Edouard Glissant, De l`opacité à la relation

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Edouard Glissant, De l`opacité à la relation
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Edouard Glissant apparaît comme l’un des écrivains francophones – dans le sens étymologique de ce déterminant, car il
refuse et combat avec l’énergie qu’on lui reconnaît volontiers les
acceptions communément admises du concept francophonie –
qui a pratiquement embrassé tous les genres littéraires du roman
à l’essai en passant évidemment par le théâtre et la poésie.
Hermétique pour le grand public et d’un abord pas toujours
facile pour les spécialistes, Edouard Glissant semble conscient
de cette situation. Aussi n’hésite-t-il pas dans ses ouvrages à
expliquer et à commenter ses textes. Cette attitude se manifeste
davantage dans ses conférences et plus encore dans ses cours.
Dévoiler la poétique glissantienne par lui-même apparaît ainsi
comme l’une des voies possibles pour, à un certain niveau,
rendre son œuvre plus accessible.
Ce « passeur d’écumes » pour reprendre l’une de ses expressions, tout en se défendant de ne pas créer un système alors qu’il
se bat pour les non-systèmes, développe cependant au prisme,
entre autres, d’une double matrice que sont la pensée archipélique et la créolisation, une conception du monde qui semble
reposer sur un certain nombre de socles dont on retiendra dans le
cadre de cette recherche, en plus des cultures ataviques et composites, non seulement l’opacité et la poétique de relation mais
encore la passerelle et le point d’ancrage entre ces deux notions
a priori antinomiques .
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PENSEE ARCHIPELIQUE ET IDENTITE CREOLE,
MATRICES DU CHEMINEMENT GLISSANTIEN
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Du Discours Antillais à Tout-Monde en passant par Malemort,
Soleil de la Conscience, L’Intention poétique, Pays rêvé, pays réel
et Poétique de la relation pour ne citer que quelques-unes de ses
oeuvres, Edouard Glissant semble adopter un cheminement qu’il
est intéressant de suivre à travers les deux piédestaux susmentionnés.
Pensée archipélique
Dès le départ il considère dans le monde deux formes de pensées : la pensée continentale et la pensée archipélique.
La pensée continentale qu’il nomme également « pensée de
système » qui pour lui « a organisé, étudié, projeté, ces répercussions lentes et insensibles entre les langues – a prévu et mis en
perspective idéologique le mouvement du monde qu’elle régentait
légitimement. Aujourd’hui, poursuit Edouard Glissant, ... cette
pensée de système a failli à prendre en compte le non système
généralisé des cultures du monde. » (Introduction à une Poétique
du Divers, p. 34 )
A cette première pensée, il oppose une deuxième, l’un de ses
chevaux de bataille, la pensée archipélique qu’il prend soin de
décrire dans un premier temps. « Une autre forme de pensée, plus
intuitive, plus fragile, menacée, mais accordée au chaos -monde
et à ses imprévus, se développe, arc-boutée peut-être aux
conquêtes des sciences humaines mais dérivée dans une vision du
poétique et de l’imaginaire du monde ». (Ibidem, p. 34) Ensuite
il la définit en ces termes : « J’appelle cette pensée pensée archipélique, c’est-à-dire une pensée non systématique, inductive,
explorant l’imprévu de la totalité-monde et accordant l’écriture à
l’oralité et l’oralité à l’écriture. » (Ibidem, p. 34). Sa vision du
monde semble, en grande partie, prendre naissance, du moins
dans le cadre de ses oeuvres, à partir entre autres, de ce creuset.
Avec cette pensée archipélique s’attelle en concordance de phase
une notion non moins importante dans la poétique glissantienne :
la créolisation.
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La créolisation
Dans presque toutes ses œuvres et d’une manière plus prononcée dans le Discours Antillais, Edouard Glissant montre que le
monde vit une conversion de l’être, à savoir que le monde se créolise. Aussi écrit-il : « Le monde se créolise, c’est-à-dire que les
cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et
absolument consciente aujourd’hui les unes avec les autres se
changent en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des
guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir qui permettent de dire... que les humanités aujourd’hui sont
en train d’abandonner quelque chose à quoi elles s’obstinaient
depuis longtemps, à savoir que l’identité d’un être n’est valable et
reconnaissable que si elle est exclusive de l’identité de tous les
autres êtres possibles » (Introduction à une Poétique du Divers,
p. 14). Il considère que « la créolisation qui se fait dans la NéoAmérique et la créolisation qui est en train de gagner les autres
Amériques, est la même qui s’opère dans le monde entier »
(Ibidem, p.14).
Les cultures ataviques et les cultures composites
Pour lui si « le mot créolisation vient du terme créole et de la
réalité des langues créoles » (Ibidem, p. 18), cette notion va beaucoup plus loin. En effet, il pense que le terme créolisation s’applique à la situation actuelle du monde, c’est-à-dire à la situation
où une totalité-terre, elle-même non totalitaire regroupe deux
formes de cultures : les cultures ataviques et les cultures composites. Les premières se rattachent au statut de l’identité à racine
unique et exclusive et les secondes appartiennent au statut de
l’identité comme rhizome, c’est-à-dire comme racine allant à la
rencontre d’autres racines. Mais en même temps, il constate que
dans leur évolution respective au cours des siècles, leur résultante
étant plus aujourd’hui qu’hier et moins que demain, le monde
imprévisible, les cultures ataviques de manière explicite et implicite, perceptible et imperceptible se créolisent et se transforment
en cultures composites tandis que les cultures composites se radicalisent et tendent à devenir des cultures ataviques. D’où l’une des
interrogations qu’il considère essentielle : « Dans le panorama
actuel du monde une grande question est celle-ci : comment être
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OPACITE ET RELATION, DEUX NOTIONS
INTERDEPENDANTES
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soi-même sans se fermer à l’autre et comment s’ouvrir à l’autre
sans se perdre soi-même » Et il ajoute : « Où est donc le point de
tangence entre ces cultures composites qui tendent à l’atavisme et
ces cultures ataviques qui commencent à se créoliser ? » (Ibidem,
p. 20). Nous voilà, vous vous en doutez, en plein dans l’opacité,
d’une part, et la relation, d’autre part.
Opacité et relation, comme l’indiquent tous les dictionnaires
actuels, sont deux notions qui, a priori, s’excluent. Edouard
Glissant leur réserve un sort totalement différent dans ses écrits. Et
c’est, à notre humble avis, l’une des fines fleurs de son originalité.
En quoi consistent leur acception et leur rapport chez lui ?
L’opacité
Il faut dire tout de suite qu’Edouard Glissant ne change pas le
sens originel, voire étymologique du terme opacité, c’est-à-dire du
latin, opacitas, ombre épaisse, propriété qui s’oppose au passage
d’une chose, en d’autres termes la proprieté d’un corps qui ne se
laisse pas traverser par la lumière, d’où le caractère obscur, impénétrable. Ses contraires sont évidemment la translucidité et la
transparence. Ce qui est important et original ici, c’est la gestion
de ce terme dans les poétiques glissantiennes.
Pour l’auteur du Discours antillais et de Tout-Monde , l’opacité est une notion épistémologique qui accorde à chacun le droit de
garder son ombre épaisse, c’est-à-dire son épaisseur psycho-culturelle. L’opacité ainsi comprise reconnaît l’existence chez chaque
individu de faits culturels incompréhensibles à d’autres individus
qui ne participent pas de la même culture. Il va sans dire que dans
le cadre de cette acception, la notion de comprendre autrui n’a
plus sa raison d’être puisque, a priori, comprendre l’autre, cumprehendere, c’est le prendre avec soi, se l’approprier, donc le
changer, le créer à son image. Pour obtenir un tel résultat, il faut
que l’intéressé soit transparent, ce qui n’est pas le cas, puisqu’il
détient une ombre épaisse, son épaisseur psycho-culturelle, il a
droit à son opacité.
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Le vocable « opacité » ne doit donc pas faire illusion ou prêter
à une quelconque confusion dans les poétiques d’Edouard
Glissant. Il ne dénote ni une certaine obscurité de sa pensée – à ne
pas confondre avec un certain hermétisme – ni une clause de style.
Sa valeur semble être à la fois métaphorique et philosophique. Il
témoigne, entre autres, de la difficulté de la science dite « universelle » à saisir les réalités de toutes les autres cultures à partir
d’une légitimité qu’elle s’est donnée au départ, et qui s’avère non
seulement illégitime mais encore malheureusement, n’a pas les
moyens de sa prétention. Avec le monde actuel, le glas sonne sur
toutes ces formes de légitimité. Les cultures ataviques de par leur
genèse, leur filiation, le monde qu’elles créent et soutenues par
une telle conception, indépendamment de certains problèmes
internes tels que les conflits ethniques, voient leur arrogance
fondre comme neige au soleil dans l’impossibilité où elles se trouvent d’une part de continuer non sans peine à soutenir « un des
fondements de l’expansion coloniale...étroitement lié à l’idée
d’universel, c’est-à-dire avant tout à la légitimisation généralisée
d’un absolu...d’abord fondé sur un particulier élu, dans un lieu
élu » (Introduction à une Poétique du Divers, p. 47), d’autre part
de résister à leur inéluctable rhizomatisation. Les cultures composites avec leurs spécificités, notamment les conflits ethniques et
nationalistes sont logées sur ce plan à la même enseigne, car elles
ne peuvent pas se prévaloir d’une quelconque légitimité dans la
mesure où il leur est pratiquement impossible de se référer à une
genèse ontologique ou à un mythe fondateur, leur naissance collective étant historique, leur origine voit le jour au moment de leur
composition essentiellement variable selon les lieux, les temps et
les espaces considérés. Cette acception se vérifie également sur le
plan langagier où aucune langue du monde ne peut plus prétendre
être la langue véhiculaire par excellence, puisqu’il n’y a plus de
légitimité qui pourrait accorder un tel statut à la langue en question pour le refuser aux autres. A ce niveau, l’auteur de Pays rêvé,
pays réel pose la question que voici : « Que sera donc la conscience historique, sinon alors la pulsion chaotique vers la conjonction
de toutes ces histoires dont aucune... ne peut plus se prévaloir
d’une légitimité d’absolu ? » Plus loin il continue « Aujourd’hui,
nous avons à concilier l’écriture du mythe et l’écriture du conte, le
souvenir de la Genèse et la prescience de la Relation » (ibidem,
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La relation
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Comme au niveau de l’opacité, l’auteur de Poétique de la
Relation n’altère en rien le sens courant du terme relation, de relatio latin qui veut dire rapport, c’est effectivement le lien qui existe entre deux choses, deux phénomènes, deux grandeurs.
L’originalité d’Edouard Glissant ne réside donc pas dans un travail à visée terminologique mais plutôt dans la gestion de la terminologie courante selon son mode de pensée. Dès lors, ce ne sont
pas l’appropriation et l’appartenance mais la coexistence ou, pour
utiliser un terme à la mode, le partenariat qui fondent chez lui le
lien, le rapport entre les hommes. Car ici, la relation laisse aux
relatifs le droit à leur opacité.
La relation se trouve ainsi au centre de la poétique glissantienne au point qu’il n’a pas hésité à lui consacrer tout un ouvrage.
Pour lui, elle s’impose de nos jours et nul ne peut s’y soustraire.
L’époque moderne constitue une période de dialogue entre cultures de différentes sensibilités. C’est la relation qui assure ce dialogue. Pour cerner cette notion chez lui, il faut revenir à la question qu’il se pose à ce sujet : « ...faut-il renoncer à la spiritualité,
à la mentalité mues par la conception d’une identité racine unique
qui tue autour d’elle, pour entrer dans la difficile complexion
d’une identité relation, une identité qui comporte une ouverture à
l’autre, sans danger de dilution ? » (Introduction à une Poétique
du Divers, p. 20). C’est à ce niveau qu’on se rend compte que,
chez lui, opacité et relation, loin d’être deux notions antinomiques
sont effectivement deux phases distinctes de sa pensée qui, dans
leur processus de réalisation ont un rapport très étroit d’interdépendance, où la primauté chronologique cède le pas à la primauté
logique.
Opacité et relation, deux notions interdépendantes
En l’absence dans le monde d’une légitimité, d’une légitimisation et d’un point commun au départ entre les cultures ataviques
et les cultures composites, et par voie de conséquence de l’omniprésence chez elles d’imaginaires complètement différents, donc
face au danger d’une réduction à un enfermement néfaste pour
tous, c’est finalement l’opacité de chacune des cultures susmentionnées qui fait leur spécificité. Comme l’opacité n’est ni un mur
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ni une ligne de démarcation et la compréhension dans le sens étymologique du terme impossible, la relation se présente comme
l’unique voie pour établir les rapports entre ces cultures.
Le multilangage semble illustrer à plus d’un titre cette interdépendance de l’opacité et de la relation. Très caractéristique de
notre époque, il consiste à employer un langage qui parle à tout
le monde mais qui n’est pas nécessairement compréhensible par
tout le monde. Parallèlement, le multilangage apparaît dans la
langue qu’on utilise, dans les économies de langage qui rendent
perceptible ce que l’on dit dans une autre langue, dans la mesure
où toute langue du monde est une part de l’imaginaire humain.
Edouard Glissant pense que la musique représente un début de
réponse à ce problème de multilangage, puisque la musique peut
faire revenir à la transe originelle qui précède l’apparition d’une
langue. Mais en même temps, la transe se résout en langage par
une parole, à telle enseigne qu’il n’existe pas de transe inutile, de
transe inféconde. En fait, dans ce nouveau type de rapports interhumains dont le multilangage n’est que l’une des variantes possibles, l’auteur de Soleil de la conscience refuse un type de
connaissance, celui qui, la plupart du temps, utilise le monolinguisme, pour la revalorisation d’un autre type de connaissance,
celui qui adopte le multilinguisme, beaucoup plus conforme à la
totalité-terre. Pourquoi il écrit : « La poétique de la Relation
requiert toutes les langues du monde. Non pas les connaître ni les
méditer, mais savoir (éprouver) qu’elles existent avec nécessité.
Que cette existence décide des accents de toute écriture ».
(Poétique de la Relation, p. 231)
Pour lui, il faut passer de la connaissance appropriation ou pire
de la connaissance absorption à la connaissance partagée, mieux à
la connaissance mutuelle. C’est en fait, l’imaginaire du rapport au
monde tel qu’il puisse à la fois permettre à tout un chacun de dire
le monde dans son langage et d’agir le monde à sa façon, c’est à
la fois une politique, une poétique, une rhétorique, un imaginaire
avec cette nuance que l’imaginaire préside aussi bien à la formulation poétique que politique. Par quoi Edouard Glissant résout le
problème qu’il pose « ...comment être soi sans se fermer à l’autre
et comment consentir à l’autre, à tous les autres sans renoncer à
soi » (Ibidem, p. 30). Il considère que c’est le problème qui existe
entre le poète et sa communauté lorsque les deux vibrent en
concordance de phase. La solution réside dans l’attitude du poète
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OPACITE ET RELATION, UNE RELATION OUVERTE,
RELATIVE ET IMPREVISIBLE
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appelé à « défendre sa communauté dans la réalité d’un chaosmonde qui ne consent plus à l’universel généralisant » (Ibidem,
p. 30). Car les relations sont dynamiques, c’est ainsi que du schéma classique de l’oral à l’écrit on passe aujourd’hui à un autre
schéma non moins important qui est de l’écrit à l’oral. Cette situation amène l’auteur de L’Intention Poétique, à examiner « la transcendance et l’absolu » puis « la relation et le relativisme par opposition à l’absolu ». D’où la sagace conclusion à laquelle ses poétiques font aboutir, à savoir que dans la liaison entre opacité et
relation existe un dynamisme dont les premiers effets apparaissent
dans la polyvalence de ce rapport.
Entre opacité et relation, la relation est successivement et
concomitamment ouverte, relative et imprévisible.
Opacité et relation, une poétique d’ouverture
La relation reste avant tout une rencontre des cultures du
monde. Carrefour des échanges, la relation permet aux hommes de
toutes les cultures de se retrouver pour partir à la conquête de
l’univers. La transparence n’étant pas une condition préalable, les
gens ne se mettent pas en relation pour surprendre quelque secret
chez les « relatifs » ni encore moins pour les phagocyter. Le lieu
relationnel non matérialisable devient le lieu communautaire,
c’est-à-dire quand une pensée du monde rencontre une autre pensée du monde, c’est en réalité une idée du tout monde en suspension dans l’air et qui ne passe par aucun endroit. On ne crée pas le
lieu, on le trouve et on ne l’enferme pas autour de soi. A ce niveau
d’analyse chez l’auteur de Tout-Monde, il est superfétatoire de
mettre en relief ce qu’il considère presque comme une aberration,
à savoir ériger un modèle et prétendre qu’on peut l’appliquer partout et en tout temps. Il s’élève donc contre l’idée d’universel pour
prôner la totalité des systèmes non systématiques de relations
entre tous les lieux du monde. Pour lui, la relation remplace l’universel. Ainsi la communauté de la totalité-terre, pour engendrer
une forme de légitimité n’a pas besoin d’ordre mythologique,
ontologique ou génétique mais d’une légitimité relationnelle. Car
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les systèmes non systématiques de relation sont plus importants
que les définitions de l’être, mais en même temps il reconnaît que
les meilleures relations restent cependant relatives.
Opacité et relation, une poétique relative
Pourquoi, après analyse, il considère la traduction comme le
type même de la relation par excellence, car tout en échangeant, les
deux textes originaux gardent leur opacité . Aussi peut-il écrire :
« Le langage du traducteur opère comme la créolisation et
comme la Relation dans le monde, c’est-à-dire que ce langage produit de l’imprévisible. Art de l’imaginaire, dans ce sens la traduction
est une véritable opération de créolisation, désormais une pratique
nouvelle et imparable du précieux métissage culturel. Art du croisement des métissages aspirant à la totalité-monde, art du vertige et de
la salutaire errance, la traduction s’inscrit ainsi et de plus en plus
dans la multiplicité de notre monde. La traduction est par conséquent
une des espèces parmi les plus importantes de cette nouvelle pensée
archipélique. Art de la fugue d’une langue à l’autre, sans que la première s’efface, sans que la seconde renonce à se présenter. Mais
aussi art de la fugue parce que chaque traduction accompagne le
réseau de toutes les traductions possibles de toute langue en toute
langue » (Introduction à une Poétique du Divers, p. 36).
Lorsque l’on sait que traduire, c’est trahir, on se rend compte
que même dans le cadre d’une relation exceptionnelle, celle-ci
reste relative. En outre aucun traducteur ne peut prévoir ce que
sera sa traduction, d’où le caractère de l’imprévisibilité de toute
relation.
Opacité et relation, une poétique de l’imprévisible
La résultante du rapport entre opacité et relation, c’est finalement le chaos monde, c’est-à-dire l’incapacité dans laquelle l’on
se trouve pour prévoir. C’est ce que note l’auteur de l’Introduction
à une Poétique du Divers lorsqu’il dit et écrit : « ...il y a chaos
monde parce qu’il y a imprévisible » (Ibidem p. 30). Plus loin, il
précise « J’appelle chaos-monde... le choc, l’intrication, les répulsions, les attirances, les connivences, les oppositions entre les cultures des peuples dans la totalité – monde contemporaine...il s’agit
du mélange culturel, qui n’est pas un simple melting pot par lequel
la totalité-monde se trouve aujourd’hui réalisée. » (Ibidem p. 30)
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Finalement opacité et relation concourent à une résultante dont
l’une des caractéristiques reste l’imprévisibilité.
L’opacité et la relation apparaissent ainsi parmi les axes fondamentaux dans l’univers de la pensée d’Edouard Glissant, sa poétique revêt une acception particulière : c’est un imaginaire qui,
loin de se confiner dans une fuite angoissante de la réalité, se fait
programme d’action. De ce fait, la poétique devient un corps de
connaissances élargi de la totalité- monde.
Ne peut-on donc pas être tenté d’avancer qu’en dernière analyse,
dans l’épaisseur allusive de son œuvre, somme toute titanesque,
Edouard Glissant reste et demeure l’une des incarnations polysémiques de l’archipel essentiellement pluridimensionnel mais
constamment centrifuge et centripète, puisque en permanence
tourné vers soi et ouvert à son entour et au monde par les eaux d’une
mer qui le relie à la totalité-terre, et par voie de conséquence au
Tout-Monde ?
Ne valait-il pas la peine ici, indépendamment de toutes les
autres considérations non moins importantes, de poser, à travers le
cheminement de l’opacité à la relation de l’auteur de Poétique de
la Relation, les jalons d’une piste de recherche beaucoup plus
vaste, mais encore de procéder à un questionnement qui ne peut
pas ne pas inquiéter notre imaginaire du monde d’aujourd’hui et
de demain ?
Aussi, à cette phase de notre modeste recherche, l’on ne peut
pas s’empêcher de dire avec Edouard Glissant, parlant de la pensée : « Elle informe l’imaginaire des peuples, leurs poétiques
diversifiées, qu’à son tour elle transforme, c’est-à-dire, dans lesquels se réalise son risque... La pensée dessine l’imaginaire du
passé : un savoir en devenir. On ne saurait l’arrêter pour l’estimer,
ni l’isoler pour l’émettre. Elle est partage, dont nul ne peut se
départir, ni s’arrêtant, se prévaloir. » (Poétique de la Relation,
p. 12).
Clément Mbom
Université de New York (Cuny)