Antidote - Perriquet

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Antidote - Perriquet
LNA#67 / arts
Antidote
« Il y a deux sortes de temps. Y a le temps qui attend. Et le temps qui espère.
Il y a deux sortes de gens. Il y a les vivants. Et ceux qui sont en mer. »
Jacques Brel, L’Ostendaise
Par Olivier PERRIQUET
Artiste, chargé de mission à la recherche
Le Fresnoy - Studio National des Arts Contemporains
L’Espace Culture programme cet automne l’installation artistique « Antidote » d’Evangelia Kranioti, conçue et réalisée
la saison dernière au Fresnoy, Studio National des Arts Contemporains.
L
’installation se présente comme une machine de projection semblant provenir d’un cabinet de curiosités, dont
la conception est inspirée par les machines de la préhistoire
du cinéma – on y retrouve en particulier le système à
miroirs du praxinoscope d’Émile Reynaud, tandis que le parcours à poulies rappelle celui du kinétoscope de l’américain
Thomas Edison et la griffe centrale le format 9.5 mm utilisé
aux débuts du cinéma. Le dispositif permet de faire circuler
dans l’espace un film qui a été brodé sur une machine à
coudre industrielle, dont le matériau textile laisse traverser
la lumière à la façon d’une pellicule cinématographique.
Si la machine, de prime abord, est curieuse et énigmatique dans son fonctionnement, en particulier pour les plus
jeunes générations qui n’ont pas connu l’époque où l’industrie du cinéma était exclusivement argentique, la projection
qui l’accompagne donne en quelque sorte la solution de
cette énigme, et son anachronisme vis-à-vis de la machine
puisqu’il s’agit d’une projection numérique, tisse un lien
signifiant entre le passé et le présent de la fabrication des
images en faisant cohabiter plusieurs régimes « atomiques »
de l’image : le grain d’argent, le pixel, le point de broderie.
La rencontre de deux imaginaires suscitée par des analogies
multiples est souvent féconde, l’écrivain Arthur Koestler
voyait d’ailleurs dans le rapprochement de deux idées
étrangères pour en former une nouvelle le principe même
de tout acte de création. Or, l’association entre textile et
cinéma est séduisante lorsque l’on sait que c’est le dispositif
d’entraînement du tissu, qu’on nomme le « pied de biche »
dans la machine à coudre, qui a inspiré les frères Lumière
pour la conception d’un mécanisme d’entraînement du film
dans ce qui deviendra le standard des projecteurs cinématographiques au XXème siècle, et quand on réalise aussi que le
Fresnoy, lieu de création et de recherche artistique consacré
en grande partie à l’image en mouvement, est situé dans la
ville de Tourcoing, jadis un centre européen du textile. Les
films qui documentent les tout débuts du cinéma montrent
également des mains féminines qui manient la pellicule,
la touchent et la caressent à la façon dont les tisserandes
manipulent le tissu (et nous enseignent ainsi que l’industrie
du cinéma naissante n’était pas qu’une affaire d’hommes).
Cinéma et tissage sont ici l’occasion pour l’artiste de tresser
le portrait féminin de Pénélope, la femme d’Ulysse, qui est
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sans doute la plus illustre et énigmatique tisserande de la
mythologie grecque.
En tant que forme artistique, le portrait a connu de nombreuses évolutions dans les techniques et le style, et la
diversité des supports et des médias qui s’offrent aujourd’hui
aux artistes permet d’en varier encore les déclinaisons et les
formats. Ainsi, dans cette installation, l’évocation de l’ouvrage
réalisé par Pénélope est une manière de portrait. Dans
l’Odyssée, Pénélope garde à Ulysse, durant ses vingt ans
d’absence, une fidélité à l’épreuve de toutes les sollicitations.
Tandis que de nombreux prétendants se pressent à Ithaque,
elle sait les éconduire par diverses ruses, la première étant
de s’employer à tisser un grand voile en déclarant aux
prétendants qu’elle ne pourra contracter un nouveau
mariage avant d’avoir achevé cet ouvrage destiné à envelopper
le corps de son beau-père lorsqu’il viendrait à mourir. Elle
allègue cet ingénieux prétexte durant trois ans sans que le
linceul s’achève jamais car elle détisse la nuit ce qu’elle
a tissé le jour. Pénélope tisse « parce qu’elle sait que l’accès
au mythos (discours des hommes) lui est d’emblée fermé. Sa
toile constitue alors un langage essentiellement féminin, qui
sonde le rapport au monde et surtout à la mémoire, sans cesse
menacé ». Mais quelle toile pourrait tisser une Pénélope
contemporaine à l’ère du numérique ? Quel désir, quelle
obsession, quelle histoire pourrait-elle raconter ?
Le fil de la tisserande convoque, l’analogie est classique,
celui de l’araignée, qui est aussi une figure féminine associée
à la maternité. On le voit, le réseau de significations portées
par l’installation se complexifie telle la toile que fabrique
l’araignée pour capturer ses proies. L’antidote annoncé par
le titre, l’opération qui pourrait neutraliser le poison de
l’araignée, fait référence à une danse cathartique pratiquée
par les femmes ayant été mordues par la tarentule, dont
on trouve l’origine dans les régions du sud de l’Italie. Les
transes aux allures érotiques qu’exécutaient ces femmes sur
une musique stridente mêlant violon et tambourin duraient
plusieurs jours, voire plusieurs semaines jusqu’à épuisement, tandis que, derrière les musiciens, la famille et les
amis les encourageaient dans leurs efforts pour se libérer de
ce démon. Pour ces femmes, le rituel consistait à devenir
araignée en dansant et à la tuer en s’épuisant.
arts / LNA#67
L’installation déploie pleinement l’entrelacs de ses significations, tel le filet du pêcheur, lorsqu’on la situe enfin au
sein du travail photographique et cinématographique engagé
par l’artiste depuis une dizaine d’années avec les gens de la
mer. Au cours du long voyage qu’elle a entrepris en décidant
d’embarquer auprès des marins, milieu presque exclusivement masculin, elle s’est donné le temps de les connaître,
d’en apprendre la langue et d’en comprendre les relations
humaines, sentimentales et érotiques, en a enregistré les
histoires, conservé les images et les paroles. Au final, cet
Ulysse contemporain qu’est le marin apparaît, dans des
images où s’expriment le désir, l’errance, la nostalgie, comme
une figure humaine fragile, parfois négative, immorale,
empreint d’une mélancolie toute propre au voyage.
Ce travail de longue haleine, suscité par des visions qui
trouvent leurs racines dans un imaginaire intimement lié
à l’enfance et aux récits qui l’accompagnaient, est devenu
pour la réalisatrice une quête personnelle. Toute sa vie s’est
finalement organisée autour de ce projet dans lequel elle
s’est impliquée entièrement, à tel point qu’il était devenu
naturel pour elle, se faisant marin parmi les marins, de
ressembler à ceux qu’elle suivait. Et l’aventure qu’elle restitue
au travers des traces qu’elle a conservées semble suggérer
que la vie, peut-être, ne vaut d’être vécue que comme cela.
Si la mer est une allégorie parfaite pour évoquer tous ces
thèmes, elle est aussi pour l’artiste le symbole de son pays
natal, la Grèce, et lui donne l’occasion d’explorer des archétypes qui lui sont très proches et familiers.
Des liens très forts existent dans l’imaginaire humain
entre la mer, la mère et la mort (comme le dit Bachelard, la
mort ne fut-elle pas le premier navigateur ?). Masse d’eau
informe et infinie qui renferme en son sein des abîmes
et des créatures gigantesques et monstrueuses telles que les
baleines ou les pieuvres géantes que doivent affronter les
héros (par exemple Gilliat dans Les travailleurs de la mer de
Victor Hugo), la mer est aussi un symbole de l’inconscient.
Pour rester en vie en mer, il faut toujours être prêt à faire
face à l’imprévu et le peuple grec a développé cette forme
de pensée qu’on nomme la mètis qui s’applique à des
réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës,
ne se prêtant ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux. Cette façon de penser et d’agir, qui a été, comme le
soulignent les historiens Detienne et Vernant, « refoulée
dans l’ombre par les philosophes au nom d’une métaphysique
de l’ être et de l’ immuable », est une forme d’intelligence
qu’on retrouve dans la ruse. Souple comme la fibre végétale,
elle tisse, trame, tresse, combine, fabrique des nœuds, des
ligatures, des réseaux, des filets permettant de surprendre,
de piéger, d’enchaîner, comme aussi d’ajuster ensemble des
pièces multiples pour en faire un tout bien articulé.
L’installation d’Evangelia Kranioti ainsi ne livre pas immédiatement ses secrets, ce sont le film et les portraits des
marins qu’elle a réalisés auparavant qui en éclairent
pleinement le sens. Le portrait de Pénélope donne la réplique
à celui du marin comme s’il en était le contre-champ, et
tandis que la parole prononcée au large est celle du désir et
de l’errance, la voix qui répond du continent a les accents
de l’attente et de l’espoir. Mais ces deux voix semblent être
l’écho l’une de l’autre : comment en effet imaginer que celui
qui arpente les océans ne soit pas dans une forme d’espérance
et comment ne pas voir également un désir erratique là où
Pénélope s’efforce de retrouver chez d’autres le visage de
celui qu’elle aime ?
Là où la dot, ce bien mis de coté en vue d’un mariage, est
une capitalisation, ici rien ne s’accumule, l’ouvrage de
Pénélope est une anti-dot, et le temps de sa réalisation reste
en suspension dans un bégaiement, un soubresaut, une
convulsion, les poulies de la machine qui animent la broderie
dans des directions opposées semblent suggérer ce même
mouvement de travail et d’effacement opéré par Pénélope,
devenant une figure de l’indécision, ressassant en boucle les
mêmes images en un rituel obsessionnel. Il vient à l’esprit
que la quête de l’antidote pourrait être celle d’un moyen de
neutraliser les effets du poison nocif que sont les obsessions
de l’attente. Ulysse, figure de l’errance, et Pénélope, celle
de l’attente indécise, semblent se regarder en miroir et leurs
images parfois se confondre dans leurs fragilités, si bien
qu’on ne sait plus finalement, qui d’Ulysse ou de Pénélope
est celui qui est en mer.
Références :
- Arthur Koestler, The act of creation, the Macmillan Company, 1st edition,
1964.
- Ioanna Papadopoulou-Belmehdi, Le chant de Pénélope : poétique du
tissage féminin dans l’Odyssée, éd. Belin, 1994.
- Gaston Bachelard, L’eau et les rêves : essai sur l’Imagination de la matière, LGF - Livre de Poche, 1942.
- Victor Hugo, Les travailleurs de la mer (1866), Folio Classique, 1980.
- Marcel Detienne & Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’ intelligence : la
mètis des Grecs, éd. Flammarion, coll. « Champs », 1974.
- Evangelia Kranioti, Exotica, Erotica, Etc., film documentaire, prod.
Le Fresnoy, 2013.
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