LE REGARD LOST ::: Pacôme Thiellement et J.J Abrams | Gonzai

Transcription

LE REGARD LOST ::: Pacôme Thiellement et J.J Abrams | Gonzai
NUMÉRO 199
du 17 janvier au 23 janvier 2011
Culturisme
0
LE REGARD LOST
Pacôme Thiellement et J.J Abrams
17 janvier 2011
Après le coeur des Beatles, l’impériale de Frank Zappa et la main gauche de David Lynch, Pacôme
Thiellement incite son ami lecteur à s’emparer des Mêmes yeux que Lost, pour diriger son regard vers
l’Orient intérieur.
« Seule la fiction est fondée de droit, seule la fiction est vraie ».
P.Thiellement, in Poppermost
Across the sea. Lorsque James Cameron reçoit l’Academy Award du meilleur réalisateur puis celui du
meilleur film, à l’issue de la soixante-dixième cérémonie des Oscars, pour son travail sur Titanic, deux
phénomènes remarquables et liés de façon souterraine ont lieu devant les caméras californiennes. Sur le
plateau, à la remise de sa première statuette, le cinéaste reprend à son compte la fameuse réplique de
l’acteur Leonardo DiCaprio, hurlant aux spectateurs « I am the king of the world !« . Quand, quelques
dizaines de minutes plus tard, il remonte sur l’estrade accompagné de son producteur Jon Landau,
Cameron invite l’assistance à le rejoindre pour « quelques secondes de silence (…) ; alors, durant ces
quelques secondes, j’aimerais que vous écoutiez tous le battement de votre propre cœur, qui est la chose
la plus précieuse au monde. » Ainsi, durant seize interminables secondes de primetime diffusées depuis
Hollywood vers l’Occident dans son acception la plus élargie, c’est-à-dire le monde, se produit la chose
la plus impensable : on n’entend plus rien. Pas même la rumeur. Ou plus exactement : le seul son que
l’on perçoit encore dans la salle saturée de techniciens et d’actrices, c’est le rythme maîtrisé de la
respiration de James Cameron.
Que se passe-t-il ? Un homme déclare qu’il est Roi du Monde, et tous se
figent dans la contemplation intérieure. Cette situation est analogue à ce que rapporte Ferdynand
Ossendowski dans l’ouvrage Bêtes, Hommes et Dieux : « Avez-vous remarqué que les oiseaux cessaient
de voler, les marmottes de courir et les chiens d’aboyer ? L’air vibrait doucement et apportait de loin la
musique d’un chant qui pénétrait jusqu’au cœur des hommes, des bêtes et des oiseaux. La terre et le ciel
retenaient leur haleine. (…) Tous les êtres vivants pris de peur, involontairement tombent en prière,
attendant leur destin. C’était ce qui se passait maintenant. C’était ce qui se passait toutes les fois que le
Roi du Monde, en son palais souterrain, prie, cherchant la destinée des peuples de la Terre. »
D’Arthur Pendragon jusqu’au Mahdi, en passant par les Rois Mages, nombreuses sont, parmi les
ésotérismes émanant de la tradition primordiale, les allusions au Roi du Monde, cet homme à la fois
prêtre et monarque, mystérieux et caché, humble dépositaire de la connaissance sacrée universelle,
« présent sur la Terre mais en retrait, n’intervenant pas directement dans l’Histoire et refusant
d’influencer d’une façon matérielle le cours des événements » (1). C’est ce qu’évoque Pacôme
Thiellement dans ce nouvel essai dédié conjointement à la série télévisée Lost, et à l’hypothèse d’un Roi
du Monde. S’il n’est pas fait mention de James Cameron dans ce livre – licence héroïcomique qu’il
faudra pardonner au critique, lequel n’a pas suivi la série américaine –, du moins Thiellement nous
rappelle qu’un tel personnage que ce Roi, s’il existait, se tiendrait dans un centre spirituel à l’écart du
monde, comme l’enfant sous la table dictant, invisible, la distribution de la galette au jour de l’épiphanie,
et que, selon la tradition, ce lieu, plutôt que de reposer quelque part sous la terre, ressemblerait à une île
perdue au beau milieu des mers. Une île comme un fragment d’Atlantide. Une île comme celle où
échouent les disparus de Lost.
Dressons l’oreille. Nous entendons Jack Dawson, toison au vent et bras en croix sur la proue de son
navire, nous demander ce qu’est un paquebot en croisière, sinon une île mouvante ?
Across the West. « L’idée d’un personnage qui est prêtre et roi tout ensemble n’est pas très courante en
Occident« , relevait l’ésotériste René Guénon, abondamment cité et commenté dans l’œuvre de Pacôme
Thiellement, insistant sur la nécessité de rebâtir les fondations d’un Orient, non sensuel ou exotique,
mais intérieur. Nécessité, par-delà la séparation des pouvoirs politiques et religieux, de recueillir et
protéger ce sans quoi nous gisons incomplets et dépouillés, au profit de petites frappes en cravates ou
treillis, dépouillés du seul leader intéressant : l’Esprit. C’est cela que les protagonistes de Lost vont
découvrir au bout de leur séjour sur l’île, au terme de leur exil occidental. Et le dépositaire de la
connaissance universelle peut dès lors très bien devenir l’américain moyen, un grand blanc obèse aux
cheveux longs et sales (pour qui ne voit pas plus loin que l’atome) : Hurley (2). C’est dire combien il
peut être chacun d’entre nous. James Cameron, vous ?
Recensant les multiples passerelles entre ce Roi du Monde et la série conçue par le producteur J.J
Abrams, Les Mêmes yeux que Lost ne se borne pourtant pas à une nouvelle apologie de la tradition
primordiale ou de la Gnose, mais nous pousse ouvertement à exercer notre intuition du monde – et
l’interprétation permanente qui inévitablement en découle – jusqu’à l’acquisition d’un regard d’une
qualité telle, qu’il fait de nous les candidats à cette incarnation d’un personnage en charge de l’harmonie
de la planète, la Dharma. Nous sommes les rois du monde si nous le voulons, mais il faudra préparer le
casting.
L’image n’est pas neuve. Thiellement mentionne le soufi Farid al-Din
Attar, qui, dans Le Colloque des Oiseaux, dépeint une odyssée semblable à celle des rescapés du 108
Oceanic Airlines : la recherche du Simorg, roi occulte des volatiles, que des oiseaux courageux décident
d’aller quérir en réponse au désarroi qui habille le monde. Comme dans Lost, la quête de sens y est âpre,
les épreuves périlleuses, et sept vallées seront traversées avant que les oiseaux ne parviennent à
destination et ne réalisent que le Simorg, c’était eux. L’image n’est pas neuve. Pour celui qui n’a pas
regardé la série, une autre émission, Le Prisonnier, vient selon nous compléter en miroir une telle
découverte : dans un village comme une île au milieu de nulle part, un individu en exil démasque un à un
et jusqu’au singe les numéros qui le séparent de son bourreau : lui-même.
Nous sommes Jack Shephard si nous le voulons.
Across the universe. On sait aujourd’hui que notre exégèse arrive toujours après quelqu’un. Que nous
en sommes réduits au commentaire de commentaire de commentaire du byzantiniste, jusqu’à ce que
mort s’ensuive. Ainsi de Damon Lindelof et Carlton Cuse, scénaristes de Lost, laissant pour la postérité
leur propre lecture sur l’ésotérisme, référentielle jusqu’à la lie, interprétée en retour par Pacôme
Thiellement après bien d’autres, lui-même commenté ici avant que le présent texte ne soit annoté en bas
de page par l’homme providentiel qui apparaît quand le silence électronique se fait insupportable : toi.
Qu’importe. Car ce n’est jamais l’interprétation elle-même qui compte, ni même ce qu’elle produit en
toi, mais ce que toi tu produis à compter d’elle. A un moment donné, dis-toi bien qu’il te faudra tout
raconter. Et à un moment donné, Thiellement ne parlera plus que de transmission. Toi et moi devons
devenir des transmetteurs, sans jamais cesser d’émettre, c’est-à-dire de raconter à notre tour l’histoire.
D’ici là.
Les commentateurs de Thiellement qui le dépeignent, au mieux en faux sage pour ses détracteurs, au
pire en vrai prophète pour ses caudataires, doivent comprendre que dans les ouvrages du bonhomme, s’il
nous est offert d’arracher, comme une arme, la beauté au conformisme qui s’est emparé d’elle, si le tour
qui nous est présenté n’attend que nous pour être enfin joué, s’il nous est donné de faire craquer quelque
chose en nous-mêmes, c’est que nous n’avons jamais eu besoin d’un énième gourou, que celui-ci soit
mage, banquier ou, en l’espèce, essayiste. Le grand projet de la Gnose a toujours été de déporter Dieu de
son autel vers le cœur des hommes. Pacôme Thiellement le sait et nous le fait savoir, lui qui n’a pas le
regard parfait, mais le capte. Tentons, avec lui, de faire mieux encore.
Pacôme Thiellement // Les Mêmes yeux que Lost // Editions Léo Scheer
117 pages, 15€ – sortie le 26 janvier 2011.
(1) Les Mêmes yeux que Lost, p. 21.
(2) Certes, Hurley porte sa royauté jusque dans son patronyme (Reyes), mais ce n’était là que l’indice de
plus, laissé à dessein par l’inconscient des scénaristes comme une note en fin de script – le personnage
de Hurley a été créé presque au dernier moment pour son interprète Jorge Garcia, à l’issue de son
audition (qu’il passait initialement pour le rôle de Sawyer), et n’existait donc même pas aux débuts de la
pré-production de Lost.
par Aurélien Lemant

Documents pareils