Dialogues avec Rothko - La Comedie de Clermont Ferrand

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Dialogues avec Rothko - La Comedie de Clermont Ferrand
22 MAI 2013 PAR DANSERCANALHISTORIQUE
Dialogues avec Rothko
Éloge du noir (sur rouge) : Carolyn Carlson et Romeo Castellucci
abordent la radicalité de l’enfant terrible de la peinture du XXe siècle.
« Je vois un homme qui rêve derrière ses lunettes cerclées de noir/blottis dans les recoins
enflammés de lumière/dans le grondement des orages… » Dans son recueil poétique « Dialogue
avec Rothko », Carolyn Carlson laisse libre cours à sa passion pour le peintre américain, réputé
aussi profond et spirituel que ténébreux. En prose, elle n’en renie rien: « J’ai toujours été frappée
par sa simplicité, sa profondeur émotionnelle et l’intensité de ses couleurs. Je me sens très proche
de lui dans l’esprit, dans sa façon de penser la poésie, la mythologie et la joie. » Aussi, elle lui
consacre sa toute dernière pièce, « Dialogue with Rothko ». Ce solo, créé en mars 2013, tout juste
avant le soixante-dixième anniversaire de Carlson, prend appui sur son livre éponyme. Et l’œuvre
procède comme, à son époque, Kazuo Ohno dans « Admiring La Argentina ». Pas d’illustration,
mais un condensé d’émotions se glissant dans un corps dansant. « Je ne veux en rien imiter
Rothko. J’écris en hommage à lui, dans une écriture calligraphique. Je veux aller à l’essentiel à
travers le dépouillement. » Sans vouloir lui arracher tous ses secrets. « Il est difficile de mettre les
mots sur ce qu’on voit. Rothko est une expérience mystique. »
Mark Rothko, un peintre sombre? Seulement au premier abord, et tout au plus vers la fin de sa vie,
quand les déficiences corporelles et mentales l’amenèrent vers des abîmes de plus en plus profonds.
Mais il est vrai qu’on le connaît surtout pour ses expériences les plus radicales, ses insondables
champs de couleurs, généralement « Sans titre », suivis d’une sobre description comme ce « Black,
red over black on red », à contempler au Centre Pompidou.
« Ri en ne vaut un bon tabl eau qui ne parle de rien » (Mark Rothko)
Sur notre petite planète, les oeuvres de Mark Rothko sont avant tout exposées dans les collections
permanentes des musées et mécènes américains. Normal, Rothko était Américain. Enfin, à partir
de 1938. En 1913, à l’âge de dix ans, Marcus Rothkowitz, Juif de nationalité russe, quitte son
Dvinsk natal, aujourd’hui Daugavpils en Lettonie, pour rejoindre son père qui vit déjà aux EtatsUnis. En 2013, on fête donc le centenaire de son arrivée dans le pays qui lui a permis de devenir
un artiste, et les cent-dix ans de sa naissance. Dans l’Ohio, le Columbus Museum of Art consacre
une exposition à sa création entre 1940 et 1950 : « The Decisive Decade », à voir jusqu’à fin Mai.
L’exposition vient ensuite au Colorado où elle s’appelle « Mark Rothko in the 1940’s », à voir au
Denver Art Museum de juin à fin septembre.
A Houston, la grande métropole du Texas, une petite chapelle a été affectée à son oeuvre. Rothko
la conçut comme une installation, pour donner un écrin spirituel à une série de tableaux
représentant le chemin de croix du Christ. Carlson apprécie ce dialogue entre des couches épaisses
de rouge et de noir: « Il y fait presque complètement noir. Il y a des gens qui ne supportent pas ça
mais moi, j’ai toujours aimé le noir. Ses noirs sont des fenêtres sur l’éternité et peuvent ouvrir les
gens à quelque chose. Dans l’ésotérisme le noir représente l’eau parce le noir inclut toutes les
couleurs.»
« A quoi ramèn e un chef-d’œuvre si non à son créateur… » (Carolyn Carlso n)
La France n’aime-t-elle pas le noir? C’est possible. Mais est-ce une raison de bouder l’un des
peintres les plus influents du XXe siècle? Seuls le Centre Pompidou et la Collection Lambert
(Avignon) en ont
acquis, mais on trouve pratiquement autant de ses tableaux à Téhéran qu’en France. On s’en
étonne d’autant plus que
l’Allemagne, la Suisse ou l’Angleterre lui ont ouvert leurs bras et leurs institutions. Et ce qui est
vrai pour la France, l’est aussi pour l’Italie. Peinture partout, Rothko nulle part. Et pourtant,
Romeo Castellucci donne également un rôle important à l’inventeur du Colorfield Painting dans sa
dernière pièce, ne serait-ce que dans le titre: « The Four Seasons Restaurant ». Derrière ce nom se
cache le restaurant newyorkais dont Rothko allait décorer les salons en 1958, avec
plusieurs séries de tableaux. Castellucci rappelle les faits: « Rothko a d’abord peint une quarantaine
de tableaux abstraits et très sombres pour, comme il disait, « couper l’appétit à chacun qui viendra
manger dans cette salle », avant de se refuser totalement à ce jeu qui consiste à utiliser ses oeuvres
de façon décoratrice. L’une des trois séries créées est aujourd’hui exposée dans une salle spéciale de
la Tate Modern à Londres. » Dégoûté, Rothko remboursa l’argent reçu de Philip Johnson,
architecte et grand collectionneur d’art new yorkais. Il s’agissait pourtant de la première grande
commande reçue!
« Le poète est ani m é par un dés ir de disparition » (Romeo Castellucci)
Dans « The Four Seasons Restaurant » de Castellucci, les trous noirs de l’univers, l’artiste se
retirant du monde et ses états de folie à l’origine de sa retraite constituent la colonne vertébrale.
En 1970, le refus de Rothko par rapport au monde devient irréversible. Il se suicide le 25 février,
le jour même où ses tableaux retirés du Four Seasons arrivent à la Tate Modern de Londres. En
écoutant Romeo Castellucci, on peut en venir à conclure que c’est l’absence même des tableaux de
Rothko en France et en Italie qui attire les chorégraphes: « Rothko concevait ses tableaux comme
une sorte d’appel. Il y a une tache de couleur archi-puissante qui correspond à un manque. Ce
manque est un espace spirituel pour le spectateur qui se trouve seul. Regarder devient un acte de
conscience, alors que dans la vie quotidienne, nous sommes toujours les victimes des quantités
immenses de paroles et d’images. Regarder une oeuvre peut donc représenter un acte de réflexion
profonde. Face à un poème ou un tableau, on n’est pas dans la » communication » mais dans la
contemplation qui amène la révélation. » Si chez Castellucci, Rothko apparaît dans le titre, mais
pas sur scène, cela correspond à une logique implacable, faite de paradoxes: « Le poète est animé
par un désir de disparition! Mais il l’exprime à travers une oeuvre. Il faut dire et donc exister pour
exprimer son désir de disparition. C’est le paradoxe extraordinaire de l’art. Quand Rothko peint le
néant, ce néant est forcément quelque chose. Il faut dire le non-dire. La poétique naît dans le
manque. Comme dans un non finito, qui est un appel au contemplateur d’achever l’oeuvre. »
« Seul vaut le sujet qui est tragique et intemporel » (Mark Rothko)
Le rapport à Rothko qu’entretient Castellucci est aussi abstrait que les constellations de champs de
couleurs dans les tableaux créés à partir des années 1950. L’approche de Carlson se situe à
l’opposé. Dans sa robe noire, elle incarne autant le peintre que son tableau, ou plus précisément, le
rapport entre les deux. Une bande de tissu beige prolonge sa robe et représente la toile vierge avec
ce qu’elle possède d’attirant de d’effrayant. Le corps de Carlson, toujours aussi mince et
longiligne, est le pinceau. Ses bras deviennent l’énergie du désespoir, mais aussi celle de l’amour de
la nature et de l’art. L’amatrice visitant une galerie rentre dans la peinture et son esprit, sa
grandeur et son impossibilité finale : « Tremblement pour la main qui peint / Pour la main qui se
tend / La Main Qui Est ». Car la tragédie personnelle de Rothko veut qu’il fût finalement empêché
de peindre par la maladie: « Dans les rêves que je décris, il est toujours
dans le doute. »
« L’émotion est dans la stupéfaction de la couleur » (Mark Rothko/Carolyn Carlson)
La poésie de Carlson, lue en voix off par Juha Marsalo et la chorégraphe elle-même, sa
calligraphie et sa gestuelle, très habitée, entrent en symbiose, sous le regard musical du
compositeur Jean-Paul Dessy, directeur de l’Ensemble Musiques Nouvelles de Mons (Belgique),
désignée capitale européenne de la culture en 2015. Entre détermination et solitude, l’énergie de
Rothko prend forme (humaine). Et celle-ci n’était pas que ténébreuse. Le gant orange de Carlson
en témoigne, autant que de nombreux tableaux du peintre aux couleurs vives, voir chaudes,
subtilement évoquées par Dessy au violoncelle qui envoie moult clin d’oeil à ses propres
compositions électroniques. Personne ne sera étonné d’apprendre que Carlson s’identifie à la
recherche de Rothko d’une spiritualité du XXe siècle, en dialogue avec la mythologie et la tragédie
grecques. « Rothko disait que toute la base de son travail est dans la mythologie et que la vie est
faite de tragédie et de souffrance plus que de joie. Depuis ses premiers tableaux, encore plutôt
figuratifs, ses visions contiennent la tragédie. Nous avons besoin de trouver le tragique dans une
oeuvre d’art pour accéder à la lumière. »
Entre Carlson et Rothko, c’est une histoire plus ancienne qu’on ne le soupçonne: « Il a toujours
été une source d’inspiration pour moi. Déjà avant d’écrire mon livre, j’ai écrit des poèmes sur
Rothko. Dans « Man in a room » un solo de vingt minutes que j’ai créé en 2000 à Venise pour
Tero Saarinen, j’évoque la folie de Rothko. A la fin Tero se met à peindre. Et dans « Mundus
Imaginalis », pièce modulaire conçue pour les musées, je danse un solo en tant que Rothko. »
Par Thomas Hahn