Les mutations du capitalisme en France : le rôle de la finance

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Les mutations du capitalisme en France : le rôle de la finance
Les mutations du capitalisme en France : le rôle de la finance
Dominique PLIHON – Université Paris XIII – Centre d’Economie de Paris – Nord – CNRS
L’économie française a connu de profondes mutations depuis le début des années 1980 à la suite de
réformes de grande ampleur menées par les gouvernements successifs. Le système financier français
a ainsi été modernisé et déréglementé, obéissant désormais à une logique de marchés financiers
libéralisés, après été largement administré par les pouvoirs publics et dominé par les financements
bancaires. Les politiques de privatisation des secteurs industriel et financier ont constitué l’un des
principaux moteurs de cette grande transformation. Celles-ci ont entraîné une modification radicale de
la propriété des grandes entreprises qui est aujourd’hui très largement entre les mains des
investisseurs institutionnels, en grande partie étrangers. Cette nouvelle géographie du capital et de la
propriété a fait basculer la France du capitalisme d’Etat vers un nouveau modèle de capitalisme,
dominé par la finance et internationalisé. Cette évolution a d’importantes répercussions sur le
fonctionnement des entreprises, désormais dominées par la logique actionnariale dont les deux piliers
sont, d’une part, la « création de valeur » pour les actionnaires et, d’autre part, le respect des
principes de gouvernance d’entreprise, destinés à assurer le contrôle des actionnaires et des
investisseurs sur les dirigeants.
La France est sans doute, parmi les pays industrialisés, celui dont l’économie a connu les mutations
les plus importantes depuis le début du processus actuel de globalisation financière, au tournant des
années 1970-1980. La France se trouvait alors en profond décalage avec la philosophie des nouvelles
politiques économiques, d’inspiration libéralo-monétariste, qui ont été à l’origine de l’accélération du
processus de globalisation financière. La France se présentait, en effet, au début des années 1980
comme une économie de marché dirigée dans laquelle l’interventionnisme public était important,
notamment après la vague de nationalisations menée par le nouveau gouvernement au début des
années 1980, en application du « Programme commun de la gauche ».
A la suite d’un spectaculaire changement de cap des politiques économiques opéré à partir de 1983,
la France a tourné la page du capitalisme « fordiste » de la période des Trentes glorieuses (1945 –
1975). Les raisons de cette grande transformation sont multiples. C’est, au premier chef, le choix de
s’adapter au processus de globalisation financière et aux politiques d’inspiration libérale, impulsées
par les Etats-Unis de Ronald Reagan et par le Royaume-Uni de Margaret Thatcher. C’est ensuite la
volonté de poursuivre la construction européenne en s’associant, d’une part, aux politiques de
libéralisation et de dérèglementation qui ont conduit à la création du marché unique en 1992 et,
d’autre part, aux politiques de stabilisation monétaire interne (désinflation) et externe (SME,) menées
sous la houlette de l’Allemagne et de la Bundesbank, qui ont abouti à la création la monnaie unique
en 1999. Mais plus fondamentalement, le ressort des nouvelles politiques économiques menées à
partir de 1979 dans les principaux pays industrialisés est la volonté des élites politiques et
économiques de re-dynamiser un capitalisme en crise qui souffrait alors, d’une part, d’une stagflation
que les politiques économiques d’inspiration keynésienne ne parvenaient pas à combattre, et d’autre
part, d’une baisse tendancielle de la rentabilité économique et financière du capital.
L’analyse qui suit est organisée autour de deux grandes parties. La première partie analyse les
transformations économiques enregistrées en France au cours des deux dernières décennies en
reliant celles-ci aux réformes et aux mesures de politique économique mises en œuvre par les
gouvernements successifs. Dans une deuxième partie, on montre l’émergence d’un nouveau
1
capitalisme à dominante financière en France et l’on s’interroge sur la question de savoir si l’on
assiste à un mouvement de convergence vers le modèle anglo-saxon, supposé dominant, notamment
en ce qui concerne la gouvernance d’entreprise.
1/ La grande transformation du capitalisme français : le rôle des politiques
publiques
Les nouvelles politiques économiques, qui ont accompagné en France les mutations économiques
récentes, ont pris place principalement dans trois domaines : (1) une nouvelle régulation macroéconomique ; (2) la modernisation du système financier et (3) la privatisation de la quasi-totalité des
entreprises industrielles et financières.
1.1. La nouvelle régulation macro-économique
Pendant la période du régime fordiste, l’accompagnement de la croissance avait constitué l’objectif
central des politiques macro-économiques, monétaire et budgétaire. A partir de 1979, la priorité est
donnée à la lutte contre l’inflation. Cette décision est prise officiellement, à l’échelle des principaux
pays industrialisés, à l’occasion du sommet du G5 de Tokyo. La Federal Reserve américaine durcit
alors brutalement sa politique, ce qui entraîne une montée rapide des taux d’intérêt aux Etats-Unis
puis, par effet de contagion, dans le reste du monde. Sous l’influence de la doctrine monétariste, qui
se présente alors comme une alternative aux politiques keynésiennes traditionnelles jugées
inefficaces, la politique monétaire est désormais considérée comme le principal instrument de la
politique macro-économique. Son objectif est la stabilité monétaire ; les autres objectifs finals - dont la
croissance et l’emploi - sont regardés comme des conséquences de la désinflation.
Dans les pays de la Communauté, la création en mars 1979 du Système monétaire européen donne
un cadre institutionnel pour la mise oeuvre des politiques de stabilisation des prix et des taux de
change. La lutte contre l’inflation est également menée par l’intermédiaire des politiques de rigueur
salariale. En France, une désindexation des salaires sur les prix et sur les gains de productivité est
pratiquée à partir de 1983 sous l’impulsion du gouvernement (plan Delors) qui utilise le puissant levier
que constitue un secteur public dont la taille est alors très importante.
Tableau 1 : Indicateurs macro-économiques (pourcentages)
France
Europe 15
Etats-Unis
1971 1981 1991 1971 1981 1991 1971 1981 1991
1980 1990 2000 1980 1990 2000 1980 1990 2000
Croissance (PIB)
3.3
2.3
1.8
3.0
2.4
2.0
3.3
3.2
3.2
Inflation (a)
9.9
6.3
1.9
10.8
6.7
3.1
7.0
4.5
2.2
Chômage (b)
4.1
9.2
11.4
4.0
8.9
9.9
6.4
7.1
5.6
Taux intérêt (c)
8.8
10.8
6.7
n.d.
10.8
7.0
6.9
8.5
5.0
(a) Prix implicite des dépenses de consommation privées
(b) Taux de chômage ; définition Eurostat ; en % de la population active civile
(c) Taux d’intérêt à court terme
Source : Eurostat
Ces politiques ont eu un impact puissant sur l’équilibre macro-économique des principaux pays
industrialisés. Comme l’illustre le tableau 1, entre les décennies 1970 et 1980, les taux d’intérêt ont
été poussés à la hausse, et l’inflation a chuté, ainsi que la croissance, ce qui a amené l’élévation du
taux de chômage. Par ailleurs, le partage des revenus entre le travail et le capital a également été
fortement affecté, avec une baisse de la part salariale dans la valeur ajoutée et, symétriquement, une
hausse de la part allant aux revenus du capital. Cette évolution a largement contribué à l’importante
amélioration des résultats des entreprises, qui était l’un des objectifs des nouvelles politiques
économiques.
2
Tableau 2 : Part des salaires (en %) dans le produit intérieur brut (a)
COUNTRIES
Etats-Unis
Union euroéenne (15)
France
Allemagne
Royaume-Uni
Italie
1971-80
70.0
75,8
76.6
73,7
73,2
76.7
1981-90
68.7
73,0
75.4
70,9
72,7
74.3
1991-2000
67.3
69,7
69.4
67.9
73.4
70.4
a. La part salariale est corrigée du taux de salarisation
Source : Eurostat.
Comme le montrent les données du tableau 2 élaborées par les services de la Commission
européenne, la part des salaires dans l’Europe des Quinze a subi un déplacement de 6 points environ
dans le PIB : elle serait passée d’une moyenne 75.8 % en 1971 – 1980 à 69.7 % en 1991 – 2000.
C’est en France que la part des salaires aurait connu la chute la plus importante, de l’ordre de 7 points
de PIB. Il y a débat parmi les économistes sur l’ampleur et le profil temporel de cette modification du
partage de la valeur ajoutée en France. Il apparaît, d’après les dernières données disponibles, que
l’amélioration de la part allant aux entreprises se soit principalement déroulée dans les années 1980
(Artus, 2002). Deux facteurs principaux sont avancés pour expliquer cette évolution du partage de la
valeur ajoutée : d’une part, la montée du chômage, qui a créé un rapport de force favorable aux
employeurs ; d’autre part, la hausse des taux d’intérêt des années 1980, qui a augmenté la part des
revenus allant à la rémunération du capital (Artus et Cohen, 1998).
1.2. La modernisation du système financier : l’économie de marchés financiers remplace
l’économie d’endettement administrée
Jusqu'au début des années 1980, le système financier français avait une double caractéristique :
a/ L'essentiel du financement de l'économie provient de prêts octroyés par les banques et des
institutions financières spécialisées. Ainsi en 1978, les deux tiers du financement externe des sociétés
françaises étaient fournis par un endettement auprès des intermédiaires financiers, d'où l'appellation
d'économie d'endettement donnée au système financier de cette période. Cette particularité de la
structure de financement des entreprises avait deux causes principales :
- la faiblesse du taux d'autofinancement des entreprises qui ne dépasse pas 60% au début
des années 1980, ce qui est très inférieur aux ratios - voisins de 90% - enregistrés aux Etats-Unis et
en RFA pendant la même période;
- l'étroitesse du marché financier domestique, les ménages français ayant une forte
préférence pour les placements liquides et immobiliers.
b/ Le financement de l'économie était largement contrôlé par les pouvoirs publics :
- la plupart des institutions bancaires et financières étaient nationalisées et placées sous le
contrôle de l'Etat;
- les taux d'intérêt étaient en grande partie administrés : près de 50% des crédits nouveaux
distribués par les banques étaient des prêts à taux "préférentiels", au-dessous des conditions
du marché;
- "l'encadrement du crédit" imposé par la Banque de France était le principal instrument de
contrôle de la création monétaire.
3
- le contrôle des changes édicté par la Direction du Trésor limitait les opérations
internationales
Depuis le milieu des années 1980, les principaux traits de "l'économie d'endettement administrée" se
sont estompés. Un nouveau système financier se met en place dans lequel la finance directe prend de
l'importance par rapport à la finance indirecte ou "intermédiée". Par ailleurs, la logique concurrentielle
l'emporte sur le contrôle public dans la régulation du système financier. Les pouvoirs publics français
ont joué un rôle décisif dans cette transition vers "l'économie de marchés financiers libéralisée" en
prenant deux séries de mesures :
- Une libéralisation financière radicale : avec la suppression de l'encadrement du crédit en 1987, la
levée du contrôle des changes en 1989, et la réduction progressive de la part des crédits à taux
administrés dès 1985. Par ailleurs, les pouvoirs publics ont procédé à la privatisation des principales
banques et institutions financières à partir de1986 (voir infra).
- La création d'un grand marché unique des capitaux : au début des années 1980, les marchés de
capitaux étaient peu développés en France. Les différents compartiments des marchés de capitaux
(argent à court terme, obligations et actions) étaient cloisonnés et n'étaient pas ouverts à tous les
agents économiques. Cette organisation ne permettait pas une confrontation globale de l'offre et de la
demande de capitaux. Or le bon fonctionnement des marchés de capitaux nécessite que l'ensemble
des agents économiques puisse arbitrer instantanément - dans la composition de leur portefeuille entre titres courts, rémunérés au taux du marché monétaire, et titres longs.
L'objectif principal des réformes engagées au milieu des années 1980 est la création d'un
marché unifié des capitaux, (i) allant du court au long terme ; (ii) incluant les opérations au
comptant et à terme ; et (iii) ouvert à l'ensemble des opérateurs : financiers et non financiers,
nationaux et étrangers.
Pour atteindre cet objectif ambitieux, les pouvoirs publics ont procédé à d'importantes innovations
financières. La principale mesure fût la création d'un marché des titres négociables (T.C.N.) en 1985
destinée , d'une part, à ouvrir à tous les opérateurs le marché des capitaux à court terme, et d'autre
part, à assurer une bonne communication des marchés à court et à long terme. Sous l'impusion
directe des pouvoirs publics, trois nouveaux instruments ont été créés à cet effet : les certificats de
dépôts négociables, émis par les banques; les billets de trésorerie, émis par les agents non financiers,
et les bons du Trésor négociables. Ensuite, deux nouveaux marchés ont été ouverts : le marché à
terme d'instruments financiers (MATIF)1 et le marché d'options négociables (MONEP).
Le financement de la dette publique est, au départ, le moteur de la modernisation financière
opérée par les pouvoirs publics
L'aggravation des déficits publics a été un phénomène général dans les années 1980,
notamment à la suite du ralentissement de la croissance et de la montée des taux d’intérêt (cf le
tableau 1). La dette publique des principaux pays industrialisés, qui représentait en moyenne
20.5 % du PIB en 1980, est passée à 31.7 % en 1990, et à 44.6 % en 1995. Avec
l'alourdissement de leur dette, les Trésors publics nationaux ne pouvaient plus compter
exclusivement sur les investisseurs domestiques. Il fallait faire appel aux investisseurs
internationaux, en particulier les investisseurs institutionnels, pour acquérir les titres publics
nationaux. Et c'est largement pour satisfaire à leurs impératifs que les pouvoirs publics français
ont initié, à partir de 1985, une ambitieuse politique de modernisation et de libéralisation
financières.
La réforme des instruments de la dette publique a été l'un des vecteurs principaux des
mutations financières qui se sont déroulées en France. Le Trésor français a choisi de s'inspirer
des procédures suivies par le Trésor américain, celles-ci ayant fait leurs preuves. Trois
1
Rebaptisé par la suite marché à terme international de France
4
innovations ont été décidées pour rendre attractifs les titres de la dette publique aux yeux des
investisseurs :
- la standardisation des titres émis avec la création des obligations assimilables du
Trésor (O.A.T.) qui a permis de constituer des gisements importants de titres parfaitement
fongibles;
- l'emploi systématique de la procédure des adjudications;
- l'institution de Spécialistes en Valeurs du Trésor (S.V.T.) spécifiquement chargés
d'animer le marché de la dette publique.
Dans les années 1980, les marchés des titres d'Etat sont devenus un compartiment très actif du
marché financier en France, comme sur les autres grandes places financières. Ainsi, les Etats
des grands pays industrialisés ont alors joué un rôle moteur dans la montée de la finance
internationale en libéralisant et en modernisant les opérations financières dans le but d'assurer
le financement de déficits publics croissants dans les meilleures conditions2.
La transformation des structures financières des entreprises
Les Etats ne sont pas les seuls bénéficiaires du développement rapide des marchés financiers. Les
entreprises vont également se tourner de plus en plus vers les financements de marché. Alors que le
marché obligataire public a constitué l’élément moteur de la première phase de la globalisation
financière dans les années 1980, c’est au tour du marché obligataire privé et des marchés d’actions
de constituer les compartiments les plus dynamiques des marchés financiers internationaux dans les
années 1990.
En effet, dans le nouvel environnement économique et financier, les structures de financement des
entreprises se sont profondément transformées. En France, cette évolution est spectaculaire, comme
le montre le tableau 3. Trois ruptures apparaissent. En premier lieu, les fonds propres se développent,
ce qui permet aux entreprises françaises d’atteindre des taux d’autofinancement (épargne /
investissement) de l’ordre de 90 %, comparables à ceux des entreprises américaines et allemandes,
alors que ces taux n’étaient que de l’ordre de 60 % dans les années 1970. Ensuite, les entreprises
réduisent considérablement leur recours à l’endettement bancaire, celui-ci passant de 63 % à 28 %
des financements externes de 1980 à 2000. Enfin, le financement par actions, extrêmement faible en
1980 avec 2.8 % des financements externes, devient la principale source de financement des
entreprises, atteignant 52.5 % des financements externes en 2000.
Tableau 3 : Les sources de financement des entreprises françaises
Flux – Milliards d’euros et pourcentages
A. Autofinancement (1)
B. Emissions d’actions
C. Endettement sur les marchés (2)
D. Endettement auprès des banques
E. Financement externe total : B + C + D
Part de l’endettement bancaire : D / E
Part du financement par actions : B / E
1980
28.2
7.9
2.6
18.1
28.6
63%
2.8%
1990
97.6
33.7
15.1
59
107.8
55%
31%
2000
126.7
113.7
42.7
60
216.4
28%
52.5%
(1)Epargne brute + aides à l'investissement + autres transferts en capital
(2) Emissions nettes de titres du marché monétaire et d'obligations
Sources : INSEE (comptes nationaux) et Conseil national du crédit et du titre
2
Pour une analyse sur ce sujet, voir D. Plihon : « L’Etat et les marchés financiers » dans « La Bourse », Les
Cahiers Français, n° 277, Juillet – septembre 1996.
5
Le processus de désintermédiation financière
Selon une typologie habituelle, une distinction est opérée entre deux catégories de systèmes
financiers : ceux dominés par la banque, et ceux dominés par le marché (Allen et Gale, 1999). Le
premier type de système, caractérisé par la position dominante des circuits de financement
intermédiés et par l’importance de l’information privée est généralement associé au cas de
l’Allemagne, de l’Italie ou de la France. Le second type de système est marqué par la place centrale
des marchés financiers dans le financement de l’économie et par la qualité de l’information publique ;
on associe traditionnellement ce système aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.
Tableau 4 : Indicateurs d’intermédiation financière (en %)
France
Allemagne
Royaume-Uni
1980
1999
1980
1999
1980
1999
TIF des ANF (1)
69.5
41.9
75.1
66.6
66.2
77.0
Dont IFM (2)
66.4
29.4
69.2
55.8
40.2
36.8
IFNM (3)
0.9
5.0
0.0
5.9
2.3
8.5
Assurance (4)
2.3
6.7
5.9
5.0
23.7
31.7
Ratio dette / capital des SNF (5)
62.6
15.0
78.1
32.3
61.6
26.3
(1) Taux d’intermédiation financière (TIF) au sens large : part des financements totaux réalisés par
les intermédiaires financiers par la distribution de crédit et l’achat de titres
(2) Institutions financières monétaires (essentiellement les banques, et les OPCVM dans le cas de la
France et de l’Allemagne)
(3) Institutions financières non monétaires (essentiellement les OPCVM à long terme)
(4) Assurance et fonds de pension
(5) Sociétés non financières
Source : Calculs par Boutillier et alii (2001) d’après les statistiques financières des banques centrales,
des officies statistiques nationaux et de l’OCDE
Le développement de la finance de marché ferait évoluer les systèmes financiers nationaux vers le
type II (market based financial systems), et se traduirait par un mouvement de désintermédiation des
financements. En d’autres termes, la finance de marché, ou directe, se développerait au détriment de
la finance intermédiée, ou indirecte. Le tableau 4 montre en effet que, dans le cas de la France et de
l’Allemagne, le taux d’intermédiation financière (TIF), c’est-à-dire la part des financements totaux des
agents non financiers (ANF) effectués par les intermédiaires financiers, a baissé de 1980 à 1999. On
constate que ce mouvement de désintermédiation est beaucoup plus prononcé en France qu’en
Allemagne. Cette baisse de l’intermédiation financière correspond à une perte de part de marché des
banques (IFM), alors que la part des OPCM à long terme (IFNM) et des Sociétés d’assurance (ainsi
que des fonds de pension au Royaume-Uni) tend au contraire à augmenter.
En revanche, on constate une hausse du taux d’intermédiation au Royaume-Uni de 1980 à 1999,
grâce à une forte montée en puissance des intermédiaires non bancaires. Ainsi, la part du
financement direct de l’économie britannique par les marchés tendrait à diminuer, à l’inverse des
évolutions constatées en France et en Allemagne.
Toutefois, il faut interpréter avec prudence ces indicateurs car les données ne sont pas homogènes
d’un pays à l'autre. Et surtout, l’opposition entre les deux types de systèmes financiers doit être
nuancée dans la mesure où la frontière est de plus en plus floue entre financement bancaire et
financement de marché. En effet, une proportion croissante de l’activité bancaire passe désormais par
les marchés de titres, comme le montre la hausse spectaculaire de la part des titres dans les bilans
des banques françaises, à l’actif comme au passif (tableau 5).
6
Tableau 5 : Transformation des structures du bilan bancaires en France*
ACTIF (en %)
Crédits à la clientèle
Titres
Valeurs immobilisées
Divers
TOTAL DE L'ACTiF
PASSIF (en %)
Opérations interbancaires (solde)
Dépôts de la clientèle
Titres
Divers
Fonds propres et provisions
TOTAL DU PASSIF
1980
84
5
9
2
100
2000
41
45
7
7
100
13
73
6
0
8
100
10
26
48
7
9
100
Source : D. Plihon d’après les données de la Commission bancaire.
L’évolution du comportement de placement des ménages
Les transformations enregistrées en France concernant les modalités de financement de l’économie
se retrouvent également du côté des placements des ménages. On constate, en effet, que le
patrimoine financier des ménages s’est profondément modifié au cours de la période récente. Tout
d’abord, comme le montre le tableau 6, en passant de 998 à 1966 milliards d’euros de 1990 à 2000,
la taille de ce patrimoine a doublé, tandis que le revenu disponible des ménages ne progressait que
de 50 %. En second lieu, cette forte progression du patrimoine financier provient intégralement de
l’augmentation de l’épargne longue, de nature financière. Les principaux postes en hausse sont
d’abord l’assurance-vie (+ 17 % par an), notamment en raison d’une fiscalité avantageuse, mais
également les placements en parts d’OPCVM à long terme (+ 7 %) et en actions cotées (+ 10 %).
Ces transformations du patrimoine financier sont le reflet de nouveau comportements de gestion de
leur patrimoine par les ménages. Ceux-ci cherchent, en effet, à réduire la part de leur patrimoine
financier détenue sous forme d’encaisses monétaires non ou faiblement rémunérées, pour se porter
vers les titres (surtout les actions et obligations) pour lesquels l’espérance de rendement à long terme
est plus élevée. Alors qu’ils se caractérisaient par une forte préférence pour les placements liquides et
à court terme dans le passé, les ménages français semblent désormais montrer une attirance
croissante pour les placements financiers à long terme.
Plusieurs facteurs expliquent cette évolution du comportement financier des ménages. C’est, en
premier lieu, le besoin de constituer une épargne de précaution face à un environnement économique
et social plus incertain, notamment avec le niveau élevé du chômage et les inquiétudes sur l’avenir de
la protection sociale, des retraites en particulier. Ces nouveaux comportements ont également été
rendus possibles par les innovations et les nouveaux produits financiers offerts par les banques et par
l’ensemble des intermédiaires financiers. Enfin, il ne fait pas de doute que les privatisations, en se
traduisant le plus souvent par une offre avantageuse d’actions, dans un contexte boursier favorable, a
puissamment contribué à l’intérêt croissant des ménages pour les placements financiers.
7
Tableau 6 : Le développement des placements financiers
des ménages français*
1990
Milliards
Euros
Epargne courte
- Moyens de paiement (M1)
- Livrets non imposables (1)
- Placements à terme
- OPCVM monétaires (2)
- TCN (3)
Total
Epargne longue
- Epargne contractuelle (4)
- Obligations
- Titres d'OPCVM long terme
- Action cotées
- Assurance-vie
- Total
Total
Revenu disponible
%
2000
Milliards
euros
%
155
192
65
116
1
530
15.5
19.2
6.5
11.6
0.1
53.1
208
274
44
39
11
576
10.6
13.9
2.2
2.0
0.5
29.3
81
52
116
86
133
468
998
610
8.1
5.2
11.6
8.6
13.3
46.9
100.0
251
42
237
214
648
1390
1966
900
12.7
2.1
12.0
10.8
33.0
70.7
100,0
* Ménages et entrepreneurs individuels
(1) Livrets A, bleu, codevi, comptes d'épargne-logement
(2) OPCVM placées en titres du marché monétaire
(3) Titres de créance négociables
(4) PEP, plans d'épargne-logement
Source : Banque de France ; Caisse des dépôts et consignations
A la fin 2000, les taux de détention directe et indirecte (via les OPCVM et les fonds de pension) des
actions, exprimés en pourcentage du patrimoine sont comparables en France et en Allemagne, mais
largement inférieurs à ceux observés dans les pays anglo-saxons (tableau 7). On retrouve la même
hiérarchie si l’on retient comme indicateur la proportion des ménages détenant des actions par rapport
au nombre total de ménages (tableau 8). On note un accroissement important de cette proportion au
cours de la dernière décennie. En France, cette période correspond à celle où sont effectuées de
nombreuses privatisations.
Tableau 7 : Taux de détention des actions par les ménages à la fin 2000
En % du patrimoine financier (hors actions non cotées)
France
Allemagne
Détention directe
5.9
9.5
Détention indirecte
18.5
15.8
9.7
Royaume-Uni
25.4
Etats-Unis
Source : Caisse des dépôts et consignations
40.0
27.7
Total
24.4
25.3
49.7
53.1
8
Tableau 8 : Proportion des ménages détenant des actions en % (a)
1989
13.9
12.4
1998
23.1
nd
nd
Royaume-Uni
31.6
Etats-Unis
(a) Détention directe et indirecte
(b) 1991 et 1997 pour la France
Source : Observatoire européen de l’épargne
34.8
48.9
France
Allemagne
1.3. Les politiques de privatisation et la nouvelle géographie du capital
A la suite des trois vagues de nationalisations qui prirent place sous le Front populaire (1936), à la
Libération (1945-46) et sous le gouvernement d’Union de la gauche (1983 – 85), la plus grande partie
des entreprises des secteurs industriel et financier avait l’Etat pour actionnaire unique au milieu des
années 1980. La France se trouvait alors en total décalage avec la doctrine libérale venant des EtatsUnis et de la Grande-Bretagne qui prônait le recul de la régulation publique et du rôle de l’Etat dans
l’économie. Au départ, les nationalisations de 1983 – 85 avaient été effectuées dans un but politique
et idéologique, celui de la lutte anti-capitaliste inscrite dans le Programme commun de la gauche. Mais
une autre interprétation de ces nationalisations peut être donnée a posteriori : on constate que cellesci, en donnant les pleins pouvoirs à l’Etat, ont permis à ce dernier de mener une politique industrielle
active, donnant lieu à d’importantes opérations de restructuration menées rapidement qui n’auraient
sans doute pas été possibles autrement. Ces restructurations ont facilité la constitution de groupes
industriels et financiers compétitifs, plus aptes à affronter la concurrence internationale, et ont en
quelque sorte préparé les privatisations. Ainsi, dans le secteur bancaire, l’Etat a facilité le
rapprochement de la BFCE et du Crédit National qui a abouti à la création de Natexis. Racheté au
moment de sa privatisation par Banques populaires, Natexis a permis au groupe bancaire coopératif
de diversifier ses activités vers le financement des grandes entreprises et du commerce extérieur.
A partir de 1986, avec l’arrivée d’un gouvernement de droite conduisant à la première expérience de
« cohabitation », une politique de privatisation est mise en œuvre. Cette politique sera poursuivie sans
interruption jusqu’à la période actuelle par les gouvernements successifs, quelle que soit leur couleur
politique. A la suite de cette vague massive de privatisation, la part de l’Etat dans le capital des 50
principaux groupes industriels français est passée de 74 % en 1984 à 23 % en 1999. De même, la
part des crédits distribués par des établissements de crédit contrôlés par l’Etat est tombée de 80 % à
20 % de 1985 à 2000. Le processus de privatisation n’est pas achevé en 2002 : le gouvernement a
décidé de céder au secteur privé les parts du capital qu’il détient encore dans France-Télécom, AirFrance et le Crédit Lyonnais. Par ailleurs, il est question de privatiser les entreprises appartenant au
secteur des « public utilities », en particulier Electricité de France et Gaz de France.
Il est essentiel de noter que le processus de privatisation s’est déroulé en France en deux phases
successives très différentes (Morin, 1998). De 1986 à 1995, les gouvernements français ont cherché à
vendre les entreprises privatisées à des blocs d’actionnaires français dûment sélectionnés (ce sont les
« noyaux durs ») de manière à maintenir le contrôle des entreprises entre des mains françaises et
« amies ». Les gouvernements français décidèrent alors de vendre les groupes privatisés en
appliquant les proportions suivantes : 10 % pour les salariés, 15 % pour les investisseurs étrangers,
50 % pour les actionnaires individuels et institutionnels français, et 25 % aux « noyaux durs ». Ces
derniers cherchèrent alors leur contrôle sur les entreprises privatisées en tissant entre eux des
« participations croisées ». Durant cette première étape, grâce à cette double technique des « noyaux
durs » et des « participations croisées », la propriété du capital des entreprises privatisées est restée
très concentrée entre les mains de blocs d’actionnaires français qui avaient un puissant pouvoir de
9
contrôle. Au milieu des années 1990, la gouvernance des entreprises reposait la logique du « contrôle
interne » en France, à l’instar de ce qui était observé dans le reste de l’Europe continentale ainsi
qu’au Japon.
Un changement radical dans la géographie du capital
Mais, à partir de 1995, on assiste à une évolution profonde du marché du contrôle des entreprises en
France. En effet, les groupes industriels et financiers français ont été amenés à ouvrir leur capital à
des investisseurs externes. Les « noyaux durs » et les « participations croisées » ont été
progressivement défaits. Les blocs de contrôle ont été remplacés par des investisseurs institutionnels
indépendants, ce qui entraîna inéluctablement un affaiblissement important des actionnaires
majoritaires et du système de « contrôle interne » mis en place précédemment. Il en résulta
également un processus de dispersion du capital des grandes entreprises françaises.
Deux séries de raisons expliquent ce mouvement d’ouverture du capital à des investisseurs externes.
En premier lieu, les groupes français avaient alors un besoin important de ressources nouvelles, que
ne pouvaient fournir les blocs d’actionnaires de contrôle français, pour financer des opérations de
croissance externe jugées nécessaires dans la course à la taille optimale imposée par la
mondialisation des marchés. La plupart des grands groupes français ont mené d’importantes
opérations de fusions – acquisitions (F-A) pendant les années 1990. La création du marché unique
européen a certainement été l’un des moteurs de ce mouvement de restructurations. Les opérations
de restructurations prirent alors une dimension considérable : la taille totale des opérations de F-A
passa de 85 milliards de dollars en 1991 à 558 milliards de dollars en 1998. La taille moyenne de ces
opérations passa de 21 à 104 millions de dollars pendant la même période. Et une part importante de
ces opérations dût être payée en « cash ».
La deuxième raison de l’ouverture accélérée du capital des grands groupes français à des
investisseurs externes est la volonté de leurs dirigeants de se protéger contre des OPA hostiles. Ainsi,
paradoxalement, c’est pour éviter de passer sous le contrôle de concurrents qu’une part importante
des groupes français encouragea l’entrée dans leur capital d’investisseurs externes, en situation
d’actionnaires minoritaires et à niveau global de participation significatif. En d’autres termes, la
dépendance financière fût préférée à la dépendance industrielle et stratégique (Commissariat Général
du Plan, 1999).
A la fin des années 1990, d’après les estimations du Commissariat Général du Plan, plus de la moitié
des 40 groupes présents dans l’indice boursier du CAC 40 avaient encore un bloc d’actionnaires
stable inférieur à 30 % ; ce ratio tombe à moins de 20 % pour 15 groupes et à moins de 5 % for 5
groupes. D’après Beck et Mayer (2000), la part des droits de vote du principal bloc d’actionnaires
serait alors de 20 % pour les groupes du CAC 40. La France semble être ainsi dans une situation
intermédiaire : d’un côté, ce pourcentage est de 9.9 % au Royaume-Uni et de 5.4 % aux Etats-Unis
sur le New York Stock Exchange ; d’un autre côté, ce pourcentage s’élève à 57.5 % en Allemagne,
54.5 % en Italie, 43.5 % aux Pays-Bas,
La montée spectaculaire des investisseurs étrangers
Le taux de détention des entreprises cotées par les investisseurs institutionnels a augmenté
rapidement ces dernières années et se trouve aujourd’hui largement au-dessus de 50 % en France,
niveau voisin de celui observé aux Etats-Unis (Plihon et Ponssard, 2002). A ce sujet, il convient de
rappeler que l’industrie française des OPCVM se situe au deuxième mondial, loin derrière les EtatsUnis, mais devant le Royaume-Uni et l’Allemagne.
La part des investisseurs étrangers s’est accrue d’une manière spectaculaire. Cette part atteint 40 %
en moyenne pour les grands groupes du CAC 40. Et le taux de détention des investisseurs anglosaxons (américains et britanniques) est particulièrement élevé, comme le montre le tableau 9. Ces
derniers détiennent souvent près de la moitié des participations étrangères dans les grands groupes
des secteurs de la finance et de l’industrie.
10
Tableau 9 : Taux de détention (en %) des investisseurs étrangers
dans les grands groupes français
Banques et
assurances
Inv.
Inv.
étrangers Anglosaxons
BNP
Crédit Lyonnais
Société Générale
AXA
45
34.4
50
46
20.4
9.5
29
21
Industie
Total-Elf
Aventis
Lafarge
Alcatel
Accor
Inv.
étrangers
Inv.
Anglosaxons
65
60
58.5
50
49.4
35
31.6
31
40
30.4
Sources : Le Monde – Georgeson Shareholder
Mais il convient de noter ce fait essentiel : même si, pris globalement les investisseurs américains
pèsent lourd dans le capital des grands groupes français, ces investisseurs ont le plus souvent des
positions d’actionnaires très minoritaires, avec des taux de participation généralement inférieurs à 1 %
du capital, comme le suggère le tableau 10.
Tableau 10 : Participations des grands fonds américains
Pourcentages en 1997
French groups
Calpers
0.20
0.30
0.36
0.24
0.21
0.20
0.26
0.41
AGF
Alcatel – Alsthom
AXA – UAP
BNP
Bouygues
Canal +
ELF
Générale des Eaux
(Vivendi)
0.21
Havas
0.21
Paribas
0.36
Saint – Gobain
0.39
Société Générale
0.53
Suez – Lyonnaise
0.33
Total
Source : Morin (1998) à partir de Sisife - Lerep
American funds
Fidelity
0.09
10.04
0.26
0.15
0.05
1.31
0.43
0.07
Templeton
0.20
1.90
1.06
4.90
2.10
-
0.04
0.18
0.06
0.68
0.13
5.14
0.17
2.50
1.50
La France semble être, avec le Royaume-Uni, le pays où le taux de détention des investisseurs
étrangers est le plus important, comme le montre le tableau 11. Pour les entreprises cotées, ce taux
s’élève à 36.3 % en France, pourcentage nettement supérieur à ceux constatés en Allemagne (25.5
%) et au Royaume-Uni (22.4 %). Pour l’ensemble des entreprises (cotées et non cotées), la première
place revient au Royaume-Uni (37.2 %), suivi par la France (26.6 %) et le Japon (18.2 %).
11
Tableau 11 : Taux de détention étranger (en %) à la fin 2000
Entreprises
cotées
Toutes
entreprises
France
Allemagne
Japon
Royaume-Uni
Etats-Unis
36.3
25.5
12.0
22.4
11.5
26.6
14.8
18.2
37.2
11.4
Sources : Banque de France; Caisse des dépôts et consignations / IXIS
D’après le Commissariat Général du Plan (1999), il existe une corrélation claire entre l’accroissement
des participations étrangères et l’affaiblissement de la concentration de la détention du capital dans
les grands groupes français. Par exemple, en 1977 le bloc des actionnaires stables détenait 8 % du
capital de l’entreprise pétrolière Elf tandis que le taux de détention étranger s’élevait à 51 %; les
pourcentages correspondants étaient respectivement de 7 % et 40 %, pour l’entreprise “high-tech”
Alcatel, 15 % et 42 % pour Vivendi (Compagnie Générale des Eaux), 16 % et 35 % pour la banque
BNP, etc …
Deux remarques pour terminer. Ce sont, en fin de compte, les investisseurs étrangers qui
apparaissent comme les grands gagnants du processus de privatisation mené en France : la
propriété du capital des grandes entreprises françaises est, en effet, passée des mains de l’Etat à
celle des actionnaires privés, étrangers pour une large part. En second lieu, on constate une tendance
à la dispersion du capital des grandes entreprises françaises cotées, qui va de pair avec la montée en
puissance de l’actionnariat étranger, le plus souvent en position minoritaire.
Ces deux phénomènes, qui sont au cœur de la nouvelle géographie du capital, sont essentiels pour
expliquer les caractéristiques du nouveau capitalisme en France.
2. L’émergence d’un nouveau capitalisme à dominante financière
2.1. Un nouveau régime de croissance se met progressivement en place
Il y a une quasi unanimité parmi les économistes pour considérer que, sous l’effet des mutations qui
l’ont affecté depuis une vingtaine d’années, le capitalisme français a basculé progressivement vers un
nouveau « régime de croissance », selon l’expression de l’école de la Régulation. Les différents
auteurs qualifient ce nouveau régime de croissance de « patrimonial » (Aglietta, 1998), « à dominante
financière » (Boyer, 1998), « financiarisé » (Chesnais, 1998) ou « actionnarial » (Plihon, 2001). Le
dénominateur commun de ces approches est de mettre l’accent sur le rôle de la finance, et plus
particulièrement du marché boursier, dans le fonctionnement de l’économie française, tant au niveau
micro-économique (comportements des entreprises et des ménages) qu’à celui des ajustements et
des politiques macro-économiques. Bien entendu, d’autres facteurs que la finance doivent être
introduits pour expliquer l’émergence du nouveau capitalisme ; d’après l’analyse d’inspiration
évolutionniste, initiée par Schumpeter, le rôle des innovations technologiques est également
considérée comme un des moteurs des transformations économiques et sociales en cours (Plihon,
2001).
Il est possible de styliser les principales transformations du capitalisme français à partir du cadre
analytique proposé par l’école de la Régulation. En reprenant ce cadre, et en le simplifiant, on peut
considérer que le capitalisme « fordiste », qui a fonctionné pendant les « Trente glorieuses » de 1945
à 1975, reposait sur trois piliers institutionnels :
12
-
-
-
le compromis salarial qui a consisté en un partage négocié de la valeur ajoutée entre travail et
capital en fonction des gains de productivité, l’entreprise étant organisée sur la base de
l’organisation scientifique du travail d’inspiration taylorienne ;
le rôle central de l’Etat et des politiques publiques dans la régulation de l’économie et de la
société : rôle des politiques macro-économiques (budgétaire et monétaire), importance du
secteur public, Etat-Providence conduisant à la mutualisation des risques sociaux ;
le rôle central des banques dans le financement de l’économie, ces dernières évoluant dans un
environnement étroitement contrôlé par les autorités publiques.
Ces trois grands piliers du régime fordiste ont été remis en cause au cours des 20 dernières années
en France, donnant naissance à d’autres formes d’organisation institutionnelle qui caractérisent le
nouveau capitalisme. Tout d’abord, le compromis salarial a volé en éclats, avec la mise en œuvre des
politiques de rigueur salariale mises en œuvre au début des années 1980 (voir plus haut). Les
politiques du patronat ont également contribué à l’abandon du compromis salarial, en favorisant
l’individualisation des rémunérations et l’organisation des négociations salariales au niveau de
l’entreprise plutôt que de la branche, ce qui a affaibli le pouvoir de négociation des organisations
syndicales. Il en est résulté un nouveau rapport de force qui a contribué, avec la montée du chômage,
à un partage de la valeur ajoutée défavorable au travail (voir le tableau 2).
En second lieu, le rôle de l’Etat dans l’économie s’est transformé et affaibli, à la suite des politiques de
libéralisation et de privatisation décrites dans la première partie de cette étude, et de la priorité
donnée à la régulation par le marché et par la politique monétaire. La prédominance de la politique
monétaire, l’indépendance attribuée aux autorités monétaires, devenues seules responsables de la
stabilité monétaire considérée comme le principal objectif de la politique économique, consacre
l’effacement de l’Etat et des politiques budgétaires dans la régulation macro-économique.
Enfin, le fonctionnement du système financier français a été profondément modifié avec le passage
d’une « économie d’endettement administrée » à « une économie de marchés financiers libéralisée »,
selon une typologie empruntée à Hicks et reprise par la plupart des économistes (Aglietta, 1995).
L’une des caractéristiques principales du nouveau système financier est la montée en puissance
spectaculaire des fonds d’investissement, devenus concurrents des banques dans le financement de
l’économie (Plihon et Ponssard, 2002). Cette évolution a plusieurs causes. Du côté des épargnants,
l’attirance pour des produits financiers à plus long terme (voir p. ) a favorisé le développement de la
gestion collective et institutionnelle de l’épargne : ainsi s’explique l’importance prise en France par
l’industrie des OPCVM au cours des deux dernières décennies. Du côté des entreprises, le processus
de privatisation, d’une part, et le recours croissant aux financements de marché, et plus
particulièrement aux émissions d’actions, d’autre part, ont fait des investisseurs institutionnels les
principaux acteurs, à bien des égards, du nouveau système financier.
Cette influence des investisseurs institutionnels s’exerce à plusieurs niveaux. Détenant près de 30 000
milliards d’actifs en 1998, ce qui dépasse le PIB global des principaux pays industrialisés, l’ensemble
des investisseurs institutionnels ont un impact important sur le fonctionnement et la liquidité des
marchés financiers internationaux. Près de la moitié de ces actifs sont détenus par des investisseurs
américains. En France, les actifs des investisseurs institutionnels représentaient 115.7 % du PIB en
1998, selon les estimations de l’OCDE retracées par le tableau 12; ce pourcentage s’élevait à 218.8 %
en 1998 aux Etats-Unis, 214.2 % au Royaume-Uni, et seulement à 76.4 % au Japon et à 70.2 % en
Allemagne3.
Tableau 12 : Actifs totaux des investisseurs institutionnels en % du PIB
Etats-Unis
1990
1998
119.4
218.8
RoyaumeUni
114.5
214.2
Pays-Bas
Canada
France
Japon
Allemagne
133.4
153.8
58.1
111.9
54.8
115.7
81.7
76.4
36.5
70.2
3
En 1998, les pourcentages étaient « gonflés » par la bulle financière de l’époque ; la baisse enregistrée au Japon
de 1990 à 1998 s’explique, en sens inverse, par le dégonflement de la bulle dans ce pays.
13
Source : OCDE
En France, comme on l’a vu, les investisseurs étrangers occupent une place importante. Ce fait est
illustré par le fait que ces derniers sont très présents sur la Bourse de Paris où ils ont effectué jusqu’à
80 % des transactions en 1998, selon les estimations de la Banque de France.
Mais, au-delà de leur impact sur le fonctionnement des marchés financiers, l’influence des
investisseurs institutionnels, et en particulier des investisseurs étrangers, se fait surtout sentir sur la
gestion des entreprises dans le capital desquelles ceux-ci ont pris des participations.
2.2. L’influence des fonds d’investissement sur la gestion des entreprises en France
On a vu précédemment que, à la suite des politiques de privatisation et de libéralisation financière
opérées en France depuis 1986, la géographie du capital des entreprises avait considérablement
évolué et présentait trois grandes caractéristiques à la fin des années 1990 : (1) plus de la moitié du
capital des entreprises cotées est désormais détenue par des investisseurs institutionnels ; (2) une
part importante du capital des entreprises privatisées est détenue par des investisseurs étrangers,
principalement anglo-saxons ; et (3) ces derniers occupent le plus souvent une position d’actionnaires
minoritaires. Les caractéristiques (2) et (3) illustrent une tendance à la dispersion de la détention du
capital des grandes entreprises en France depuis le milieu des années 1990.
D’après l’analyse théorique moderne, la stratégie des investisseurs financiers a deux dimensions : (1)
maximiser la valeur des participations financières, ce qui correspond à l’objectif de « création de
valeur actionnariale » ; (2) organiser un système de contrôle externe destiné à inciter les dirigeants
des entreprises à satisfaire les objectifs des actionnaires en proie à des asymétries d’information.
C’est l’objet de la « corporate governance » ou gouvernance d’entreprise.
La hausse spectaculaire des rendements boursiers
Le premier objectif des investisseurs a été largement atteint. En effet, en France comme dans les
principaux pays industriels, les actions ont enregistré un rendement exceptionnel de 1983 à 2000,
avant que n’éclate la bulle financière. Si l’on prend comme indicateur de rendement des actions le
« total share return » (TSR) qui prend en compte les dividendes et les plus-values boursières, on note
un TSR de 20.5 % en moyenne annuelle de 1983 à 1992, et de 22.1 % de 1993 à mars 2000, au
moment de la bulle des valeurs technologiques, comme l’illustre le tableau 13. Ce TSR n’était que de
6.7 % de 1973 à 1982, avant les mutations financières de l’économie française décrites plus haut. Ce
rendement exceptionnel des actions s’explique principalement par la forte croissance anticipée des
profits dans le secteur des nouvelles technologies et par la baisse importante des taux d’intérêt
enregistrée dans les années 1990. Ce contexte a amené l’émergence d’une « convention boursière »
fondée sur des anticipations optimistes et largement auto-réalisatrices, aboutissant à la croyance en
des taux de rendements durablement élevés. Validée pendant les années 1990 par des circonstances
macro-économiques exceptionnelles (baisse des taux, accélération de la croissance), cette
convention - qui n’était pas soutenable à long terme - a été remise en cause à partir de mars 2000
avec l’éclatement de la bulle technologique et le ralentissement de la croissance économique, ce qui
explique la baisse du TSR, ramené à 10.4 % en fin de période (Commissariat du Plan, 2002 a).
Tableau 13 : Rendement des actions en France en % annuel
Plus-values CAC 40
Dividendes / Cours
Croissance SBF 250
Rendement total
(TSR)
1973 - 1982
nd
1.3
5.3
1983 - 1992
17.8
16.3
4.2
6.7
20.5
1993 – mars 2000 1993 – juillet 2002
18.3
6.4
18.9
7.5
3.2
3.0
22.1
10.4
Source : Commissariat Général du Plan (2002 a)
14
La gouvernance des entreprises dirigée par les marchés boursiers
Aujourd’hui, la gestion pratiquée par la majorité des investisseurs institutionnels est passive ou
indicielle, c’est-à-dire que les gestionnaires cherchent à reproduire les indices boursiers dans les
portefeuilles dont ils ont la charge. Par ailleurs, la gestion est souvent externalisée, au sens où une
large part des actifs est confiée à des professionnels, appelés « money managers » aux Etats-Unis.
Ceci est particulièrement le cas pour la partie internationalisée des portefeuilles des investisseurs
américains (Plihon & Ponssard, 2002). Ces investisseurs, surtout lorsqu’ils sont en position
d’actionnaires minoritaires, ne souhaitent pas participer directement à la gestion des entreprises. Ils
jugent d’abord les dirigeants des entreprises sur leur capacité à se soumettre au contrôle externe du
marché, en appliquant des principes de « gouvernance d’entreprise ». Ces principes concernent en
particulier la transparence de l’information donnée aux actionnaires, le devoir des dirigeants de rendre
des comptes (accountability) à leurs actionnaires et le respect des droits des actionnaires minoritaires.
Les investisseurs laissent donc le plus souvent aux manageurs une grande autonomie dans le choix
et la mise en œuvre de la stratégie industrielle de l’entreprise, dans le cadre du respect des objectifs
financiers et des principes de gouvernance décrits dans l’encadré.
Les principes de gouvernance d’entreprise
Les investisseurs évaluent la gouvernance des entreprises selon cinq critères principaux :
-
L’information des actionnaires : qualité de l’information sur la structure dirigeante de l’entreprise,
ce qui implique notamment : l’indépendance des administrateurs, l’existence d’un responsable des
« relations investisseurs », et la mise en place d’un système comptable adapté aux normes anglosaxonnes.
-
Droits et obligations des actionnaires : respect du principe « une action, une voix, un dividende » ;
protection des actionnaires minoritaires, ce qui est le cas fréquent des fonds d’investissement
étrangers.
-
Composition du conseil d’administration : procédures d’élection et de rémunération des membres
du conseil et des comités, nomination d’administrateurs indépendants, séparation des fonctions
de président et de directeur général.
-
Absence de mesures anti-OPA : élimination de toutes les mesures destinées à empêcher les
offres d’achat hostiles (« poison pill ») et à verrouiller les organes de direction.
-
La rémunération des dirigeants : l’objectif recherché est de définir des formes de rémunération de
nature à inciter les dirigeants à poursuivre l’objectif de maximisation de la valeur actionnariale.
L’une des principales techniques utilisées est constituée par les « stock-options », technique qui
consiste à donner aux cadres dirigeants un droit d’acquisition futur, à des conditions très
favorables, sur les actions de l’entreprise. Ces derniers sont ainsi incités à tout faire pour faire
monter la valeur des actions de l’entreprise, ce qui est l’objectif recherché par les actionnaires.
En France, le patronat et les pouvoirs publics ont largement entériné ces principes de « bonne
conduite », de manière à attirer les investisseurs. Ainsi, les rapports Viénot de 1995 et 1999, et le
rapport Bouton (2002), rédigés à la demande des instances patronales françaises (CNPF puis
MEDEF, et AFEP) font des recommandations conformes aux attentes des investisseurs. Le premier
rapport Viénot (1995) propose de renforcer le rôle du conseil d’administration, en jouant sur sa
composition et son mode de fonctionnement. Il propose d’inclure parmi les membres du conseil
d’administration des sociétés cotées au moins deux administrateurs indépendants, limiter à cinq le
nombre de mandats cumulés par administrateur, et œuvrer à la création d’un comité d’audit ayant
15
pour tâche de s’assurer de la pertinence et de la permanence des méthodes comptables utilisées. Le
deuxième rapport Viénot (1999) se rapproche encore plus des normes anglo-américaines de
gouvernement d’entreprise. Un poids plus important est accordé aux administrateurs indépendants,
qui doivent désormais représenter un tiers du conseil d’administration. Un nouvelle structure de
société anonyme est proposée, offrant de séparer les fonctions de président et de directeur général.
La principale innovation de ce rapport réside dans l’exigence, pour les entreprises françaises cotées :
« de faire état de manière précise dans leur rapport annuel de l’application des recommandations …
et d’expliciter, le cas échéant, les raisons pour lesquelles elles n’auraient pas mis en œuvre certaines
d’entre elles ». Signe que le contrôle des sociétés passe aujourd’hui largement par le marché
(Magnier in Plihon et Ponssard, 2002).
Publié dans le contexte de la crise de « gouvernance » qui a affecté plusieurs grands groupes,
notamment Vivendi Universal, le rapport Bouton (septembre 2002) va encore plus loin que les
rapports Viénot. Il propose que la proportion d’administrateurs indépendants soit portée à la moitié du
conseil d’administration des sociétés cotées dont le capital est dispersé et qui sont dépourvues
d’actionnaires de contrôle. Le rapport recommande également l’organisation au sein du conseil
d’administration l’organisation d’un débat annuel sur son fonctionnement devant déboucher sur
évaluation plus formalisée au moins tous les trois ans. La proportion des administrateurs
indépendants doit être portée au moins aux deux tiers des comités de compte, et au moins à la moitié
des comité de rémunération. Le rapport propose également une rotation régulière des signataires de
comptes, avec une sélection des commissaires aux comptes par une procédure d’appel d’offres.
De leur côté, les pouvoirs publics français ont donné force de loi aux principales règles de
gouvernance d’entreprise. C’est l’un des objectifs de la loi (dite NRE) sur «les nouvelles régulations
économiques », votée en mai 2001 . Ce texte comporte, en effet, un volet important sur le
gouvernement d’entreprise dont les principales dispositions sont décrites dans l’encadré. Et le
nouveau gouvernement, issu des élections du printemps 2002, s’apprête à faire voter au printemps
2003 une loi sur la sécurité financière qui devrait aller plus loin dans la réglementation des principes
de gouvernance, à la suite des scandales boursiers récents.
Un certain nombre d’études montrent que les pratiques des entreprises françaises s’alignent
progressivement sur les règles de « bonne gouvernance ». Ainsi, d’après une étude du cabinet
Heldrick & Struggles publiée en juin 2001, les sociétés françaises se situeraient dans le trio de tête,
derrière le Royaume-Uni et les Pays-Bas, pour l’application des principes de gouvernance
d’entreprise. Cette étude conclut à un respect croissant par les sociétés européennes des principaux
critères de gouvernance4.
4
Etude citée par Les Echos du 11 juin 2001. Les trois critères de gouvernance sont : le fonctionnement du
conseil d’administration, sa composition (administrateurs extérieurs) et la transparence de l’information.
16
La loi sur « les nouvelles régulations économiques »
Adoptée le 2 mai 2001, cette loi comporte un volet important sur le gouvernement d’entreprise et
constitue une étape dans la mise en place du capitalisme actionnarial en France.
1. La loi organise une redistribution des pouvoirs dans l’entreprise, le directeur général assurant
l’administration générale de la société, et le conseil d’administration concevant la stratégie d’ensemble
et la surveillance de celle-ci. Cette disposition, qui vise à réduire la concentration des pouvoirs dans
l’entreprise, peut être considérée comme un affaiblissement du pouvoir des managers (capitalisme
managérial) au profit des actionnaires.
2. La loi entend lutter contre les conflits d’intérêts : le contrôle accru des conventions et des
relations que les administrateurs entretiennent directement ou indirectement avec la société est un
emprunt au droit anglo-saxon qui gère les conflits d’intérêts notamment par des procédés de
déclaration. Ainsi, le droit français des sociétés, qui fut un droit de structure et d’organisation de
procédure des pouvoirs de décision, devient un droit de comportement et d’appréciation des conflits
d’intérêts.
3. La loi organise une distribution de droits nouveaux aux actionnaires, notamment dans
l’expertise de gestion rendue plus accessible. Par la possibilité donnée du recours au juge, les
actionnaires deviennent agents de la légalité.
4. Un des traits les plus frappants de cette loi est la confusion souhaitée entre statut de salarié
et statut d’actionnaire. Cette confusion avait jusqu’ici lieu dans un sens : les managers salariés, par
le biais des stock options*, devenaient aussi intéressés et exposés au risque patrimonial que les
actionnaires. La loi opère la confusion symétrique, sans doute avec l’idée d’une sorte de
compensation : désormais, il y a un droit des salariés à être titulaires d’actions de leur entreprise pour
pouvoir intervenir aux assemblées. En outre, des droits d’accès au juge semblables à ceux des
actionnaires sont donnés aux comités d’entreprise.
5. Une volonté de transparence accrue. En anticipant la résistance face à la perspective d’adoption
d’une structure duale de pouvoir, la loi a introduit l’arme de la transparence, c’est-à-dire l’obligation
des dirigeants à divulguer de l’information, concernant notamment leurs rémunérations. La mesure
s’applique aussi aux sociétés non-cotées. La problématique du gouvernement d’entreprise, née et
jusqu’ici cantonnée aux sociétés cotées, gagnerait ainsi les sociétés non cotées.
2.3. Peut-on parler d’une convergence de la gouvernance des entreprises vers le modèle anglosaxon ?
Constatant les mutations récentes du capitalisme français, et plus particulièrement la montée en
puissance des investisseurs anglo-saxons dans le capital des entreprises françaises, on peut être
tenté de considérer que se produit actuellement un processus d’alignement du mode de gestion sur le
système anglo-saxon. Cette question a donné lieu à des analyses contradictoires. Certains auteurs
considèrent que les modèles nationaux d’Europe continentale devraient garder leur spécificité ; c’est
en particulier le cas de Roe (1990 et 1994). A l’opposé, d’autres auteurs ont conclu à une
convergence inexorable vers un modèle dominant importé des pays anglo-saxons (Berger et Dore,
1991 ; en France : Morin, 1998).
Les deux modèles traditionnels de gouvernement d’entreprise
Le problème générique de gouvernement d’entreprise est généralement formulé dans le cadre de
deux modèles théoriques, de type shareholder ou à contrôle externe, d’une part, et de type
stakeholder ou à contrôle interne, d’autre part. Le modèle de type shareholder ou actionnarial
constitue le mode de régulation de référence dans les pays anglo-saxons. Dans ce modèle, le besoin
de financement des entreprises est satisfait par l’existence d’un marché financier développé. Il se
caractérise par une atomisation des actionnaires. Le contrôle des dirigeants est censé s’effectuer de
17
manière externe sur le marché par la transparence de l’information financière et par le risque de prise
de contrôle des entreprises par des OPA hostiles. Les principes de gouvernement d’entreprise
constituent un moyen par lesquels les actionnaires externes et minoritaires peuvent amener les
dirigeants à respecter leurs objectifs, comme on l’a vu.
Dans le modèle de type stakeholder ou de « parties prenantes », les marchés financiers sont peu
développés. Les besoins en capital de l’entreprise sont alors satisfaits par l’apport de « gros
actionnaires », encore appelés actionnaires de référence, et à ce titre défenseurs de blocs de
contrôle. Ces gros actionnaires (banques en Allemagne, institutions financières publiques, entreprises
industrielles publiques ou privées, Etat en France) protègent les équipes dirigeantes en place contre
la menace d’OPA hostile mais exercent en contrepartie un contrôle continu sur leurs actions.
Cependant, ces gros actionnaires ne sont pas les seuls à pouvoir exercer leur contrôle. Les statuts de
l’entreprise peuvent amener d’autres parties prenantes (banques, syndicats, clients, …) à exercer
également un contrôle sur les dirigeants. Ceux-ci sont beaucoup plus enclins que dans le modèle de
type shareholder à ménager différents types d’intérêts. La création de valeur actionnariale n’est pas
l’unique objectif assigné aux dirigeants. Le modèle de type stakeholder constitue le mode de
régulation de référence dans les pays d’Europe continentale.
L’économie française dans une situation intermédiaire
L’analyse des transformations de l’économie française présentée dans la première partie montre que
la France est sans doute le pays d’Europe continentale qui a évolué le plus rapidement vers le
nouveau capitalisme à dominante financière. Ainsi, c’est en France que le processus de
désintermédiation des financements, qui illustre le rôle fortement croissant des marchés financiers,
semble avoir été le plus marqué, comme l’illustre le tableau 4. Certains économistes considèrent que
le système financier français évolue vers un modèle de type « market based », après avoir été du type
« bank based » (Schaberg, 1999). De même, la France est le pays où le mouvement de pénétration
des investisseurs étrangers a été le plus sensible au cours de la période récente (cf le tableau 11).
La profondeur et la rapidité de ces mutations s’expliquent en grande partie par l’importance des
réformes, et notamment par l’ampleur du processus de privatisation entrepris par les pouvoirs publics
français. L’économie française semble se trouver, au début des années 2000, dans une position
intermédiaire entre les pays anglo-saxons et la plupart des autres pays européens. Ainsi, le poids de
la bourse mesuré par le taux de capitalisation boursière calculé par rapport au PIB s’élevait en 2000 à
110 % en France, à mi-chemin entre l’Allemagne (67 %) et le Royaume-Uni (170 %). De même, la
France se trouve dans une situation médiane en ce concerne le poids des actifs financiers gérés par
les investisseurs institutionnels, comme le montre le tableau 9. En ce qui concerne la structure de la
propriété, la France se caractérise par une concentration du capital et du contrôle moindre qu’en
Allemagne mais nettement supérieure à celle observée dans les pays anglo-saxons. Toutefois, les
écarts entre pays diffèrent sensiblement selon les études. Selon des sources citées par Boutillier
Commissariat général du plan, 2001), le principal détenteur de blocs de contrôle détient 54.5 % des
droits de vote en Allemagne, 48.3 % en France, et 20.8 % au Royaume-Uni (1998). D’après les
estimations données par Becht et Mayer (2000), citées p. , les écarts entre pays seraient plus
importants.
Cette situation particulière de l’économie française entre les pays anglo-saxons et les autres pays
européens peut donner lieu à plusieurs interprétations. On peut considérer, en premier lieu, que le
modèle français de capitalisme tend à s’aligner, avec une vitesse supérieure à celle de ses voisins,
sur le modèle anglo-saxon, considéré comme dominant. Une autre interprétation est que l’économie
française aurait emprunté certains aspects du modèle anglo-saxon tout en préservant certaines
caractéristiques structurelles et institutionnelles qui lui sont propres. Ce qui expliquerait l’absence de
convergence par alignement pur et simple sur le modèle de référence.
Que constate-t-on en effet ? Les milieux dirigeants économiques et politiques français semblent avoir
accepté, comme on l’a vu, la plupart des règles de la « gouvernance d’entreprise » caractérisant le
modèle de contrôle externe d’origine anglo-saxonne. Toutefois, la conception de l’entreprise reste
dominée en France par la notion d’ « intérêt social » qui n’a pas été remise en cause. Or cette notion
d’ « intérêt social » s’apparente clairement au modèle du type « stakeholder », dans la mesure où elle
considère l’entreprise comme une entité réunissant les différentes parties prenantes (actionnaires,
18
dirigeants et salariés, notamment). Il en est de même de la notion de « co-détermination » qui
demeure au cœur de la conception allemande de l’entreprise et des relations entre employeurs et
organisations syndicales.
Certaines institutions, qui étaient liées au régime fordiste, continuent également d’exister en France,
comme dans plusieurs pays d’Europe continentale. C’est en particulier le cas des régimes de retraite
par répartition qui sont un des piliers du système de protection sociale en Europe continentale. Tant
que le financement des retraites par le système concurrent de capitalisation ne se développera pas
d’une manière significative, les actifs des investisseurs institutionnels resteront moins développés en
France et chez certains de ses voisins que dans les pays anglo-saxons.
Parallèlement, de nouvelles formes institutionnelles apparaissent et s’inscrivent dans la logique du
nouveau capitalisme à dominante financière. C’est le cas de l’épargne salariale, instituée en France
en 2001 par la loi Fabius, et qui devrait contribuer à développer l’épargne retraite collective fondée la
capitalisation, étant donné ses avantages fiscaux particulièrement avantageux. Les organisations
syndicales ont avalisé cette innovation. Plusieurs d’entre elles (CFDT, CGT, CFTC et CGC) ont ainsi
décidé en janvier 2002 de s’unir pour contrôler l’usage des fonds d’épargne salariale, en créant un
système de labélisation et de sélection des produits financiers proposés par les gestionnaires de
fonds en fonction de critères éthiques, sociaux et environnementaux. L’épargne salariale et ses
prolongements s’inscriraient ainsi à la fois dans une logique actionnariale (shareholder) dans la
mesure où elle contribue au développement de l’actionnariat salarié, et dans une logique stakeholder.
en associant le capital et le travail au sein de l’entreprise et en amenant les entreprises et les
intermédiaires à prendre en compte des critères plus diversifiés que le seul rendement financier.
Une interprétation théorique : un processus de double convergence par « hybridation »
Les évolutions observées en France et dans les principaux pays industrialisés amènent à donner une
réponse nuancée à la question d’une éventuelle convergence des modèles de gouvernance
d’entreprise. D’un côté, il est difficile de nier l’existence d’un mouvement de convergence. Mais, d’un
autre côté, on ne constate pas un alignement pur et simple des systèmes de gouvernance
d’entreprise sur le modèle supposé dominant de type anglo-saxon. Ainsi, il y aurait plutôt un
processus de convergence par hybridation, c’est-à-dire par des emprunts aux deux modèles dits de
shareholder et de stakeholder (Plihon et Ponssard, 2002). D’une part, en effet, on a mis en évidence
le rééquilibrage du rapport de force entre dirigeants et actionnaires en faveur de ces derniers dans un
schéma dans lequel les actionnaires minoritaires forts exercent un contrôle important (emprunt au
modèle stakeholder) tout en restant externe à l’entreprise (emprunt au modèle shareholder). D’autre
part, on constate une pluralité croissante des objectifs de l’entreprise, les enjeux éthiques, sociaux et
environnementaux (notion de « responsabilité sociale de l’entreprise ») accompagnant de plus en plus
la maximisation de la valeur actionnariale. Cette pluralité d’objectifsest un emprunt au modèle de type
stakeholder ; mais le fait que la pression pour leur réalisation passe par des forces externes
(réglementaires, médiatiques) plutôt qu’internes (rapport de force opaque résultat de marchandages et
de compromis) s’apparente plutôt à une caractéristique du modèle shareholder.
Les résultats d’une enquête auprès des dirigeants d’entreprise menée en Allemagne, en France et au
Royaume-Uni quant aux principes de base qui doivent guider l’action de ces dirigeants sont
particulièrement révélateurs de la pluralité des objectifs et d’un processus de double convergence
entre les deux modèles polaires de gouvernance d’entreprise. Reproduites à l’identique à une dizaine
d’années d’écart, les réponses au questionnaire montrent une évolution de type shareholder en
Allemagne et en France, et une évolution inverse au Royaume-Uni, comme le montre le tableau 14.
Tableau 14 : Evolution comparative des principes de gouvernement d’entreprise (a)
Intérêts des actionnaires
France
Allemagne
Royaume-Uni
1992 (b)
22 %
17 %
71 %
2000
36 %
33 %
46 %
Intérêts de toutes
les parties prenantes
1992 (a)
2000
78 %
64 %
83 %
67 %
29 %
54 %
19
(a) Les questions posées étaient : selon quels principes est dirigée votre société ?
- la société doit privilégier les intérêts des actionnaires
- la société doit accorder une importance comparable aux intérêts de tous les stakeholder
(b) France : 1990
Sources : Yoshimori (1995) & Horvath et alii (2001)
3. Eléments de conclusion
Les mutations qui ont transformé l’économie française depuis une vingtaine d’années sont
considérables. La France est l’un des pays européens où l’ampleur et la vitesse des mutations ont été
les plus importantes. Les réformes menées par les gouvernements successifs, dans le contexte de la
construction européenne et du processus de globalisation financière, ont joué un rôle moteur dans
cette évolution. Le capitalisme fordiste des Trente glorieuses a cédé la place à un nouveau
capitalisme mondialisé à dominante financière. La montée en puissance de la finance de marché et
des investisseurs institutionnels, en particulier étrangers, occupent une place centrale dans les
évolutions observées.
Il ne semble pas que l’on puisse assimiler l’émergence du nouveau capitalisme en France à un
processus de convergence, par alignement pur et simple, vers le modèle anglo-saxon, supposé
dominant. Cette conclusion s’applique particulièrement à la question de l’évolution des modèles de
gouvernement d’entreprise. A côté des forces jouant dans le sens d’une convergence, il existe des
facteurs susceptibles de tempérer une telle évolution. Il s’agit essentiellement de l’environnement
institutionnel et légal des entreprises qui affecte directement leur fonctionnement et dont les principaux
éléments sont le droit des sociétés, la fiscalité, les procédures de négociations collectives et le
système de protection sociale. Les difficultés rencontrées par les pays européens pour harmoniser
leur cadre institutionnel et légal dans le cadre du marché unique montrent l’importance des spécificités
nationales en ce domaine. Le modèle de gouvernance vers lequel chaque pays convergera dépend
largement du point de départ : il est probable, à cet égard, que le processus d’hybridation évoqué
plus haut donne des résultats différents selon que le modèle initial est du type stakeholder ou
shareholder. Au total, la convergence de la gouvernance des entreprises vers certaines
caractéristiques communes ne signifie pas que le système de gouvernance dans son ensemble
basculera vers un modèle unique.
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