télécharger l`article en entier
Transcription
télécharger l`article en entier
COMPTES RENDUS ❘ 1013 Enfin, la dernière partie (« Le privé est politique ») rend compte de mobilisations collectives des mouvements féministes ou LGBT autour d’enjeux attachés à la politisation de la sphère privée (reconnaissance du droit à l’avortement, de l’homosexualité dans l’espace public) et de changements affectant les politiques publiques sur ces questions dans différents espaces géographiques. La manière dont les pouvoirs publics définissent cette frontière apparaît liée à des configurations de pouvoir (poids de l’Église catholique au Portugal, par exemple), mais aussi à des enjeux politiques variables au cours du temps. Ainsi, en URSS, le droit à l’avortement a évolué en fonction des différents rôles assignés aux femmes (mères chargées de l’avenir de la patrie, ou plutôt porteuses de la modernité du régime). De même, les manières de concevoir la prostitution en Suisse entraînent des modes de régulation différents depuis le 18e siècle : selon que les prostituées sont considérées comme une population à risque remettant en cause l’ordre social, comme des porteuses d’une sexualité illégitime tolérée, ou comme un groupe à risque dans un contexte de montée du sida, la prostitution sera davantage reléguée à la sphère privée ou soumise au contrôle des pouvoirs publics. Malgré l’absence de contribution sur la manière dont les usages de cette frontière jouent dans la sphère politique, cet ouvrage met en lumière de manière convaincante la pluralité des acteur-e-s qui participent à la délimitation des frontières entre sphères publiques et privées. Ce faisant, il complète utilement les ouvrages centrés sur les effets de l’action publique sur ces frontières. Tout en montrant leurs évolutions, il pose la question de la persistance d’une légitimité différenciée des femmes et des sexualités considérées comme minoritaires dans la sphère publique. Gwenaëlle Perrier – CNAM, LISE/Centre d’études de l’emploi Milewski (Françoise), Périvier (Hélène), dir. – Les discriminations entre les femmes et les hommes. – Paris, Presses de Sciences Po, 2011 (Savoirs sur le genre). 374 p. lors que Sciences Po consolide son Programme d’enseignement et de savoirs sur le genre (PRESAGE), ce n’est pas le moindre des mérites de cet ouvrage, publié sous la direction des maîtresses d’œuvre de cette petite révolution, que d’offrir des indications plus précises sur la nature de cette démarche et les champs qu’elle entend couvrir. A De la méthode, on retiendra l’ouverture disciplinaire, à laquelle invitent tant le caractère transversal des rapports sociaux de sexe que l’entrée par les discriminations : juristes, économistes, sociologues, politistes et philosophes se partagent ainsi les 13 chapitres, multipliant les points de vue sur les discriminations à l’œuvre entre femmes et hommes à l’école, au travail ou au sein de la famille et sous des angles aussi diversifiés que ceux de la fabrique des politiques publiques, du droit (national et communautaire), de la théorie économique, de la sociologie de l’éducation ou de l’étude de l’opinion. Il convient en second lieu de souligner le pendant de cette ambition pluridisciplinaire, à savoir l’humilité qui sied à une démarche se voulant cumulative. Le dialogue entre les savoirs existants se trouve ici facilité par l’angle commun des discriminations, dont Geneviève Fraisse rappelle qu’elles ne se révèlent que lorsque cesse l’exclusion pure et simple des femmes. De ce caractère cumulatif témoigne également l’ouverture de la plupart des contributions sur les récentes avancées des gender studies au niveau international. Entendues ici moins comme une discipline autonome que comme un vaste corpus de travaux ayant en commun un intérêt pour le caractère construit des rapports sociaux de sexe et la prise en compte de leurs effets sur l’analyse d’une grande variété d’objets, celles-ci fournissent néanmoins un certain nombre d’objets et de concepts spécifiques qui contribuent à interroger ceux forgés par les disciplines « mainstream ». De plus, cette ouverture permet ❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 61 No 5 ❘ 2011 Document téléchargé depuis www.cairn.info - iep_paris - - 193.54.67.93 - 14/12/2011 10h31. © Presses de Sciences Po Document téléchargé depuis www.cairn.info - iep_paris - - 193.54.67.93 - 14/12/2011 10h31. © Presses de Sciences Po compte de la construction des rapports sociaux de sexe qui est en jeu dans la délimitation de cette frontière, essentiellement dans le domaine de l’emploi et de la formation. L’emploi reste un domaine genré pour plusieurs raisons. Ainsi, le faible aboutissement en termes d’emploi d’un projet de formation destiné à des femmes d’une vallée suisse est dû au fait que les contraintes de la vie familiale continuent de peser plus fortement sur elles que sur les hommes. En outre, certains secteurs très féminisés restent dévalorisés (travail domestique externalisé) en raison de l’assignation persistante de ce métier à la sphère privée. Plus généralement, les assignations à la sphère familiale continuent d’être davantage exprimées à l’égard des femmes, comme le prouve l’analyse de la formulation d’offres d’emploi à taux d’activité réduit. 1014 ❘ Revue française de science politique Document téléchargé depuis www.cairn.info - iep_paris - - 193.54.67.93 - 14/12/2011 10h31. © Presses de Sciences Po À ce dialogue contribue le chapitre de Nancy Fraser (chap. 1) qui introduit le « tiers » manquant à l’analyse par Polanyi de la confrontation entre marchandisation et protection sociale : l’émancipation. L’analyse du rapport entre genre, discrimination et fonctionnement des marchés est utilement complétée par trois regards d’économistes. L’un porte sur les théories économiques de la discrimination (chap. 3), un second, s’appuyant également sur des travaux de Gary Becker, propose une approche empirique des discriminations frappant les mères en termes d’emploi et de rémunération (chap. 6), tandis qu’un troisième (chap. 13) revient sur les limites de l’action publique à l’aune de données économétriques. L’approche par le droit, à l’œuvre dans les chapitres 4, 5, 8 et 10, souligne les enjeux normatifs d’une analyse des inégalités systémiques entre hommes et femmes, inscrites dans le temps long, au prisme de discriminations qui matérialisent un rapport de force ou de domination dans une situation donnée. Ce que disent les dispositions et les pratiques les plus récentes du droit se révèle ainsi éclairant pour saisir l’évolution de la grammaire juridique française, le rôle des sciences humaines et sociales dans la démonstration positive des discriminations salariales outre-Atlantique ou le développement d’un droit communautaire de la conciliation vie familiale-vie professionnelle. Les chapitres qui s’éloignent de l’objet « discrimination » permettent en outre de rappeler le caractère structurant de la construction différenciée des identités imputées aux hommes et aux femmes, qu’il s’agisse de problématiser les enjeux de la mixité scolaire du point de vue de la psychologie sociale (chap. 9) ou de repenser, comme le fait Hélène Périvier, le caractère éminemment sexué de la régulation des personnes pauvres à travers l’aide sociale (chap. 11). Co-rédigé par Annie Junter et Réjane Sénac-Slawinski, le chapitre 8 croise les regards de la sociologie du droit et de la sociologie politique pour mieux appréhender la cohabitation de normes à laquelle donne lieu l’émergence en France du vocable de la diversité, source de tensions avec le renforcement du droit de la non-discrimination. Le caractère genré de l’action publique, qui recouvre à la fois l’analyse du fonctionnement des États providence à travers les « régimes de genre » qui les sous-tendent et celle des politiques visant à la transformation des rapports sociaux de sexe, fait l’objet d’un chapitre (12) synthétique rédigé par Sandrine Dauphin, qui souligne notamment les risques de dilution de l’objectif d’égalité dans le mainstreaming du genre et, a fortiori, dans celui de la diversité. Alors qu’en guise de conclusion, le chapitre de Françoise Milewski souligne la nécessité de dépasser la vision binaire opposant le champ économique et les autres, on pourra regretter la place limitée concédée à la sociologie politique. En effet, ainsi que le soulignent Annie Junter et Caroline Ressot, le droit de la discrimination est pensé sur le modèle du common law, pointant par conséquent la nécessité d’une sociologie de ses (non-) usages. Or, celle-ci, au même titre que celle de l’action publique en matière d’égalité et de lutte contre les discriminations, paraît indispensable pour saisir les processus d’ordre cognitif qui affectent les acteurs de l’action collective et l’action publique, à travers la mise à disposition de nouvelles ressources juridiques ou institutionnelles, mais également discursives. À ce titre, les vertus d’une approche véritablement transdisciplinaire, présentes dans quelques chapitres, font parfois défaut, conduisant au maintien d’une dichotomie assez peu heuristique entre la lutte contre les discriminations, menée sur le terrain du droit, et celle contre les inégalités qui relèverait de l’action publique. Ici, c’est en particulier l’articulation théorique entre constat des inégalités et analyse des processus discriminatoires qui aurait mérité un traitement spécifique, quand bien même les différentes contributions fournissent sur ce point des indices précieux. De plus, si, compte tenu de son rôle moteur, le niveau communautaire fait l’objet d’une légitime attention dans les chapitres 2, 4 et 10, c’est principalement sous l’angle du hard Law – traités et directives – et du travail d’interprétation réalisé par la Cour de justice européenne (CJE). Or, le gender mainstreaming, ici dénoncé comme source de dilution de l’action de l’Union européenne dans la lutte contre les inégalités et les discriminations entre hommes et femmes, a suscité la production de nombreux instruments soft qui participent pleinement des transferts institutionnels en ce domaine. Enfin, il est permis de s’interroger sur le format retenu. Pour partie issu d’un numéro spécial de la revue de l’OFCE, l’ouvrage associe un entretien avec Geneviève Fraisse, des chapitres théoriques ou proposant un état de l’art, ❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 61 No 5 ❘ 2011 Document téléchargé depuis www.cairn.info - iep_paris - - 193.54.67.93 - 14/12/2011 10h31. © Presses de Sciences Po aux auteur-e-s d’aborder des problématiques parmi les plus actuelles au sein des études sur le genre, telles que les effets de son intersection avec d’autres facteurs de discrimination. COMPTES RENDUS ❘ 1015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - iep_paris - - 193.54.67.93 - 14/12/2011 10h31. © Presses de Sciences Po Ces quelques remarques n’ôtent rien de l’intérêt de ce volume. Les étudiants de premier et second cycle invités à se familiariser avec la problématique des discriminations entre hommes et femmes, mais également les chercheurs amenés à les prendre en compte, y trouveront des références théoriques, des données empiriques et des éléments de jurisprudence actualisés, ainsi que de précieux éléments de réflexion sur ce qui fonde le caractère transversal et structurel des inégalités de genre. De même, on ne saurait trop en recommander la lecture au public le plus large, tant il est vrai que le cas des discriminations fondées sur le genre, ici abordées dans leurs multiples facettes, fournit des clés de lecture indispensables à la compréhension des glissements paradigmatiques à l’œuvre dans le traitement des discriminations en Europe. et en sociologie, la MMF ne devrait pas être là : théoriquement et empiriquement, elle représente une incongruité parce qu’elle rassemble sous un même chapeau trop de différences sur une longue période, sans obtenir de résultat tangible » (p. 20). Partant de cette interrogation, les auteures mobilisent les outils de la sociologie de l’action collective et s’appuient sur plusieurs enquêtes empiriques pour produire une analyse fine des dimensions constitutives de la Marche mondiale des femmes en tant que mouvement social : les revendications, les répertoires d’action, les ressources organisationnelles et militantes, l’identité collective, la définition des cibles et des partenaires sont ainsi traités successivement au cours des cinq chapitres qui composent l’ouvrage. S L’originalité de la Marche mondiale des femmes est d’abord mise en avant par l’étude des revendications portées par ce mouvement transnational, qui s’articulent en 2010 autour de quatre axes : bien commun, paix et démilitarisation, travail des femmes et violence envers les femmes. En s’appuyant sur une analyse qualitative et quantitative des contenus des publications francophones du mouvement, le premier chapitre retrace l’histoire et les évolutions de chacun de ces thèmes depuis les débuts de la MMF. À travers cette généalogie, les auteures montrent comment, à côté de thèmes courants dans les mouvements de femmes, la MMF s’est emparée d’autres types de revendications (la souveraineté alimentaire, l’accès aux ressources, la paix) afin d’y introduire une perspective féministe ; une démarche qui s’explique entre autres par les partenariats de la MMF avec des réseaux de la mouvance altermondialiste. Le chapitre donne également à voir la manière dont s’élabore et se modifie au gré des évolutions internes, des alliances et des conflits, une analyse théorique féministe appliquée à chacun des thèmes de mobilisation. Le fil directeur de l’ouvrage consiste à dénouer les paradoxes de ce mouvement social : « Selon les critères dominants en science politique Des matériaux plus ethnographiques viennent nourrir la deuxième partie portant sur les répertoires d’action. Si la marche constitue le répertoire d’action le plus visible et le plus structurant – qualifié de « marqueur identitaire » (p. 81) du mouvement en raison de ses caractéristiques (couleurs, musique, chants, registre du festif, etc.) et de ses objectifs (reconnaissance interne et externe, Maxime Forest – Université Complutense de Madrid Giraud (Isabelle), Dufour (Pascale) – Dix ans de solidarité planétaire. Perspectives sociologiques sur la Marche mondiale des femmes. – Montréal, Éditions du remue-ménage, 2010, 248 p. Bibliogr. i la Marche mondiale des femmes (MMF) a suscité l’intérêt des chercheurs depuis ses premières actions en 20001, aucun n’avait proposé jusqu’alors une analyse d’ensemble de ce mouvement social. Publié à l’occasion du dixième anniversaire de la MMF, l’ouvrage d’Isabelle Giraud et de Pascale Dufour se propose de combler ce manque en offrant une synthèse sur le sujet. 1. Voir par exemple Elsa Galerand, « Retour sur la genèse de la Marche mondiale des femmes (1995-2001). Rapports sociaux de sexe et contradictions entre femmes », Cahiers du genre, 40, juin 2006, p. 163-181 ; Janet Conway, « Geographies of Transnational Feminisms : The Politics of Place and Scale in the World March of Women », Social Politics : International Studies in Gender, State & Society, 15 (2), 2008, p. 207-231. ❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 61 No 5 ❘ 2011 Document téléchargé depuis www.cairn.info - iep_paris - - 193.54.67.93 - 14/12/2011 10h31. © Presses de Sciences Po et d’autres plus empiriques, mais également des degrés inégaux de socialisation à la littérature sur le genre. Or, ce format à la fois stimulant et quelque peu hybride ne permet peut-être pas de répondre totalement aux défis d’un champ d’études aussi vaste, qui, dans le cas particulier des inégalités/discriminations entre hommes et femmes, nécessite un important travail de cadrage théorique et définitionnel.