relation entre permanence et évolution dans l`écriture caricaturale
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RELATION ENTRE PERMANENCE ET ÉVOLUTION DANS L'ÉCRITURE CARICATURALE DES GUIGNOLS DE L’INFO En France, depuis la création au tout début du XIXe siècle par Laurent Mourguet (1769-1844) du canut Lyonnais Guignol, une évolution des scénarios du théâtre de marionnettes sans fils s'est effectuée lentement. En Europe, nous sommes en outre passés presque directement des émissions télévisées anglo-saxonnes loufoques proposées par Jim Henson (1936-1990) avec le Muppets Show, diffusé en 1977, puis Fraggle Rock, au Bebête Show, satire française phare des années 80 s'inspirant largement des personnages de la première. Puis à l'initiative de la chaîne cryptée Canal +, c’est The Spitting Image qui fait son apparition en Angleterre. Il sera en France le précurseur de Les Arènes de l'Info devenu ensuite l'émission culte Les Guignols de l'Info dont nous pouvons voir quotidiennement les facéties1. Les « guignols » de l’information ce sont des personnes très médiatisées dont l’émission montre l’agitation. Elles sont les cibles “guignolisées” par des homologues de latex (marionnettes portées), à la fois dans leur apparence physique, leur gestuelle, leur discours, et leur comportement, suivant le principe de grossissement sans concession de la caricature. Mais comment se construit celle-ci ? Si l’émission poursuit un long et peu variable discours moqueur accompagnant l’histoire des marionnettes, nous allons néanmoins voir que deux phénomènes corrélatifs préfigurent une transformation du mode narratif en créant un lien particulier entre réalité et invention pure. Le premier est relatif à la permanence en diachronie des caricatures. Le second concerne à l'inverse des irrégularités narratives. Nous montrerons par ailleurs que les secondes participent à l'évolution parodique de l'émission lorsqu’elles ne sont pas ponctuelles. Nous terminerons par ce qui fait l'originalité de ce mode d'expression évolutif et satirique. 1. FONCTIONNEMENT CARICATURAL PERMANENT DE L'ÉMISSION Notre intérêt portera ici d’abord brièvement sur la relation entre les personnes publiques et leur caricature, ensuite sur leur intégration dans des séries de sketches, et enfin sur la régularité d’apparition de certaines formules. 1 Á la télévision belge on trouve aussi la marionnette à gaine Malvira, vieille femme laide à la voix éraillée, irrévérencieuse et subversive, animée par le lyonnais Patrick Chaboud. 135 ÉCRITURES ÉVOLUTIVES 1.1. Des personnes aux personnages : le trait de la caricature Ce sont à la fois des personnalités surmédiatisées et des groupes de personnes emblématisées que cible la caricature des Guignols. Divers acteurs réels de l’espace public, représentants d’individus mais aussi de statuts sociaux particuliers, sont aussi mis en scène dans les sketches. Ils sont soumis à des situations loufoques, grotesques ou critiques, dans le cadre du fonctionnement d’un journal télévisé (On trouve ainsi des reportages en extérieur, des interviews en studio, des encadrés). Quatre grandes catégories de cibles humaines sont de ce fait repérables : – Les politiques dont nous allons voir l'exemple de Jacques Chirac – Les vedettes du spectacle ou du sport – Les professionnels des médias ou d’autres professions – Les téléspectateurs. Pour ce dernier type de cible, il est question de la caricature de l’ensemble ou d’une partie des téléspectateurs – avec notamment des personnages typiques représentant selon les cas une classe sociale ou une partie de la population française. Par exemples, Mme Meunier désignant les électrices, ou les personnages de Farid, le jeune français de couleur, et Mohammed, celui d'origine maghrébine, caricaturant les jeunes des cités, préfigurant déjà une certaine permanence caricaturale. 1.2. La permanence par les séries Bien qu’elle s’accompagne de nuances narratives, la permanence par les séries joue par ailleurs un rôle majeur dans la stabilité caricaturale des personnages. Elle renvoie à des savoirs narratifs et caricaturaux propres à l’émission. Elles fondent un développement cyclique ou linéaire de la caricature mobilisant une « mémoire discursive » (Moirand, 2004) “spécialisée” des téléspectateurs1. La série contribue plus précisément à donner à l’ensemble des sketches l’aspect d’un feuilleton dont les rebondissements humoristiques dépendent néanmoins des informations quotidiennes des médias. On peut distinguer trois types de séries : courtes, moyennes et longues. Les séries courtes et moyennes sont l’usage de récurrences caricaturales qui déterminent les mêmes schémas narratifs présentés soit au sein d'une même émission, soit entre émissions. Dans les séries longues un sketch fait souvent une brève référence à une partie d'une saynète ancienne, touchant ainsi à une textualité plus diffuse car étendue dans le temps et ponctuelle dans la reprise. Mais elles s’appuient de même sur des savoirs antérieurs pour créer de la variation. À noter que la permanence se produit dans un espace de temps assez restreint pour que le téléspectateur habituel de l’émission puisse se rappeler les sketches antérieurs. Un écart temporel important des sketches pourrait en effet lui faire perdre le fil de la série et un excès de duplicata lui donnerait l’impression d’un manque d’originalité. Ces deux facteurs expliquent que les séries de sketches sur la même cible ou sur le même thème s’étendent rarement sur plus de deux semaines. Celles-ci sont constituées soit sur la semaine soit elles sont relatives à une période d’une à deux semaines parallèlement à des évènements médiatiques ponctuels ou cycliques 1 Sur la construction d’un fonds socio-discursif dans l’émission, voir Maurice A., 2008. 136 RELATION ENTRE PERMANENCE ET ÉVOLUTION DANS L'ÉCRITURE CARICATURALE… comme les semaines d’élections à impact national. Les échéances électorales introduisent ainsi à une régularité de traitement de l’information. Voici un bon exemple de série courte où la relation entre deux sketches au sein d’une même émission fait intervenir subitement Colombo à deux reprises. Il interroge ainsi Bernadette Chirac sur les causes de la catastrophe sanitaire durant la canicule de 2003 et la non annulation de ses vacances au Canada. Le second sketch a une valeur de complément argumentatif car il ne fait qu’enfoncer le clou par l’intermédiaire de déductions par l’absurde élaborées par le célèbre inspecteur de la série policière américaine des années soixante-dix1. La série longue, dépendante d’un statut social réel, reste quant à elle valable tant que la cible est médiatisée. L’omniprésence médiatique d’une vedette de la télévision ou d’un homme politique est une occasion pour les auteurs de le faire revenir quotidiennement dans l’émission soit parce que le même discours journalistique perdure, soit parce qu’ils lui ont trouvé une autonomie caricaturale qui se nourrit d’elle-même2. Les discours révolutionnaires d’A. Laguiller par exemple font partie d’une série très longue où elle trouve toujours une occasion de manifester, très souvent, sa défense des ouvriers néanmoins de manière décalée par rapport aux discours usuels de la personne réelle. On trouve ainsi une de ses dénonciations dans la période des vacances pour défendre les droits des surfeurs et des surfeuses de Malibu. Sketch sans titre, saison 1994-1995 (Best of 7 : “Pas de polémique !”). 1.3. Régularités par la formule Une certaine régularité expressive des personnages est parfois nécessaire pour établir un lien narratif entre deux sketches. En effet, la caricature de certains personnages est construite par l’intermédiaire de formulations ou d’expressions typiquement guignolesques de l’émission et fonctionnant similairement à des « mentions échoïques »3. Il arrive que les deux sketches en relation n’ont ni le même thème ni les mêmes personnages et que c’est l’expression typique des Guignols qui fait le lien entre les deux. Par exemple, le(s) façon(s) particulière(s) de s’exprimer de Sylvestre notamment sa manière de saluer ou ses mauvaises prononciations avec par exemple l’emploi du terme “Megève”, désignant la station française de sports d’hiver, à la place de la ville suisse Genève. Le défaut de prononciation est particulièrement important dans le contexte de la capture douteuse de Saddam Hussein par les Américains, car il laisse entendre d’emblée le non respect des Conventions de Genève sur les droits des prisonniers de guerre qui y ont été signées et notamment de l’interdiction de l’usage de gaz toxiques évoquée par PPD (Patrick poivre D’Arvor)4. Le cas le plus représentatif de la récurrence d’une expression d’un personnage sur un très long laps de temps est l’exclamation “le Monsieur te demande”. Si l’évocation par PPD du réel scandale d’Executive Life, impliquant à 1 Sketches tirés du Best of 19 intitulé “Un Jean-Pierre ça peut tout faire”, saison 2003-2004. Voir juste après. 3 Voir Sperber et Wilson, 1978. 4 Sketch “Bas les masques”, saison 2003-2004 (Best of 19 : “Un Jean-Pierre ça peut tout faire”). 2 137 ÉCRITURES ÉVOLUTIVES nouveau le Crédit Lyonnais et l’entrepreneur français F. Pinault, provoque la surdité officielle de J. Chirac et des à-peu-près fictifs, c’est l’intervention finale de Valery Giscard d’Estaing (VGE : “En fait, le monsieur te demande si c'est bientôt fini les âneries avec le Crédit Lyonnais ?”) qui fonctionne comme retour de bâton/revanche. En effet, quinze années plus tôt J. Chirac tentait dans divers sketches de faire passer ce concurrent des années 90 pour un homme âgé en lui parlant fort dans les oreilles1. On y constate la nécessité d’une fidélité du téléspectateur pour reconnaître la reprise. 2. LES IRRÉGULARITÉS NARRATIVES ET PARODIQUES Nous présenterons ici brièvement les diverses irrégularités narratives repérables dans les Guignols. La situation spécifique habituellement liée à la personne ou au groupe réel s’accompagne d’un changement ponctuel du statut social de la cible pour s'en moquer ou la dévaloriser ; avec la création d’une situation délicate, absurde, paradoxale, etc. Cette fois c’est le nouveau rôle attribué contextuellement au personnage qui bouleverse sa caricature en l’insérant dans un contexte parodique. Nous limiterons principalement cette section à l’analyse de deux personnages représentatifs : J. Chirac et Sylvestre, car ils ont une dynamique propre et sont porteurs de nombreuses irrégularités parodiques indispensables à l’émission. 2.1. Les irrégularités propres à Jacques Chirac Ce qui est mis en exergue à travers les multiples homologues de J. Chirac dans sa corrélation avec la personne réelle est la complexité de sa personnalité. Cela se traduit généralement par un décalage entre son dire (celui passé de la marionnette ou celui véritable de l’homme politique) et son faire, voire son vouloir-faire. Ces irrégularités sont assujetties à des mises en scène parodiques non intégrées à des séries. Plusieurs bouleversements narratifs sont possibles dont le plus fréquent est ponctuel et bouleverse la caricature usuelle. Soit en plaçant le personnage dans une situation inédite ou originale : C’est le cas lorsque, après que PPD a annoncé le respect de la présomption d’innocence, apparaît une marionnette de dos les mains menottées, puis il s’avère après un mouvement rotatif qu’il s’agit de J. Chirac. Cette mise en scène, dont la légèreté est due à la parodie de l'émission courte de Canal+ présentant des playmates, met en exergue que le respect de cette loi profite directement au Président de la République de l’époque. Mise en rapport avec ce que dit PPD “La photo officielle ça reste donc ça”, elle rappelle en même temps les chefs d’accusation dont il est incriminé en tant que chef de l’État2. Soit en attribuant au personnage une mentalité, un costume, un parler spécifique, voire un accent inhabituel pour insister généralement sur un point précis : Par exemple, après l’annonce par PPD de l’existence de faux agriculteurs dans les rangs des manifestants contre Maastricht en 1992, apparaissent dans l’encadré VGE et J. Chirac vêtus comme des agriculteurs. Le premier prend un 1 2 Sketch “Putain quinze ans”, saison 2002-2003 (Best of 17 : “Pardon aux familles… Tout ça !”). Sketch du 23 mars, saison 1998-1999. 1999 (Best of 13 : “On m’aurait menti ? ! !”). 138 RELATION ENTRE PERMANENCE ET ÉVOLUTION DANS L'ÉCRITURE CARICATURALE… accent régional particulier alors que le second fait un accent africain. L’inadéquation permet de révéler la tentative des deux hommes politiques de manipuler à leur avantage les manifestations paysannes contre Maastricht1. 2.2. Les irrégularités caricaturales de sylvestre Personnage atypique, car ne correspondant à aucune personnalité publique existante, en dehors de l’aspect physique de l’acteur américain Sylvester Stallone dans son rôle au cinéma dans Rocky et surtout Rambo, M. Sylvestre, depuis la création de sa marionnette, est resté longtemps la représentation archétypale des militaires américains. On peut constater par la suite des nuances caricaturales riches et subtiles de Sylvestre. À sa création, en tant que militaire et exécutant, il est plutôt idiot, vulgaire et incompétent, même s’il est en même temps barbare ou sanguinaire. Il peut être par ailleurs raciste, homophobe et intolérant. Transformé en dirigeant et actionnaire principal de la World Company, entreprise capitaliste par excellence, il est devenu cynique et autoritaire. Bien souvent au dessus des lois, il est tantôt pollueur ou destructeur, tantôt profiteur et esclavagiste. Étant parfois directeur de la CIA., il devient manipulateur, calculateur, voire menaçant. Indépendamment de l’état d’esprit qui le caractérise, ses propos restent néanmoins réalistes, ce qui en fait une marionnette possédant une « complexité psychologique ou sémiologique » (Collovald et Neveu, 1996) et sortant des caricatures classiques. Ici la parodie permet la créativité caricaturale. Ainsi, à partir de la caricature physique de Sylvester Stallone, les valeurs synecdochiques de Sylvestre varient fréquemment selon les besoins informatifs. 3. L’ÉVOLUTION CARICATURALE DES PERSONNAGES Si les thématiques exprimées par les dires et les actes des personnages dépendent de leur modèle réel, c’est aussi à partir de la spécificité de chaque marionnette qu’apparaissent corrélativement des modifications caricaturales. Examinons maintenant les moyens utilisés par les auteurs pour faire évoluer les personnages et leur donner ainsi une plus forte présence scénique. 3.1. Jacques Chirac : un personnage aux multiples défauts Le personnage de J. Chirac, caricature d'une personne réelle qui a gravi les plus hautes sphères de l'État, possède en réalité une double identité narrative. La première poursuit ce qui a transparu de la personne réelle caricaturée, la seconde, qui intègre les discours et actions quotidiennes, fait évoluer la caricaturale. C’est pour cette raison que J. Chirac cumule de multiples défauts parfois contradictoires. D’une manière générale, il est menteur, manipulateur, opportuniste, vantard, agressif. Son manque de patience est dû à une grande nervosité surtout en tant que maire de Paris puis son impatience se transforme en ennui lorsqu’il attend impatiemment les élections présidentielles de 1995. Il est par ailleurs fainéant, alcoolique, gourmand autant d’extrapolations de ses préférences réelles pour une 1 Sketch “Tout à fait Thierry”, 1992 (Best of 2). 139 ÉCRITURES ÉVOLUTIVES certaine bière, les rillettes et la tête de veau mais aussi de son métier d’homme politique. Elles sont assimilées par les auteurs aux comportements du français moyen auquel J. Chirac est souvent comparé. Mais c’est à partir de son nouveau statut social une fois élu à la présidence la République en 1995 que les auteurs multiplient les valeurs caricaturales. Ce sont les sketches mettant en scène J. Chirac déguisé en Supermenteur (cf. le super héros Superman), comme évocation synecdochique de sa langue de bois et de ses promesses non tenues. Supermenteur défend par exemple J. Chirac en surenchérissant sur l’aide qu’il va apporter aux médecins. L’intervention du super héros est une manière détournée de le qualifier de démagogue1. Certains changements ponctuels montrent l’inutilité de ses actions. Après que PPD a précisé qu’il revient d’Afrique et qu’il a des solutions pour relancer la croissance, on voit ainsi J. Chirac vêtu d’une peau de léopard proposer des babioles selon des techniques typiques des vendeurs ambulants africains. La vente sommaire permet de dénoncer indirectement les voyages présidentiels répétés en Françafrique et le peu de crédibilité de la politique de relance économique2 interne de la France. Des changements de comportements soudains dénoncent le danger de ses décisions politiques. La nuance verbale de PPD “Nan. Pas le Jacques Chirac Candidat… le Jacques Chirac président” — qui fait le distinguo entre les promesses de J. Chirac alors qu’il était candidat à l’élection présidentielle de 1995 et de futures actions politiques peu écologiques en tant que président de la République avec la dangerosité de la reprise des essais nucléaires —, est ensuite doublement matérialisée lorsque sa marionnette remplace le logo du pommier — accompagné du scriptural inventé “Mangez des pommes” — par celui d’un champignon atomique — avec le slogan fictif “Bouffez des bombes” —, et surtout lorsqu’il conclut le sketch par une expression pseudo menaçante “Huit essais nucléaires dans l’Océan Pacifique. Pile poil ! J’vais vous en faire bouffer moi des bombes !”3. On constate ici nettement que se sont les actions répétées de la personne réelle qui préfigurent les nouveaux traits caricaturaux du personnage. 3.2. Sylvestre : un personnage intrinsèquement évolutif C’est à partir d’un changement statutaire, l’embauche à la World Company puis d’une évolution de carrière en tant que cadre, que les facettes de Sylvestre se sont démultipliées et que le nombre des marionnettes possédant des traits similaires s’est accru. Seuls la couleur de cheveux, d’yeux et de peau ainsi que divers accessoires tels que des lunettes, constituent des différences mais rarement significatives, ce qui n’est pas le cas de sa tenue vestimentaire. Selon le statut qui lui est attribué en contexte, on le retrouve sous divers aspects du pouvoir qu’il soit politique, économique ou religieux. Á la différence de la marionnette de J. Chirac cette valeur du multiple n’est pas due à un véritable statut social mais à de l’invention. 1 2 3 Sketch “What’s up doc ?”, saison 2001-2002, (Best of 16 : “Une ispice du counasse d’année”). Sketch “Image du jour”, 1995-1996. (Best of 9 “Du cul, du cul, du cul”). Sketch “Image du Jour, 1995 (Best of 8 : “J’ai niqué couille molle !”). 140 RELATION ENTRE PERMANENCE ET ÉVOLUTION DANS L'ÉCRITURE CARICATURALE… Une évolution caricaturale de Sylvestre peut se repérer au travers : – d’un changement inhabituel des comportements du personnage (attitudes ou actes particuliers). Par exemple, lorsque Sylvestre devient cynique, donc plus intelligent, il passe en effet du statut de militaire à celui de cadre d’une multinationale1. – d’une reprise (à partir de sketches antérieurs) d’éléments inusités de caricature qui sont à nouveau attribués à un personnage : Sylvestre retrouve alors son statut de soldat américain. Par exemple, dans le contexte où il s’oppose à Bernard-Henri Lévy (BHL) à propos de la manière de gérer le conflit en Bosnie-Herzégovine, on retrouve l'ancienne caricature qui permet de démontrer que la volonté de BHL et de M. Rocard de faire armer les Bosniaques amplifierait les horreurs subies par les civils. On constate que le personnage Sylvestre est en train de se démultiplier2. Ainsi, les divers statuts sociaux du personnage favorisent la multiplication des cibles majoritairement dépendantes des travers des États-Unis. C’est ainsi qu’en tant que conseiller politique, il représente la Maison Blanche, c’est-à-dire le pouvoir étatique dominant qu’il partage de manière assez peu équitable avec G. W. Bush, dit “W”3. Comme directeur de la CIA Sylvestre représente l’incompétence du contreespionnage américain. Par exemple, dans une saynète il fait des déductions absurdes à propos de Ben Laden qu’il caractérise d’homosexuel. La démonstration de Sylvestre prouve l’incapacité douteuse de la CIA à retrouver le terroriste4. En tant que militaire américain se dégagent deux avatars de Sylvestre. Lorsqu’il est un militaire peu gradé, il représente dans les premières années des Guignols des actes militaires dangereux — le sous-titre le caractérise alors de « Sauveur du monde » — et plus particulièrement des dommages collatéraux ou des bavures militaires durant la guerre du Koweït. Elles sont évoquées dans des saynètes où Sylvestre rate sa démonstration5. De même, lorsqu’il est simple soldat ce sont des actes barbares ou dangereux qui sont dénoncés. Plus tard, en tant que commandant, Sylvestre devient moqueur et même cynique. Lorsqu’il est gardien américain du camp de Guantanamo, il devient même tortionnaire. Cela permet de dénoncer le non respect des droits de l’homme et les horreurs commises par les États-Unis durant la guerre d’Irak et plus spécifiquement les tortures effectuées sur les prisonniers français6. S’il est religieux, le sketch dénonce alors des aspects pervers des religions ou des croyances elles-mêmes7. En tant que cadre supérieur de la World Company, Sylvestre caractérise tous les travers et abus du grand capitalisme8. 1 Sketch sans titre, 1993 (Best of 4 : “Si c’est ça je m’en vais !”). Sketch “Guernica”, 1994, (Best of 6 : “La combine à Nanard”). 3 En effet, caricaturé comme l’idiot du village et manipulé par Sylvestre (qu’il fasse partie de l’état-major, de la CIA ou qu’il soit son conseiller), l’ancien président des États-Unis est doublement une marionnette. 4 Sketch “Arrêt sur image”, saison 2001-2002 (Best of 16 : “Une ispice du counasse d’année”). 5 Divers sketches de 1991 (Best of 1). 6 Sketch “Morceaux choisis”, saison 2001-2002, (Best of 16 : “Une ispice du counasse d’année”). 7 Cf. sketch “Rions encore avec le pape”, saison 1998-1999 (Best of 13 : “On m’aurait menti ? ! !”). 8 Cf. sketch “Partage du chômage”, saison 1993-1994 (Best of 5 : “Putain deux ans”). 2 141 ÉCRITURES ÉVOLUTIVES En tant que diplomate américain Sylvestre, quoique cynique, témoigne de la peur des États-Unis envers certains pays. Par exemple, Sylvestre ne réagit pas aux insultes que le dictateur Nord-coréen Kim Yong Il profère à son encontre puis obéit à son ordre de quitter le plateau en prétextant qu’“il faut qu’il y aille”1. Enfin, en tant qu’homme de science Sylvestre représente deux aspects distincts mais pas forcément indépendants l’un de l’autre : la médecine scientifique d’une part, les multinationales pharmaceutiques américaines d’autre part. De manière complémentaire, comme médecin du sport, dans le contexte du dopage des cyclistes, c’est l’illégalité de la recherche scientifique qui est visée, parce qu’il exprime un avis favorable au dopage, mais aussi les perspectives financières typiques du capitalisme sauvage. Les sketches dénoncent au final les chercheurs américains du secteur privé considérés comme des personnes sans aucune conscience2. 3.3. Bilan : une autonomisation des caricatures Un phénomène observé dans l’émission est celui du passage de la personne caricaturée à une forme d’indépendante discursive de la marionnette qui opère une théâtralisation du réel à partir de l’évolution caricaturale. Chaque sketch doit alors rester relativement indépendant de ceux qui sont antérieurs pour créer l’autonomie narrative fondatrice de rôles contextuels nouveaux. Conséquemment, l’ancrage médiatique efface la frontière entre fiction et réel et la mise en scène satirique accentue cette confusion. Si les diverses évolutions que nous avons pu constater avec J. Chirac créent une certaine indépendance narrative, elle reste cantonnée dans des séries de sketches où il possède un rôle contextuel bien spécifique : le menteur, l’incompétent, etc. L’indépendance discursive est plus nette avec le personnage de Sylvestre. En effet, l’évolution de sa caricature atteint un tel point que les sketches donnent le jour à des dizaines d’avatars. Ces caricatures-là n’ont définitivement plus rien à voir avec Sylvester Stallone et même avec le Sylvestre des débuts. Néanmoins, l’autonomie d’action de Sylvestre fonctionne parce que les caricatures sont notamment liées au mode de fonctionnement politique et social des États-Unis et au-delà d’une vision qui précisément vise à dominer le monde. La marionnette de Sylvestre se démultiplie en une idéologie multi-facettes autant pour incarner le capitalisme à l’américaine (impérialisme guerrier, inhumain et irrespectueux des droits internationaux) que la barbarie sous toutes ses formes. Sylvestre est donc le moyen pour les auteurs de mettre à nu tout comportement extrême en l’incarnant dans un seul personnage démultiplié. La mobilité et la diversité des avatars de Sylvestre étendent ainsi les possibilités de charge ironique en prenant pour cible l’Amérique, comme parangon du capitalisme sauvage, et de tout extrémisme. CONCLUSION C’est ce qui apparaît nouveau ou différent par rapport à des sketches antérieurs mettant en scène les mêmes personnages, confirmant ou infirmant narrativement les connaissances permanentes sur les marionnettes, qui élabore une 1 Cf. sketch “Real politik”, saison 2002-2003 (Best of 17 : “Pardon aux familles… Tout ça !”). Cf. sketch “Coubertin = ringard”, saison 1998-1999 (Best of 13 : “On m’aurait menti ? ! !”). 2 142 RELATION ENTRE PERMANENCE ET ÉVOLUTION DANS L'ÉCRITURE CARICATURALE… forme de décrochage narratif et participe à la construction des caricatures. Les téléspectateurs y décèlent soit une évolution des valeurs caricaturales du personnage soit un changement ponctuel flagrant montrant la cible sous un autre jour parodique peu avantageux. La relation entre les sketches surtout dans des séries prend toute son importance pour saisir ce que le sketch vise véritablement. Elle fonde un discours linéaire cohérent via une construction caricaturale sous-jacente des personnages dont les principaux et les plus présents dans l’actualité évoluent indubitablement. Les auteurs alternent de la sorte représentativité et éloignement caricatural, expliquant en partie la difficulté pour les téléspectateurs de déterminer ce qui émane de la cible et ce qui constitue une invention proprement guignolesque. Ce qui ne fait en réalité qu’ajouter à la confusion entre réalité et fiction sans pourtant être une révolution est une sorte d’autonomie narrativo-parodique des marionnettes comme peuvent l'être les personnages de série télévisée. Ainsi, les Guignols qui s’agitent ce sont non seulement les personnes réelles médiatisées mais aussi ces marionnettes qui acquièrent cette autonomie fictionnelle et théâtrale. Plus fondamentalement, l’innovation et la véritable transgression concerne un autre aspect incontournable des Guignols de l’Info : le discours ironique qui profite de cette autonomie acquise par certains personnages pour stratégiquement donner l’aspect d’indépendance à la critique ou à la moquerie. AYMERIC Maurice Université de Franche-Comté [email protected] Bibliographie BONHOMME, M., Pragmatique des figures de discours, Honoré Champion Ed., Paris, Coll. « Bibliothèque de grammaire et de linguistique », n° 20, 2005. CHARAUDEAU, P., « Des catégories de l’humour ? » in : Questions de communication, 10, Humour et médias. Définition, genres et cultures, Presses universitaires de Nancy, 2006, p. 19-41. COLLOVALD, A., NEVEU E., « Les "Guignols" ou la caricature en abîme » in : Mots, 48, Caricatures politiques, Coll. « Les langages du politique », Presses de Sciences politiques, Paris, p. 87-112,1996. COULOMB-GULLY, M., « Petite généalogie de la satire politique télévisuelle. 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