En sciences humaines, le récit de vie, la narration qu`une personne

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En sciences humaines, le récit de vie, la narration qu`une personne
COM 35, Axe 3
Le récit de vie comme dispositif d’intervention en psychologie clinique. Le cas des
Consultations psychologiques spécialisées en histoires de vie à l’Université catholique de
Louvain
Marichela Vargas
Université catholique de Louvain
Les consultations psychologiques spécialisées en histoires de vie (CPSHV) fonctionnent au
sein de la faculté de psychologie et de sciences de l’éducation de l’Université catholique de
Louvain, en Belgique. Elles sont en même temps un service de consultation et un projet de
recherche. En tant que service de consultation, elles s’adressent à des personnes qui souhaitent
travailler un thème qui les questionne dans leur existence. Ce thème peut concerner leur vie
professionnelle autant que leur vie amoureuse, le passage à la retraite, le bilan d’existence, la
question de l’exil, etc. Les thèmes et questions proposées par les personnes qui s’adressent
aux CPSHV peuvent donc être variées. Ce qui spécifie la démarche de la consultation est
l’invitation faite aux personnes à faire un récit de leur vie et à entamer un travail psychique à
partir de ce récit pour élucider la question qui les a amenées en consultation, avec le soutien et
la collaboration d’un psychologue clinicien.
La pertinence de cette démarche de consultation repose sur une hypothèse : l’hypothèse de
l’existence d’une demande bien particulière chez les individus d’aujourd’hui, une demande
qui serait le produit de notre culture et de notre organisation sociale actuelles.
Nombre de sociologues et d’anthropologues (J.-Cl. Kaufmann, 2004, de Gaulejac, 2009,
Ehrenberg, 2010) qui théorisent la modernité actuelle et l’individu contemporain ne cessent
pas de faire part d’un mode d’organisation sociale où les repères collectifs s’estompent
progressivement, ayant pour effet des crises identitaires et obligeant les individus à trouver
eux-mêmes leurs repères identitaires et le sens de leur vie. Ces sociologues et anthropologues
mettent aussi en évidence la prédominance d’une idéologie qui valorise la liberté et
l’autonomie et met la subjectivité sur le devant de la scène. Il pointent une fragilisation du lien
social et une organisation socio-culturelle qui nous incite à mener une vie trépidante, qui ne
nous laisse pas le temps de réfléchir au sens de notre vie ni de prendre de recul ; qui valorise
la nouveauté, le présent, l’éphémère et qui néglige l’analyse du passé, la tradition et la
transmission, ce qui s’avère une nouvelle source de crises identitaires.
Ainsi, ce dispositif d’intervention a été conçu en ayant comme prémisse que le récit de vie
aide les individus à se relier à leurs racines et à bien réaliser qu’ils ne sont pas une production
individuelle. Contre l’illusion de liberté totale, l’analyse de l’histoire de vie procure la prise
de conscience des déterminismes de différents ordres qui conditionnent l’identité, tout en
dégageant les marges de manœuvre que les individus possèdent pour faire de leur vie quelque
chose qui leur appartient aussi. Le récit de vie donne aux individus la possibilité de se poser et
de symboliser leur expérience, de réfléchir au sens de leur existence, de construire leur
identité et d’élaborer des projets pour l’avenir.
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En tant que projet de recherche, les CPSHV ont comme but d’évaluer la pertinence sociale de
ce type de dispositif, ses effets sur l’identité des individus qui en bénéficient et les processus
spécifiques au récit de vie qui sont en jeu dans le changement.
Après presque huit ans de consultation, une remise en question du dispositif et des prémisses
qui l’ont guidé s’impose. La communication au colloque sera l’opportunité de répondre à une
série de questions concernant l’expérience : Qui sont les individus qui consultent ce service
psychologique ? Quelle est leur demande de consultation ? Quels sont les changements opérés
à partir de ce dispositif d’intervention ? Comment la construction de sens, la constitution
d’une identité narrative et la « subjectivation » (des hypothèses développées pour comprendre
le processus de changement) se combinent-elles pour donner place au changement ? Quelle
est la place de la relation interpersonnelle dans le dispositif ?
Qui consulte aux CPSHV ?
Des adultes, femmes et hommes, dont une majorité de femmes. Leur tranche d’âge s’étend de
22,23 ans jusqu’à 75 ans, la moyenne se situant entre 40 ans et 50 ans. Ce sont en général des
personnes dont la situation économique est stable et qui présentent des trajectoires socioéconomiques ascendantes par rapport à leurs familles d’origine. Elles exercent des professions
libérales ou travaillent dans la sphère sociale ; ce sont des indépendants ou des salariés, des
fonctionnaires, des enseignants, des personnes retraitées, des étudiants, plus rarement des
demandeurs d’emploi.
Quelle est la demande des personnes qui consultent aux CPSHV ?
La demande de consultation des personnes qui s’adressent aux CPSHV a évolué avec le
temps. A l’origine des consultations, au début des années 2000 (Vargas, 2008), nous avions
deux sortes de demandes : d’une part, des demandes que nous définissions comme plutôt
thérapeutiques : des sentiments dépressifs, de manque de confiance en soi, des problèmes
relationnels, des émotions mal maîtrisées… D’autre part, des demandes que nous qualifiions
comme plutôt existentielles : réorienter le projet professionnel, faire le point sur sa vie, faire
un bilan de la vie amoureuse… Ces dernières années, par contre, les demandes de
consultation vont davantage dans le sens de notre offre et sont plus générales : faire le point,
mettre de l’ordre, revoir le sens de sa vie, se pencher sur son histoire avec un but de
transmission, prendre du temps pour soi, interroger son histoire pour savoir ce qu’on doit faire
de sa vie, chercher son identité, être l’acteur (l’actrice) de sa vie, savoir ce qu’on cherche dans
la vie. Parfois les personnes arrivent en consultation avec une question existentielle plutôt
précise comme, par exemple, « comment réorienter ma vie professionnelle ? », et en profitent
pour faire le tour des différentes dimensions de leur vie. Dans ces cas là, la question initiale
fait souvent office de porte d’entrée à un travail plus global sur tout le parcours de vie et les
projets pour l’avenir.
Quel est le dispositif ?
La première étape du dispositif, appelée contrat, est l’occasion pour la personne qui consulte
d’expliquer sa demande et pour l’intervenant d’expliciter son offre. Si on constate que toutes
les deux s’accordent, on décide d’entamer un travail de récit de vie et on fixe le cadre.
L’intervenant s’engage à soutenir le narrateur dans son questionnement et à collaborer avec
lui pour trouver des pistes de réponses à ses questions.
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Pour commencer, la personne est invitée à faire un récit de sa vie. L’ordre à suivre n’a pas
d’importance mais la consigne est de globaliser son histoire et de l’aborder d’un point de vue
individuel, familial et social. Pendant ce temps, l’intervenant écoute et prend des notes tout en
laissant le narrateur raconter sa vie à son rythme et de manière très libre. Dans un deuxième
temps, l’intervenant pose des questions qui visent à compléter certains aspects non énoncés et
à clarifier des passages du récit de vie. Dans un troisième temps enfin, narrateur et intervenant
se mettent au travail d’élucidation de la question de départ et d’autres qui surgissent au fur et
à mesure. La phase finale du travail est signée par une mise en projet à partir de l’analyse de
l’histoire de vie du narrateur et par le bilan du travail accompli.
Certains supports graphiques peuvent être utilisés comme, par exemple, un arbre
généalogique ou une ligne de vie. La durée totale du processus est variable en fonction du
degré de profondeur souhaité. Cela varie entre trois et dix mois environ, à raison d’une séance
d’une heure une fois par semaine ou une fois tous les quinze jours.
Quels sont les changements à partir du dispositif ?
On peut remarquer des changements à trois niveaux : au niveau des représentations (par
exemple plus de clarté), au niveau des émotions (par exemple moins de ressentiment) et au
niveau de la situation vitale de la personne (par exemple plus de cohérence entre les projets de
vie et l’agir).
Qu’est-ce qui, dans ce dispositif, provoque des changements bénéfiques chez les
individus ?
Sans prétendre à l’exhaustivité, et tout en admettant que ce qui y opère est pluriel, je
présenterai trois hypothèses : la construction de sens, la constitution d’une identité narrative et
la « subjectivation ».
La construction de sens
Lorsque les praticiens du récit de vie réfléchissent à ce qui fait changement dans ce dispositif,
la construction de sens survient souvent comme la première hypothèse envisagée : le récit de
vie serait un dispositif pour octroyer du sens à la vie passée, pour réfléchir au sens de
l’existence, pour donner du sens à une difficulté existentielle.
Evoquer la construction de sens en récit de vie, c’est souvent faire référence à l’hypothèse de
P. Ricoeur (1985, 2008) sur la manière dont le récit reconstruit la vie, faite d’événements a
priori non articulés et discordants, en une histoire sensée et concordante.
S’il est certain que reconstruire sa vie de manière sensée peut aider à se comprendre, à digérer
certains événements, à se sentir plus en ordre et à y voir plus claire, la construction de sens
n’est cependant pas toujours porteuse d’un changement bénéfique pour le sujet. La
construction de sens peut en effet parfois servir à justifier une position et non à la dépasser :
« je suis comme ça ou j’agis comme ça parce que… ». Le mieux dans ce cas est d’aider la
personne à assumer les conditions malheureuses qui ont déterminé son identité, dont elle a
pris conscience, et à renouer avec ses marges de manœuvre ; à se connecter à son désir et à
envisager des projets d’existence qui soient en accord avec ce désir, pour ainsi qu’elle tente
de s’affranchir, au lieu de se résigner, de quelque chose qu’elle croit de l’ordre du destin.
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Parfois des personnes viennent en consultation avec un sens déjà bien construit et il s’agira de
le déconstruire, puisque là où elles voient quelque chose d’établi et de juste, mais peu porteur,
leur(s) interlocuteur(s) envisage(nt) des sens différents qui peuvent les aider à comprendre
l’expérience passée d’une autre manière et, en conséquence, à modifier leur position
subjective. C’est seulement le narrateur qui peut juger du sens des événements de sa vie, mais
très souvent la position tierce de l’interlocuteur (ou des interlocuteurs) montre qu’une autre
lecture de l’événement est possible. Cela ouvre la recherche identitaire et complexifie le sens.
Par la suite, et dans le meilleur des cas, ces personnes sont affectées différemment par les
mêmes événements.
Parfois aussi la difficulté pour le sujet est de renoncer à la recherche de sens dans son
acception de signification ou de raison d’être d’un événement. Et pourtant, il arrive que
l’élément porteur du changement soit précisément l’acceptation de l’événement comme tel, de
faire le deuil d’un sens possible de celui-ci.
La constitution d’une identité narrative
Le récit de vie produit une identité narrative dans la mesure où le sujet, en racontant sa vie,
s’apprend et se construit en même temps. Un récit de vie construit et rend explicite un
système de représentations, un ensemble de valeurs, le sens d’une vie. Un récit de vie montre
la manière dont l’identité s’est constituée ainsi que les choix qui ont été posés ; mais, en
même temps, en se disant, l’individu construit son identité (Ricoeur, 1990, 1998, 2008).
Parfois il a déjà une histoire bien connue et définie à raconter, mais en se disant, dans le
contexte interpersonnel du dispositif qui est très spécifique, il a la possibilité de reconstruire
sa vie autrement, de être affecté par les mêmes événements d’une autre manière et de modifier
ainsi son identité.
L’identité narrative est un artifice pour faire le point, pour renouer le fil de sa vie et construire
de nouveaux projets d’existence ; autrement dit, pour relancer la vie. L’identité narrative fait
en sorte que ce qui est de l’ordre du devenir et, au fond, du changement constant, la vie,
puisse se poser, s’arrêter un moment. C’est ainsi qu’elle n’est pas seulement cet aspect de
nous-mêmes qui constitue notre passé et la manière dont, à partir de ce passé, nous nous
sommes construits, mais elle est aussi de l’ordre du désir et du sens que nous voulons donner
au temps qui nous reste à vivre.
Il me semble que ce dispositif spécifique du récit de vie produit une identité narrative ainsi
comprise grâce à la consigne de globalité donnée par l’interlocuteur au début de la démarche,
c’est-à-dire qu’en faisant son récit de vie, le sujet raconte une version de l’ensemble de sa vie.
Cette consigne lui permet de « faire le tour » de lui-même et de se saisir, pour un moment,
comme une unité, malgré la mobilité excessive (géographique, professionnelle, amoureuse…)
qui le caractérise. Il s’agit là d’une unité nécessaire pour sortir de l’immédiaté, même si cette
unité est provisoire et que l’individu est fondamentalement devenir.
La « subjectivation »
Dans les histoires de vie, la dimension du sujet s’exprime non seulement dans le fait
d’assumer un autre rapport aux déterminismes qui conditionnent l’identité de la personne,
mais surtout dans la capacité de celle-ci à réagir à une situation existentielle, qui est
transformatrice dans le sens où elle a été précédée par un désir qui s’est mué en acte. Cela
passe souvent par une sorte de processus consistant pour la personne dans la possibilité de se
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situer face à son histoire, de l’assumer, de saisir ce qui pour elle fait manque ou défaut dans sa
situation existentielle actuelle, de se connecter à son désir (ou à ses désirs) par rapport à ce
manque, d’élaborer des projets et d’agir en conséquence. L’essentiel de ce processus n’étant
pas dans la rationalisation de l’action mais d’être dans son désir.
C’est à partir d’une histoire, d’une intrigue, que la personne peut se saisir en tant que
protagoniste, c’est-à-dire le personnage principal de l’histoire qu’elle est en train de raconter.
De cette manière, elle est confrontée à ce rôle et à son agir dans sa vie. Il convient néanmoins
de relever que si cette confrontation est possible c’est grâce à l’idéal d’autonomie et de liberté
que la personne porte en elle de par son appartenance à l’organisation socio-culturelle
actuelle. Cet idéal propre à nos sociétés contemporaines encourage chez la personne narratrice
le désir de maîtrise de sa vie. Il est évident que ceux qui entament ce type de démarche sont
pour la plupart des individus qui souhaitent s’affranchir des contraintes existentielles et
devenir dans une large mesure les « acteurs » de leur histoire. Paradoxalement, l’analyse du
récit de vie montre les limites de la liberté et de l’autonomie. Etant donné que la personne est
invitée à analyser la manière dont son identité s’est forgée, elle est en mesure de reconnaître
les différentes influences, hors de son contrôle, qui l’ont façonnée et continuent de le faire.
Le changement bénéfique ne tient pas seulement au dispositif, il tient aussi aux différences
individuelles dans les possibilités d’élaboration de l’expérience et à la manière dont la
personne en question s’approprie, ou non, un dispositif en faisant de l’expérience
d’intervention quelque chose de singulier pour se donner elle-même les moyens d’avancer
dans sa vie. Vraisemblablement, cette possibilité est fonction de la relation interpersonnelle
qui se construit entre la personne et l’intervenant.
Références bibliographiques
Ehrenberg, A. (2010). La société du malaise, Paris, Odile Jacob.
Gaulejac de, V. (2009). Qui est « je » ?, Paris, Seuil.
Kaufmann, J.-CL. (2004). L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris, Armand Colin.
Ricoeur, P. (1985). Temps et récit III. Le temps raconté, Paris, Seuil.
Ricoeur, P. (1988). « L’identité narrative », Esprit, n° 4, novembre, pp. 295-304.
Ricoeur, P. (1990). Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.
Ricoeur, P. (2008). Ecrits et conférences 1. Autour de la psychanalyse. Paris, Seuil.
Vargas-Thils, M. (2008). « Le récit de vie comme pratique clinique. Une expériences aux
Consultations spécialisées en histoires de vie », en : de Gaulejac, V., Legrand, M. Eds.,
Intervenir par le récit de vie. Entre histoire collective et histoire individuelle, Toulouse, Erès,
pp. 261-289.
Marichela Vargas-Thils Docteur en psychologie, consultante aux Consultations
psychologiques spécialisées en histoires de vie (CPSHV) à la faculté de psychologie et des
sciences de l’éducation de l’UCL, chargée de cours invitée UCL.
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