Jean Racine (1639-1699)

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Jean Racine (1639-1699)
Jean Racine (1639-1699)
Né en 1639, à La Ferté-Milon, une petite ville au nord de Paris, et très tôt
orphelin, Jean Racine est élevé à Port-Royal, haut lieu du jansénisme où l’une de ses
tantes est religieuse. Les études aux «petites écoles» ont profondément influencé sa
vision austère de l’homme, qu’il ne conçoit que comme esclave de ses passions et
de sa faiblesse. Cette formation lui permet – chose assez rare à l’époque –
d’approfondir sa connaissance de la culture grecque, répertoire par excellence de
sujets pour ses tragédies.
À son arrivée à Paris, en 1659, Racine fréquente les milieux aristocratiques et les
cercles littéraires, compose des poèmes de circonstance et rencontre Boileau et Molière.
Ce dernier met en scène, sans succès, la première tragédie de Racine, La Thébaïde. En
revanche, sa deuxième pièce, Alexandre, séduit le public mais provoque la rupture avec
Port-Royal – hostile au théâtre – et avec Molière, à qui Racine retire la pièce pour la
confier à la troupe ennemie de l’Hôtel de Bourgogne.
Racine est apprécié à la cour et accumule les succès pendant une dizaine
d’années. Il donne ainsi le coup de grâce au prestige vacillant de Corneille. La victoire de
sa Bérénice sur la pièce homonyme de son rival consacre à la fois le dramaturge et
l’esthétique classique. La renommée va de pair avec la jalousie et une cabale tente de
faire sombrer Phèdre qui, malgré tout, finit par s’imposer comme le chef-d’œuvre de
Racine.
Après Phèdre, Racine renonce au théâtre pour des raisons qui ont fait couler
beaucoup d’encre mais qui semblent liées à son rapprochement de Port-Royal; on a
parlé, à tort, de «conversion». Familier de Louis XIV, admis à l’Académie en 1673, en
1677 il devient historiographe du roi et en 1690 «gentilhomme ordinaire de la Chambre»;
Racine est riche et admiré. À la demande de Mme de Maintenon, la toute-puissante
épouse secrète de Louis XIV, il revient au théâtre pour rédiger Esther et Athalie, deux
tragédies religieuses destinées aux pensionnaires du collège féminin de Saint-Cyr et
très bien accueillies.
À sa mort en 1699, afin de respecter sa volonté, le roi autorisera son inhumation à
Port-Royal.
1664 La Thébaïde
1665 Alexandre
1667 Andromaque
1668 Les Plaideurs – la seule comédie de Racine
1669 Britannicus
1670 Bérénice
1672 Bajazet
1673 Mithridate
1674 Iphigénie
1677 Phèdre
1689 Esther
1690 Athalie
La trace du jansénisme
L’œuvre de Racine est profondément influencée par le séjour du dramaturge à
Port-Royal. Ses personnages évoluent dans un monde où «les moindres fautes sont
sévèrement punies» (préface de Phèdre) et leur vie intérieure est marquée par un
perpétuel sentiment de culpabilité à l’égard de ce «Dieu caché» dont les décisions
sont inaccessibles à la compréhension humaine.
Contrairement à Corneille qui a été élève des jésuites et qui croit à une volonté
héroïque dont les hommes seraient parfois capables de faire preuve, Racine est marqué
par le pessimisme janséniste. Ses personnages ne sont jamais des héros de la volonté,
mais des esclaves de passions impures; l’éros est une force de destruction qui les voue
irrémédiablement à la mort ou à la solitude la plus totale dans l’attente d’être damnés.
Selon la célèbre formule de La Bruyère, «[Corneille] peint les hommes comme ils
devraient être, [Racine] les peint tels qu’ils sont» (Caractères, 1688).
Racine, le classique
Le classicisme s’accompagne de concepts comme doctrine, règle, discipline,
rationalisme. Ces principes traduisent un besoin – de plus en plus évident à partir de
1650 – de canaliser les débordements baroques vers des formes d’expressions plus
rigoureuses. Une rigueur qui n’est pas seulement formelle mais avant tout morale car le
«siècle de Louis XIV» semble être dominé par une seule idée: soumettre les passions au
joug de la raison.
Mis à part Bajazet, toutes les tragédies de Racine s’inspirent d’épisodes de
l’Antiquité classique et notamment de la mythologie grecque, d’où il reprend le thème
de la fatalité. Si les pièces cornéliennes devaient inspirer l’admiration, Racine veut
émouvoir en montrant en montrant la souffrance de cœurs livrés à des passions
déchirantes.
«La principale règle est de plaire et de toucher. Toutes les autres ne sont faites que
pour parvenir à cette première», écrit-il dans la préface de Bérénice et, à la différence de
l’auteur du Cid, Racine se soumet sans effort aux règles des trois unités au point que son
nom se confond avec la notion même de classicisme français.
Il définit son idéal dramatique dans la préface de Britannicus: «Une action simple,
chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour, et
qui s’avançant par degrés vers sa fin, n’est soutenue que par les intérêts, les sentiments et
les passions des personnages». La composition est linéaire: l’action, dépouillée de toute
scène accessoire, commence au moment où éclate la crise. Dès lors, la pièce n’est qu’une
progression implacable vers le dénouement tragique, lorsque le piège du destin se
resserre définitivement sur les personnages.
Une langue épurée
L’issue fatale des tragédies raciniennes n’est agrémentée que par une versification
qui synthétise à la perfection les dilemmes les plus complexes.
Les personnages se heurtent à des interdits moraux et, par conséquent, à des
interdits linguistiques. Ils emploient un vocabulaire limité et très chaste, où les
métaphores sont peu nombreuses. Les moyens d’expression – notamment la rigueur et la
fluidité des alexandrins – doivent servir en définitive à atténuer la violence des passions.
Les tragédies de Racine sont généralement exemptes des rebondissements et des
coups de théâtre qui caractérisaient les représentations baroques; elles ne reposent que
sur la force des mots, sur un équilibre délicat de sonorités et de symétries
poétiques. On a d’ailleurs défini Racine comme «le plus grand poète du XVIIe
siècle».
PHÈDRE
Malgré son sujet scabreux – l’amour incestueux de Phèdre pour son beau-fils
Hippolyte – et le scandale littéraire et mondain qu’elle a suscité, Phèdre (1677), la
dernière tragédie profane de Racine, est un «monument tragique exemplaire», car elle
met en scène un thème fondamental de la culture du siècle: le conflit entre civilisation
et nature, entre raison et passion.
Pour l’essentiel, Racine s’est inspiré des textes antiques: deux tragédies du poète
grec Euripide – Hippolyte voilé (aujourd’hui perdue) et Hippolythe porte-couronne (428 av. J.C.) – et la tragédie du philosophe latin Sénèque – Phèdre (19 ap. J.-C.). D’autres
influences sont évidentes, mais leur étude ne fait que rehausser l’originalité de la pièce
racinienne, qui a profondément transformé les originaux pour les adapter au goût et à la
sensibilité du XVIIe siècle.
Racine atteint avec Phèdre le faîte de sa gloire et la perfection du style. En outre,
le thème de la destinée humaine uni à celui de l’action responsable a permis à cette
tragédie de ne rien perdre en modernité: c’est, aujourd’hui encore, l’une des plus jouées.
L’action
Le rideau se lève sur le palais de Thésée, qui est parti à la guerre. Hippolyte
s’apprête à le rejoindre, par dévouement filial mais aussi parce qu’il veut fuir l’amour. Il
est en effet épris d’Aricie, fille d’un ennemi de son père. Phèdre, deuxième femme de
Thésée, se morfond et manifeste son intention de mourir. Pressée par sa confidente
Œnone, elle avoue le terrible secret qui portera tout droit à l’issue fatale: elle aime
Hyppolite.
On annonce la mort de Thésée: Phèdre va démêler avec Hippolyte des questions
d’héritage mais finit par lui révéler sa coupable passion. Il la rejette. Coup de théâtre au
troisième acte: Thésée revient. Soucieuse de sauver sa maîtresse, Œnone calomnie
Hippolyte devant Thésée, en l’accusant d’avoir voulu séduire Phèdre. Brisé, Thésée
chasse son fils et le maudit en invoquant Neptune, dieu des mers: celui-ci fera sortir des
eaux un monstre qui provoquera la mort du jeune homme. Ayant appris l’amour entre
Aricie et Hippolyte, Phèdre ne défend pas le jeune prince des accusations et chasse sa
nourrice dont elle fait son bouc émissaire.
Thésée apprendra la nouvelle du suicide d’Œnone et la vérité trop tard pour
arrêter Neptune. Dans la dernière scène, Phèdre vient expirer devant le public; elle a
avalé un poison et, agonisante, avoue à son mari sa culpabilité.
La jalousie fatale
Racine s’écarte de ses sources sur un point important: dans les textes anciens,
Hippolyte dédaigne Aphrodite en faveur d’Artémis; c’est pour punir le jeune homme que
la déesse de l’amour inspire à Phèdre une passion criminelle; la reine meurt sans inculper
son beau-fils. Dans la tragédie française, la colère de Vénus (chez Racine les dieux
portent leurs noms romains) se déchaîne sur Phèdre elle-même, en tant que descendante
du soleil▼; rongée par la jalousie, la reine ne disculpe pas Hippolyte. Du coup, «Phèdre
n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente», comme l’écrit le dramaturge dans la
préface. Victime de la fatalité héréditaire ou bourreau égoïste et irrationnel, elle devient
un personnage extrêmement nuancé et très attachant.
▼
Fatalité héréditaire
Phèdre porte le poids d’un double héritage: son père Minos, fils de Zeus et roi légendaire de Crète
devenu juge des morts, lui a légué la loi et sa mère Pasiphaé le désir irrationnel. Cette dernière était la fille du
Soleil; de ses rapports avec un taureau était né le Minotaure, un monstre moitié homme moitié animal. C’est
Thésée qui était parvenu à tuer ce monstre qui se nourrissait de chair humaine et à sortir du labyrinthe où on
l’avait enfermé, grâce au fil que lui avait donné la sœur de Phèdre, Ariane. Thésée avait abandonné Ariane sur l’île
de Naxos – où elle était morte – pour choisir Phèdre. Volage et infidèle, il a eu un fils avec la reine des amazones,
Hippolyte.
En tant que descendantes du Soleil, Pasiphaé, Ariane et Phèdre subissent la malédiction que Vénus a
lancée contre leur ancêtre, coupable d’avoir révélé à son époux Vulcain la liaison de la déesse avec Mars, le dieu
de la guerre.
«Je sentis tout mon corps et transir et brûler»
La tragédie classique commence généralement par une exposition de la situation et la présentation des personnages. Racine,
lui, entre de plain-pied dans la crise: ses personnages sont au pied du mur et doivent agir. La tragédie se déroule le jour où
les sentiments explosent, qu’il s’agisse d’amour, de haine, de jalousie ou de soif du pouvoir. Ici, grâce au rôle
d’«accoucheuse de mots», de «psychanalyste» d’Œnone, c’est l’aveu de Phèdre qui déchaîne l’élément tragique.
PHÈDRE
Quand tu sauras mon crime, et le sort qui m’accable,
Je n’en mourrai pas moins, j’en mourrai plus coupable.
ŒNONE
Madame, au nom des pleurs que pour vous j’ai versés,
Par vos faibles genoux que je tiens embrassés1,
Délivrez mon esprit de ce funeste doute.
PHÈDRE
Tu le veux. Lève-toi.
ŒNONE
Parlez. Je vous écoute.
PHÈDRE
Ciel! que lui vais-je dire? Et par où commencer?
ŒNONE
Par de vaines frayeurs cessez de m’offenser.
PHÈDRE
Ô haine de Vénus! Ô fatale colère!
Dans quels égarements2 l’amour jeta ma mère!
ŒNONE
Oublions-les, Madame. Et qu’à tout l’avenir
Un silence éternel cache ce souvenir.
PHÈDRE
Ariane, ma sœur! De quel amour blessée,
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée?
ŒNONE
Que faites-vous, Madame? Et quel mortel ennui3,
Contre tout votre sang vous anime aujourd’hui?
PHÈDRE
Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable
J’entoure de mes bras; c’est le geste antique des suppliants.
Délires.
3 Souffrance, désespoir (sens fort du terme).
1
2
Je péris la dernière, et la plus misérable.
ŒNONE
Aimez-vous?
PHÈDRE
De l’amour j’ai toutes les fureurs.
ŒNONE
Pour qui?
PHÈDRE
Tu vas ouïr4 le comble des horreurs.
J’aime… à ce nom fatal je tremble, je frissonne,
J’aime…
ŒNONE
Qui?
PHÈDRE
Tu connais ce fils de l’Amazone5,
Ce prince si longtemps par moi-même opprimé?
ŒNONE
Hippolyte! Grands dieux!
PHÈDRE
C’est toi qui l’as nommé.
[…] À peine au fils d’Égée6
Sous les lois de l’hymen7 je m’étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi;
Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue.
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue8.
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,
Je sentis tout mon corps et transir9, et brûler.
Je reconnus Vénus, et ses feux redoutables10,
D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables.
Par des vœux assidus je crus les détourner,
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner.
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs11 ma raison égarée12.
D’un incurable amour remèdes impuissants!
En vain sur les autels ma main brûlait l’encens.
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
J’adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse
Entendre.
Antiope, la première épouse de Thésée.
6 Thésée.
7 Du mariage.
8 Troublée, bouleversée.
9 Glacer.
10 Épouvantables.
11 Pour les Grecs, l’une des façons de prévoir l’avenir était d’observer les entrailles, les viscères (les «flancs») des
animaux sacrifiés.
12 Perdue.
4
5
Même au pied des autels que je faisais fumer13,
J’offrais tout à ce dieu, que je n’osais nommer.
Je l’évitais partout. Ô comble de misère!
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin j’osai me révolter.
J’excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir14 l’ennemi dont j’étais idolâtre,
J’affectai les chagrins15 d’une injuste marâtre,
Je pressai son exil, et mes cris éternels
L’arrachèrent du sein, et des bras paternels.
Je respirais, Œnone; et depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence.
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits16.
Vaines précautions! Cruelle destinée!
Par mon époux lui-même à Trézène17 amenée
J’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné.
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée:
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.
J’ai conçu pour mon crime une juste terreur.
J’ai pris la vie en haine, et ma flamme18 en horreur.
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire19
Et dérober20 au jour une flamme si noire.
Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes combats.
Je t’ai tout avoué, je ne m’en repens pas,
Pourvu que de ma mort respectant les approches
Tu ne m’affliges plus par d’injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur21, tout prêt à s’exhaler.
Phèdre (1677), I, 3, vers 241-316.
Comprendre et analyser
1. Cette scène présente deux macro-séquences évidentes: l’une (vers ..................-..................) est le
dialogue entre Phèdre et Œnone qui mène à l’aveu; l’autre (vers ..................-..................) est le long
récit de Phèdre. Ce dernier peut à son tour être divisé en séquences de niveau inférieur. Voici une
proposition de subdivision. Donnez un titre à chaque segment.
Où je faisais des sacrifices sanglants.
Repousser.
15 Je simulai l’irritation.
16 J’élevais les enfants.
17 Avant de partir à la guerre, Thésée a conduit la famille royale à Trézène, le port de l’Attique où se déroule
l’action, pour la mettre sous la protection d’Hippolyte.
18 Passion.
19 Sauvegarder mon honneur, ma réputation.
20 Cacher.
21 L’ultime souffle de vie.
13
14
a. vers 25-27 ..................
d. vers 39-46 ..................
g. vers 56-62 ..................
b. vers 28-32 ..................
e. vers 47-52 ..................
h. vers 63-66 ..................
c. vers 33-38 ..................
f. vers 53-56 ..................
i. vers 67-72 ..................
2. Phèdre évite les noms propres, comme si la honte l’empêchait même de les prononcer. Quelle
figure de rhétorique emploie-t-elle?
• Ellipse • Euphémisme • Métaphore • Périphrase
Repérez les qualifications que Phèdre attribue à Thésée et, plus spécialement, à Hyppolite. Que
remarquez-vous?
3. À quel champ sémantique appartiennent les éléments suivants?
• blessée • je tremble, je frissonne • transir et brûler • incurable • remèdes • blessure • saigné
Sachant que, étymologiquement, le mot passion signifie «souffrance», que pouvez-vous en déduire?
4. Le réseau lexical dominant, celui de la fatalité, est très articulé. Repérez la présence des nuances
suivantes:
• destinée • hérédité • impuissance de la volonté • inéluctabilité
5. La stylisation classique renferme un aveu terrible – l’inceste – dans une page de poésie sublime. Ce
passage est pullule de figures de rhétorique; repérez des exemples de:
Allitération • Antithèse • Chiasme • Ellipse • Métaphore • Métonymie • Oxymore • Parallélisme •
Personnification
6. Analysez les derniers mots de Phèdre. Le dénouement n’est-il pas déjà annoncé? Que constitue la
suite de l’histoire? En quoi est-elle cruellement tragique?
7. L’une des qualités de cette tragédie tient à l’impossibilité de déterminer si Phèdre est une criminelle
irresponsable, une victime pathétique, un bourreau impitoyable. Quelle est votre opinion?
Au cœur du texte
«En effet, Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente: elle est engagée dans une passion illégitime
dont elle a horreur toute la première: elle fait tous ses efforts pour la surmonter; elle aime mieux se laisser mourir
que de la déclarer à personne, et lorsqu’elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait
bien voir que son crime est plutôt une punition des dieux qu’un mouvement de sa volonté.»
Ces quelques lignes de Racine, tirées de la Préface de Phèdre, sont très utiles pour comprendre la scène ci-dessus.
Pour le tragédien, Phèdre n’est pas un personnage négatif mais plutôt une victime de la fatalité. À y regarder de
plus près, ces dieux qui ont condamné Phèdre au péché sont très proches de ce «Dieu caché» des jansénistes,
que les hommes ne sont pas en mesure d’affronter et à la volonté duquel ils doivent simplement s’abandonner.
Après avoir avoué que c’est Hippolyte qu’elle aime, Phèdre décrit longuement l’inéluctabilité de sa passion.
Les prières, la construction d’un temple, les sacrifices ne constituent qu’un rituel extérieur inutile pour calmer la
colère de Vénus; de même, les rites religieux n’ont aucune influence sur le Dieu des jansénistes. Phèdre choisit
ensuite la révolte («Contre moi-même enfin j’osai me révolter»), mais cette attitude est, elle aussi, vouée à la
défaite si Racine écrit dans la Préface que les sentiments de Phèdre ne dépendent pas d’un «mouvement de sa
volonté».
Folle d’amour et dans l’impossibilité d’agir, Phèdre ne peut que s’en remettre aux mots; la confession à
laquelle elle se résigne est une ultime souffrance. Et encore une fois, la tragédie des mots est, pour Racine, la
seule défense possible.