Approches institutionnalistes de l`étalon-travail

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Approches institutionnalistes de l`étalon-travail
Approches institutionnalistes de l’« étalon-travail » sous le Troisième Reich.
Peut-on assujettir la monnaie à la politique ?
Christophe Lastécouères
Professeur d’histoire contemporaine
Université Bordeaux Montaigne
(Centre d’études des mondes moderne et contemporain, EA 2958)
En 1938, le Troisième Reich affiche des performances économiques et sociales en
apparence exceptionnelles, alors que les économies occidentales peinent à sortir du marasme
après la crise mondiale du début des années Trente. Hitler et l’ensemble des dignitaires nazis
qui conçoivent et mettent en œuvre la politique monétaire de l’Allemagne en sont
convaincus : ils ont réussi à instaurer un ordre monétaire complètement souverain. Le
nouveau ministre des Finances – il prend ses fonctions en février 1938 –, Walther Funk, peut
ainsi déclarer, sur un ton prophétique : « L’or ne jouera plus aucun rôle comme étalon des
monnaies européennes, car la monnaie dépend, non de sa couverture, mais de la valeur que lui
donne l’État […]. Jamais nous n’appliquerons une politique monétaire qui nous rende si peu
que ce soit tributaires de l’or, car nous ne pouvons nous lier à un moyen de paiement dont
nous ne fixerions pas nous-mêmes la valeur. » La prétention des nazis à installer un ordre
monétaire fondé sur une base exclusivement politique repose sur des dispositifs techniques
que l’historiographie a déjà bien étudiés (les effets « Mefo » imaginés par Hjalmar Schacht).
Mais l’interprétation de ces outils a trop souvent été déracinée de son contexte allemand et,
plus largement, européen. Tandis qu’une partie des économistes en appellent, dans les années
Trente, à l’abandon de l’or comme pivot des relations monétaires internationales, les
Allemands sont préoccupés par la restauration de leur souveraineté monétaire, abandonnée à
des banques internationales dont les crédits ont fabriqué une prospérité en trompe-l’œil que la
crise a révélée. L’originalité de la politique monétaire du Reich ne tient pas cependant au désir
de rompre avec une croissance adossée à une dette bancaire privée sur laquelle l’État n’a
aucun contrôle. Elle procède plutôt de la volonté de faire coïncider cette indépendance
monétaire, typiquement régalienne, avec l’émission d’une monnaie de crédit et l’instauration
d’une politique économique orientée vers une plus grande justice sociale. En somme, la
reconquête de la souveraineté monétaire à travers la création ex nihilo de monnaie permanente
irait de pair avec la recherche d’une monnaie capable d’exprimer la souveraineté populaire.
C’est cette combinaison originale que doit incarner l’« étalon-travail », un système monétaire
national fondé sur une nouvelle unité de compte (le salaire horaire « réel » compris comme un
rapport fixe, exprimé en monnaie nationale Reichsmark, entre le prix de l’heure de travail,
celui du produit qu’elle crée et celui des produits qu’elle consomme) et un nouvel instrument
de paiement (les « traites de travail ») qui, par le truchement d’un établissement de crédit
parapublic spécialement créé pour verrouiller le système (banque du travail), peut être
monnayé auprès de l’institut d’émission. Tous les jours, le Reich semble donner la pleine
mesure de la complémentarité du circuit monétaire de l’« étalon-travail » avec les circuits
classiques de la production et de la consommation finale à travers ses programmes civils
(autoroutes, édifices publics, etc.) et militaires. Le régime aurait vaincu un mythe : piloter la
monnaie en regardant aussi bien devant – par le préfinancement de la production – que
derrière, en changeant la contrepartie des émissions monétaires. Si l’on reprend le vocabulaire
de l’institutionnalisme, une telle politique illustrerait l’articulation entre l’autorité souveraine
de l’État sur la monnaie et la promotion d’une norme monétaire à laquelle adhèrerait
l’ensemble de la société, bref l’accomplissement de la « monnaie souveraine ».
La mise en œuvre de cet ordre monétaire capable de réconcilier deux sources de
souveraineté a beaucoup impressionné les intellectuels de l’époque, ce dont témoigne le
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dialogue noué à distance entre Ernst Wagemann, président de l’institut allemand de
recherches économiques (D’où vient tout cet argent ?, 1942) et Francis Delaisi, l’un des
publicistes français les plus notoires (La Révolution européenne, 1942). S’il est vrai que le
projet monétaire national-socialiste peut être interprété à l’aune des concepts de la monnaie
souveraine, son principal enjeu est ailleurs. Il réside dans la dimension heuristique de
l’« étalon-travail » qui dévoile les soubassements symboliques d’un ordre monétaire présenté
comme radicalement nouveau. Car loin de limiter leur politique monétaire à la mise en œuvre
d’outils permettant de triompher, sur le plan technique, de la crise économique et dont les
résultats ont été depuis longtemps relativisés, les nazis voient dans l’« étalon-travail »
l’expression de la société dans sa totalité (Volksgemeinschaft). La monnaie, dès lors, ne se
dissocie pas du reste des activités humaines, elle en est l’expression fondamentale. Les
représentations anthropomorphiques du Reich, qu’elles soient produites par la propagande
nazie (l’affiche de 1935 représentant l’État national-socialiste) ou par les adversaires du
régime (Gerd Arntz, Le Troisième Reich, 1934) ont du mal à situer la fonction de la monnaie.
D’un côté, elle se fond dans les échanges, de l’autre elle exprime la société dans sa totalité.
Mais alors que les anciennes monnaies allemandes avaient vocation à couvrir l’ensemble de
l’espace allemand (le thaler, puis le Reichsmark de Bismarck), la monnaie nazie n’a pas
d’autre ambition que de circuler à l’intérieur des frontières du Reich, les circuits monétaires
faisant l’objet d’un strict cloisonnement, d’abord grâce au contrôle des changes, puis, pendant
la guerre, grâce à divers systèmes de compensation qui créent un écran entre l’Allemagne et le
reste de l’Europe occupée. Le but de cette communication est donc moins d’envisager la place
de la monnaie dans le débat historiographique sur la capacité du Troisième Reich à créer un
État providence (la thèse Götz Aly contestée par Adam Tooze) que de décrire comment la
souveraineté de la monnaie repose sur des représentations et des mythes largement partagés
dans la société. À ce titre, l’« étalon-travail » est l’expression d’une « communauté
imaginée », pour reprendre la formule de l’anthropologue britannique Benedict Anderson.
Sources :
Ernst Wagemann, D’où vient tout cet argent ?, Paris, Plon, 1942
Francis Delaisi, La Révolution européenne, Bruxelles/Paris, Éd. de la Toison d’or, 1942
Bibliographie indicative :
Götz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands. Le IIIe Reich, une dictature au service du
peuple, Paris, Flammarion, 2005.
Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du
nationalisme, Paris, La Découverte, 1996, rééd. 2002.
Frédéric Clavert, Hjalmar Schacht, financier et diplomate (1930-1950), Bruxelles, Peter
Lang, 2009.
George Mosse, Les racines intellectuelles du Troisième Reich. La crise de l’idéologie
allemande, Paris, Seuil, 2008.
Adam Tooze, Le Salaire de la destruction. Formation et ruine de l’économie nazie, Paris, Les
Belles Lettres, 2012.
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