconnaître ? ne devraient-ils pas mieux accuser leur
aveuglement personnel, plutôt que l’inconséquence de ceux qui leur ont tant offert
pendant six saisons ? Pour le lostomaniaque orphelin de ses puzzles, le livre de
Thiellement, tourbillon de références hétérodoxes, risque bien d’agir comme un
geste spectaculaire de prestidigitation : s’emparant de l’écran de télévision, il le fait
tourner sur lui-même, et le transforme en miroir, celui dans lequel tant de
spectateurs auront refusé de se reconnaître, et qui leur renvoie un reflet différent,
métamorphosant et déroutant à la fois – le reflet qui attend d’être identifié comme
celui du Simorgh de Farîd al-Dîn Attar. « On vous a promis un récit d’île
mystérieuse fonctionnant comme une boîte magique. Mais vous allez vous
confronter, plutôt sèchement d’ailleurs, aux symboles de la vue, de la
connaissance, de l’orientation et du dépôt de la tradition : une tapisserie, une
OBJETS TROUVES
caverne, un phare et une grotte. » Placée au début du livre, cette injonction de
Thiellement détruit d’emblée la certitude en construction permanente qui était celle
des fans : un connoisseurship exalté, érigé en savoir autonome et totalisant. Ce
qu’il reproche donc aux fans, c’est à la fois d’avoir trop vu (d’avoir sacrifié
aveuglement à la profusion des détails) et de ne pas avoir assez vu (d’avoir
privilégié le contingent à la trame, la précision inutile aux structures réellement
signifiantes). Son mot d’ordre est le même que celui des personnages du SIVA de
Philip K. Dick, commentant un film mystérieux, « on doit revoir ça » - aller cette
fois au-delà de la matière profuse et proliférante de la série, de ses innombrables
personnages et péripéties ; c’est-à-dire, comme le démontre Les Mêmes yeux que
Lost, en partant de la reconnaissance des archétypes anciens reconfigurés sous des
apparences contemporaines (l’Agartha, le Manu, la Dharma et le soma), pour passer
l’œuvre au tamis indispensable du ta’wîl (l’exégèse spirituelle qui s’oppose à une
lecture littérale), afin de révéler, au bout d’un chemin bordé par des figures aussi
diverses que Henry James, Sohrawardî ou Antonin Artaud, la nature de miroir
éthique qui devrait être celle de toute œuvre digne de ce nom. D’où le titre : après
avoir regardé la série, il faut se laisser regarder par elle pour pouvoir s’en
approprier le regard et utiliser sa connaissance pour agir.
Il est beaucoup question, dans Les mêmes yeux que Lost , de la vertu de patience et
du non-agir taoïste ; et certes, en effet, il faut de la patience et de l’attention (et
aussi de la confiance dans l’auteur et dans le chemin au long duquel il nous mène)
pour apprécier pleinement les dimensions de la « tapisserie de Jacob » telle que
Thiellement nous la dévoile, débordant les limites de l’espace et du temps. Mais ce
n’est certes pas gratuitement que la quatrième partie de son livre s’ouvre par une
longue théorie de l’image, qui semble (mais semble seulement) oublier, pendant
plus de vingt pages, le sujet du livre. Car il est évident qu’aujourd’hui plus que
jamais, on ne peut pas parler de séries télévisées (images « pop » par excellence)
sans avoir auparavant défini les puissances audiovisuelles, autrement dit les
puissances de l’image, telles que Twin Peaks a pu les incarner, et telles que Lost les
a redéfinies. Comme Pacôme Thiellement le dit, « le monde de l’âme est lui-même
un monde d’images », et ces images ne sauraient en aucune manière être toutes
subsumées à une seule nature, une ontologie unique de l’image, qui en ferait soit
le dépositaire décomplexé d’une irrémédiable perte de sens baptisée
« postmoderne », soit le vecteur malévolent de toutes les aliénations de la société
de consommation et de son bras armé la Kulturindustrie . Ni la défiance sarcastique
de Guy Debord (cf. ses abominables non-films), ni la forteresse du « grand art »
érigée par Adorno & Horkheimer, ne peuvent plus nous aider ; renversés de tous
côtés, ils appellent désormais à un dépassement de ces dualités mortifères. Si
« l’homme n’a pas toujours pensé en mots » (phrase de Thiellement qui rejoint le
fameux « L’âme ne pense jamais sans image » d’Aristote), alors il nous appartient
de faire travailler nos sensations et nos connaissances côte à côte pour discerner,
au sein du maelström d’images qui nous est échu dans notre contemporanéité,
celles qui veulent nous tromper, nous aveugler , et celles qui, au contraire, nous
appellent pour que nous les regardions avec toujours plus d’acuité. C’est, en
quelque sorte, à ce même défi que nous ramènent, dans Lost , les combats par
intermédiaires de l’Homme sans Nom et de Jacob : tandis que l’un s’est laissé
envahir par l’amertume et l’appel d’un ailleurs fantasmé dont la réalité n’est sans
doute pas même ce qu’il attend (mais on ne le saura jamais), l’autre s’est enjoint de
dépasser cette dérangeante vérité entrevue (« l’imposture de Mère ») et de
poursuivre, par des moyens toujours plus fragmentés et difficiles à recoudre
ensemble, le travail de la transmission et de la connaissance.
« Le pari de Lost : transformer notre manière d’être en transformant notre manière
de regarder » – voilà identifié l’éclair qui, rapide et invisible, court entre chaque
photogramme de Lost , même le plus anodin. Eclair dans lequel l’éthique et la
politique (et l’un ne va pas sans l’autre, encore moins quand esthétique et fiction
sont de la partie) s’incarnent et circulent de la manière qui est peut-être
aujourd’hui la plus efficace, donc la plus pertinente. Parlant de Lost , Thiellement
évoque « une fiction sur le rôle de la fiction dans notre vie », ou encore un
« inlassable variateur de perspective » : le miroir, s’il est enfin identifié, ne se
résume pas à une seule image ; il se démultiplie, se réfracte, se reflétant l’un dans
l’autre, autant qu’il le faut pour s’adapter à notre propre personne et nous orienter
vers la prochaine et indispensable étape de notre mode d’action, c’est-à-dire notre
éthique, notre rapport à l’Autre. Mettre une majuscule à ce dernier mot n’est bien
entendu pas innocent : il ne s’agit plus seulement de l’abstraction de l’altérité, mais
aussi de ces personnages nommés « les Autres » dans la série. Or, comme le
démontre à merveille Thiellement, un Autre dans Lost , c’est avant tout « un
personnage qui n’a pas eu son flashback », donc un être humain dont, ignorant le
passé, on réduit les gestes et les attitudes à une contingence indéchiffrable qui ne
peut nourrir que l’hostilité ; et ici cette remarque entre en collision avec la
dénonciation de ce qui fait aujourd’hui courir le monde occidentalisé – un monde
où l’individualisme forcené et le greed (que Thiellement baptise justement
« prédation ») ont mené à la brisure de l’apprentissage et de la transmission du
savoir. Pris dans cette tunique de Nessus de la modernité qui transforme en destins
trahis et brisés leurs personnalités exceptionnelles pleines de courage, de loyauté
et d’amour, les personnages de Lost deviennent l’incarnation d’un « vaste réseau
social apocalyptique » dans lequel nous pouvons tous, tôt ou tard, venir nousmêmes nous inscrire quand nos possibilités (voire, nos multiplicités) auront été
définitivement écrasées par les appareils d’état et les rouages pervertis de la
société.
A cela cependant, une alternative, une « machine de guerre » : l’art, que
Thiellement qualifie, de manière très émouvante, comme « seul héroïsme encore
possible en Occident ». Les œuvres d’art sont nos indispensables boussoles, nos
derniers instruments d’ orientation , de regard vers l’Orient (non pas un Orient
géographique, dépourvu de sens, mais un Orient spirituel), d’apprentissage de
l’Autre comme en interaction avec soi-même, de l’existence comme combat dont il
faut sans cesse remoduler les instruments pour chaque cas précis auquel il faut
nous affronter. Alors, la fiction (incarnée dans Lost , selon Thiellement, par le
personnage de Desmond Hume), au lieu d’être ravalée au rang de mensonge ou de
futilité, « peut et doit être utilisée comme mythe pour se débarrasser de la ténèbre
qui ne cesse jamais de contaminer l’air ». Cette ténèbre, elle est partout autour de
nous, et notre combat contre elle n’aura jamais de fin ; mais les œuvres sont là qui
nous aident en permanence à redéfinir, à réorienter notre action, le geste envers
l’ami ou l’inconnu, la parole que nous allons lui adresser, la décision que nous
allons prendre, la compréhension ouverte que nous allons opposer à ce qui nous
échappe. Ce combat, il commençait lorsque Lost s’était arrêtée, et il reprendra de
plus belle quand vous aurez fini de lire Les Mêmes yeux que Lost . Et il ne connaîtra
pas de fin – à vous de vous orienter, avec cette seule boussole changeante, dans la
tempête magnétique.

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