Le rire jaune du Chat Noir

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Le rire jaune du Chat Noir
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Fumisme : le rire jaune du Chat Noir
La fin du XIXe siècle a été marquée par une très grave épidémie de rire jaune. Ce rire, dit
«fumiste», se répand comme une traînée de poudre à travers les clubs, cabarets et revues
qui foisonnent dans le Paris de l’après-Commune et surtout du début de la IIIe
République. Selon Littré, le terme «fumisme» était appliqué à l’origine aux esthétiques
de Mallarmé et Rimbaud.1 Vite récupéré par les adeptes des clubs, le Fumisme va
renvoyer à un rire nouveau, «moderne», provocateur, qui s’inscrit à rebours d’écoles
littéraires ou artistiques souvent figées dans des querelles intestines. Naturalisme et
Décadisme figureront ainsi parmi les cibles privilégiées du Fumisme. Les Fumistes
constituent une sorte d’avant-garde; précurseurs de Dada et du Surréalisme – André
Breton revendique leur filiation dans son Anthologie de l’humour noir – ils s’appellent
Alphonse Allais, Emile Goudeau, Rodolphe Salis, Charles Cros ou encore Sapeck dit l’
«Illustre Sapeck». Ils écrivent et lisent en public des contes, des poèmes, des
monologues; ils font les pitres et des jeux de mots, ils jouent du piano et chantent des
chansons loufoques. Ces clowns et bouffons modernes vont cultiver le rire jusqu’à
l’absurde, au vertige. Le rire fumiste est un rire essentiellement ambigu et brouillé qui
hésite entre intégration et subversion de la ou des normes. Transgression limitée,
subversion contrôlée, pratique ludico-destructive, autant d’oxymores qui reflètent
l’ambivalence fondamentale de cette forme de comique.
Je vais d’abord examiner
jusqu’à quel point ce rire relève de la tradition carnavalesque telle qu’elle a été définie
par Mikhaïl Bakhtine. En filant prudemment le parallèle entre carnaval et fumisme, je
mettrai ensuite au jour un certain nombre de stratégies (potentiellement) subversives dont
les Fumistes furent très friands. Je m’appuierai surtout sur l’exemple du Chat Noir ou des
Chats Noirs (cabaret et revue), qui représentent, semble-t-il, un concentré de Fumisme et
de la meilleure sorte.
Replaçons tout d’abord le Fumisme dans un contexte plus précis. Les multiples
clubs ou cabarets qui sont créés au cours des vingt dernières années du XIXe siècle
Voir Daniel Grojnowski, Aux commencements du rire moderne: l’esprit fumiste (Paris: José Corti,
1997), p. 87.
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correspondent à un pot-pourri, tant au niveau de l’audience, formée d’étudiants et
d’artistes puis d’un public de plus en plus hétéroclite, que des performances. Leur
prolifération est notamment rendue possible par les lois sur la liberté de réunion et de
publication qui marquent la fin de l’Ordre moral de Mac Mahon et l’avènement de la IIIe
République.2 Véritables «bouillons de culture parodiques», creusets où viennent se fondre
différentes espèces d’humours et un goût prononcé pour l’absurde et la provocation, les
clubs se réunissent dans des estaminets du Quartier latin. Leurs membres ont pour noms
Zutistes, Incohérents, Jemenfoutistes, Harengs-Saurs, Hirsutes ou encore Hydropathes.
Le Fumisme passe également par les multiples et souvent éphémères feuilles amusantes
qui combinent récits, caricatures, dessins, poèmes, chroniques d’actualité, publicité, etc.
Les Hydropathes désignent Alphonse Allais comme le «chef de l’école fumiste» dans leur
revue L’Hydropathe. Dans le numéro du 12 mai 1880, ils consacrent au Fumisme un
article portant l’épigraphe pseudo-zolienne «Les arts seront fumistes ou ils ne seront
pas». Voici un extrait de ce manifeste «auto-fumiste»:
Dans cette voie immense et séculaire du Fumisme, les Hydropathes sont encore
des précurseurs. Nous possèdons parmi nous les deux têtes de colonne du
Fumisme arrivé à sa formule scientifico-philosophique. La philosophie c’est
Sapeck, la science c’est Allais. L’un plus dandy, l’autre plus chimiste, ils font
tous deux flotter, haute et conquérante, la bannière qui coupe le ciel de
prud’homie sous lequel nous vivons. Hélas!
Deux éléments peuvent être pris avec un sérieux relatif: plus qu’un mouvement, le
Fumisme est un mode de vie; il se veut universel. Allais, Salis et Sapeck vont en effet
vivre leur Fumisme: dans leur quête perpétuelle de mystification, de provocation, ils
sapent et transgressent certaines normes, celles du «bon goût» et de la mesure entre
autres, défiant par là-même la société en général et leur public en particulier. Sapeck
imite dans la rue le chiot «qu’on lui a marché sur la patte», se peint la tête en bleu pour
lutter contre les idées noires;3 Alphonse Allais insiste des années durant pour signer
certaines chroniques du nom de Francisque Sarcey, célèbre critique au journal
conservateur Le Temps.4 Salis monte quant à lui un pseudo-suicide, laissant une note qui
Voir Daniel Grojnowski et Bernard Sarrazin, L’Esprit fumiste et les rires fin de siècle (Paris: José Corti,
1990), p. 14.
3
Ibid., p. 19.
4
Voir, par exemple, «Comment je suis devenu gaga», signé Francisque Sarcey, dans Le Chat Noir du 12
septembre 1891.
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3
accuse Zola de lui avoir volé son idée dans Pot-Bouille (voir Le Chat Noir du 22 avril
1882), et s’organise des funérailles grandioses, largement commentées, comme il se doit,
dans un numéro du Chat Noir. Le même Salis est proclamé (ou s’auto-proclame) «roi de
Montmartre» et défile dans les rues revêtu d’un «costume en or» et d’un sceptre et
accompagné d’une horde fumiste.5 Le Fumisme se présente d’autre part comme une
réaction à la «prudhommie» ambiante et donc à la bêtise, au conformisme que les
Fumistes considèrent comme la base de la société.
Si le Fumisme est né dans le Quartier latin, c’est à Montmartre, fin 1881, que le
célèbre cabaret du Chat Noir est fondé par Rodophe Salis. Le Chat Noir se veut «cabaret
Louis XIII, fondé en 1114 par un Fumiste» : une tête de mort décorait la cheminée du
cabaret, celle de Louis XIII enfant, selon Salis… L’hebdomadaire du même nom suit peu
après (le premier numéro date du 14 janvier 1882). Pendant seize années, le Chat Noir
servira en quelque sorte de quartier général au Fumisme. Rodolphe Salis, «gentilhomme
cabaretier» à la personnalité bouillonnante, réussit à y attirer Emile Goudeau, Hydropathe
peu repenti qui devient le rédacteur en chef de la revue, et surtout Alphonse Allais. Le
Fumisme chanoiresque va investir différentes formes et figures. C’est un rire éparpillé
qui s’infiltre à l’oral comme à l’écrit. Au cabaret du Chat Noir, chansons, saynètes,
monologues, plaisanteries, récits, poèmes se succèdent. La diversité, la multi-généricité –
voire l’a-généricité – des performances sont frappantes. Des personnalités aussi variées
que Verlaine, Maurice Rollinat, Germain Nouveau, Villiers de l’Isle-Adam, Mallarmé,
Jules Renard participent à la revue du Chat Noir: on trouve leur signature aux côtés de
celles de la paire infernale Salis-Allais. Voilà pour ce qui concerne la carte générale du
Fumisme. Il s’agit maintenant d’analyser la nature ambiguë du Fumisme, son attirance
pour les limites et voir à quel niveau se situe son pouvoir de subversion.
L’articulation Fumisme/Carnaval va permettre de mieux cerner certains traits
inhérents au projet fumiste. Le rire fin de siècle possède en effet de nombreux ingrédients
du carnaval; son essence même semble en relever. Nietzsche qui parle dans Par-delà le
bien et le mal de «grand mardi gras de l’esprit » ne s’y était pas trompé:
Peut-être, si rien de ce qui existe aujourd’hui n’a d’avenir, notre rire a-t-il
encore un avenir [...]; nous sommes le premier siècle érudit en matière de
«costumes», je veux dire en matière de morales, d’articles de foi, de goûts
5
Voir Emile Goudeau, Dix ans de bohème (Paris : La Librairie Illustrée, 1888).
4
esthétiques et de religion; nous sommes prêts comme jamais siècle ne le fut pour
un carnaval de grand style, pour la gaîté et l’exubérance d’un grand mardi gras
de l’esprit.6
Tout comme le rire carnavalesque défini par Bakhtine dans son étude sur Rabelais, le rire
fumiste est fondamentalement ambivalent. Il relève lui aussi du domaine de la subversion
contrôlée, de la transgression acceptée: «this laughter was absolutely unofficial but
nevertheless legalized».7 Le Chat Noir a ri de tout et de tous et il a seulement obéi, à
l’image du carnaval du Moyen Age ou de la Renaissance, «aux lois de sa propre liberté».8
Mais il n’a jamais directement menacé l’ordre établi et comme le rappelle André Velter,
«il y vint de vrais rois, de vrais princes, des grands ducs, des financiers, des politiciens». 9
L’esprit de carnaval se manifeste d’abord à travers un mode de vie ou un «art de vivre»
fumiste qui ne s’arrête pas au seuil du cabaret.10 Comme nous l’avons vu, certains
fumistes vont jusqu’au bout de leurs pitreries et la définition que Bakhtine donne des
clowns et bouffons du Moyen Age convient parfaitement à Allais, Salis et Cie:
They were the constant, accredited representatives of the carnival spirit in
everyday life out of carnival season. [...] They stood on the borderline between
life and art, in a peculiar mid-zone as it were.11
Comme le souligne George Auriol dans son «Portrait de Rodolphe Salis», «le
scintillement du phare chatnoiresque […] a fait sortir de leur cachette les derniers
originaux du siècle» :
Aéronautes incompris, inventeurs folâtres, courtiers en bêtes féroces, mages,
révolutionnaires édentés, Javerts à la demi-solde, bardes du Danube, globtrotters, rois en disponibilité et réformateurs de religions, viennent tournoyer
autour du nouvel astre et lui composent une couronne fantastique.12
La pragmatique fumiste constitue un lieu clé d’activation de la tradition carnavalesque et
de la subversion de la norme. On retrouve au cœur de la pragmatique fumiste la
combinaison louange/insulte qui, selon Bakhtine, caractérise le carnaval et la culture
Cité par Marie-Françoise Melmoux, «Fin de siècle, grand mardi gras de l’esprit (sur Jean Lorrain)», in
Romantisme, 75 (1992), p. 63.
7
Mikhaïl Bakhtine, Rabelais and His World, trad. Hélène Iswolsky (Bloomington: Indiana University
Press, 1984), p. 89.
8
Ibid., p. 7.
9
Les Poètes du Chat Noir, présentation et choix d’André Velter (Paris: Gallimard, 1996), p. 35.
10
Voir Daniel Grojnowski et Bernard Sarrazin, op. cit., p. 27.
11
Mikhaïl Bakhtine, Rabelais and His World, p. 8.
12
Voir Les Poètes du Chat Noir, p. 69.
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populaire en général: «We find everywhere the abuse-praise combination as the basic
moving force which determines the style and the dynamics of the speeches». 13 Certaines
composantes du langage du carnaval et de la foire sont ainsi transposées dans le domaine
du cabaret. Salis accueille par exemple ses clients par un «Messeigneurs, mes
gentilhommes, vos Altesses électorales» tandis qu’Aristide Bruand utilisera les tendres
qualificatifs d’«avorton, fin de race ou viande pourrie».14 Et entre les deux extrêmes, on
trouve un savant dosage de complicité, d’ironie, d’agressivité:
au cours des
performances, le public peut être apostrophé, questionné, flatté, malmené. Les histoires
drôles ne le sont pas; les jeux de mot sont déconcertants et les récits absurdes. Le public
ne sait plus sur quel pied danser et à quoi s’attendre; il est presque toujours roulé dans la
farine et déstabilisé, mystifié.
A l’écrit, on trouve dans Le Chat Noir des «Coquecigrues chatnoiresques, pour
rendre fou le lecteur» (19 janvier 1884) et des «Monologues idiots pour faire rire les
imbéciles» (19 novembre 1892, par exemple). Les contes d’Alphonse Allais sont
ponctués de digressions; le lecteur est ironiquement pris à parti dans la trame textuelle:
«Vous aussi, lecteurs, gros malins, vous la reconnaissez» ;15 «Avez-vous remarqué,
astucieux lecteurs, et vous, lectrices comme les méchantes idées vous arrivent avec la
rapidité de l’éclair lancé d’une main sûre, alors que les bonnes semblent chevaucher des
tortues, pour ne point dire des écrevisses ? ».16 L’énonciation est «exhibée» selon le mot
de Defays : le processus de décodage et l’horizon d’attente du lecteur sont mis à nu et
incorporés dans le texte puis souvent démantelés.17 Le texte révèle par là-même sa propre
littérarité.
La pragmatique fumiste est une pragmatique de la provocation et de l’excès.
Comme au carnaval, les tabous disparaissent: pornographie et scatologie – cette dernière
étant inhérente à l’esprit carnavalesque et au comique rabelaisien – sont d’ailleurs des
thématiques fumistes clés. On peut citer à titre d’exemple l’un des nombreux contes
pseudo-moyenâgeux de Salis («Comment fust le sieur Jehan Faulcon piteusement
débouté par une oiselière qui avoit nom Blanche») ou encore le poème (d’un goût
Mikhaïl Bakhtine, Rabelais and His World, p. 170.
Les Poètes du Chat Noir, p. 31.
15
Voir «Dalle en pente », in Contes anthumes (Paris : R. Laffont, 1989), p. 311.
16
Voir «Les Beaux-Arts devant M. Francisque Sarcey», in Contes anthumes, pp. 574-575.
17
Voir Jean-Marc Defays, Jeux et enjeux du texte comique : stratégies discursives chez Alphonse Allais
(Tübingen : Verlag, 1992).
13
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douteux) de Verlaine «La mort des cochons» (Album Zutique), parodie de «La mort des
amants» de Baudelaire. Le Fumisme exploite également le succès de scandale du
naturalisme. Les thèmes du chiffonnier et du vidangeur et l’argot font fureur. Les
Fumistes cultivent le mauvais goût sans se préoccuper de l’effet boomerang qui peut en
résulter.
La subversion de la norme passe donc par un certain nombre de stratégies
textuelles et de topoï récurrents ainsi que par une explosion générique – voire génétique –
qui rend à peu près inclassables les écrits fumistes. Diversité, foisonnement,
morcellement, sont les règles d’or du rire fumiste comme du carnaval. Mais les stratégies
en question sont très variables sur l’échelle de la subversion et du succès créatif. L’une
des plus répandues va retenir notre attention ici: la dimension intertextuelle, et plus
précisément parodique, de l’humour fumiste. Cette dimension parodique règne au cœur
des pratiques carnavalesques étudiées par Bakhtine: le Moyen Age a tout parodié, prières,
hymnes, règles monastiques, sermons, testaments, grammaires, lois, etc.18 Les Fumistes
seront eux aussi les rois du recyclage et du bricolage intertextuel. Ils pastichent tous les
langages: pseudo-causeries scientifiques, jargon technique et médical, ancien français (les
contes de Salis dans Le Chat Noir), argot, etc., créent un climat hautement polyphonique.
On trouve des parodies de Victor Hugo, de Baudelaire, des décadents (voir Les
Déliquescences d’Adoré Floupette). De nombreuses parodies des romans de Zola et de
l’esthétique naturaliste en général envahissent les revues comiques ou les salles de
spectacle. Or, la parodie, en tant que transformation ou imitation d’un texte ou d’un
genre donné animée d’un effet comique (même minimal), est, par nature, à la fois
subversion et intégration du texte parodié. Toute son ambivalence réside dans
l’oscillation constante entre respect et subversion de la norme, entre destruction et
régénération. «Répétition et différence», telle est la relation oxymorique qui est à la base
de la structure parodique, d’où «the paradox of its authorized transgression of norms»
selon l’une des théoriciennes de la parodie.19 Comme le carnaval médiéval, dont le
pouvoir subversif est, selon Bakhtine, «consacré par la tradition»,20 la transgression de la
parodie est autorisée «by the very norm it seeks to subvert». 21 Certes, le dosage
Mikhaïl Bakhtine, Rabelais and His World, pp. 85-86.
Linda Hutcheon, A Theory of Parody: The Teachings of Twentieth-Century Art Forms (New York and
London : Methuen, 1985), p. 74.
20
Rabelais and His World, p. 5.
21
Linda Hutcheon, A Theory of Parody, p. 75.
18
19
7
respect/subversion de la norme est très variable et décide de la valeur de la parodie. Pour
prendre les deux extrêmes, la parodie peut ainsi fonctionner d’un côté comme le
paradigme de la révolution littéraire, le moteur de l’évolution des genres, une sorte de
«force anarchique qui met en cause la légitimité des autres textes».22 C’est le rôle que les
Formalistes russes ont choisi de lui attribuer. De l’autre, elle peut renvoyer à une force
conservatrice, normative; en inscrivant le texte parodié dans sa structure même, elle sert à
l’affirmer, le confirmer: elle est alors «consolidation de la loi» (Kristeva) ou «discours
classique» (Barthes). Et l’éventail des pratiques parodiques qui font pencher la balance
d’un côté ou de l’autre, à des degrés divers, est fort vaste.
Après ce détour théorique, il est temps de revenir au Fumisme pour essayer
d’évaluer le degré de subversion de ses parodies. La première constatation qui s’impose
est que la parodie fumiste réalise le spectre entier des intentions et effets possibles de la
parodie, à savoir le ludique (majoritaire sans doute), l’ironique, le ridicule, le
provocateur, le polémique, le critique, l’admiratif; et cela sous toutes les formes et genres
possibles. Les cibles sont elles aussi, nous l’avons vu, très diverses. Mais cette
dissémination, cette omniprésence parodique ne peut cacher le fait que les parodies sont
souvent courtes et donc superficielles. Les parodies des Fumistes (Laforgue mis à part)
sont des parodies de surface. Les innombrables parodies du naturalisme, par exemple,
sont pour la plupart des parodies mineures, voire médiocres qui font involontairement la
publicité du naturalisme sans réellement exploiter le potentiel subversif et les propriétés
régénératrices de la parodie. Il s’agit plutôt pour ces parodies-parasites de profiter du
succès de scandale suscité par le mouvement naturaliste: Fumisme et opportunisme sont
loin d’être antithétiques. La parodie n’a pour ainsi dire ni la place ni le temps de servir de
vecteur à une nouvelle esthétique. Même si la parodie favorise par nature une réflexion
sur l’acte d’écriture. La dynamique destruction/régénération qui représente l’essence du
carnaval et de la parodie en général est considérablement affaiblie dans le domaine de la
parodie fumiste. La part de subversion va davantage résider dans la volonté fumiste de ne
prendre aucun style au sérieux et de jouer avec toutes les œuvres par le biais de la
parodie, que dans les réalisations parodiques elles-mêmes.
22
Ibid.
8
C’est en effet plutôt dans le goût pour le néant et pour l’absurde qu’il faudra
chercher l’ultime degré de subversion du Fumisme. C’est aussi là que le parallèle avec le
carnaval médiéval va perdre de sa force même si, paradoxalement, le Fumisme y
récupère en charge subversive ce qu’il a perdu au niveau de la parodie. Selon Bakhtine,
le carnaval renie la négation pure et simple ; la destruction par le rire est inévitablement
suivie par une régénération.23 Or, le surcodage de certains procédés et surtout la
surenchère dans l’absurde et le non-sens finissent parfois par frôler l’autodestruction. Le
rire n’a aucun but, aucune cible; il tourne à vide et finit par se retourner sur lui-même et
celui qui l’a initié. Enigmatique, il contient une certaine dose de désespoir. Alphonse
Allais et Franc-Nohain, à travers leurs contes et poèmes respectifs, excellent dans ce
genre d’exercice. Allais déclare raffoler de «La ronde des neveux inattentionnés» et «Les
cure-dents se souviennent et chantent» de Franc-Nohain. Il consacre d’ailleurs l’un de ses
contes à ce dernier, en voici un extrait :
Une des premières choses que je lus de ce poète était sa Ronde des neveux
inattentionnés. Elle me fit tant de plaisir, à cette époque, que je vous demande la
permission de la citer en entier. Il s’agit de quelques jeunes gens dont les oncles
ont disparu, à la suite, sans doute, de quelque basse débauche. Les neveux
parlent :
Nous sommes allés dans des gares de ceinture,
Nous avons parcouru des plaines et des coteaux ;
Nous avons vu stopper des bateaux,
Et nous avons vu s’arrêter des voitures ;
Mais les bateaux sont repartis
Et les voitures sont reparties aussi ;
Sous les quinconces,
Nous ne retrouvons pas nos oncles.24
Franc-Nohain persiste dans la même veine poético-absurde avec «La plainte du billard
nostalgique».25 Quant à Jules Simon, son «petit journal», qui paraît dans Le Chat Noir du
26 novembre 1892, consiste en 14 lignes sur des variations de «Ga ga gâ ga, gà […]
ga ! »…
L’absurde se manifeste également à travers une écriture de la fragmentation. Les
Fumistes font souvent très bref, parfois quelques mots ou juste une phrase. Prenons à titre
Rabelais and His World, p. 11.
Voir Alphonse Allais, «Un poète nouveau », in Contes anthumes, p. 223 ; et Le Chat Noir, 29 août
1891.
25
Le Chat Noir, 26 novembre 1892.
23
24
9
d’exemple la question de Jules Jouy: «qu’est-ce qui peut bien se passer dans la tête d’un
veau qui regarde un feu d’artifice?».26 Ou encore les lignes de Rollinat:
Ah! fumer l’opium dans un crâne d’enfant
Les pieds nonchalamment appuyés sur un tigre.27
Mi-aphorisme mi-blague, certains «haïkus» fumistes vont fonctionner comme «une
résonance, écho et non-dit», «un art du vide».28: en effet, comme le rappelle Alain
Montandon, «le fragment, avant que d’être peut-être une forme de l’absence de forme,
est une conscience aiguë de la perte de l’unité et du sens». 29 Et cette prise de conscience,
ce malaise, cette volonté fumiste de déstabiliser sont des symptômes de modernité:
«l’humour moderne place le récepteur – comme le producteur – dans une situation
d’équilibre instable qui procure à la fois un malaise de l’intellect [...] et le plaisir un peu
sophistiqué d’échapper aux contraintes du sens, plaisir de l’indécidable». 30 De ce point de
vue, certaines pratiques fumistes extrêmes renvoient à un rire des limites ; elles
déconstruisent et détruisent sciemment le langage et le sens et «dans les meilleurs cas,
[provoquent] des courts-circuits aussi audacieux que la métaphore surréaliste».31
Le Fumisme correspond d’une certaine façon à l’envers du fameux «pessimisme
fin de siècle». Il prône la fantaisie à tout prix, même celui du mauvais goût et mène à
tout: de la folie (pour le caricaturiste André Gill et Jules Jouy) au nationalisme (Aristide
Bruand, Willette, Caran d’Ache...) en passant par la carrière de préfet de la IIIe
République pour l’imprévisible Sapeck. Et le Fumisme touche à tout (ou Touchatout, du
pseudonyme de l’un des ses membres, Léon Bienvenu); il tire sur tout ce qui bouge, à
blanc le plus souvent: mouvements littéraires, bêtise ou même rien. Son potentiel
subversif est indéniable mais fort élastique. Puisqu’il n’y a pas réellement destruction, il
ne peut non plus y avoir de régénération véritable. Les denrées fumistes sont assez
souvent périssables selon l’expression de Daniel Grojnowski et elles sont à consommer
de préférence avant la fin du XIXe siècle. Mais le Fumisme flirte aussi parfois avec les
Cité par Jean-Claude Carrière, in Humour 1900 (Paris : J’ai Lu, 1963), p. 313.
Les Poètes du Chat Noir, p. 26.
28
Alain Montandon, Les Formes brèves (Paris: Hachette, 1992), p. 145.
29
Ibid., p. 94.
30
Voir Daniel Grojnowski et Bernard Sarrazin, op. cit., p. 35.
31
Ibid., p. 37.
26
27
10
limites et son goût pour l’absurde en fait le précurseur des Surréalistes. La ludicité
ambivalente et débridée du Fumisme le désigne comme carnaval moderne.
Catherine Dousteyssier-Khoze
University of Durham