Les mots de la retraite

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Les mots de la retraite
Les mots de la retraite
Un tour d’horizon
par Richard Robert
Quels termes, quelles formules emploie-t-on pour désigner le passage à la retraite, ou le fait d’être
retraité ? En arabe et dans le monde persan, celui qui prend sa retraite, littéralement, « s’assoit »,
pour se reposer ou regarder le monde. Les mots en disent long sur l’imaginaire associé à ce temps
particulier, qui peut être envisagé comme un statut, un âge, ou plus modestement comme un état
économique.
Dans la plupart des langues européennes, et { la différence notoire du français, c’est l’aspect
financier qui est privilégié ; ce qui traduit une vision relativement neutre de la retraite,
envisagée plutôt comme une forme de rémunération particulière.
Cela se traduit par la prépondérance du terme anglais de pension et de ses dérivés : piensia en
russe, pension en suédois, pensione en italien. Utilisé en français pour les fonctionnaires,
« pension » vient du latin pesare, qui signifie peser, mesurer, payer. En ancien français (XIIIe
siècle), la pension est une récompense, acception que l’on peut retrouver dans les pensions de
guerre par exemple. Plus généralement, le terme est marqué par l’idée de la vie quotidienne,
avec comme connotation une certaine modestie. La pension, dans différentes langues
européennes, est aussi une façon d’habiter, ou le lieu que l’on habite : être en pension, prendre
pension chez quelqu’un ; on parle même des pensionnaires d’une prison ou d’un hospice. Le
terme, enfin, est associé à un versement qui serait un dû, un droit, versé par une entité anonyme.
On trouve également le terme de Renten en allemand et de renta, en polonais, qui suppose
davantage un échange économique : la rente est en effet associée au produit d’une épargne, elle
n’appartient pas { l’imaginaire de l’allocation d’État, minimale et anonyme, mais à celui de
l’épargne privée, { géométrie variable et susceptible d’être plus avantageuse. Le rentier est une
figure économique bien différente du pensionné. Dans le cas du polonais, on notera que le terme
de renta s’applique plus spécifiquement aux préretraites, envisagées comme un état
intermédiaire, comme un mode de financement spécifique plus que comme un âge ou un statut
social.
En effet, pour désigner les retraites proprement dites, on parle d’emeryta en Pologne : terme aux
connotations différentes, alliant { la fois la récompense due { celui qui a bien travaillé et l’idée
d’une valeur, que l’on retrouve dans le français émérite : un travailleur émérite, un professeur
émérite, ce dernier se définissant par le fait qu’il conserve le droit de siéger { des jurys et de
diriger des thèses après l’âge de 65 ans. Ce terme et la vision positive qui lui est associée sont
toutefois relativement isolés dans le monde linguistique européen, partagé pour l’essentiel entre
une vision pratique et financière (celle des pensions et des renten) et l’imaginaire plus complexe
de la retraite, surtout représenté en France.
Le terme français de retraite, plus fort que son équivalent anglais de retirement (lequel
s’applique davantage au fait de prendre sa retraite et désigne ainsi un moment particulier),
frappe par son appartenance à deux univers apparemment fort éloignés du monde du travail, et
complètement étrangers { celui de l’argent.
La retraite est d’abord une expérience religieuse : faire retraite autrefois (ce qui subsiste { l’état
anecdotique sous la forme de « retraites » d’une semaine chez les adolescents catholiques), cela
signifiait se retirer du siècle, abandonner ses richesses et ses activités, pour une durée indéfinie,
quelquefois pour la vie. Aucun rapport avec l’âge ; et ce n’était pas un statut que l’on acquérait :
celui ou celle qui se retirait au couvent ne prononçait pas forcément ses vœux. L’horizon
symbolique de cette retraite religieuse, c’est ce que l’on appelle la mort au monde. C’est une
expérience de retrait hors de l’agitation mondaine, dont le sens est le repli sur une vie
communautaire protégée des tentations et plus profondément sur une vie antérieure.
L’expérience en elle-même est valorisée, mais il ne faut se dissimuler ni son caractère
exceptionnel, ni le caractère primordial de renoncement, voire de sacrifice qui la définit.
Parallèlement { cet usage classique, s’est développée dans le vocabulaire militaire une autre
acception du terme : la retraite est comme chacun sait une technique militaire consistant à se
replier sur ses positions. Théoriquement, il s’agit d’une stratégie qui est planifiée et peut même
s’inscrire dans un processus victorieux. Dans les faits, la retraite est souvent signe de défaite, et
l’armée en retraite n’est pas très loin d’être en déroute. La retraite de Russie, exemple classique
de retraite militaire, tend ainsi { se réduire { l’épisode dramatique de la Bérézina.
Dans un cas comme dans l’autre, on constate donc qu’il existe une dimension potentiellement
positive du terme, mais qu’elle est largement recouverte par des indices négatifs : renoncement,
repli, privation, sacrifice. Ceux-ci sont plus intenses encore lorsqu’on envisage l’usage du terme
aux animaux, avec l’expression « cheval de retraite » par exemple, qui laisse entendre que
l’équarrissage n’est pas loin… Ces indices négatifs, ajoutés { l’occultation de la dimension
financière, expliquent sans doute en partie la difficulté du débat français sur les retraites.
Il faut enfin faire leur place à deux termes sensiblement différents, qui ont en commun avec les
retraites françaises de ne pas avoir de lien avec l’imaginaire de l’argent.
Le premier est la jubilación espagnole, qui comme le terme de jubilé en français est associé à un
anniversaire (théoriquement cinquante ans – non l’âge de cinquante ans, mais cinquante ans
passés dans un lieu de travail ou dans le monde du travail). Issu de l’hébreu, le terme de
jubilación a une connotation festive (le yobel est une corne pour annoncer la fête), qui se
retrouve dans le verbe français jubiler.
Enfin, en grec, on parle de syntaxi pour désigner les retraites. Taxi ne fait pas référence aux
impôts, mais { l’ordre, et le préfixe syn implique l’idée du lien. Les retraites grecques seraient
donc associées à un lien entre générations, à une société soucieuse de ménager un ordre où
chacun aurait sa place.