ASSEMBLÉE NATIONALE

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ASSEMBLÉE NATIONALE
L’EXTENSION DU PRINCIPE DE SÉPARATION DES POUVOIRS
Pierre de Montalivet
Professeur de droit public à l’Université Paris-Est Créteil (UPEC)
Adresse personnelle : 6 rue Saint-Vincent de Paul 75010 Paris – France
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+33 6 16 50 56 35
Soumission d’une contribution à l’atelier
n° 15 : Les mutations du principe de séparation des pouvoirs
(Les mutations et les transformations de la division des pouvoirs: l’organisation constitutionnelle)
Souvent décrié pour son dépassement dans les démocraties parlementaires
majoritaires, voire pour son caractère obsolète, le principe de séparation des pouvoirs trouve
paradoxalement une actualité et une pertinence certaines dans l’organisation des organisations
tant publiques que privées. Non seulement l’État lui-même, mais également d’autres
personnes morales appliquent en leur sein, de manière spontanée ou contrainte, un principe de
séparation des organes1.
Cette extension du principe de séparation des pouvoirs s’inscrit dans un contexte
d’application du concept de démocratie en dehors de la sphère politique. La notion, voire le
principe de démocratie est étendu à une multitude d’organisations, de sorte que, selon les
discours, la démocratie est locale2, associative3, économique4, sociale5 ou encore sanitaire.
Ce phénomène s’inscrit également dans le contexte d’application du concept de
gouvernance à toutes les organisations : gouvernance mondiale, européenne, nationale,
territoriale, gouvernance d’entreprise, des hôpitaux, des universités… L’emploi du concept,
qui suppose un processus de fragmentation du pouvoir, est généralisé.
Le principe de séparation des pouvoirs semble connaître un destin similaire – même si
de façon sensiblement plus limitée – en ce qu’il est appliqué par de multiples organismes
publics ou privés. Non seulement l’idée d’instituer des poids et contrepoids est mise en œuvre
dans ces organismes, mais encore la référence expresse est faite à un principe de séparation.
1
L’on sait qu’il faut distinguer les pouvoirs-fonctions et les pouvoirs-organes (v. notamment Olivier
BEAUD, « La multiplication des pouvoirs », Pouvoirs, n° 143, 2012, p. 47-49). L’on verra dans cette étude que
la séparation des fonctions entraîne fréquemment une séparation des organes.
2
V. par exemple Jean-Philippe FELDMAN, Emmanuel-Pie GUISELIN (dir.), Les mutations de la
démocratie locale. Élections et statut des élus, actes du colloque du 29 avril 2010 à la Faculté de droit, des
sciences économiques et de gestion de l’Université de Bretagne-Sud (Vannes), Paris, L’Harmattan, 2011.
3
Yves GUYON, « Les insuffisances de la démocratie à l’égard des membres de l’association. Les
insuffisances dans les conditions normales de fonctionnement de l’association », Revue des sociétés, 2001, p.
735 ; Philippe REIGNÉ, « Les clauses statutaires éliminant ou restreignant le jeu de la démocratie dans les
associations », Revue des sociétés, 1990, p. 377 ; Yves MAROT, « La loi du 1er juillet 1901 sur les associations :
un principe de liberté ou un principe de démocratie ? », Recueil Dalloz, 2001, p. 3106.
4
Jean AUROUX, Les droits des travailleurs, Rapport au Président de la République et au Premier
ministre, Paris, La Documentation française 1982, p. 10.
5
Yves GUYON, « La société anonyme, une démocratie parfaite ! », in Propos impertinents de droit des
affaires. Mélanges en l’honneur de Christian Gavalda, Paris, Dalloz, 2001, p. 133. Pour l’évocation d’une
« démocratie actionnariale », v. Annabel QUIN, « Transformations du capitalisme et renforcement des droits de
contrôle des actionnaires dans les sociétés cotées : l’approche du droit communautaire », Petites Affiches, n° 159,
9 août 2007, p. 3.
1
Le principe de séparation voit ainsi son application se généraliser en dehors de ses domaines
traditionnels. Il est de plus en plus fréquemment invoqué et appliqué dans différents domaines
du droit et de la société dans son ensemble, de sorte que le pouvoir se trouve de plus en plus
divisé.
D’un point de vue interne, les pouvoirs envisagés par Montesquieu sont eux-mêmes
soumis à une séparation approfondie : ainsi le pouvoir exécutif est marqué par exemple par la
séparation entre l’État régulateur et l’État opérateur. Le pouvoir juridictionnel comme
certaines autorités administratives indépendantes se voient également imposer la séparation en
leur sein des fonctions de poursuivre, d’instruire et de juger.
À cela s’ajoute, d’un point de vue externe, un phénomène de division accrue entre ces
pouvoirs traditionnels et les autres pouvoirs. C’est ainsi que, dans sa dimension horizontale, le
pouvoir politique est séparé des pouvoirs religieux, militaire ou économique. Ce dernier
pouvoir est lui-même de plus en plus divisé, comme le montrent les exemples récents de la
séparation entre les activités de conseil et d’audit ou entre les activités bancaires
d’investissement et de dépôt.
Il ne s’agira pas dans le cadre de cette étude de revenir sur l’interprétation de la pensée
de Montesquieu, dont on sait qu’il défend davantage une distribution des fonctions réparties
entre différents organes qu’une séparation des pouvoirs au sens strict de l’expression. Cette
expansion du principe de séparation des pouvoirs, que l’on montrera à partir principalement
de l’exemple français, illustre concrètement certaines des idées d’Hauriou, qui concevait le
principe de séparation de manière matérielle et globale. Pour le doyen de la Faculté de droit
de Toulouse, « le régime d’État est un régime de séparation, [...] il ne se maintient en
équilibre qu’en divisant autour de lui les forces, en les opposant deux à deux et les
compensant les unes par les autres »6. Rares sont les auteurs qui ont abordé cette question
dans le cadre actuel de nos institutions7 et, lorsqu’ils l’ont fait, ils n’ont évoqué que la
dimension publique de cette division accrue des pouvoirs. Il est pourtant intéressant et
instructif d’observer la dimension privée de ce phénomène.
Cette expansion du principe de séparation des pouvoirs constitue une illustration du
processus de fragmentation du pouvoir dont rend compte le concept de gouvernance. Elle
témoigne notamment de la transversalité croissante et de l’interdépendance des questions
touchant à la gouvernance publique comme privée. Alors que les théories du New public
management conduisent à se concentrer sur l’influence de la gestion privée sur la gestion
publique, le constat de la généralisation du principe de séparation des pouvoirs amène à
constater de manière originale l’influence des principes politiques sur la gouvernance des
entreprises.
Cette division généralisée des pouvoirs provoque néanmoins des effets ambivalents.
Elle tend certes à favoriser l’impartialité des organisations concernées et ainsi à préserver la
liberté du citoyen et, plus généralement, les intérêts des partenaires de ces organisations et des
destinataires de leurs décisions. Mais elle entraîne une complexification des institutions et des
6
Maurice HAURIOU, Principes de droit public, Paris, Sirey, 2e éd., 1916, p. 438 et s.
Christophe ALONSO, Recherche sur le principe de séparation en droit public français, Th., Toulouse
I, 2010 ; Olivier BEAUD, « La multiplication des pouvoirs », op. cit., p. 47 ; Marie-Anne COHENDET, Droit
constitutionnel, Paris, LGDJ, coll. « Cours », 2013, p. 209 et s., § 555 et s.
7
2
procédures ainsi qu’un ralentissement de la prise de décision. Au-delà, elle comporte le risque
d’une moindre efficacité et d’une diminution de la responsabilité du pouvoir. Elle conduit
ainsi à s’interroger sur les moyens de trouver une voie moyenne assurant l’équilibre entre,
d’une part, la limitation et, d’autre part, la cohérence et l’efficacité du pouvoir.
Ces considérations conduisent à constater les diverses manifestations de l’extension du
principe de séparation des pouvoirs puis à en étudier les enjeux. La division des pouvoirs est
généralisée. On peut se demander si elle n’est pas excessive.
I. Une division généralisée des pouvoirs
La séparation des pouvoirs revêt des formes variées : horizontale ou verticale8,
diachronique ou synchronique, fonctionnelle ou organique. Afin d’illustrer la généralisation
de la division du pouvoir, l’on constatera ici que le principe de séparation est invoqué et
appliqué tant dans la sphère publique que dans la sphère privée.
A. L’extension du principe de séparation des pouvoirs dans la sphère publique
L’on constate l’extension du principe aux domaines politique, administratif et
financier.
1. L’extension dans le domaine politique
Les manifestations de l’extension du principe de séparation des pouvoirs dans le
domaine politique sont diverses.
Ce sont d’abord les pouvoirs étatiques qui se trouvent divisés de manière accrue, par
une séparation interne à ces pouvoirs9. Le phénomène de division affecte ainsi les pouvoirs
traditionnels envisagés par Montesquieu. C’est à un approfondissement du principe de
séparation des pouvoirs que l’on assiste à l’heure actuelle.
Le principe de séparation s’applique ainsi au pouvoir législatif. Ainsi, la séparation de
la majorité et de l’opposition, qui constitue une forme nouvelle de la séparation des
pouvoirs10, constitue une séparation tant synchronique, par le respect des droits de
l’opposition (la majorité disposant de la faculté de statuer, l’opposition de la faculté
d’empêcher), que diachronique, par l’alternance. De même, le Parlement est séparé
organiquement entre deux chambres, le bicamérisme venant dans un grand nombre d’États,
unitaires, régionaux ou fédéraux, tempérer par l’institution d’une chambre haute les éventuels
8
Cette forme verticale de séparation peut également être qualifiée de géographique.
On n’évoquera pas ici la séparation entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant
dérivé. V. sur ce point Georges VEDEL, Manuel élémentaire de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1949, rééd.
Paris, Dalloz, 2002, p. 160. Selon l’auteur, « Dans une Constitution rigide, la théorie de la séparation des
pouvoirs devrait [...] faire place au pouvoir constituant dérivé ».
10
Sur cette question, v. notamment Maurice DUVERGER, Les partis politiques, Paris, Armand Colin,
1951. Pour une vision critique, v. Éric THIERS, « La majorité contrôlée par l’opposition : pierre philosophale de
la nouvelle répartition des pouvoirs ? », Pouvoirs, n° 143, 2012, p. 61.
9
3
emportements de la chambre basse. Par ailleurs, le pouvoir législatif a vu sa fonction se
diversifier et les facettes de celle-ci être distinguées : l’article 24 de la Constitution française
distingue ainsi les fonctions de législation, de contrôle et d’évaluation11. Cette distinction des
fonctions s’accompagne d’une distinction des organes que sont les commissions législatives,
les commissions d’enquête et les offices parlementaires chargés de l’évaluation des politiques
publiques. On pourrait ajouter que la limitation accrue du cumul des mandats constitue une
forme de séparation des pouvoirs12.
Le principe de séparation s’applique également au pouvoir juridictionnel13. L’on sait
que la séparation des fonctions gouvernante et juridictionnelle constitue une forme nouvelle
de la séparation des pouvoirs. Les fonctions judiciaires sont en outre séparées entre les
fonctions de poursuivre, d’instruire et de juger14, empêchant qu’un même magistrat puisse à la
fois enquêter et juger. Cela justifie la séparation entre le parquet et le siège. Par ailleurs,
même si cette distinction ne découle pas nécessairement du principe de séparation des
pouvoirs, le dualisme juridictionnel, consacré constitutionnellement15, constitue une forme de
séparation des organes juridictionnels.
Une autre séparation s’applique de manière interne à l’État, celle des pouvoirs civil et
militaire16. Cette séparation s’est traduite par la séparation d’abord entre le militaire et
l’électeur puis entre le militaire et le représentant17. Elle se manifeste notamment par la
subordination du pouvoir militaire au pouvoir civil, ce qui ressort des dispositions de la
Constitution selon lesquelles « Le Président de la République est le chef des armées » (art. 15)
ou qui prévoient que le Gouvernement « dispose de [...] la force armée » (art. 20)18.
11
Aux termes de l’article 24 de la Constitution, « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du
Gouvernement. Il évalue les politiques publiques ». À titre de comparaison, l’article 66 de la Constitution
espagnole prévoit que « Les Cortès générales exercent le pouvoir législatif de l’État, approuvent le budget,
contrôlent l’action du gouvernement et exercent les autres compétences que la Constitution leur attribue ».
12
V. en France, la loi organique du 14 février 2014 interdisant le cumul de fonctions exécutives locales
avec le mandat de député ou de sénateur et la loi du même jour interdisant le cumul de fonctions exécutives
locales avec le mandat de représentant au Parlement européen.
13
On classera ici pour la commodité de la démonstration le pouvoir juridictionnel parmi les pouvoirs
politiques, contrairement à ce qu’il en était chez Montesquieu selon certains auteurs. V. notamment Charles
EISENMANN, « « L’Esprit des lois » et la séparation des pouvoirs », in Mélanges Carré de Malberg, Paris,
Sirey, 1933, p. 165 ; Stéphane RIALS, « Charles Eisenmann, historien des idées politiques ou théoricien de
l’Etat ? », in Paul Amselek (dir.), La pensée de Charles Eisenmann, journées d’études, Strasbourg, 27-28
septembre 1985, Paris-Aix-en-Provence, Economica-PUAM, 1986, p. 111 et plus récemment Isabelle
BOUCOBZA, « Un concept erroné, celui de l’existence d’un pouvoir judiciaire », Pouvoirs, n° 143, 2012, p.73.
Contra, v. Georges VLACHOS, « Le pouvoir judiciaire dans « L’esprit des lois » », in Mélanges en l’honneur
du Professeur Michel Stassinopoulos, Paris, LGDJ, 1974, p. 363.
14
V. notamment les articles 31 et s. et 49 et s. du code de procédure pénale ; Bernard BOULOC,
Procédure pénale, Paris, Dalloz, coll. « Précis », 23e éd., 2012, § 44 et s.
15
V. notamment CC, n° 86-224 DC, 23 janvier 1987, Conseil de la concurrence, Rec., p. 8 ainsi que
l’article 61-1 de la Constitution.
16
HAURIOU, op. cit. p. 441 et s.
17
Patrick PAPAZIAN, La séparation des pouvoirs civil et militaire en droit comparé, Th., Paris II,
2012.
18
Olivier BEAUD, « La multiplication des pouvoirs », op. cit., p. 52.
4
Ce sont ensuite les pouvoirs étatiques et extra-étatiques qui sont divisés19, par une
séparation externe. Hauriou avait envisagé certaines de ces distinctions, dans sa théorie
matérielle de la séparation des pouvoirs20. Ces puissances extra-étatiques peuvent être appelés
pouvoirs et même contre-pouvoirs, même si elles ne se sont pas toujours historiquement
comportés comme tels. Elles forment des pouvoirs privés, par opposition aux pouvoirs
publics.
C’est ainsi que sont séparés les pouvoirs civil et religieux, à travers la loi du 9
décembre 1905 « concernant la séparation des Églises et de l’État »21. S’ajoute la séparation
entre l’État et la société civile22 et plus généralement entre le public et le privé23. De même,
sont séparés les pouvoirs politique et économique24, séparation qu’Hauriou fondait sur
l’absence de mélange entre propriété et souveraineté25. Le pouvoir économique englobe
d’ailleurs le pouvoir financier26.
2. L’extension dans le domaine administratif
Le pouvoir exécutif – et plus spécialement l’administration – est affecté par le principe
de séparation.
Cette séparation est tout d’abord horizontale. Elle vaut pour le gouvernement luimême, puisque, à l’intérieur de la fonction gouvernante, la Constitution française distingue la
direction et la conduite de la politique de la nation27, encore qu’ici la distinction des fonctions
ne s’accompagne pas de la distinction des organes.
Cette séparation vaut également entre le gouvernement et l’administration, les
fonctions gouvernementale et administrative pouvant être distinguées28. Le Président de la
19
V. notamment Marie-Anne COHENDET, Droit constitutionnel, op. cit., p. 209 et s., § 555 et s. V.
également Christophe ALONSO, Recherche sur le principe de séparation en droit public français, op. cit., p.
114.
20
HAURIOU, op. cit. p. 438 et s. et notamment p. 458 et s.
21
Sur ce thème, v. notamment Thierry RAMBAUD, Le principe de séparation des cultes et de l’État en
droit public comparé. Analyse comparative des régimes français et allemand, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque
constitutionnelle et de science politique », 2004.
22
HAURIOU parle de « la séparation de l’individu et de l’État » (op. cit., p. 491).
23
Michael WALZER évoque « the separation of public and private life » (« Liberalism and the Art of
Separation », Political Theory, vol. 12, n° 3, 1984, p. 317, www.jstor.org/stable/191512).
24
V. Olivier BEAUD, « La multiplication des pouvoirs », op. cit., p. 48 ; Marie-Anne COHENDET,
Droit constitutionnel, op. cit., p. 210, § 560. Aux pouvoirs économique et religieux, certains auteurs ajoutent le
pouvoir médiatique (Marie-Anne COHENDET, op. cit., p. 2010, § 559 ; sur cette question, v. notamment David
KESSLER, « Les médias sont-ils un pouvoir ? », Pouvoirs, n° 143, 2012, p. 105). Selon le doyen
CARBONNIER, « l’opinion la plus répandue reconnaît [...] le pouvoir médical [...], le pouvoir enseignant, le
pouvoir du savoir… » (Jean CARBONNIER, Sociologie juridique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2e éd., 2004,
p. 335.
25
HAURIOU, op. cit., p. 438-439.
26
Certains auteurs distinguent le pouvoir financier du pouvoir économique (Olivier BEAUD, op. cit., p.
54).
27
Aux termes de l’article 20 de la Constitution, « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de
la Nation ».
28
HAURIOU, op. cit., p. 715-716 ; Olivier BEAUD, « La multiplication des pouvoirs », op. cit., p. 50
et s. ; Pierre SERRAND, « Administrer et gouverner. Histoire d’une distinction », Jus Politicum, n° 4, 2010,
www.juspoliticum.com/Administrer-et-gouverner-Histoire.html.
5
République et le Gouvernement exercent une fonction gouvernementale, au sens de la
détermination des grands choix politiques, mais également une fonction administrative,
entendue comme la mise en œuvre de ces choix29.
Elle vaut enfin à l’intérieur de l’administration. À la séparation des autorités
administratives et judiciaires30, consacrée comme un principe législatif, et à celle de la
juridiction administrative et de l’administration active31, s’ajoute une séparation entre le
Gouvernement et les autorités indépendantes32, voire entre l’État et les agences33. C’est la
séparation entre le politique et l’opérationnel qui justifie le modèle des agences34.
L’élaboration des politiques est à la charge du politique, la mise en œuvre des politiques est à
la charge des agences : on retrouve ici la séparation entre le politique et l’administratif.
Les autorités de régulation ont surtout trouvé dans le principe de séparation entre
régulateur et opérateur la justification de leur intervention dans un contexte de libéralisation
économique des secteurs auparavant réservés à des monopoles. La directive du Parlement
européen et du Conseil du 7 mars 2002 relative à un cadre réglementaire commun pour les
réseaux et services de communications électroniques fait référence au « principe de la
séparation des fonctions de réglementation et d’exploitation » et prévoit que « les États
membres qui conservent la propriété ou le contrôle d’entreprises qui assurent la fourniture de
réseaux et/ou de services [...] veillent à la séparation structurelle effective de la fonction de
réglementation d’une part, et des activités inhérentes à la propriété ou à la direction de ces
entreprises d’autre part »35.
Dans le même domaine intervient la séparation entre la gestion et l’exploitation des
infrastructures, qui entraîne une séparation des organes. C’est ainsi que le code de l’énergie
consacre un « principe de la séparation entre les activités de gestion des réseaux publics de
distribution et les activités de production ou de fourniture » en disposant que « La gestion
d’un réseau de distribution d’électricité ou de gaz naturel [...] est assurée par des personnes
morales distinctes de celles qui exercent des activités de production ou de fourniture
d’électricité ou de gaz » 36. En vertu de ce principe, ont été séparés, d’une part, EDF et GDF
Suez et, d’autre part, Électricité Réseau Distribution France (ERDF) et Gaz Réseau
Distribution France (GRDF), dont ils sont les filiales. On peut également citer, dans le
domaine ferroviaire, la séparation entre la SNCF et Réseau ferré de France (RFF).
À l’intérieur même des autorités administratives indépendantes, s’impose une autre
séparation, inspirée de la fonction juridictionnelle, celle entre les fonctions d’instruction et
29
Pierre DELVOLVÉ, Droit public de l’économie, Paris, Dalloz, coll. « Précis », 1998, p. 240, § 190.
Pierre DELVOLVE, « Paradoxe du (ou paradoxes sur le) principe de séparation des autorités
administrative et judiciaire », in Mélanges René Chapus. Droit administratif, Paris, Montchrestien, 1992, p. 135.
31
Jacques CHEVALLIER, L’élaboration historique du principe de séparation de la juridiction
administrative et de l’administration active, Paris, LGDJ, 1970.
32
V. notamment Sandrine BAUME, « De l’usage des pouvoirs neutres », Pouvoirs, n° 143, 2012, p. 24.
L’exemple des autorités administratives indépendantes montre que, si la division des fonctions entraîne une
division des organes, l’inverse n’est pas toujours vrai.
33
Ces agences ont, du moins pour un certain nombre d’entre elles, le statut d’établissements publics.
34
Daniel MOCKLE, La gouvernance, le droit et l’État. La question du droit dans la gouvernance
publique, Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 217 et s., notamment p. 232 et s. L’auteur montre le lien entre la
gouvernance et cette séparation.
35
V. le § 11 de l’exposé des motifs et l’article 3.
36
Article L. 111-57.
30
6
celles de jugement. Selon le Conseil constitutionnel, le principe d’impartialité implique « la
séparation [...] entre, d’une part, les fonctions de poursuite et d’instruction des éventuels
manquements et, d’autre part, les fonctions de jugement des mêmes manquements » 37.
En ce qui concerne les agences intervenant en matière de sécurité sanitaire, a de même
été consacrée, en France et en droit international, l’idée d’une séparation des fonctions
d’évaluation et de gestion du risque 38.
Cette séparation est ensuite verticale, qu’elle soit ascendante ou descendante. Au-delà
du cas des entités supra-étatiques et notamment de l’Union européenne39, qui revêtent une
dimension politique, cette séparation se retrouve entre les autorités centrales et déconcentrées,
comme entre l’État et les autorités décentralisées territorialement que sont les collectivités
territoriales40. La séparation est bien évidemment encore plus marquée au sein des États
fédéraux ou régionaux, comme l’Espagne ou l’Italie. En outre, au sein des collectivités infraétatiques, se retrouve une forme de séparation des pouvoirs41.
3. L’extension dans le domaine financier
Le domaine financier n’échappe pas à l’application du principe de séparation, en ce
que s’applique ici le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables42. Cette
séparation des organes découle d’une distinction des fonctions, celle de décider des dépenses
et celle de manier les deniers. La méconnaissance de ce principe est sanctionnée par la Cour
des comptes, qui déclare l’ordonnateur concerné comptable de fait et lui applique la
responsabilité du comptable.
On retrouve l’exigence d’une séparation comptable dans le droit de la concurrence au
sein des entreprises qui fournissent des réseaux et qui jouissent de droits spéciaux ou exclusifs
pour la fourniture de services, dans le but d’éviter une éventuelle discrimination dans l’accès
au réseau de l’opérateur historique dominant43.
37
CC, n° 2013-331 QPC, 5 juillet 2013, Société Numéricâble SAS et autre, cons. 12.
V. notamment la loi du 1er juillet 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de
la sécurité sanitaire des produits destinés à l’homme. On pourrait enfin citer la règle de séparation des fonctions
d’entrepreneur et de maître d’œuvre en matière de contrats conclus par les personnes publiques exerçant la
maîtrise d’ouvrage (v. l’art. 7 de la loi du 12 juillet 1985 sur la maîtrise d’ouvrage publique ainsi que Laurent
RICHER, « Constitution, contrats et commande publique », Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 37,
2012, p. 47).
39
Marie-Anne COHENDET, Droit constitutionnel, op. cit., p. 206 et s., § 546 et s. ; Olivier BEAUD,
op. cit., p. 56.
40
Marie-Anne COHENDET, op. cit., p. 202 et s., § 522 et s.
41
Sur la question des collectivités territoriales françaises, dans lesquelles les organes exécutif et
délibérant sont distingués, v. Frédéric SAUVAGEOT, « Pouvoir exécutif et pouvoir délibérant dans les
collectivités territoriales françaises », Annuaire des collectivités locales, t. 21, 2001, p. 25 ainsi que Moea
VONSY, « La séparation des pouvoirs dans les collectivités territoriales », contribution au Congrès de
l’Association
française
de
droit
constitutionnel,
Paris,
2008,
www.droitconstitutionnel.org/congresParis/comC4/VonsyTXT.pdf.
42
Il est aujourd’hui consacré par l’article 9 du décret du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire
et comptable publique, qui dispose que « Les fonctions d’ordonnateur et de comptable public sont
incompatibles ».
43
V. l’article 13 de la directive du Parlement européen et du Conseil du 7 mars 2002. Certains acteurs
distinguent, dans ce domaine de la concurrence, différents types de séparation : comptable (séparation des
38
7
Le principe de séparation des pouvoirs s’étend ainsi dans la sphère publique. Il se
déploie également dans la sphère privée.
B. L’extension du principe de séparation des pouvoirs dans la sphère privée
Dépassant sa sphère naturelle d’application, le principe de séparation trouve à
s’appliquer, de manière originale, dans deux domaines en particulier : celui des affaires et la
matière civile.
1. L’extension dans le domaine des affaires
Le pouvoir économique est lui-même soumis à séparation.
Le cas de la gouvernance d’entreprise montre que la séparation est interne aux
entreprises. Comme l’observe la doctrine, dans la société anonyme, « la règle fondamentale
est celle de la hiérarchie des organes et de la séparation des pouvoirs »44. Cette règle a conduit
à séparer l’assemblée générale et les conseils de direction, « la base, représentée par les
actionnaires, et le sommet incarné par les dirigeants sociaux »45. Dans certaines sociétés, le
principe de séparation a même été appliqué au point de séparer, au sein de ce sommet, les
fonctions de direction et de contrôle, à travers la distinction du directoire et du conseil de
surveillance46 ou celle du directeur général et du président du conseil d’administration.
La logique de division du pouvoir a conduit également à créer et séparer différents
comités spécialisés, qu’il s’agisse de comités d’audit, de stratégie, de rémunérations ou encore
de nomination47. L’institution de ces comités n’est pas sans faire penser à celle des autorités
administratives indépendantes par rapport au Gouvernement, si ce n’est qu’ils ne disposent
pas d’un véritable pouvoir décisionnel. Elle exprime la recherche d’organismes spécialisés,
experts et garants d’une certaine impartialité. La même démarche de gouvernance est à
l’œuvre.
activités dans les comptes réglementaires de l’opérateur), fonctionnelle (création d’un département séparé),
structurelle ou juridique (filialisation du département concerné), voire séparation de propriété (revente de la
filiale créée à un actionnariat différent) (v. la lettre n° 55 de l’ARCEP, 2007,
www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/lettre55.pdf).
44
Alexis CONSTANTIN, « Gouvernance d’entreprise et participation des actionnaires », in Pierre de
MONTALIVET (dir.), Gouvernance et participation, actes du colloque du 28 novembre 2008 à la Faculté de
droit, des sciences économiques et de gestion de l’Université de Bretagne-Sud (Vannes), Bruxelles, Bruylant,
2011, p. 68. L’auteur poursuit : « certains organes sont en effet en rapport hiérarchique en ce sens que la
désignation de l’un est faite par l’autre, lequel paraît alors lui être supérieur (par exemple désignation des
administrateurs par l’assemblée générale). En outre, chaque organe dispose légalement de pouvoirs propres, et
aucun organe ne doit empiéter sur les prérogatives attribuées à un autre organe. Ces règles ont été notamment
posées par les lois de 1940 et 1943, et furent consacrées par un célèbre arrêt « Motte » rendu par la Cour de
cassation le 4 juin 1946 » (ibid., p. 68-69).
45
Alexis CONSTANTIN, op. cit., p. 78-79. Entre ces deux acteurs, figureraient des « corps
intermédiaires », tels que les associations de défense des actionnaires et des investisseurs (ibid., p. 78).
46
Alexis CONSTANTIN, op. cit., p. 72.
47
Depuis l’ordonnance du 8 décembre 2008 transposant la directive 2006/43/CE du 17 mai 2006,
l’article L. 823-19 du code de commerce impose l’institution d’un comité d’audit dans les sociétés cotées.
8
Certaines réformes législatives récentes montrent que la séparation est également
externe. Elle joue non plus au sein des organes intervenant dans la gouvernance de
l’entreprise mais conduit l’entreprise elle-même à se scinder en deux entités distinctes. Deux
exemples peuvent ici être cités.
Le premier concerne la séparation entre les activités de conseil et d’audit, qui a
conduit les grandes entreprises faisant office de commissaire aux comptes à se séparer de
leurs services de conseil, notamment juridique. Le principe de cette séparation a été adoptée à
la suite du scandale de l’entreprise Enron, qui avait vu le cabinet d’audit Arthur Andersen être
reconnu coupable d’avoir manipulé et dissimulé des données stratégiques pour cette dernière.
Démantelé en 2002, ce cabinet avait été considéré comme étant en situation de conflit
d’intérêts, facturant à Enron à la fois des prestations d’audit et de conseil. À l’instar de la loi
américaine Sarbanes-Oxley, l’article L. 822-11 du code de commerce « interdit au
commissaire aux comptes de fournir à la personne ou à l’entité qui l’a chargé de certifier ses
comptes [...] tout conseil ou toute autre prestation de services n’entrant pas dans les diligences
directement liées à la mission de commissaire aux comptes ».
Le second concerne la séparation entre, d’une part, les banques d’investissement ou
d’affaires et, d’autre part, les banques de dépôt ou de détail, conséquence d’une distinction
entre les activités bancaires d’investissement et de dépôt. C’est le Glass-Steagall Act de 1933
qui est venu séparer aux États-Unis ces deux métiers, appliquant le principe de séparation des
pouvoirs dans le domaine économique. Le principe abrogé en 1999, la question est redevenue
d’actualité en raison de la crise des subprimes48. En France, la loi du 26 juillet 2013 de
séparation et de régulation des activités bancaires impose la filialisation des activités de
marché sans lien avec le service aux clients49.
2. L’extension en matière civile
Dans ce domaine, le cas de la copropriété montre que le principe de séparation trouve
également à s’appliquer. La distinction entre le syndic, l’assemblée générale et le conseil
syndical répond à une logique de distinction des fonctions, réparties entre plusieurs organes.
Le syndicat des copropriétaires, à travers l’assemblée générale, adopte les décisions, le syndic
les exécute et le conseil syndical contrôle et assiste ce dernier. Selon la loi en effet, « Les
décisions du syndicat sont prises en assemblée générale des copropriétaires ; leur exécution
est confiée à un syndic placé éventuellement sous le contrôle d’un conseil syndical »50.
La question se pose également pour les associations. Certains auteurs observent
qu’afin d’éviter les risques de fraudes lorsque sont prises des décisions engageant le
patrimoine associatif, « Une séparation statutaire des pouvoirs d’administration et financier
tend ainsi à s’imposer »51.
48
Nicolas FIRZLI, « Orthodoxie financière et régulation bancaire : les leçons du Glass-Steagall Act »,
Analyse financière, n° 34, 2010, p. 49. Au moment où cette séparation était abandonnée aux États-Unis, elle a été
adoptée en Chine (ibid., p. 52).
49
V. les articles L. 511-47 et L. 511-48 du code monétaire et financier.
50
Article 17 de la loi du 10 juillet 1965 fixant le statut de la copropriété des immeubles bâtis.
51
Benoît LE BARS, « Les remèdes partiels aux insuffisances de la démocratie dans les associations.
L'exemple de quelques associations à statuts spéciaux », Revue des sociétés, 2001, p. 741.
9
On le constate, le pouvoir a tendance à être volontairement divisé, tant au sein des
pouvoirs publics, qu’entre ceux-ci et les pouvoirs privés et au sein de ces derniers. Si cette
séparation a des mérites incontestables, l’on peut néanmoins s’interroger sur la pertinence de
son étendue.
II. Une division excessive des pouvoirs ?
L’extension du principe de séparation des pouvoirs en dehors de ses domaines
traditionnels répond à la préoccupation d’assurer un régime protégeant les intérêts des acteurs
en présence. Elle n’est pas cependant sans soulever certaines difficultés, qui conduisent à
s’interroger sur la conciliation optimale à réaliser entre les impératifs de limitation et
d’efficacité du pouvoir.
A. L’intérêt de l’extension du principe de séparation des pouvoirs
L’intérêt de l’extension du principe de séparation des pouvoirs est non seulement
scientifique ou pédagogique, mais il est encore et surtout pratique.
1. L’intérêt scientifique
L’extension du principe de séparation constitue une illustration particulièrement
significative de la gouvernance, autrement dit du phénomène de fragmentation du pouvoir52.
Elle montre que le pouvoir est de plus en plus divisé. Les modes de répartition du pouvoir
dans les sociétés occidentales semblent converger vers un modèle polycentrique
d’organisation53.
L’extension du principe de séparation illustre également la transversalité des questions
touchant à la gouvernance, publique et privée. Elle montre l’interdépendance entre ces deux
modes de répartition du pouvoir. En l’espèce, elle illustre un phénomène suffisamment rare
pour être souligné : l’influence de la gouvernance publique sur la gouvernance privée. Alors
que le mouvement d’influence du secteur privé sur le secteur public semble dominant, on peut
discerner dans cette extension du principe de séparation ce que la doctrine commercialiste
appelle elle-même, à propos de la gouvernance des sociétés anonymes, une « transposition des
règles du pouvoir politique au sein des sociétés commerciales »54. Ce mouvement vient ainsi
contrebalancer l’influence de la gouvernance privée sur la gouvernance publique. Là réside
l’un des paradoxes du principe de séparation, en ce que son extension vient atténuer la
séparation, ou du moins la distinction, entre le public et le privé.
52
Philippe MOREAU DEFARGES, La gouvernance, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 3e éd., 2008.
Jacques CHEVALLIER, « La gouvernance, un nouveau paradigme étatique ? », RFAP, n° 105-106,
2003, p. 216.
54
Alexis CONSTANTIN, op. cit., p. 69. On note en la matière l’influence des théories du gouvernement
d’entreprise.
53
10
2. L’intérêt pratique
L’extension du principe de séparation des pouvoirs vise à protéger les intérêts tant des
organisations elles-mêmes que des autres parties prenantes.
L’intérêt des organisations elles-mêmes est tout d’abord recherché. La séparation des
pouvoirs appliquée à l’ensemble des organisations évoquées ci-dessus favorise l’impartialité
de leurs membres. C’est ainsi par exemple que la séparation entre les fonctions de poursuite et
de jugement permet à l’autorité qui juge de ne pas avoir de préjugés sur le cas qui lui est
soumis. La distinction entre le Gouvernement et les autorités administratives indépendantes a
eu également pour but d’assurer l’impartialité de l’administration, dans des domaines jugés
sensibles, qu’il s’agisse de la protection des droits fondamentaux ou de la régulation
économique. Les exemples du cumul des mandats, de la séparation des Églises et de l’État,
des ordonnateurs et des comptables, des activités de conseil et d’audit ou des banques
d’affaires et de dépôt montrent que la séparation permet de prévenir les conflits d’intérêts, en
évitant notamment aux personnes concernées d’être à la fois juge et partie55.
À cette nécessité morale ou démocratique s’ajoute une nécessité pratique, tenant à
l’efficacité des organisations concernées56. La distinction des fonctions et des organes permet
une spécialisation des tâches. Elle favorise la réunion de compétences et de qualités
personnelles spécifiques propres à assurer une gestion par des experts spécialistes de leur
domaine57. Le « principe de séparation » semble s’expliquer ici par une préoccupation de
bonne gouvernance, celle-ci impliquant un principe d’efficacité58.
L’intérêt des autres parties prenantes est ensuite et surtout favorisé. L’on sait que pour
Montesquieu comme pour les pères fondateurs américains59, la séparation des pouvoirs avait
pour but la préservation de la liberté politique du citoyen, en favorisant un gouvernement
modéré. L’« art de la séparation » est au cœur de la pensée libérale60. Comme chez l’auteur de
L’esprit des lois, la généralisation du principe de séparation vise à éviter la concentration du
pouvoir entre les mêmes mains.
Impliqué par un principe de bonne administration, ce « principe de séparation »
favorise la protection des droits des citoyens dans le domaine politique et favorise la
concurrence en matière économique. C’est finalement l’intérêt de la personne, physique ou
morale, qui est protégé, qu’il s’agisse de la minorité, du citoyen, de l’administré, de l’usager
du service public, de l’actionnaire, de l’opérateur économique, du consommateur ou encore
55
Cela vaut également en matière économique, comme le montre l’exemple de l’article L. 511-47 du
code monétaire et financier, qui sépare les activités des banques « Afin de garantir la stabilité financière, leur
solvabilité à l’égard des déposants, leur absence de conflits d’intérêt avec leurs clients et leur capacité à assurer
le financement de l’économie ».
56
Pour une évocation de la séparation des pouvoirs comme garantie de l’efficacité du pouvoir politique
aux États-Unis, v. Steven G. CALABRESI, Joan L. LARSEN, « One person, one office: separation of powers or
separation of personnel ? », Cornell Law Review, vol. 79, p. 1102, www.lawschool.cornell.edu/research/cornelllaw-review/upload/Calabresi-Larsen.pdf.
57
Cela vaut par exemple pour la séparation des fonctions de poursuite, d’instruction et de jugement.
58
Commission européenne, Gouvernance européenne, un livre blanc, 2001, COM(2001) 428 final,
p. 12.
59
“The accumulation of all powers, legislative, executive, and judiciary, in the same hands […] may
justly be pronounced the very definition of tyranny” (The Federalist, n° 47 (James Madison)).
60
Michael WALZER, « Liberalism and the Art of Separation », op. cit., p. 315.
11
du client. La minorité est protégée à travers la séparation entre majorité et opposition, comme
le citoyen en général par la séparation des pouvoirs civil et militaire. De même, l’actionnaire
voit ses intérêts préservés par la séparation entre l’assemblée générale et les conseils de
direction, comme il en va de l’opérateur économique à travers la séparation du régulateur et
de l’opérateur. Le principe entend dans ces domaines réagir contre certains abus commis dans
l’exercice du pouvoir. Son extension n’est cependant pas sans risques.
B. Les risques de l’extension du principe de séparation des pouvoirs
Devant la complexification institutionnelle qu’induit l’extension du principe de
séparation des pouvoirs, il peut être nécessaire de fixer des limites à cette extension.
1. La complexification institutionnelle
L’extension du principe de séparation des pouvoirs n’est pas sans produire certains
inconvénients, parmi lesquels la complexification des institutions et des procédures. C’est ce
que montrent l’exemple des conflits de compétences entre l’État et les collectivités infraétatiques61 ou celui de la régulation. La fragmentation continue du pouvoir favorise également
l’inflation et la complexité normatives, en multipliant les autorités créatrices de droit62.
Cette complexification entraîne nécessairement un ralentissement de la prise de
décision. Elle signifie également une moindre cohérence du pouvoir, ce qui n’est pas sans
risque quant à son efficacité globale63. La multiplication des « sous-pouvoirs » et/ou des
contre-pouvoirs internes risque de rendre plus difficile la réalisation des buts d’intérêt
général poursuivis par les pouvoirs publics comme de l’adaptabilité des entreprises au
contexte mouvant de la vie des affaires dans la globalisation. Elle peut rendre plus difficile la
résolution des conflits.
Enfin, un pouvoir morcelé, voire désincarné64, peut rendre plus délicate la
détermination des responsabilités des différents acteurs et entraîner ainsi une moindre
responsabilité du pouvoir. En définitive, c’est la question de la légitimité, notamment
démocratique, du pouvoir qui est posée.
2. Les garanties nécessaires
61
V. Javier GARCIA ROCA, Los conflictos de competencia entre el Estado y las Comunidades
Autónomas, Madrid, Centro de Estudios Políticos y Constitucionales, coll. « Cuadernos y debates », n° 42, 1993.
62
V. Robert A. KAGAN, « Fragmented Political Structures and Fragmented Law », Jus Politicum, n° 4,
2010, www.juspoliticum.com/Fragmented-Political-Structures.html.
63
Certes, un auteur comme Christophe ALONSO a pu mettre en évidence, par-delà la diversité de ses
déclinaisons, « l’homogénéité et la cohérence interne du principe de séparation » (op. cit., p. 307). Mais
l’homogénéité des applications du principe de séparation n’empêche pas que le morcellement du pouvoir nuise
par définition à sa cohérence.
64
Sur le cas européen, v. Christophe RÉVEILLARD, « Gouvernance européenne », in Jean-Paul
BLED, Edmond JOUVE, Christophe RÉVEILLARD (dir.), Dictionnaire historique et juridique de l’Europe,
Paris, PUF, coll. « Major », 2013, p. 173.
12
Montesquieu souhaitait en définitive un gouvernement modéré. Dans cette même idée,
il convient de veiller à ce que la séparation des pouvoirs n’aboutisse pas à un gouvernement
bloqué, impuissant, à ce que la séparation ne débouche pas sur une opposition. Il ne semble
pas d’ailleurs que l’extension du principe de séparation des pouvoirs se soit traduite par sa
dénaturation, puisque la séparation, comme chez Montesquieu, favorise la collaboration des
pouvoirs, ceux-ci étant forcés d’aller « de concert ». Cette séparation ne se traduit pas par
l’indépendance et la spécialisation absolues des pouvoirs. Selon un auteur, « Rupture mais
non isolement, la séparation forme un équilibre mouvant de relations émergentes », dévoilant
alors sa nature ambivalente65. Il semble en effet nécessaire dans chaque situation de favoriser
les échanges, la collaboration, la coopération des pouvoirs66. À l’instar du « dialogue des
juges », en la matière doit toujours s’instaurer le « dialogue des pouvoirs ».
Dans certains cas, lorsque le pouvoir est séparé entre deux organes, la question peut se
poser de la nécessité d’un troisième organe chargé de résoudre les conflits entre les deux
premiers. Si ceux-ci sont sur un pied d’égalité, il importe de désigner un tiers – le juge ou le
peuple par exemple – ou de l’instituer. S’ils ne sont pas sur un pied d’égalité, cela n’est plus
nécessaire, le supérieur imposant sa volonté au second, celui-ci pouvant saisir le juge. C’est la
question du pouvoir neutre qui est ici posée67.
Au-delà, reste la question de savoir s’il convient d’aller toujours plus loin dans ce
mouvement de division des pouvoirs. Il importe probablement de savoir fixer des limites à la
séparation, sous peine d’atomiser le pouvoir. L’ingénierie institutionnelle consiste à concilier
la liberté et l’autorité, en donnant au pouvoir les moyens de ses ambitions, comme la
rationalisation du parlementarisme a pu le faire pour le Gouvernement vis-à-vis du Parlement.
La gouvernance, à l’œuvre dans le processus de fragmentation du pouvoir, est contrebalancée
par la « bonne gouvernance », dont l’un des principes est la cohérence, qui vise justement à
remédier aux effets pervers de cette fragmentation68.
Va justement à l’encontre de cette tendance à la séparation celle tendant à la
mutualisation. Celle-ci est poussée par des soucis d’économie, en matière publique, dans le
cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP) puis de la modernisation de
l’action publique (MAP). En matière privée, elle est favorisée dans le contexte des
conséquences de la crise économique et financière des années 2008 et suivantes, ce qu’illustre
la réforme des réseaux des chambres de commerce et d’industrie opérée en 201069. La
mutualisation semble être un autre nom de la recentralisation ou reconcentration. Cette
logique de rationalisation des pouvoirs est également à l’œuvre au sein des autorités
administratives indépendantes, dont plusieurs d’entre elles ont été fusionnées, aux fins de
65
Christophe ALONSO, op. cit., p. 33. Selon l’auteur, « Le principe de séparation est substantiellement
dual. À une logique de rupture, il oppose une logique relationnelle de continuité » (ibid, p. 588).
66
V. par exemple en matière sanitaire, le document de réflexion préparé par l’Allemagne pour le Forum
Mondial FAO/OMS des Responsables de la Sécurité Sanitaire des Aliments de 2002, intitulé « Pour une
communication et une interaction efficaces entre les responsables de l’évaluation des risques et les responsables
de
la
gestion
des
risques
en
matière
de
sécurité
sanitaire
des
aliments »,
www.fao.org/docrep/meeting/004/y1941f.htm.
67
Sandrine BAUME, « De l’usage des pouvoirs neutres », op. cit., p. 17.
68
Commission européenne, Gouvernance européenne, un livre blanc, 2001, op. cit., p. 12.
69
V. la loi du 23 juillet 2010 relative aux réseaux consulaires, au commerce, à l’artisanat et aux
services, qui prévoit une mutualisation à l’échelon régional des missions des chambres de commerce et
d’industrie, dans le but d’accroître leur efficacité.
13
lisibilité et d’efficacité70. Dans un certain nombre de cas, il apparaît alors opportun de rendre
plus cohérent le pouvoir pour le rendre plus efficace. . À la séparation succède la
« réparation » des pouvoirs.
En définitive, il apparaît que le principe de séparation des pouvoirs voit son
application s’étendre dans notre système institutionnel, tant dans le domaine public que privé.
D’un principe politique, constitutionnel, la séparation est devenue un principe institutionnel et
même organisationnel. La séparation des pouvoirs publics est aussi devenue celle des
pouvoirs privés. Si elle contribue à préserver l’impartialité du pouvoir et l’intérêt de l’individu
dans ses relations avec ce dernier, elle conduit à se demander si ce processus de séparation ne
s’est pas parfois réalisé au détriment de l’efficacité du pouvoir. Au-delà de ce principe, c’est
la question de la fragmentation du pouvoir, que véhicule le concept de gouvernance, qui est
ici posée. Elle amène à s’interroger sur les moyens de garantir tant la modération du pouvoir
que son aptitude à atteindre les objectifs qu’il se fixe. C’est alors l’efficience du pouvoir qui
est en jeu.
70
Sont par exemple le fruit de telles fusions l’Autorité des marchés financiers, l’Autorité de contrôle
prudentiel et de résolution ou encore le Défenseur des droits.
14